Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/26

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 156-165).

CHAPITRE XXVI.


Après avoir établi sa mère et sa sœur dans l’appartement de la bonne miss la Creevy, et s’être assuré que sir Mulberry ne courait pas risque de la vie, Nicolas tourna ses pensées vers le pauvre Smike, qui, après avoir déjeuné avec Newman Noggs, était resté seul et désolé au logis de ce brave homme, et attendait avec anxiété des nouvelles de son protecteur.

— Je craignais, dit Smike charmé de revoir son ami, qu’il ne nous fût arrivé quelque nouveau malheur ; le temps me semblait si long à la fin, que j’avais peur que vous fussiez perdu. — Perdu ! répondit gaiement Nicolas ; vous ne serez pas si facilement débarrassé de moi, je vous le promets ; je reparaîtrai sur l’eau bien des fois encore, Smike, et plus on fera d’efforts pour m’enfoncer, plus je rebondirai à la surface. Mais allons, je suis chargé de vous emmener à la maison. — À la maison ! balbutia Smike en reculant timidement. — Oui, reprit Nicolas lui prenant le bras : pourquoi pas ? — J’ai rêvé une maison autrefois, dit Smike, jour et nuit, jour et nuit, pendant bien des années ; à force de désirer inutilement, je me suis lassé, et j’ai souffert, et maintenant !… — Vous êtes une folle créature, reprit gaiement Nicolas. Mais voici une triste mine pour être présenté à des dames, à ma sœur, dont vous m’avez si souvent parlé.

Smike se ranima et sourit.

Nicolas prit son compagnon par le bras, continua la conversation pour le consoler, lui montra en route divers objets capables de l’amuser et de le distraire, et le conduisit chez miss la Creevy.

— Catherine, dit Nicolas en entrant dans la chambre où sa sœur était seule, voici le fidèle ami et le bon compagnon de voyage que je vous ai préparée à recevoir.

Le pauvre Smike fut d’abord assez interdit, mais Catherine l’accueillit avec tant de bonté, qu’il se remit presque immédiatement, et se sentit à son aise.

Smike fut ensuite présenté à miss la Creevy. Miss la Creevy ne fut pas moins affectueuse, et jasa considérablement, non pas avec Smike, dont elle eût redoublé le trouble, mais avec Nicolas et sa sœur. Puis elle adressa de temps en temps la parole à Smike, lui demandant s’il était bon juge en fait de ressemblance ; si ce portrait placé dans le coin lui ressemblait ; s’il ne croyait pas qu’elle eût bien fait de se rajeunir de dix ans.

La porte s’ouvrit encore, et une dame en deuil entra. Nicolas embrassa la dame en deuil en l’appelant sa mère, et la conduisit vers la chaise que Smike avait quittée quand elle avait paru.

— Vous êtes toujours bonne et secourable au malheur, ma chère mère, dit Nicolas ; vous serez donc favorablement disposée en sa faveur, je le sais. — Certainement, mon cher Nicolas, répondit madame Nickleby regardant d’un air dur sa nouvelle connaissance et la saluant avec un peu plus de majesté que n’en exigeait l’occasion, tous vos amis, vous le savez, ont des droits à mes égards, et c’est avec le plus grand plaisir que je reçois toute personne à laquelle vous prenez intérêt, il n’y a pas de doute à cela ; en même temps, je dois vous dire, mon cher Nicolas, ce que j’avais coutume de dire à votre pauvre père quand il invitait quelqu’un à dîner, et qu’il n’y avait rien à la maison : — Si vous l’aviez amené il y a deux jours, lui disais-je, nous aurions été plus à même de le recevoir. — Mais ici, ce n’est plus il y a deux jours qu’il faut dire, c’est il y a deux ans.

À ces mots, madame Nickleby se tourna vers sa fille et lui demanda tout bas, mais à intelligible voix, si ce monsieur allait coucher à la maison…

Sans paraître aucunement contrariée, Catherine murmura quelques mots à l’oreille de sa mère.

— Ha ! ma chère Catherine, dit madame Nickleby en reculant, comme vous me chatouillez l’oreille ! sans doute, je comprends cela, mon amie, sans que vous ayez besoin de me le dire. Vous ne m’avez pas dit, Nicolas, comment s’appelle votre ami ? — Il s’appelle Smike, ma mère.

