Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/23

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 135-142).

CHAPITRE XXIII.


Le succès inattendu qui accueillit les débuts de M. Crummles à Portsmouth le détermina à prolonger son séjour dans cette ville une quinzaine au-delà de l’époque qu’il avait fixée pour son départ ; durant ce temps, Nicolas remplit une multitude de rôles, aux applaudissements du public, et attira au théâtre tant de gens qui n’y avaient jamais mis le pied, que le directeur pensa qu’une représentation à son bénéfice serait une spéculation fructueuse. Nicolas consentant aux conditions proposées, le bénéfice eut lieu, et ne rapporta pas à Nicolas moins de vingt livres sterling.

Maître de cette richesse inespérée, son premier soin fut d’envoyer à l’honnête John Browdie le montant de son prêt amical, avec maintes expressions de reconnaissance et d’estime et maints vœux sincères pour son bonheur conjugal. Il fit passer à Newman Noggs la moitié de la somme qu’il avait réalisée. Il le conjurait de la remettre secrètement à Catherine, en y joignant les plus vifs témoignages de tendresse. Il ne faisait pas mention de la manière dont il avait disposé de lui, se contentant d’apprendre à Newman qu’une lettre adressée à M. Johnson à Portsmouth lui parviendrait aisément. Il suppliait ce digne ami de lui donner les plus complets détails sur la situation de sa mère et de sa sœur, et sur les grands sacrifices que Ralph Nickleby avait faits pour elles depuis son départ.

— Vous êtes triste, dit Smike le soir du jour où cette dernière lettre parut. — Moi ! reprit Nicolas avec une feinte gaîté, car un aveu eût rendu l’enfant misérable toute la nuit ; je pensais à ma sœur, Smike. — À votre sœur ! — Oui. — Vous ressemble-t-elle ? — On le dit, répondit Nicolas en riant.

— Verrai-je jamais votre sœur ? — Sans doute ; nous serons tous ensemble un de ces jours, quand nous serons riches. — Comment se fait-il que, vous qui êtes si bon pour moi, vous ne trouviez personne qui soit bon pour vous ? — Ah ! ce serait difficile à expliquer, et vous auriez sans doute peine à le comprendre : j’ai un ennemi… Il est riche, et ne sera pas si facile à punir que votre ancien ennemi M. Squeers. C’est mon oncle, mais c’est un méchant, et il m’a fait du mal. — Vraiment ? demanda Smike en se penchant en avant avec empressement. Quel est son nom ? Dites-moi son nom. — Ralph Nickleby. — Ralph Nickleby. Je veux apprendre ce nom-là par cœur.

En effet, pendant les jours suivants, Smike se répéta ce nom à plusieurs reprises.

La réponse de Noggs ne tarda pas. Convaincu que M. Nickleby n’avait pas besoin d’argent, et qu’un temps pourrait venir où Nicolas aurait besoin de toutes ses ressources, il prenait sur lui de renvoyer les dix livres. Il le conjurait de ne pas s’alarmer de ce qu’il allait lui dire ; il n’avait pas de mauvaises nouvelles à lui apprendre, sa mère et sa sœur se portaient bien ; mais il pensait que certaines circonstances pouvaient rendre absolument nécessaire à Catherine la protection de son frère ; et dans ce cas Newman lui promettait d’écrire à cet effet par le prochain courrier, ou par le suivant.

Plus Nicolas relut ce passage, plus il craignit quelque perfidie de la part de Ralph. Une ou deux fois il se sentit tenté de se rendre à Londres, à tout hasard, sans une minute de délai ; mais il réfléchit que si une pareille démarche était indispensable, Newman n’aurait pas manqué de l’en avertir.

— En tout cas, dit-il, sans perdre de temps, je vais les préparer à la possibilité de mon départ subit.

Et, prenant son chapeau, il courut au foyer.

— Eh bien ! monsieur Johnson, dit madame Crummles vêtue d’un costume de reine et soutenant le phénomène dans ses bras maternels, la semaine prochaine nous allons à Ryde, de là à Winchester, de là… — J’ai des raisons, interrompit Nicolas, pour craindre qu’avant que vous quittiez Portsmouth, ma carrière dramatique ne soit terminée. — Terminée ! s’écria madame Crummles en levant les mains d’étonnement. — Terminée ! s’écria miss Snevillicci si tremblante dans son pantalon collant qu’elle fut obligée de s’appuyer sur l’épaule de la directrice. — Il ne veut pas dire qu’il va partir ! s’écria madame Grudden, c’est impossible !

