Nicette et Milou/La Petite Nicette/08

Calmann-Lévy (p. 67-75).


VIII


Un matin, revenant de par les terres, dans le « coderc » communal traversé par le chemin de Bonnefond, Jean avise la Nicette gardant son cochonnet et sa chèvre. Car le grandissime désir de la Guillone d’avoir une chèvre a pu se réaliser au moyen des gages de la petite. Les « boucatiers » prétendaient bien ne rien payer, sous prétexte du brusque départ de la drole ; mais M. Rudel a parlé, il leur a fallu payer le temps qu’elle est restée chez eux.

Le cochon n’est pas gros, il est à peine « dététiné » de la mère « gore » ; ça n’est qu’un petit « nourrain ». Mais si Dieu lui prête vie, il deviendra « gourettou », puis « gouret », ensuite « tessillou », puis « tessou ». Après il passera « gagnou », lorsqu’il « profitera », qu’il « gagnera » beaucoup, et enfin « por », lorsqu’il sera bon à mettre au couteau. Mais pour le pousser jusque-là, il faut bien des affaires : des pommes de terre, des raves, des châtaignes, de la farine de blé d’Espagne, toutes choses dont la Guillone est mal garnie. Tant que le petit cochon pourra se contenter d’herbes crues ou cuites, elle le gardera. Lorsqu’il sera « gouret », ou « tessillou » tout au plus, elle le mènera en foire et gagnera dessus trois ou quatre écus : ainsi les pauvres sont obligés de « s’aisiner » pour vivre.

Dans ce moment, Jean ne pense pas à la richesse du patois périgordin à l’endroit de cette pauvre bête, tant méprisée de son vivant et tant prisée après sa mort… Non, ce qui occupe Jean, c’est qu’un homme est là, tenant son cheval par la bride, qui parle à la Nicette, et cet homme est son père.

Il passe sans mot dire, ce qui n’est pas trop honnête, et même sans répondre au : « Bonjour, monsieur Jean », que lui donne une douce petite voix. C’est qu’il est coléré, tellement que, s’il ouvrait la bouche, il dirait de dures paroles… Un peu plus loin, il s’arrête, et après que son père, remonté à cheval a continué vers Bonnefond, il revient au coderc :

— Que te disait mon père, Nicette ?

— Rien… monsieur Jean, — fait-elle en rougissant.

— Lorsqu’on parle, on dit quelque chose.

— Vous savez bien comment il est…

Ah ! oui, il le sait ! et c’est justement ça qui le colère.

— Entends-moi bien, Nicette ! n’écoute pas cet homme ! (cet homme !…) il t’arriverait malheur… et puis à d’autres aussi !

À la manière dont il a dit ceci, sourdement, en la regardant, la petite sent les larmes lui venir aux paupières.

— N’ayez crainte de ça, monsieur Jean !

— Il ne faut pas te trouver sur son chemin… garde-toi de lui comme d’un chien fou… tu me le promets ?

Si elle le promet ! Je crois bien ! La seule présence de M. Rudel la transit, et le regard de ses yeux brillants la « hontoie ».

Rasséréné un peu, Jean la contemple avec grande affection et s’on va :

— Adieu, mignonne !

Eh bien, Jean a tort de craindre, du moins pour le moment. M. Rudel n’est pas de ceux qui aiment les fruits verts : il n’a pas besoin de ce ragoût. Il les aime à leur maturité, fermes et juteux. Il aime les filles faites, charnues, bien rablées, solides, telles qu’il les faut à un fier homme comme lui. Une jolie figure, de beaux yeux avec un corps grêle, des formes délicates, à peine accusées, tout cela n’est pas son fait. Adonc la petite Nicette, qui est dans ses quinze ans et demi, un peu mince, maigrelette, ne risque rien quant à présent : M. Rudel lui donne le temps de venir en bon point. Elle est là, sous ses yeux, à deux pas ; il se dit qu’elle ne peut lui échapper et ne se presse pas, ne voulant gâter son plaisir futur. Dans les alentours, il a toujours comme ça deux ou trois jolies drolettes en mue qu’il a remarquées, et dont il surveille la croissance. Lorsqu’elles se trouvent sur son chemin, il les « amignarde » de paroles, et leur baille deux sous pour acheter un « tortillon », le dimanche, devant la porte de l’église. Quelquefois il leur touche bien le « babignou », qui est à dire le menton, histoire de les apprivoiser, mais c’est tout. Puis, une fois d’âge compétent, bien venues, bien en chair, fortes, et idoines à faire l’amour, si elles sont restées gentes, et que quelque galant ne les ait pas détournées, il les prend comme chambrières. Pour celles qui n’ont que la beauté du diable, elles vaudront toujours bien une passade.