On n’avait point prévu l’effet de cette communication ; mais ce nom n’eut pas plus tôt été prononcé, que madame Nickleby se laissa tomber sur une chaise en gémissant.

— Qu’avez-vous ? s’écria Nicolas accourant pour la soutenir. — C’est tellement semblable à Pyke ! cria madame Nickleby, c’est si parfaitement semblable à Pyke ! Oh ! ne me parlez pas, je suis mieux maintenant.

Madame Nickleby passa successivement par tous les degrés d’une syncope, but une cuillerée d’eau d’un verre qu’on lui présenta, jeta le reste, et se trouvant mieux, déclara avec un faible sourire qu’elle était bien folle, et qu’elle le savait.

— M. Smike est d’Yorkshire, Nicolas ? dit-elle après le dîner, — Oui, ma mère ; je vois que vous n’avez pas oublié sa triste histoire. — Oh ! mon Dieu, non. Ah ! elle est bien triste, vraiment ! Vous est-il arrivé, monsieur Smike, de dîner avec la famille Grimble, au château de Grimble ? Sir Thomas Grimble était un homme fier, qui avait cinq pieds dix pouces, des filles fort aimables, et le plus beau parc du comté. — Ma chère mère, observa Nicolas, pouvez-vous supposer que le malheureux orphelin d’une pension d’Yorkshire reçoive bien des lettres d’invitation des nobles et des propriétaires du voisinage ? — Mais je ne vois pas ce qu’il y aurait là d’extraordinaire ; je sais que, quand j’étais en pension, j’allais au moins quatre fois par an chez les Hawkinses, au village de Taunton, et ils sont beaucoup plus riches que les Grimbles, et leurs alliés par mariage ; vous voyez donc que ce n’est pas si invraisemblable.

Après avoir confondu Nicolas par cet argument péremptoire, madame Nickleby oublia tout d’un coup le véritable nom de Smike, et fut irrésistiblement tentée de l’appeler M. Slammons. Elle attribua cette particularité à la ressemblance frappante des deux noms, qui se prononçaient à peu près de même, commençaient tous deux par un s, et s’épelaient tous deux avec un m. Quelque contestable que fût cette identité, elle contribua à établir une bonne intelligence entre Smike et madame Nickleby.

Le petit cercle demeura sur le pied de la concorde jusqu’au lundi matin, où Nicolas se retira dans sa chambre pour réfléchir à l’état de ses affaires, et viser aux moyens de nourrir ceux qui étaient désormais à sa charge

Il eut plus d’une fois envie de recourir à M. Crummles ; mais sa mère ignorait ses relations avec le directeur, quoique Catherine en fût informée, et il prévoyait mille objections s’il cherchait des ressources dans la profession d’acteur. Il pensa que le meilleur parti à prendre était de s’adresser encore au bureau de placement.

Ce bureau était tel qu’il l’avait vu jadis, et à deux ou trois exceptions près, il semblait y avoir à la croisée les mêmes placards. C’étaient toujours des maîtres irréprochables en quête de vertueux domestiques, et de vertueux domestiques en quête de maîtres irréprochables ; d’avantageux placements offerts aux capitaux, et une énorme quantité de capitaux à placer ; enfin mille occasions superbes offertes aux gens qui voulaient faire fortune. C’était une preuve très-extraordinaire de la prospérité nationale, que depuis si longtemps il ne se fût présenté personne pour profiter de tant d’avantages.

Pendant que Nicolas s’arrêtait devant la croisée, un vieux gentleman vint à s’y arrêter aussi en cherchant quelque affiche en lettres majuscules qui pût lui être applicable ; Nicolas aperçut ce vieillard, et cessa instinctivement d’examiner les affiches pour l’observer plus attentivement.

C’était un homme robuste, en habit bleu à larges pans, dans la confection duquel on avait sacrifié l’élégance à la commodité. Mais ce qui attira principalement l’attention de Nicolas, ce fut l’œil du vieillard. Jamais œil plus clair et plus vif n’avait mieux exprimé l’honnêteté, la joie, le bonheur. Un sourire si agréable se jouait sur ses lèvres, une expression si comique de finesse, de simplicité, de bonté, de bonne humeur éclairait sa vieille figure joviale, que Nicolas fût resté volontiers jusqu’au soir à la contempler, et eût oublié qu’il y avait au monde des esprits revêches et de rudes physionomies.

