Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/50

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 310-316).

CHAPITRE L.


Au lieu de se rendre chez lui, Ralph se jeta dans le premier cabriolet qu’il rencontra, et ordonna au cocher de le conduire au bureau de police, où l’on avait déposé M. Squeers.

Ralph demanda à parler au prisonnier ; et on le mena dans une espèce de salle d’attente, où, en raison de sa position sociale, l’instituteur avait obtenu la permission de passer la journée. Là, à la lueur d’une chandelle enfumée, il aperçut confusément le pédagogue endormi sur un banc, dans un angle obscur. Un verre vide était devant lui sur une table ; et cette circonstance, cet état de somnolence, et une forte odeur de grog, apprirent au visiteur que M. Squeers avait cherché dans des consolations liquides l’oubli de sa fâcheuse situation.

Il fut assez difficile de le tirer de son sommeil lourd et léthargique. Il revint lentement à lui, et finit par se tenir sur son séant. Son visage était jaune, son nez rouge, sa barbe longue et sa tête enveloppée d’un mouchoir sale et ensanglanté. Il contempla quelque temps Ralph en silence et d’un air de réflexion, et sa douleur s’exhala enfin en ces termes :

— Eh bien ! êtes-vous satisfait, mon jeune ami ? — Qu’avez-vous à la tête ? demanda Ralph. — C’est votre voleur d’enfant qui me l’a cassée ; vous arrivez enfin à mon secours ? — Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé chercher ? Comment pouvais-je venir avant de savoir ce qui vous était arrive ? — Quel coup pour ma famille ! s’écria M. Squeers d’une voix entrecoupée de hoquets et en levant les yeux au plafond ; quel coup pour ma fille, qui est dans l’âge de la sensibilité ! pour mon fils, l’orgueil et l’ornement du village ! Le blason des Squeers est souillé, et leur soleil disparaît dans les vagues de l’Océan. — Vous avez bu, et vous n’avez pas encore assez dormi pour recouvrer la raison. — En tout cas, mon compère, je n’ai pas bu à votre santé.

Ralph comprima l’indignation qu’éveillait en lui l’insolence inusitée de l’instituteur, et demanda de nouveau pourquoi il ne l’avait pas envoyé chercher.

— À quoi cela m’aurait-il servi ? à faire savoir que je suis votre complice ! On ne me lâchera pas, même moyennant caution, avant que j’aie expliqué ma conduite, et l’on me tient solidement enfermé, tandis que vous êtes en liberté. — Et vous y serez aussi dans quelques jours, mon brave ! dit Ralph avec un enjouement affecté on ne saurait vous faire de mal. — Que ne suis-je dans cette école, tenue par M. Wackford Squeers, S, q, u, deux e, r, s, Squeers, nom propre, substantif masculin, éducateur de la jeunesse !…

Cet accès de délire avait fourni à Ralph l’occasion de recouvrer sa présence d’esprit, et il songea à la nécessité de dissiper autant que possible les craintes de l’instituteur, et de lui persuader que le plus sûr pour lui était de garder le silence.

— Je vous répète, on ne saurait vous faire de mal. Vous demanderez des indemnités pour avoir été arrêté injustement, et votre détention même vous profitera. Nous inventerons une histoire assez bien combinée pour vous tirer d’un pas vingt fois plus difficile ; et si l’on exige pour vous une caution de mille livres, vous les aurez. Tout ce que vous avez à faire, c’est de cacher la vérité ; vous n’avez pas ce soir toute votre raison, mais vous devez le sentir facilement.

Squeers le regarda avec malice en penchant la tête de côté, comme un vieux corbeau.

— Ah ! voilà tout ce que j’ai à faire. Eh bien ! sachez que je ne veux point qu’on forge des histoires pour moi. Si l’enquête m’est défavorable, vous serez compromis avec moi : je me suis laissé entraîner par vous, parce que votre malveillance pouvait nuire à mes succès comme instituteur, et que vos bons offices m’étaient utiles. Si tout s’arrange bien, tant mieux ; mais, si tout va mal, je dirai tout ce que je jugerai convenable à ma justification, et je ne prendrai l’avis de personne ; mon influence morale sur mes élèves est sapée dans ses fondements ; j’ai perpétuellement sous les yeux l’image de ma fille, de ma femme et de mon fils, et je n’écouterai que mes devoirs de père et d’époux.

