Ne nous frappons pas/Le Spectre d’Irma

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 251-256).

LE SPECTRE D’IRMA

— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?

— De quoi s’agit-il ?

— Lis plutôt ce qu’on vient de me remettre.

Le jeune homme me tendit une missive qui semblait avoir été écrite sous une pluie battante, tant l’encre s’y trouvait apâlie et délayée avec, partout, de larges taches d’évidente mouillure à peine séchée.

— Faut-il, s’écria mon ami, faut-il qu’elle ait pleuré, la pauvre Irma, en m’écrivant cette lettre !

— Tu n’es donc plus avec elle ?

— Non, la chère petite ! Trompé par les apparences, je l’ai salement plaquée la semaine dernière. Mais que de remords aujourd’hui ! Lis plutôt.

Je lus :

« Encore une lettre de moi, Émile, mais rassure-toi, c’est la dernière et le service que je viens te demander est le dernier, le bien dernier.

» Oh ! je ne viens pas récriminer, car en nous quittant, tu t’es chiquement conduit avec moi et je ne t’en veux pas de ton erreur, bien excusable, car, en effet, mes cousins de Commercy avec lesquels tes amis m’ont rencontrée ressemblent beaucoup aux gigolos de la rue Lepic que tu m’as si durement reprochés.

» Aussi, je n’insiste pas et je te pardonne ton abandon.

» Malheureusement, Émile, je ne peux pas vivre sans toi et ma résolution de mourir est bien arrêtée.

» Ne cherche pas, pauvre et cher ami, à me détourner de mon idée : tu n’y réussirais pas.

» Tout ce que tu peux faire pour moi, c’est de m’envoyer les vingt-cinq louis nécessaires à l’achat d’une petite concession (tu sais l’horreur que j’ai toujours professée pour la fosse commune) et au règlement d’obsèques que je voudrais, non point luxueuses, mais tout au moins convenables, rapport à ma famille.

» Reçois le dernier merci, Émile, de celle qui n’a jamais eu qu’un amour au cœur.

» Irma. »

Pendant que j’accomplissais cette lecture, Émile étanchait ses pauvres yeux gonflés par l’émotion. Et d’une voix entrecoupée par ce que vous savez :

— Encore une fois, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place ?

— As-tu vingt-cinq louis de trop ?

— On n’a jamais vingt-cinq louis de trop.

— Alors, ne les lui envoie pas.

— Oui, mais dans un cas comme cela…

— Alors, envoie-les lui.

— Si j’y allais moi-même ?

— Tu peux essayer.

Assez curieux de la tournure que prendrait ce sombre drame, je donnai rendez-vous à Émile, afin de dîner ensemble.

Quand le jeune homme entra dans le restaurant, il semblait la statue vivante de la consternation.

— Pauvre petite, pauvre petite ! ne cessait-il de gémir.

Et pour qu’il pût pleurer tout à son aise, nous dûmes prendre un cabinet particulier.

Il me raconta qu’Irma n’avait rien voulu savoir pour vivre davantage.

Son réchaud était là, tout prêt ; une allumette, crac, et ça y serait !

L’émotion d’Émile commençait à me gagner.

Nous bûmes beaucoup.

Nous bûmes même probablement trop, car sous le coup de onze heures, nous faisions au Moulin-Rouge une entrée plutôt mouvementée.

La première personne qui frappa nos regards fut précisément la fameuse Irma !

Irma entourée d’une véritable cour de jeunes gentilshommes montmartrois auxquels il est très vraisemblable qu’elle avait offert leurs si exorbitantes cravates !

Tout ce petit monde semblait fort gai et l’esprit loin du trépas ; Émile était devenu pâle effroyablement.

D’un doigt tragique, il désignait la jeune chahuteuse :

— Le spectre d’Irma !… Le spectre d’Irma !

— Mais non, m’efforçais-je à le rassurer, ce n’est pas le spectre d’Irma, c’est Irma elle-même, en chair et en os, en noce surtout, ajoutais-je spirituellement.

Émile ne voulait rien entendre, et comme il ne consentait pas à mettre une sourdine à ses hurlements de mélo, il fut emmené au poste où, grâce à son tapage, il empêcha, toute la nuit, de dormir MM. les gardiens de la paix.