Mais cette satisfaction devait lui être refusée ; car, bien que le vieillard parût ignorer complètement qu’il eût été l’objet d’un examen, il regarda par hasard Nicolas, et celui-ci, craignant de l’offenser, se remit aussitôt à examiner les affiches. Cependant le vieillard continuait à les passer en revue, et Nicolas ne pouvait se défendre de lever les yeux sur lui. Outre la singularité et l’étrangeté de son extérieur, il y avait en lui quelque chose de si engageant, de si affable, de si prévenant, tant de petites lueurs voltigeaient aux coins de sa bouche et autour de ses yeux, que c’était non pas un simple amusement, mais un véritable plaisir de le regarder.

Il n’est donc pas étonnant que le vieillard surprit à plusieurs reprises Nicolas occupé à l’observer ; en ces instants, Nicolas rougissait et paraissait embarrassé, car il s’était mis à se demander si l’étranger n’aurait pas besoin par hasard d’un commis ou d’un secrétaire, et il s’imaginait que le vieux gentleman devait deviner sa pensée.

Quoique ces choses soient longues à raconter, elles ne durèrent que quelques minutes. Comme l’étranger se retirait, ses yeux rencontrèrent encore ceux de Nicolas, et celui-ci, pris sur le fait, balbutia une excuse.

— Il n’y a pas de mal ; oh ! il n’y a pas de mal ! dit le vieillard.

Ces mots furent prononcés avec tant de cordialité, le son de voix était si bien celui qu’on pouvait attendre d’un pareil homme, et il y avait tant d’affabilité dans ses manières, que Nicolas s’enhardit à poursuivre.

— Voici bien des occasions, Monsieur, dit-il, et il montra en souriant la croisée. — Eh bien ! des gens désireux de trouver de l’emploi y ont souvent songé sérieusement, j’ose le dire, répondit le vieillard. Les pauvres diables, les pauvres diables !

Il continuait sa route en s’exprimant ainsi ; mais, voyant Nicolas sur le point de lui parler de nouveau, il eut la bonté de ralentir sa marche, comme s’il n’eût pas voulu le quitter brusquement. Après un moment de cette hésitation qu’on remarque parfois entre deux passants qui ont échangé un regard d’intelligence, et ne savent s’ils entameront ou non la conversation, Nicolas se trouva aux côtés du vieillard.

— Vous alliez me parler, jeune homme ; que vouliez-vous me dire ? — Simplement que j’ai eu presque l’espérance… je veux dire la pensée… que vous aviez un but en consultant ces annonces. — Ah ! ah ! ah ! ah ! dit le vieillard, se frottant les mains et les manchettes comme s’il les lavait, c’est une pensée bien naturelle en tout cas. J’ai eu d’abord la même idée de vous, sur ma parole. — Si vous avez eu cette idée, du moins, Monsieur, vous n’avez pas été bien loin de la vérité. — Quoi ! s’écria le vieillard en le toisant de la tête aux pieds ; mon Dieu, c’est impossible ; un jeune homme bien né réduit à une pareille nécessité !

Nicolas le salua, lui souhaita le bonjour, et lui tourna les talons.

— Arrêtez ! dit le vieillard, l’attirant dans une rue détournée, où ils pouvaient causer sans être interrompus, expliquez-vous, expliquez-vous. — La bonté qui règne dans votre physionomie et dans vos manières, si différentes de tout ce que j’ai vu, m’a entraîné à un aveu que je n’aurais jamais eu l’idée de faire à aucun autre étranger dans ce vaste désert de Londres. — Dans ce désert ! dit le vieillard en s’animant ; oui, vous avez raison, c’est un désert ; c’en a été un pour moi autrefois. Je suis venu ici pieds nus, je ne l’ai jamais oublié, Dieu merci !

Et il se découvrit le front avec une imposante gravité. Puis il mit la main sur l’épaule de Nicolas, et remonta la rue avec lui.

— Eh bien ! poursuivit-il, comment en êtes-vous arrivé là ? vous êtes… n’est-ce pas ? de qui ?

En disant ces mots, il posait le doigt sur la manche de l’habit noir de Nicolas.

— Je porte le deuil de mon père. — Ah ! dit précipitamment le vieillard, il est triste pour un jeune homme de perdre son père. Votre mère vit encore peut-être, la pauvre veuve ?

Nicolas soupira.

