Ne nous frappons pas/Les Deux cousins jumeaux

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 303-312).

LES DEUX COUSINS JUMEAUX

Mon groom, après avoir heurté l’huis, pénétra :

— Monsieur, dit-il, y a deux jeunes gens qui voudraient bien parler à Monsieur.

— Comment sont-ils ?

— Ils sont pareils.

— Faites-les entrer.

(Je ne tutoie plus mon groom depuis qu’il porte le ruban d’une médaille de sauvetage, illicite, d’ailleurs.)

Pareils ! Jamais ce garçon n’avait dit si vrai !

Même taille, physionomie identique, costume semblable, ces deux jeunes gens se ressemblaient, ainsi que dit le vulgaire, comme deux gouttes d’eau.

Ils m’apprirent qu’ils étaient artistes, l’un littérateur, l’autre dessinateur et m’exhibèrent quelques spécimens de leur collaboration, très gentils, ma foi, pour de si jeunes gens.

Et puis, ils m’appelaient monsieur le rédacteur en chef[1] avec un respect d’apparence sincère, à moins pourtant qu’ils ne se fichassent tout simplement de ma fiole, ce qui rentre bien dans les mœurs de la jeunesse moderne.

Bref, je fus vite conquis et, de mon air le plus aimable :

— Je n’ai pas besoin, leur souris-je, de vous demander si vous êtes frères jumeaux ?

— Nous sommes, répondit l’un d’eux, mieux que frères jumeaux.

— ??? !!! m’interloquai-je légèrement.

— Mieux que des frères jumeaux ! insista l’autre, nous trouvant être, par-dessus le marché, cousins germains.

Est-ce que les jeunes gens ne s’offraient pas, décidément, ma cafetière ?

— Comment, m’efforçai-je de garder mon calme, deux individus peuvent-ils être à la fois frères jumeaux et cousins germains ?

— Oh ! rien de plus simple !

Et l’un d’eux (le dessinateur, je crois, à moins pourtant que ce ne fût l’écrivain), me narra la curieuse aventure que je condense ainsi :

Un homme (leur père à tous les deux) s’éperdit un beau matin d’amour pour deux jeunes filles jumelles et dont la ressemblance frisait le miracle.

Comme les lois qui régissent actuellement notre pauvre France n’autorisent un monsieur qu’à épouser une femme à la fois, le pauvre homme dut se faire une raison et devenir le mari d’un unique échantillon des demoiselles.

Les jeunes filles, d’âme sans doute analogue, brûlaient pour le jeune homme d’une flamme identique.

La confusion que vous devinez sans peine résulta de cette étrange situation.

Le soir même de ses noces, le demi-mari (ou double, si vous aimez mieux) rendit mères les deux jeunes filles.

… Neuf mois après, dans la même maison, à une heure de différence, deux bébés venaient au monde, deux gros bébés pareils que toute la famille entoura d’une tendresse égale et qui furent élevés botte à botte, si j’ose employer cette expression légèrement militariste à l’égard d’un âge si tendre.

Ce récit m’intéressa, l’avouerai-je ? au plus haut point.

Et je ne me lassais pas d’avoir sous les yeux ces deux types, jusqu’alors ignorés, de ces deux frères germains, doublés de cousins jumeaux.

Le fait me sembla si curieux que je n’hésitai pas à le communiquer à je ne sais plus quel journal.

Peu après, je recevais l’intéressante communication que voici :


« Monsieur,

» Fort occupés depuis quelque temps, ce n’est qu’aujourd’hui que nous prenons connaissance de l’étrange histoire récemment narrée par vous, dans laquelle il est question de deux frères jumeaux qui se trouvent être, par surcroît, cousins germains.

» Ce récit nous a d’autant plus intéressés, mon frère et moi, que nous sommes dans une situation encore plus bizarre que celle que vous signalez.

» Car, entre nous, vous jouez un peu sur les mots : vos deux jeunes gens ne sont pas au sens strict des termes, frères jumeaux.

» Étant nés du même père et deux mères différentes quoique jumelles, ils ne sont que consanguins.

» Nous, nés de la même mère, nous sommes, passez-nous l’expression, utérins, et, par conséquent, véritablement jumeaux.

» Comment nous sommes, en même temps, cousins germains ?

» Ah ! mon pauvre monsieur Alphonse Allais, que voici une sombre histoire bien faite pour arracher maintes larmes à de si jolis yeux !

» Notre père naquit dans des conditions effroyablement tragiques.

» Vous imaginez-vous une pauvre femme enceinte et forcée (son mari était capitaine au long cours et farouchement jaloux) d’accoucher au sein d’un trois-mâts-goëlette en pleine mer[2] par un certain nombre de degrés de longitude et de latitude dont l’indication précise n’ajouterait rien au piquant de l’aventure.

« L’accouchement de la pauvre femme se compliqua de ce regrettable détail, qu’au moment même où notre père voyait le jour (cela se passait, d’ailleurs, par la plus sombre des nuits), un grand steamer américain coupait en deux le trois-mâts-goëlette de notre grand-père.

» Une partie de l’équipage, parmi laquelle, malgré son désespoir, le capitaine, fut sauvé.

» On crut perdus quelques autres canots ou radeaux, dont l’un d’eux avait recueilli le frêle bébé.

» À la suite de quel miracle notre papa fut-il conservé à l’existence ? C’est ce que nous ne nous chargerons pas d’expliquer.

» L’essentiel, c’est qu’il vécut et fut élevé dans la famille d’un brave trafiquant des îles Auckland.

» De son côté, notre grand-père, croyant disparue sa progéniture, se remaria et fit souche d’une nouvelle génération dont, n’oubliez pas ce détail, une petite fille.

» La suite, vous la devinez, cher astucieux !

» Notre père — abrégeons — connut notre mère sans savoir qu’elle était sa sœur, et nous naquîmes bientôt, le même jour.

» Et c’est nous, monsieur, qui sommes les vrais jumeaux, puisque nés ensemble de la même mère, et cousins germains, puisque la mère de mon frère est sœur de mon père, et réciproquement.

» Agréez, etc., etc.

» Signé : Les frères Delacôte. »

Pour enlever à cette communication ce que comporte de pénible toute histoire d’inceste, j’ajouterai que mes renseignements personnels me permettent d’affirmer que les jeunes gens qui signent les frères Delacôte ne sont pas frères jumeaux, ni même cousins germains. De simples relations de cabaret, m’affirme-t-on en haut lieu.


  1. Allusion sans doute au journal le Sourire, dont l’auteur est, en réalité, rédacteur en chef.
  2. Victor Hugo n’aurait pas raté le rapprochement pourtant de mauvais goût : Pleine mère, pleine mer !