Mais Jean ne raisonne pas sur tout cela. Il voudrait que son père ne regardât même pas la petite Nicette : il lui semble que ce regard convoiteux soit une salissure.

Quoiqu’il ait confiance en la drole, comme il n’en a aucune en son père, il ne la perd guère de vue. Par son conseil, la petite ne mène pas ses bêtes le long des chemins où M. Rudel est coutumier de passer, mais au milieu des terres en jachère, dans les friches pleines de ronciers où broute la chèvre, sous les chênes de bordure où le porcelet trouve la glandée.

Souventes fois, tandis qu’elle file sa quenouille, il survient là, tout d’un coup, ainsi qu’un champignon, et lui parle un moment. De quoi ? point n’est difficile de le dire : de la pluie et du beau temps, des apparences de la récolte, des travaux de la saison… avec quelque gentille parole amiteuse par-ci, par-là.

Il est très bon, ce Jean, bon comme du pain de fine fleur de froment, et ça lui fait grand’peine de voir la Nicette et sa mère nourrice si pauvres que la petite en pâtit des fois peut-être. Aussi s’ingénie-t-il à leur venir en aide sans qu’on s’en donne garde. C’est un panier de haricots, une « quarte » de blé, un sac de châtaignes, et autres choses comme ça qui leur aident à vivre. À la saison, elles vont glaner dans les retoubles et « hallebotter » dans les vignes de la réserve, et, en cachette, il s’arrange de telle manière qu’elles trouvent des javelles oubliées au bout du sillon et des grappes laissées au cep. Il voudrait faire plus, le brave cœur, mais il n’ose. Ce n’est pas qu’il ne soit libre, ayant tout le gouvernement du bien, car M. Rudel ne s’occupe de la terre que pour ensacher les écus qui en proviennent et les placer sur bonnes hypothèques ou autrement. Mais c’est que, si l’on voyait la Guillone un peu trop à son aise, on en babillerait, et il ne manquerait pas de mauvaises langues pour dire que c’est la Nicette qui affane toute cette chevance à la peine de son corps. Il voudrait bien leur faire gagner de bonnes journées en les occupant à des petits travaux point trop pénibles, tels que les fenaisons, les vendanges, la cueillette des haricots et du blé d’Espagne ; mais les journaliers mâles et femelles sont nourris par le maître, et pour rien au monde il ne veut que la petite Nicette mette le pied dans la maison.

Ça lui ferait plaisir pourtant de l’avoir là, tout près de lui, à la grande table de la cuisine, car il ne vit pas avec la famille au « salon à manger ». Comme les heures des repas, déjeuner, dîner, « merenda », souper, sont différentes pour les « messieurs » et les domestiques et journaliers à cause de l’ouvrage, Jean, qui travaille avec ceux-ci, a pris l’habitude de vivre avec eux, ainsi que ça se faisait autrefois chez les moyens propriétaires faisant valoir, et comme ça se fait encore dans quelques maisons où se sont conservées les vieilles coutumes.

Et puis, pour dire la vérité, il ne tient pas à tabler en face de son père.

Il le fait bon voir, Jean, au bout haut de la table, comme le maître, servant à chacun sa pitance et ayant soin que la bonne piquette ne manque pas. Ça n’est pas lui qui la ferait gâter pour qu’on en boive moins, comme ça se fait quelquefois dans des maisons sentant la lésine. Et même, lorsqu’au temps des fenaisons et des métives on a peiné fort, il fait apporter quelques pintes de vin pour donner du cœur au ventre à ses travailleurs. Lui, mange même pain, soupe et ordinaire et boit même piquette ou vin qu’eux. Comme il dit, il n’est pas d’une espèce différente que ses hommes et n’a point besoin d’une autre nourriture qu’eux. Toujours bon, attentif, il veille à ce que chacun mange à sa faim et s’en aille bien réfectionné.

Aussi tous l’aiment fort. Les garçons, petits et grands, sont à son commandement, corps et âme et se mettraient au feu pour lui. Quant aux droles, il n’en est point qui ne l’écoutât s’il voulait leur en conter. Mais pour lui il n’y a qu’une fille dans « la franchise de Chasseins » et dans tout le monde de dessous le soleil.