Le phénomène, de nature sensible et irritable, poussa un cri plaintif ; miss Belvawney et miss Bravassa versèrent des larmes ; les acteurs mêmes suspendirent leur conversation et répétèrent le mot : Partir ! Cependant quelques-uns d’entre eux exprimèrent par des signes réciproques qu’ils ne seraient pas fâchés de perdre un redoutable rival.

M. Crummles n’était pas au théâtre ; mais, promptement averti, il courut sur les traces de Nicolas, qui était rentré chez lui pour méditer encore la lettre de Newman. Le directeur essaya de le retenir, lui parla même vaguement d’augmentation ; mais, le trouvant inflexible, il fut obligé de se contenter de prendre de promptes et énergiques mesures pour en tirer tout le parti possible, avant qu’il abandonnât la troupe.

— Attendez, dit M. Crummles ôtant sa perruque, afin d’examiner l’affaire à tête refroidie, attendez : c’est aujourd’hui mercredi soir ; nous annoncerons par des affiches que vous jouerez définitivement demain pour la dernière fois. — Mais ce ne sera peut-être pas pour la dernière fois, vous le savez. À moins qu’on ne me presse, je serais fâché de vous nuire en vous quittant avant la fin de la semaine. — Tant mieux, reprit M. Crummles ; vous jouerez définitivement jeudi pour la dernière fois ; vendredi, je vous engagerai encore pour une dernière représentation définitive ; et samedi, vous céderez à la demande générale d’un public nombreux qui n’aura pu trouver de places. Nous devons faire ainsi trois bonnes recettes. — Alors, demanda Nicolas en souriant, je jouerai donc trois fois pour la dernière fois ? — Oui, reprit le directeur en se grattant la tête d’un air de dépit, trois fois ce n’est pas assez, et il est bien fâcheux et contre les règles de ne pas faire davantage ; mais enfin n’en parlons plus. Il nous faudrait du nouveau. Pourriez-vous chanter une chanson comique sur le dos du petit cheval ? — Non, répondit Nicolas, je ne le puis vraiment. — C’est un moyen qui nous a déjà rapporté de l’argent. Que diriez-vous d’un feu d’artifice ? — Cela coûterait trop cher, répondit sèchement Nicolas. — Nous en serions quittes pour trente-six sous. Vous, élevé sur deux marches, le phénomène en attitude derrière vous ; Adieu, sur un transparent, et, dans les coulisses, neuf individus avec une fusée dans chaque main : les dix-huit fusées parlant à la fois, ce serait un magnifique spectacle.

Nicolas, loin de paraître convaincu de la solennité de l’effet proposé, accueillit la proposition avec les éclats de rire les moins respectueux. M. Crummles abandonna donc son projet, et fit observer qu’on se contenterait de renforcer le drame de combats et de trompettes.

Aussitôt le directeur se rendit dans une petite salle d’habillements où madame Crummles échangeait ses vêtements de reine de mélodrame contre l’attirail ordinaire des matrones du dix-neuvième siècle. Il s’appliqua sérieusement, à la composition de l’affiche, avec l’aide de sa femme et de madame Grudden. Cette dame accomplie avait un talent tout particulier pour rédiger les annonces, et savait au juste où jeter les points d’admiration et placer les lettres capitales.

Dans l’intermède du soir, Smike remplit le rôle d’un tailleur maigre, avec un seul pan à son habit, un petit mouchoir de poche percé d’un grand trou, un bonnet de laine, un nez rouge et autres marques distinctives des tailleurs de théâtre.

— Holà ! lui dit Nicolas de la chaise du souffleur où il était assis, je voudrais que tout ceci fût fini. — Fini ! monsieur Johnson, répéta, derrière lui une voix de femme avec l’accent de la surprise et de la plainte. — Sans doute, dit Nicolas reconnaissant miss Snevellicci ; je ne l’aurais pas dit si j’avais su que vous pussiez m’entendre. — Que j’aime ce monsieur Digby ! dit miss Snevellicci.

