Ne nous frappons pas/Working-Car

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 269-274).

WORKING-CAR

Au cours de ce dernier été (ou du pénultième, je ne saurais préciser), M. Tristan Bernard racontait plaisamment que le personnel des chemins de fer mettait une touchante ardeur à exposer, hermétiquement clos, ses wagons aux plus torrides rayons du soleil, en espoir, disait-il, qu’il leur en resterait quelque chose, l’hiver venu.

La boutade de notre opulent confrère n’était exacte que dans la proportion de cinquante pour cent, car si les wagons sont brûlants pendant l’été, il ne leur en reste absolument rien, comme il dit, à l’époque, si cruelle aux miséreux, des frimas.

Passe encore pour les premières et les secondes classes ; mais songez un peu aux pauvres gens forcés de passer de longues et inconfortables heures dans ces glacières roulantes qui s’appellent des wagons de troisième classe de trains-omnibus.

… Le hasard fit que je rencontrai, dernièrement, une assez grosse légume appartenant à certaine Compagnie de chemins de fer qu’il ne me sied point de nommer aujourd’hui.

Comme je lui demandais quand il se déciderait enfin à chauffer les troisièmes classes :

— Jamais ! s’écria-t-il fortement.

— Votre cœur est d’acier trempé.

— N’en croyez rien, cher ami, et non seulement nous ne chaufferons pas nos voitures de troisième classe, mais encore nous sommes décidés à enlever, d’ici peu, les bouillottes qui déshonorent les premières et les secondes.

Déshonorent ! Qu’importe, si elles les réchauffent !

— Connaissez-vous ces belles phrases de Paul Leroy-Beaulieu : « Le calorique que l’homme acquiert par son travail est plus salutaire que celui que lui procure un combustible extérieur. Ce calorique lui confère, en outre, une fierté bien légitime, laquelle n’est point sans accroître encore son degré thermométrique. »

— Très bien dit ! Et alors ?

— Alors, d’après les principes de notre grand économiste national, nous supprimons les bouillottes et nous les remplaçons par des working-cars.

— Des… je n’ai pas bien entendu !

— Des working-cars, c’est-à-dire des wagons où l’on travaillera pour se réchauffer.

Les working-cars, comme l’indique leur nom, participent du véhicule et de l’atelier. Selon ses aptitudes, le voyageur pourra travailler le fer ou le bois, ou bien pétrir du pain ; en un mot, exercer l’industrie qui lui est coutumière, à condition, comme de juste, que cette opération soit réalisable dans de telles circonstances…

— Je comprends, en effet, qu’il ne saurait être question de biner des pommes de terre, par exemple, ou d’extraire de la houille.

— Bien entendu, bien entendu… La Compagnie prélevera un supplément sur les places occupées dans le working-car.

— Et les produits qui résulteront de ce travail ambulant ?

— Reviendront de droit à la Compagnie.

— Ça, c’est du toupet.

— Mon cher monsieur, croyez-moi, le voyageur n’est pas un être bien intéressant. Arrogant, exigeant, encombrant, ce monsieur se croit tout permis. Et si nous n’étions pas là pour penser un peu aux pauvres actionnaires !…

Et ma grosse légume esquissa un large geste d’attendrie pitié.