Nicette et Milou/Le Grand Milou/13

Calmann-Lévy (p. 284-296).


XIII


Il est trois heures du matin. Dans le brouillard épais d’une nuit de décembre, le bourg d’Hautefort est endormi. Sous la halle proche du Lion d’or, « homme bourru » est caché dans un coin, derrière les planches qui servent aux jours de foire à dresser les bancs des marchands forains. Il épie la maison d’en face où pend cette enseigne : Clavery, traiteur ; on loge à pied et à cheval.

Une lumière paraît à travers l’imposte de la porte de la cuisine, et un homme portant une lanterne sort et va vers une écurie voisine ; c’est le vieux Marsalet, l’huissier des tailles. Ayant donné la civade à la jument du collecteur, il l’étrille, la selle, et puis monte au bureau. Pendant ce temps, Milou, les souliers enveloppés de chiffons, sort de sa cachette et se glisse sans bruit dans l’écurie. Derrière la porte il attend. Lorsque Marsalet redescend avec le porte-manteau de cuir contenant l’argent du fisc qu’il va porter à la Recette générale, Milou lui plante son grand couteau de Nontron dans la gorge. Un soupir rauque étouffé par le sang, et le malheureux tombe. L’assassin ramasse le lourd porte-manteau, tire la porte et s’en va. Il descend le petit chemin du Charreyrou qui traverse le vallon de la Beuse et remonte vers Chasseins. Arrivé sur la lisière des Bois-Lauriers, précisément à l’endroit où la petite Nicette se déroba un jour à M. Rudel, il entre sous les taillis et va ressortir dans les prés de la Chabroulie pour regagner sa tanière.

Au petit jour, vers six heures et demie, Clavery se lève, et voyant de la lumière dans l’écurie, se dit : « Ce jean-foutre de Marsalet n’a pas « tué » la lanterne en partant ! » Il va et trouve le pauvre porteur de contraintes étendu sur le pavé, dans le sang, mort.

Ainsi que toute mauvaise nouvelle, la chose se sait rapidement. Le premier instruit, comme de juste, c’est le percepteur qui est cloué dans son lit par la goutte. Il crie, tempête, jure et envoie prévenir le maire et le juge de paix. Ceux-ci se lèvent vitement, viennent à l’écurie et constatent que Marsalet est mort et que le porte-manteau a disparu.

— Celui qui a fait le coup a un rude toupet ! dit le maire.

— Et une solide poigne, ajoute le juge en examinant le coup qui a tranché la gorge du pauvre Marsalet.

Parmi les gens accourus, tout de suite on se dit : c’est « l’homme bourru » !… le même qui assassina le marchand de Saint-Yrieix et vola Bardissou et les autres…

Pendant que les curieux assemblés confabulent entre eux, le maire expédie un homme à cheval prévenir les gendarmes, et en attendant leur venue, avec le juge ils font des suppositions.

En ce même moment, le grand Milou, au fond de la galerie, ayant ouvert avec un clou le cadenas qui ferme la chaîne passée dans les anneaux du porte-manteau, compte l’argent volé. Il tire quatre sacs de mille francs en écus, puis des rouleaux d’or : un, deux, trois… il y en a trois, plus dans un petit sachou de coutil quelque monnaie d’appoint, pièces blanches et sous. Dans un vieux portefeuille il y a aussi trois papiers fins avec des images dessus : ce sont des billets de banque de mille francs.

La vue de cette fortune fascine l’assassin. Avec ce qu’il a volé au marchand de Saint-Yrieix, ça fait tout près de douze mille francs ! Il regarde ces rouleaux, ces sacs, et sourit en songeant à tout ce que ça représente d’orgies et de débauches. À l’égard des volés, des assassinés, bien loin d’avoir le moindre remords, il ne pense même pas à eux.

Puis il se dit qu’il est nécessaire de filer au loin. S’il dépensait tout cet argent à Périgueux, de suite il serait pris. Mais auparavant, il faut laisser s’amortir le bruit du crime et l’ardeur des premières recherches…

Tout ça n’est pas trop mal ratiociné ; seulement à Hautefort on raisonne aussi. Le maréchal des logis venu grand’erre avec ses gendarmes, est enfermé en compagnie du maire et du juge de paix, et tous trois échangent leurs vues.