Digby était le nom de théâtre de Smike, qui venait de terminer son rôle et quittait en ce moment la scène au milieu des applaudissements universels.

— Je vais le lui dire pour sa satisfaction, repartit Nicolas. — Méchant ! repartit miss Snevellicci. Au reste, peu m’importe qu’il sache l’opinion que j’ai de lui, mais il en est d’autres…

Miss Snevellicci s’arrêta, comme si elle se fût attendue à une question, mais Nicolas resta muet ; il était occupé d’affaires plus sérieuses.

— Miss, ajouta-t-il en voyant Smike approcher, nous allons tous deux vous souhaiter le bonsoir. — Non, je ne le souffrirai pas, reprit miss Snevellicci. Il faut venir chez nous voir maman, qui est arrivée aujourd’hui à Portsmouth, et meurt d’envie de vous connaître. Ma chère Ledrook, décidez M. Johnson. — Oh ! répondit miss Ledrook avec impétuosité, si vous ne pouvez le décider…

Miss Ledrook n’en dit pas davantage, mais elle donnait adroitement à entendre que si miss Snevellicci ne parvenait pas à décider Nicolas, personne n’y réussirait.

Là-dessus miss Snevellicci dit que miss Ledrook était une étourdie ; miss Ledrook répondit à miss Snevellicci qu’il était inutile de tant rougir ; miss Snevellicci battit miss Ledrook, et miss Ledrook battit miss Snevellicci.

Miss Ledrook prit le bras de Smike, et laissa son amie et Nicolas les suivre isolément ; ce qui arrangea Nicolas, peu soucieux d’un tête-à-tête.

Quand ils furent dans la rue, ils ne manquèrent pas de sujets de conversation. Ils arrivèrent bientôt à la maison, où ils trouvèrent, outre M. Lillywick et madame Lillywick, non-seulement la mère, mais encore le père de miss Snevellicci. C’était un bel homme au nez crochu, au front blanc, aux cheveux noirs frisés, aux pommettes saillantes ; somme toute, il avait une figure belle, mais légèrement bourgeonnée par la boisson. Sa poitrine était large et serrée dans un vieil habit bleu à boutons dorés. Dès qu’il vit entrer Nicolas, il passa deux doigts de sa main droite entre les deux boutons du milieu, et plaçant gracieusement un autre bras derrière son dos, il semblait demander : Maintenant, me voici, qu’avez-vous à me dire ?

Tel était le père de miss Snevellicci ; il avait été dans la profession depuis l’âge de dix ans, époque à laquelle il jouait les lutins dans les pantomimes. Il chantait un peu, dansait un peu, savait un peu l’escrime, jouait un peu et faisait de tout un peu, mais pas beaucoup. Il avait figuré quelquefois dans le ballet, et quelquefois dans le chœur de tous les théâtres de Londres ; on l’avait toujours choisi à cause de sa figure pour jouer les militaires et les seigneurs muets, et il se présentait si bien en scène que souvent des gens du parterre avaient crié bravo, dans l’idée que c’était un personnage. Tel était le père de miss Snevellicci, que des envieux accusaient de battre parfois la mère de miss Snevellicci. Cette dame était encore danseuse. Elle était placée en ce moment comme sur la scène, sur le second plan.

Nicolas fut présenté à ces braves gens avec beaucoup de formalités. Puis le père de miss Snevellicci, parfumé d’une odeur de grog, dit qu’il était charmé de faire la connaissance d’un comédien d’un talent aussi élevé, ajoutant qu’il n’en avait pas rencontré de pareil depuis les débuts de son ami Glavormelly.

— L’avez-vous vu, Monsieur ? — Jamais, répondit Nicolas. — Vous n’avez jamais vu mon ami Glavormelly, Monsieur ! alors vous n’avez jamais vu jouer. Ah ! s’il avait vécu… — Il est mort ? interrompit Nicolas. — Oui, Monsieur ; mais il n’est pas enterré à Westminster, et c’est une honte.

En disant ces mots, le père de miss Snevellicci se frotta le bout du nez avec un mouchoir de soie jaune, et donna à entendre à la compagnie que ces souvenirs lui étaient bien pénibles.