— Vous avez des frères et des sœurs ? — Une sœur. — Je la plains, je la plains. J’ai lieu de croire que vous êtes instruit. — J’ai été passablement bien élevé. — Tant mieux, tant mieux ! l’éducation est un grand point, un point très-important ; je n’en ai jamais eu, et c’est pourquoi je l’admire davantage dans les autres. Donnez-moi plus de détails sur vous ; contez-moi votre histoire. Ce n’est point la curiosité qui me guide ; non, non.

Il y avait quelque chose de si pressant et de si cordial dans la manière dont tout ceci fut dit, avec un tel mépris de la contrainte et de la froideur qu’établissent les convenances, que Nicolas ne put y résister. Entre des hommes doués de quelques bonnes et solides qualités, rien n’est contagieux comme la franchise. Nicolas s’en ressentit aussitôt, et lui exposa sans réserve ses principales aventures, se contentant de supprimer les noms et glissant aussi légèrement que possible sur la conduite de son oncle envers Catherine. Le vieillard écouta très-attentivement, et quand le narrateur se tut, il lui prit le bras avec empressement.

— Pas un mot de plus, pas un seul, dit-il ; suivez-moi, ne perdons pas une minute.

À ces mots, le vieillard l’entraîna dans Oxford street, héla un omnibus qui se dirigeait vers la Cité, y poussa Nicolas, et l’y suivit.

Comme il semblait dans un état extraordinaire d’agitation, et que, toutes les fois que Nicolas voulait prendre la parole, il ripostait par :

— Pas un mot de plus, mon cher monsieur, pas un mot de plus ! Le jeune homme crut devoir garder le silence. Ils voyagèrent donc vers la Cité sans échanger un seul mot, et plus ils avançaient, plus Nicolas faisait d’hypothèses sur la fin probable de l’aventure.

Quand ils arrivèrent à la banque, le vieillard sortit précipitamment de l’omnibus, reprit Nicolas par le bras, et suivit avec lui plusieurs ruelles et passages jusqu’à ce qu’ils débouchassent dans une petite place ombreuse et paisible. Il l’introduisit dans la plus vieille et la plus apparente maison de la place. Il n’y avait à côté de la porte que cette inscription : Cheeryble frères ; mais un coup d’œil rapide jeté sur les adresses de quelques ballots épars fit supposer à Nicolas que les frères Cheeryble étaient des marchands, qui faisaient la commission pour l’Allemagne.

Traversant un magasin dont l’aspect indiquait le commerce le plus actif, M. Cheeryble, que Nicolas reconnut au respect que lui témoignaient les commis et les garçons, l’introduisit dans un petit comptoir formé de châssis vitrés. On y voyait un commis d’un certain âge, gras, joufflu, à tête poudrée et à lunettes d’argent, si propre, si exempt de taches et de poussière, qu’il semblait qu’on l’eût enfermé entre les châssis vitrés avant d’en poser le faîte, et qu’il n’en était jamais sorti.

— Mon frère est-il dans sa chambre, Tim ? dit M. Cheeryble avec non moins de bonté qu’il en avait montré à Nicolas. — Oui, Monsieur, répondit le gros commis dirigeant les verres de ses lunettes vers son patron, et ses yeux vers Nicolas ; mais M. Trimmers est avec lui. — Ah ! ah ! et quel objet l’amène, Tim ? dit M. Cheeryble. — Il recueille une souscription pour la veuve et les enfants d’un homme qui a été tué ce matin dans les chantiers de la compagnie des Indes. Il a été écrasé par un ballot de sucre ! — Trimmers est un brave homme, dit avec chaleur M. Cheeryble ; je lui ai beaucoup d’obligations. Trimmers est un des meilleurs amis que nous ayons ; il nous a fait connaître une multitude d’accidents que nous n’aurions jamais sus nous-mêmes ; je lui ai beaucoup, beaucoup d’obligations.

À ces mots, M. Cheeryble se frotta les mains avec une satisfaction infinie, courut après M. Trimmers, qui sortait en ce moment, et le prit par la main.