D’abord, on parle de ce gueux de Verdil. Mais le maire assure qu’il n’a pas assez d’estomac pour faire un coup pareil. Et puis, tous les volés s’accordent à dire que « l’homme bourru » est de grande taille…

N’importe ; le juge pense que ce coquin pourrait savoir quelque chose, et l’envoie quérir par deux gendarmes.

Pendant ce temps il fait part de ses soupçons. Il y a dans le pays un garçon très grand, très fort, de pas trop bonne réputation, qui disparaît justement lorsqu’il se commet un crime…

— Vous voulez dire le grand Milou ? demande le maire.

— Oui… précisément.

— Hé !… ma foi !….

En ce moment on introduit Verdil, et le juge l’interroge.

— Où étais-tu cette nuit ?

— Chez nous, couché.

— Sais-tu où est le grand Milou ?

Il ne sait ; seulement l’autre lui a dit qu’il allait à Limoges, rejoindre un marchand de bœufs qui l’avait embauché comme toucheur.

— Et où l’as-tu vu pour la dernière fois ?

— Ici, chez la Mémy.

— De quoi avez-vous parlé ?

Il ne se souvient pas.

— Il faut te appeler… allons !

Ils ont parlé de choses et d’autres…

— Quelles sont ces choses ? de qui avez-vous parlé ?

Tout ça est embêtant. Verdil sait bien qu’on ne peut pas l’accuser de l’assassinat ; seulement cette nuit même il a volé des oies qu’on gorgeait, et il a peur… aussi il se décide et avoue qu’il a été question du collecteur.

— Et qu’en avez-vous dit ?

— Qu’il devait y avoir chez lui un joli nid d’écus.

— Et vous n’avez pas parlé de ce qu’on faisait de ces écus ?

— Si bien… qu’on les portait à Périgueux… Marsalet, quand le collecteur avait ses douleurs…

— Et il a été question de l’époque ?

— Oui… que c’était vers le vingt-cinq ou le vingt-six du mois.

— C’est toi qui as dit ça ?

— Oui…

— C’est bon… qu’on le garde dans le prétoire.

« Ce doit être ce chenapan de Milou, » disent-ils tous trois à la fois, lorsqu’ils sont seuls.

— Mais où se cache-t-il ?

— Probablement du côté de l’Hermitage… C’est cette vieille coquine de Légère qui le nourrit… dit le juge.

— Il pourrait se cacher dans la « croze » au-dessus de la Jalovie… ou dans le Trou-du-cheval… opine le maire.

— Nous allons voir.

— Il faudrait emporter des mèches soufrées, fait observer le maréchal des logis.

— Envoyez-en chercher pour mon compte chez Demaret, répond le maire.

Puis il va quérir sa jument. Le juge en fait autant, et tous deux partent avec le maréchal des logis et deux gendarmes.

De la grotte de la Jalovie et de celle du Trou-du-cheval, les mèches soufrées font sortir des renards, mais point Milou.

Tous remontent à cheval et vont à l’Hermitage, chez la Légère.

La vieille n’y est pas ; la petite Suzou seule est devant la porte, bien épeurée de voir tout ce monde, mais elle ne le donne pas à connaître…

— Où est le grand Milou ? lui demande brusquement le juge en patois.

Elle fait l’étonnée… Milou !… il y a plus de quinze jours qu’elle ne le vit.

— Il est caché par ici, et c’est toi qui lui portes à manger !

— Non, monsieur…

Après un long interrogatoire, le juge conclut :

— Puisque tu ne veux pas parler, je te vais faire mettre en prison par les gendarmes !

La petite ne répond pas ; alors sur un signe, le maréchal des logis la prend par le bras.

— Veux-tu dire où est Milou ?

— Je n’en sais du tout rien.

Devant cet entêtement on la lâche, et toute la troupe s’en va vers les puits où travaillent les mineurs.