Cependant le lendemain, des affiches ornées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel apprirent au public, en lettres affligées de toutes les déviations possibles de l’épine dorsale, que M. Johnson aurait l’honneur de jouer le soir pour la dernière fois, et qu’il était bon de se procurer des places à l’avance si l’on ne voulait rester à la porte. C’est dans l’histoire dramatique un fait remarquable, mais bien constaté, qu’il est inutile de songer à attirer des spectateurs au théâtre, si l’on ne commence par leur persuader qu’ils n’y entreront jamais.

En entrant le soir au théâtre, Nicolas fut un peu intrigué de l’agitation inusitée qui régnait sur tous les visages ; mais il en sut bientôt la cause, car avant qu’il put adresser une question, M. Crummles s’approcha, et d’une voix émue lui apprit qu’il y avait aux loges un directeur de Londres.

— C’est la renommée du phénomène qui l’amène, Monsieur, dit Crummles, attirant Nicolas vers le trou de la toile pour lui montrer le directeur de Londres. Je n’ai pas le moindre doute à ce sujet… le voilà ; c’est cet homme en redingote et sans col de chemise. Elle aura dix livres par semaine, Johnson ; elle ne montera pas sur les planches de Londres pour un liard de moins. J’exigerai qu’on engage madame Crummles avec elle, moyennant vingt livres par semaine pour les deux, et je me faufilerai moi-même avec mes deux garçons : on aura toute la famille pour trente livres ; c’est une affaire d’or. Mais il faut nous prendre tous ; nous sommes inséparables. Trente livres par semaine, Johnson, c’est trop bon marché.

Nicolas répondit que ce n’était assurément pas cher, et M. Vincent Crummles, prenant d’énormes prises de tabac pour se distraire de son émotion, courut dire à madame Crummles qu’il avait complètement réglé les seules conditions acceptables, et qu’il était décidé à ne pas en rabattre un liard.

Lorsque tout le monde fut prêt et la toile levée, l’agitation causée par la présence du directeur de Londres fut mille fois plus considérable. Chacun savait positivement que ce directeur venait spécialement pour le voir jouer, et tous étaient en proie aux angoisses de l’attente. Quelques-uns de ceux qui ne jouaient pas dans la première scène se placèrent dans les coulisses et tendirent le cou pour voir le directeur ; d’autres se glissèrent dans les avant-scènes, pour le reconnaître de là. Une fois, le directeur sourit des grimaces du paysan comique.

— Très-bien, dit M. Crummles à celui-ci, lorsqu’il rentra dans la coulisse, on vous emmènera à Londres samedi soir.

Ainsi tout le monde ne vit de spectateur qu’un seul individu ; tout le monde joua pour le directeur de Londres. Quand M. Lenville, dans un soudain accès de colère, appela l’empereur mécréant, et mordit ensuite son gant en disant : Dissimulons, au lieu de regarder les planches d’un œil sombre et d’attendre ainsi sa réplique, comme il est convenable de le faire en pareil cas, il tint les yeux fixés sur le directeur de Londres. Quand miss Bravassa chanta sa chanson à son ami, qui, selon l’usage, se tenait prêt à lui prendre la main, au lieu de se regarder l’un l’autre, ils regardèrent le directeur de Londres. M. Crummles ne mourut absolument que pour lui ; et quand, après une pénible agonie, deux gardes vinrent emporter son cadavre, on le vit ouvrir les yeux et regarder le directeur de Londres. Enfin, on s’aperçut que le directeur de Londres s’était endormi, et dès qu’il fut éveillé, il s’en alla. Alors toute la troupe accabla de reproches le malheureux comique, en déclarant que sa bouffonnerie était la seule cause de ce malheur, et M. Crummles lui dit que sa patience était à bout, et qu’il le priait de s’engager ailleurs.

Tout ceci divertit beaucoup Nicolas, sincèrement satisfait qu’avant qu’il entrât en scène le grand homme eût disparu. Il expédia de son mieux les deux dernières pièces, et fut reçu avec une faveur sans bornes et des acclamations inouïes, comme le dirent les programmes du lendemain, qu’on avait imprimés deux heures avant la représentation. Puis il prit le bras de Smike, et alla se coucher.

La poste du lendemain apporta une lettre de Newman Noggs, très-courte, très-sale, très-étroite, très-barbouillée et très-mystérieuse, qui pressait. Nicolas de revenir à Londres immédiatement, de ne pas perdre un instant, de s’y trouver le soir même s’il était possible.