— Je vous dois mille remercîments, Trimmers, dix mille remercîments ; je vous sais gré de votre conduite, dit M. Cheeryble l’attirant dans un coin pour n’être pas entendu. Combien y a-t-il d’enfants, Trimmers, et qu’est-ce que mon frère Edwin a donné ? — Il y a six enfants, et votre frère nous a donné vingt livres sterling. — Mon frère Edwin est un bon garçon, et vous êtes un bon garçon aussi, dit le vieillard lui serrant les mains et tremblant d’émotion, inscrivez-moi pour vingt autres livres… ou… attendez une minute, attendez une minute. Il ne faut pas avoir l’air de viser à l’ostentation ; inscrivez-moi pour dix livres, et Tim Linkinwater pour dix livres également. Tim, faites à M. Trimmers un bon de vingt livres. Dieu vous bénira, Trimmers. Venez dîner chez nous quelque jour de cette semaine, vous trouverez toujours votre couvert mis, et nous serons charmés de vous recevoir. Ecrasé par un ballot de sucre !… six pauvres enfants !… Ô mon Dieu ! mon Dieu !

M. Cheeryble prononça ces paroles aussi vite qu’il le put, pour empêcher le collecteur de la souscription de lui faire d’amicales remontrances sur le total élevé de l’offrande. Il conduisit ensuite à la porte entr’ouverte d’une autre chambre Nicolas, également étonné et touché de ce qu’il avait vu et entendu en si peu de temps.

— Frère Edwin, dit M. Cheeryble frappant, et s’arrètant pour écouter, êtes-vous occupé, mon cher frère, et avez-vous le temps de m’entendre ? — Frère Charles, ne m’adressez pas de pareilles questions, mais entrez de suite, répondit une voix de l’intérieur, si semblable à celle qui venait de parler, que Nicolas tressaillit et crut presque que c’était la même.

Ils entrèrent sans parlementer davantage. Quel fut l’étonnement de Nicolas quand son conducteur s’avança et échangea un bonjour cordial avec un autre vieillard, absolument semblable de figure, de taille, d’habit, de gilet, de cravate, de culottes et de guêtres ! Pour compléter l’identité, un autre chapeau gris était suspendu à la muraille.

Pendant qu’ils se donnaient la main, la physionomie de chacun d’eux s’éclairait d’une expression de tendresse qu’il eût été délicieux d’observer chez les enfants, et qui, chez des hommes de cet âge, était indiciblement touchante. Nicolas put remarquer que le dernier vieillard était un peu plus robuste et plus ramassé que son frère, mais il n’y avait pas entre eux d’autre différence sensible, on ne pouvait douter qu’ils fussent jumeaux.

— Frère Edwin, dit le conducteur de Nicolas en fermant la porte de la chambre, voici un jeune homme de mes amis que nous devons secourir ; il faut prendre sur son compte les renseignements nécessaires, par égard pour lui et pour nous ; et s’ils sont favorables, comme je n’en doute pas, nous devons l’assister, nous devons l’assister, frère Edwin. — Il suffit, mon cher frère, que vous disiez que nous le devons ; vos paroles rendront toute enquête inutile, il sera assisté. De quoi a-t-il besoin ? que demande-t-il ? Où est Tim Linkinwater ? faites-le entrer.

Les deux frères avaient la même manière de parler chaleureuse et rapide. Tous deux avaient presque les mêmes dents, ce qui donnait le même caractère à leur son de voix.

— Où est Tim Linkinwater ? dit le frère Edwin. — Attendez, attendez, dit le frère Charles en prenant l’autre à part. J’ai un plan, mon cher frère, j’ai un plan. Tim devient vieux, et Tim nous a servis fidèlement, frère Edwin ; la pension faite à sa mère et à sa sœur, l’achat d’une petite tombe pour la famille quand son pauvre frère est mort, ne sont pas une récompense suffisante de ses bons et loyaux services. — Non, certainement, récrit l’autre. — Si nous pouvons alléger la besogne de Tim, le déterminer à aller de temps en temps à la campagne, le mettre à même de dormir la grasse matinée en n’exigeant plus qu’il arrive d’aussi bonne heure, avec ce régime le vieux Tim Linkinwater rajeunira, et il est notre aîné de trois bonnes années. Voyez-vous le vieux Tim Linkinwater redevenu jeune, mon frère Edwin ? Je me rappelle de l’avoir vu tout petit garçon, et vous ? Ah ! pauvre Tim ! pauvre Tim !

Et les bons vieillards rirent agréablement ensemble, et chacun d’eux avait une larme à l’œil en songeant au vieux Tim Linkinwater.