Aussitôt qu’ils sont hors de vue, la petite court de toutes ses forces vers le Bois-des-Loups et arrivée au bord du puits, se penche et appelle sourdement :

— Milou !

Celui-ci vient à l’entrée de la galerie.

— Les gendarmes te cherchent et aussi des messieurs…

— Où sont-ils ?

— Du côté des puits de la demoiselle.

— C’est bon, je n’ai pas de meilleure cache… retourne-t’en.

Et ayant bien ramené les ronces devant l’ouverture de la galerie, il se retire.

Là-bas, les mineurs n’ont pas vu le grand Milou depuis longtemps. Le juge les interroge sur les anciens puits où l’on pourrait se cacher.

Les hommes se regardent… puis un vieux mineur dit :

— Du côté d’Ecoussac, peut-être, ou bien dans le Bois-des-Loups.

Menez-nous-y.

Arrivés au bord du puits, tous rangés autour, regardent. Rien ne décèle la présence d’un homme. Le fond du puits est plein de feuilles mortes.

— Il n’est pas là, dit le maréchal des logis. Des ronces ont poussé devant l’ouverture de la galerie.

Tous sont de cet avis ; ils examinent encore un instant et vont s’en aller.

— Eh ! fait le juge, ne nous pressons pas tant ! Regardez là, de ce côté, ce trou fait pour descendre. Je vois sur la castine une marque de clous de souliers assez fraîche.

— C’est vrai ! vous y voyez clair, monsieur le juge !

On fait descendre le vieux mineur avec des mèches soufrées et des allumettes.

— Vous les mettrez à l’entrée de la galerie.

Les mèches allumées, le mineur remonté, tous écoutent. Dix minutes se passent, les mèches vont s’éteindre, lorsque l’on entend tousser.

— Le renard y est ! s’écrie le maréchal des logis.

Un instant après, on voit débouler à travers les ronces, le grand Milou qui tombe sur la feuille à moitié suffoqué.

Dix minutes après il gît sur la palène, solidement enchaîné aux mains et aux pieds. Se voyant pris, couché en joue par les mousquetons des gendarmes, il s’est décidé à monter. Fouillé incontinent, on trouve sur lui son couteau avec du sang dans la rainure.

Ayant laissé passer la fumée du soufre, le mineur redescend avec un gendarme qui a quitté son fourniment.

D’abord ils tirent du fond de la galerie la peau de bique, le masque et les mitaines de peau de lièvre.

C’est « l’homme bourru » !

Puis avec un petit piochon au manche court qui sert à Milou, le mineur cherche, et sous la fougère trouve un endroit où la terre a été fraîchement remuée. Il creuse et tire de là le porte-manteau plein d’argent et la ceinture du marchand.

— Avec son couteau, en voilà de reste pour le faire guillotiner ! dit le gendarme.

Et sans chercher davantage ils remontent tout ça en haut.

— C’est toi qui as assassiné le marchand, puis Marsalet ? demande le juge.

Milou, étendu sur l’échine ne répond pas.

Une heure après, attaché sur un mulet comme un sac de blé, il arrive à Hautefort au milieu des gendarmes, et suivi d’une troupe de monde parmi laquelle la petite Suzou qui pleure.

Mis en présence du cadavre de Marsalet, l’assassin ne bronche pas ; il semble indifférent à tout ce qui se passe.

Comme la nuit est proche, les gendarmes gardent leur prisonnier dans le cabinet du greffier, et, le matin l’emmènent.

Lorsqu’il sort, la petite Suzou, à moitié gelée pour avoir couché à la porte de la Justice de paix, comme un pauvre chien, s’attrape aux jambes de son grand ami, pleurant et criant :

— Ô mon Milou ! mon Milou !

Lui la regarde sans ciller, froidement presque :

— Va-t’en, Suzou, dit-il, tes larmes n’y feront rien.

Cependant, on fait lâcher prise à la petite, et les mains enchaînées, la corde au cou entre les gendarmes, le maréchal des logis derrière, toutes les armes chargées, l’assassin suit le chemin de Périgueux que pour la première fois il fit, tantôt vingt ans il y a, dans les bastes de la bourrique de l’Audète.