Ces déclamations auraient sans doute amené une discussion orageuse si la voiture n’était arrivée avec un homme chargé d’escorter M. Squeers ; il planta avec dignité son chapeau sur le bandeau qui enveloppait sa tête, mit une main dans sa poche, et se laissa emmener par son gardien.

— Tout ivre qu’il est, pensa Ralph, je vois que cet homme se déclare contre moi. Hier encore il m’obéissait servilement, et aujourd’hui ils sont tous frappés de stupeur ; mais n’importe, je ne céderai pas un pouce de terrain.

De retour chez lui, il fut charmé qu’une indisposition de sa cuisinière lui fournît un prétexte pour la congédier, et demeura seul avec ses pensées. Il n’avait ni bu ni mangé depuis la veille, et avait fait une marche longue et continue. Il se sentait malade et harassé ; mais il ne put prendre qu’un verre d’eau. Après avoir essayé inutilement de se reposer ou de réfléchir, il sentit que l’ennui et la fatigue absorbaient toutes ses facultés.

Il était près de dix heures, lorsqu’il entendit frapper à la porte. Une voix qu’il crut reconnaître répéta à plusieurs reprises qu’il y avait de la lumière à sa fenêtre ; il descendit, et se trouva en face de Tim Linkinwater.

— Monsieur Nickleby, on a de terribles nouvelles à vous communiquer, et l’on m’envoie vous prier de venir de suite. — Où ? — Chez nous, où vous êtes venu ce matin. J’ai une voiture. — Pourquoi irais-je chez vous ? — Ne me le demandez pas ; mais suivez-moi, de grâce. — Pour une seconde édition de la scène de ce matin ? — Non, non ; c’est pour vous faire part d’affreux événements qui vous intéressent, et qui peuvent avoir quelque influence sur vos déterminations. Suivez-moi, au nom du ciel !

Ralph vit que Tim Linkinwater était très-agité, et, surmontant une répugnance qu’il eût écoutée en toute autre occasion, il alla prendre son chapeau, et revint en silence se placer dans la voiture.

Les deux frères l’attendaient, et leur maintien et celui du vieux commis exprimaient tant de compassion pour lui, qu’il en fut comme terrifié.

— Qu’avez-vous à me dire ? balbutia-t-il.

La chambre où ils se trouvaient était grande, mal éclairée, et une lourde draperie en masquait la fenêtre cintrée. Il crut distinguer derrière cette draperie la figure d’un homme qui cherchait à se dérober à ses regards.

— Qui est là ? dit-il. — Celui, répondit Charles Cheeryble, qui nous a appris y a deux heures la nouvelle qui nous a décidés à vous envoyer chercher. Vous le verrez dans un instant. — Encore des énigmes !

En se tournant du côté des deux frères, il avait la fenêtre derrière lui ; mais, gêné par la présence du mystérieux personnage, il se retourna à plusieurs reprises, et finit par se placer en face de la fenêtre, en alléguant pour excuse que la lumière lui faisait mal.

Les deux frères conférèrent ensemble un moment, et après les avoir regardés deux ou trois fois :

— Enfin, dit Ralph, qu’avez-vous à me dire ? Vous ne m’avez pas dérangé inutilement ? Est-ce que ma nièce est morte ? — Votre nièce se porte très-bien, répliqua Charles Cheeryble ; mais c’est un décès que nous avons à vous annoncer. — Serait-ce celui de son frère ? Oh ! non ! je ne le présume pas ; ce serait une trop heureuse nouvelle. — Honte sur vous, homme endurci et dénaturé ! s’écria Edwin avec chaleur ; préparez-vous à apprendre une nouvelle qui vous ferait frissonner si vous aviez le moindre sentiment humain. Faut-il vous dire qu’il s’agit d’un malheureux enfant étranger à ces joies de l’enfance qui nous en font garder la mémoire comme celle d’un heureux songe ? Faut-il vous dire qu’il s’agit d’une créature aimante et inoffensive, qui ne vous avait jamais fait de mal, mais qui, sacrifiée à votre haine pour votre neveu, a été en butte à vos persécutions ? Faut-il vous dire qu’après une vie courte d’années mais longue de souffrances, il est allé conter au ciel sa déplorable histoire, où vous avez joué un rôle dont vous répondrez un jour ? — Je vous pardonne tout le reste en faveur de ce que vous m’apprenez là, s’écria Ralph avec impétuosité. Je suis votre débiteur pour la vie. Il est mort ! qui donc triomphe, maintenant ? C’est donc là cette terrible nouvelle que vous étiez pressé de me communiquer ? Ah ! vous avez eu raison de m’envoyer chercher. J’aurais fait cent milles à pied, dans la boue et dans les ténèbres, pour être instruit à cette heure de cet événement.