— J’y serai, dit Nicolas. Dieu sait que j’ai cru devoir rester ici contre ma propre volonté ; mais j’ai lardé trop longtemps. Qu’est-il arrivé ? Smike, mon brave ami, prenez ma bourse, faites nos paquets, payez nos petites dettes, et nous arriverons à temps pour prendre la voiture du matin. Je vais leur dire que nous partons, et vous rejoindrai à l’instant.

Il prit son chapeau, courut au logis de M. Crummles, et se fit ouvrir en frappant à coups redoublés ; puis il monta sans cérémonie, entra dans le sombre salon, et trouva les deux jeunes Crummles qui s’étaient levés brusquement et s’empressaient de s’habiller, dans l’idée qu’il était minuit et que le feu était à la maison voisine.

Avant qu’il eût le temps de les désabuser, M. Crummles parut en robe de flanelle et en bonnet de nuit, et Nicolas lui expliqua brièvement que des circonstances imprévues le forçaient de se rendre à Londres immédiatement.

— Adieu donc ; adieu, adieu.

Il était déjà descendu avant que M. Crummles se fût suffisamment remis pour lui crier :

— Et nos affiches qui sont posées !

— Je n’y puis rien, gardez ce que je peux avoir gagné cette semaine, et si cette indemnité ne vous suffit pas, dites-le-moi : vite, vite ! — C’est arrangé ; mais ne pouvez-vous donner encore une représentation ? — Impossible ; je ne resterai pas une heure, pas une minute de plus, répondit Nicolas avec impatience. — Ne vous arrêterez-vous pas pour dire quelque chose à madame Crummles ? demanda le directeur en le suivant jusqu’à la porte.

— Je ne m’arrêterai pas, fût-ce pour prolonger ma vie d’une vingtaine d’années. Donnez-moi donc la main, et recevez mes sincères remerciements. Oh ! pourquoi me suis-je amusé ici !

Il accompagna ces paroles d’un trépignement d’impatience, détacha sa main de l’étreinte du directeur, et, s’élançant rapidement dans la rue, fut perdu de vue en un instant.

Smike avait fait diligence, et tout fut bientôt prêt pour le départ. Ils prirent à peine le temps de manger un morceau, et en moins d’une demi-heure ils arrivèrent tout essoufflés au bureau de la voiture. Il leur restait quelques minutes, et, après avoir retenu des places, Nicolas entra chez un fripier voisin, et acheta à Smike une redingote.

Comme ils couraient à la voiture, à laquelle les chevaux étaient attelés, Nicolas ne fut pas médiocrement étonné de se sentir tout à coup étreint dans un violent embrassement qui faillit le renverser ; et sa surprise ne diminua pas en entendant la voix de M. Crummles qui s’écriait :

— C’est lui !… Mon ami, mon ami ! — Bon Dieu ! s’écria Nicolas en se débattant dans les bras du directeur, qu’avez-vous ? qu’avez-vous ?

Le directeur ne répondit pas, mais le pressa encore contre son cœur en disant :

— Adieu ! mon noble enfant ! mon enfant au cœur de lion !

Le fait était que M. Crummles, ne pouvant perdre l’occasion d’une scène dramatique, était sorti tout exprès pour prendre publiquement congé de Nicolas. Pour rendre ses adieux plus imposants, il prodiguait à l’infortuné Nicolas une multitude d’embrassades de théâtre, dans lesquelles, comme l’on sait, celui ou celle qui embrasse appuie le menton sur l’épaule de l’objet de son affection et regarde pardessus. M. Crummles s’en acquittait selon toutes les meilleures règles du mélodrame, en tirant en même temps des pièces en vogue les formes d’adieu les plus douloureuses dont il pouvait se souvenir. Ce n’était pas tout, car l’aîné des fils Crummles infligeait à Smike une pareille cérémonie, et le jeune Percy Crummles, drapé théâtralement d’un petit manteau de camelot, se tenait à l’écart dans l’attitude d’un garde prêt à conduire les victimes à l’échafaud.

Les spectateurs rirent de bon cœur, et Nicolas, prenant son parti, rit aussi quand il fut parvenu à se dégager. Il alla au secours de Smike étonné, grimpa sur l’impériale après lui, et, pendant que la voiture roulait, envoya un adieu à tous.