— Mais écoutez d’abord ceci, frère Edwin, dit Charles en plaçant deux chaises auprès de celle de Nicolas ; je vais vous le conter moi-même, parce que ce jeune homme est modeste et bien élevé, Edwin, et je ne crois pas convenable de lui faire répéter son histoire comme à un mendiant, ou comme si nous doutions de sa véracité. — Vous avez raison, mon cher frère. — Il me reprendra si je me trompe, poursuivit l’ami de Nicolas ; mais en tout cas, ce récit me rappellera le temps où nous étions deux enfants sans appui, et où nous gagnions notre premier shilling dans cette grande cité.

Les jumeaux se serrèrent la main en silence, et le frère Charles rapporta à sa manière ce qu’il tenait de Nicolas. Il s’ensuivit une longue conversation, et une conférence secrète d’une durée presque égale eut lieu dans une autre pièce, entre le frère Edwin et Tim Linkinwater. On peut dire, sans déshonneur pour Nicolas, qu’après avoir été enfermé dix minutes avec les deux frères, il ne pouvait qu’agiter la main à chaque expression nouvelle de bienveillance et de sympathie, et qu’il sanglotait comme un petit enfant.

Enfin, le frère Edwin et Tim Linkinwater reparurent ensemble, et Tim s’approcha aussitôt de Nicolas et lui dit brièvement à l’oreille (car il était ordinairement laconique) qu’il avait pris son adresse dans le Strand, et lui rendrait visite le soir même à huit heures. Puis Tim essuya ses lunettes, et les remit sur son nez, pour se préparer à entendre ce que les frères Cheeryble avaient à dire de plus.

— Tim, dit le frère Charles, vous comprenez que nous avons l’intention de prendre ce jeune homme pour commis ?

Le frère Edwin fit observer que Tim était averti de l’intention, et l’approuvait entièrement ; et Tim, ayant répondu dans le même sens, se rengorgea d’un air d’importance, après quoi il y eut un silence profond, que Tim rompit le premier

— Mais, dit-il d’un air résolu, je ne viendrai pas une heure plus tard, vous le savez ; je ne dormirai pas la grasse matinée ; je n’irai pas à la campagne ! — Fi de votre entêtement, Tim Linkinwater, dit le frère Charles sans colère et la figure rayonnante d’attachement pour le vieux commis ; fi de votre entêtement, Tim Linkinwater ! quelles sont donc vos intentions, ? — Il y a quarante-quatre ans, dit Tim faisant dans l’air un calcul avec sa plume et tirant une ligne imaginaire avant de poser la somme, il y a quarante-quatre ans que je tiens les livres de Cheeryble frères. Il y a quarante-quatre ans que j’occupe la même chambre, et, si rien ne s’y opposait, je désirerais y mourir. — Que parlez-vous de mourir, Tim Linkinwater ? s’écrièrent à la fois les deux jumeaux. — Voilà ce que j’avais à dire, monsieur Edwin et monsieur Charles, reprit Tim ; ce n’est pas la première fois que vous parlez de me donner ma retraite, mais je vous prierai de ne plus m’en reparler.

À ces mots, Tim Linkinwater sortit, et se renferma dans sa boîte de verre avec l’air d’un homme qui s’est exprimé catégoriquement, et est bien résolu à ne point céder.

Les jumeaux échangèrent un coup d’œil, et demeurèrent un instant sans parler.

— Il faut prendre un parti avec lui, dit Charles avec chaleur ; il faut lui donner un intérêt dans la maison, et, s’il s’y refuse, avoir recours à la violence. Mais en attendant, mon cher frère, nous retenons notre jeune ami, et la pauvre dame et sa fille sont inquiètes de lui. Congédions-le donc provisoirement. Adieu, mon cher monsieur… par ici… prenez garde… Pas un mot, s’il vous plaît.

En l’empêchant, au moyen de ces paroles décousues, d’exprimer sa reconnaissance, les deux frères le mirent dehors en échangeant avec lui de nombreuses poignées de main.

Qui pourrait raconter l’étonnement et la joie qu’éveillèrent ces circonstances dans la maison de miss la Creevy, et les actions, pensées, espérances, conjectures et prophéties qui s’ensuivirent ? Il suffit de dire brièvement que, du consentement de Tim Linkinwater, Nicolas fut nommé commis de Cheeryble frères, avec un salaire de cent vingt livres sterling par an.