Dans cet accès de joie sauvage, Ralph put remarquer encore sur les figures des deux frères une indéfinissable expression de pitié mêlée à l’horreur qu’ils éprouvaient.

Et c’est de l’homme qui est caché là que vous tenez cette nouvelle ? et il s’imagine m’en voir accablé ! ah ! ah ! ah ! Mais qu’il sache donc que je vivrai encore longtemps pour peser sur lui comme un cauchemar ; mais sachez donc que vous ne le connaissez pas encore, et que vous maudirez le jour où vous l’avez accueilli. — Vous me prenez pour votre neveu, dit une voix creuse. Il vaudrait mieux pour vous que ce fût lui.

La figure se montra lentement, et Ralph reconnut, non pas Nicolas, mais Brooker.

Ralph n’avait jamais redouté cet homme, mais on le vit pâlir et trembler.

— Que vient faire ici ce misérable ? reprit-il d’une voix étouffée ; savez-vous que c’est un voleur, un repris de justice ? — Qu’il soit ce qu’il voudra ! s’écrièrent les deux frères ; mais écoutez ce qu’il a à nous dire. — L’enfant dont ces Messieurs ont parlé… — Cet enfant ! répéta Ralph les yeux hagards. — L’enfant que j’ai vu étendu sur son lit, et qui est maintenant dans la tombe… — Qui est maintenant dans la tombe… répéta Ralph comme un homme qui parle haut en rêvant. Brooker leva les yeux et joignit les mains.

— Cet enfant était votre fils unique, j’en atteste le ciel.

Ralph, la figure bouleversée, regarda fixement Brooker, mais il ne prononça pas une parole.

— Messieurs, poursuivit Brooker, je ne cherche pas à m’excuser. Si je vous dis que j’ai été aigri par les mauvais traitements, c’est parce que c’est une circonstance essentielle de mon récit, et non pour pallier mon crime.

Il s’arrêta comme pour rappeler ses souvenirs.

— Il y a environ vingt-cinq ans, Messieurs, parmi ceux qui faisaient des affaires avec cet homme, il y avait un homme, rude buveur, grand chasseur de renards, qui avait dissipé sa fortune, et gaspillait celle de sa sœur. Tous deux étaient orphelins ; elle demeurait avec lui, et tenait sa maison. Ralph allait souvent les voir et passer plusieurs jours à leur habitation du Leicestershire. La demoiselle n’était pas jeune, mais elle était belle et riche, et Ralph finit par l’épouser. L’amour du gain qui lui avait fait contracter ce mariage l’engagea à le tenir secret ; car une clause du testament de leur père stipulait que si la sœur se mariait sans le consentement de son frère, les biens passeraient à une autre branche de la famille. Le frère ne voulait accorder son consentement qu’en échange d’une somme considérable. M. Nickleby refusait de la donner, et il décida sa femme à attendre la mort de son frère pour rendre leur mariage public.

Cependant ils eurent un fils. On le mit en nourrice dans un village éloigné, et sa mère ne le vit qu’une ou deux fois à la dérobée. Quant à son père, tourmenté de la soif de l’or, attendant chaque jour la mort de son beau-frère malade, il n’alla jamais voir l’enfant, afin de ne pas éveiller les soupçons.

La femme de M. Nickleby le pressait de faire connaître leur union, et il s’y refusait toujours. Elle habitait une maison de campagne isolée, Ralph demeurait à Londres, et se livrait à ses spéculations. De violentes querelles, de mutuelles récriminations rendaient les deux époux odieux l’un à l’autre, et au moment où la mort du frère allait mettre un terme à leurs discussions, la femme disparut avec un amant.

Brooker s’interrompit ; mais les deux frères lui firent signe de continuer, car Ralph n’avait pas fait un mouvement.

