Ne nous frappons pas/Une nouveauté dans la statuaire

UNE NOUVEAUTÉ DANS LA STATUAIRE

J’ai vu bien des femmes pleurer leur mari défunt, mais jamais avec autant de ferveur que cette pauvre baronne de Plucheuse.

Mais aussi quel bel homme c’était, le feu baron, et si aimable, malgré sa rudesse apparente !

Et colonel de cuirassiers, par-dessus le marché, ce qui ne gâte rien.

La baronne possédait de son cher disparu un buste fort ressemblant, ma foi, du temps qu’il était capitaine.

Ce buste ne lui suffisant pas, la noble femme fit exécuter par un sculpteur en vogue une magnifique statue équestre grandeur nature, représentant son bel officier en grande tenue et monté sur Fleur de zinc, sa jument favorite.

Cette œuvre d’art ornait la pelouse située sous les fenêtres de notre inconsolable veuve, jamais saturée de contemplation.

… Le pieux souvenir des trépassés est sentiment fort louable en soi, mais évitez soigneusement qu’il tourne à la manie, sans quoi les autres personnes perdraient toute pitié pour vous et, même des fois, n’hésiteraient pas à vous tourner en dérision.

Ce fut le cas de Mme de Plucheuse.

Loin de s’atténuer avec le temps, la mémoire du colonel prit, au contraire, chez la baronne, une virulence peu commune : Mon pauvre mari par ci, mon pauvre mari par là !

Sinistre rasoir posthume.

N’alla-t-elle pas, brave et chère femme, jusqu’à s’écrier, un jour qu’on parlait devant elle de cette chose affreuse qui déchire notre chère France (n’insistons pas) :

— Ah ! si le colonel avait encore existé, cette affaire-là ne serait jamais arrivée !

Et l’assistance de ne pouvoir s’empêcher de sourire.

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Il y a quelques semaines, me trouvant dans le pays, j’eus l’idée de pousser jusqu’au château de la baronne, afin de présenter mes hommages à cette touchante et fidèle créature.

La conversation roulait depuis environ une heure sur le sujet que vous devinez tous, lorsque, s’interrompant, elle me confia :

— Mes affaires m’appellent à Paris, mais ce qui m’ennuie dans ce déplacement, c’est la question d’hôtel.

— Il en est pourtant de fort convenables.

— Oui, je sais, mais en trouverai-je dont les appartements soient assez hauts de plafond ?

— Assez hauts… cela dépend de ce que vous appelez assez hauts.

— Parce que, je vais vous dire, je ne veux pas voyager sans la statue de mon pauvre mari.

— La statue ? Pas la statue équestre, pourtant ?

— Mais si.

— Une réduction, alors ?

— Pas du tout, grandeur nature.

Allons, bon ! Ça y était ! La baronne était folle, il fallait s’y attendre.

Quelle idée de trimballer avec soi un groupe en bronze d’au moins vingt mille kilos !

J’essayai de plaisanter :

— Vous n’avez pas peur, baronne, de payer un petit excédent de bagages ?

— Oh ! nullement, vous n’avez pas idée de ce que c’est léger. Cela tient dans une petite valise.

Pauvre bonne femme, tout de même !

Elle ajouta :

— Venez, je vais vous montrer. C’est fort curieux.

Nous passâmes dans une pièce voisine.

D’un placard, elle sortit un paquet dont, tout d’abord, je ne devinai pas la nature, puis elle fit manœuvrer une pompe à pneu.

Pneu à pneu… non, je me trompe, peu à peu, et sous l’action de l’air comprimé, l’amas confus se souleva, et prit une forme que je reconnus bientôt.

C’était la statue du colonel… en baudruche !