— Ce fut alors que Ralph m’instruisit lui-même de ces circonstances. Elles n’étaient plus secrètes alors, et ni le frère ni d’autres ne les ignoraient ; il me les communiqua, non pour cette raison, mais parce qu’il avait besoin de moi. Il poursuivit les fugitifs ; on prétendit que c’était pour profiter du déshonneur de sa femme ; mais c’était plutôt, je crois, pour se venger avec éclat ; car l’amour de la vengeance domine peut-être en lui celui des richesses. Il ne put les atteindre, et elle mourut peu de temps après. Je ne sais s’il commença à croire qu’il pourrait aimer son fils, mais il me chargea de le lui amener.

Ici Brooker fit un effort, et il continua d’une voix affaiblie.

— Ralph m’avait traité avec barbarie ; je le lui ai rappelé il y a peu de temps, quand je l’ai rencontré dans Hyde-Park. Je le haïssais. J’amenai l’enfant chez lui, et je lui donnai pour logement une chambre du dernier étage sur le devant. Il avait été négligé et je fus obligé d’appeler un médecin, qui ordonna de le changer d’air. Une idée me vint ; je formai le projet de faire passer l’enfant pour mort, tant pour me venger que pour vendre un jour à son père le secret de son existence. Ralph était absent pour six semaines ; à son retour je lui dis que l’enfant avait cessé de vivre ; et, soit qu’il eût quelque affection naturelle, soit qu’il eût formé des projets que cette perte renversait, il en fut affligé, et, en voyant sa douleur, je m’applaudis d’avoir exécuté mon plan.

J’avais entendu parler des pensions d’Yorkshire. Je mis l’enfant, sous le nom de Smike, dans celle d’un nommé Squeers, et je payai pour lui vingt livres par an pendant six ans. Après avoir quitté le service de son père, avec lequel je me brouillai, je fus chassé de ce pays, et mon exil dura huit années. À mon retour j’allai en Yorkshire, je me glissai la nuit dans le village, je m’informai de l’école, et je découvris que l’enfant que j’y avais placé s’était enfui avec un jeune homme du nom même de Nickleby.

Je cherchai son père à Londres, je lui fis des ouvertures, j’essayai d’en obtenir quelque argent ; mais il me repoussa avec des menaces. Je m’adressai à son commis, lui prouvai que j’avais de bonnes raisons pour désirer un entretien avec Ralph, et ce fut moi qui lui déclarai que l’enfant n’était pas le fils de l’homme qui le réclamait.

J’appris par le commis la maladie et le départ de Smike. J’entrepris le voyage du Devonshire pour me rappeler à son souvenir, et me servir au besoin de son témoignage. Je l’abordai à l’improviste ; mais, avant qu’il me fût possible de lui parler, il me reconnut. Il n’avait que trop de motifs pour se souvenir de moi, le pauvre enfant ! et moi, au premier coup d’œil, j’aurais juré que c’était lui, quand même je l’aurais rencontré aux Grandes-Indes ; sa figure triste et chétive était à peine changée.

Après quelques jours d’indécision, j’allai trouver le jeune homme aux soins duquel il était confié. Smike était mort, mais je sus qu’il avait souvent parlé de moi, du soir où je l’avais laissé à la pension, et de la chambre déserte au dernier étage qui est encore aujourd’hui dans la maison de Ralph. Voilà mon histoire ; je demande à être confronté avec l’instituteur, et je prouverai la vérité de ces assertions.

— Malheureux ! dirent les deux frères, quelle réparation pouvez-vous offrir ? — Aucune, Messieurs, aucune ! je suis vieux de soucis et d’années ; ces aveux ne peuvent qu’appeler sur ma tête de nouveaux malheurs ; mais j’avais pris mon parti. J’ai contribué à la punition d’un homme qui, sans le savoir, a été le bourreau de son propre fils, et moi-même je suis prêt à subir mon châtiment.

Il avait à peine fini de parler quand la lampe, placée sur la table près de l’endroit où Ralph était assis, fut brusquement jetée à terre, et la chambre se trouva plongée dans une obscurité complète ; il y eut un peu de désordre avant qu’on pût ravoir de la lumière, et lorsqu’on en rapporta Ralph avait disparu.

MM. Cheeryble et Tim l’attendirent un instant ; mais voyant qu’il ne revenait pas, ils se demandèrent s’ils devaient l’envoyer chercher. Ils s’y décidèrent quoique l’heure fût avancée, car ils ne savaient quel parti prendre à l’égard de Brooker.