Négociations commerciales de la France avec la Belgique depuis 1830

NEGOCIATIONS COMMERCIALES


DE LA FRANCE AVEC LA BELGIQUE.





La Belgique occupe sur la carte de l’Europe un territoire peu étendu ; sa population dépassée peine quatre millions d’âmes. Cependant son alliance a un grand prix pour nous. C’est la France qui a le plus énergiquement contribué, dans la conférence de Londres, à constituer le royaume belge ; il est donc naturel qu’elle tienne à consolider son œuvre. En outre, la Belgique est située sur notre frontière la plus vulnérable, qu’elle couvre de sa neutralité, proclamée par le droit public européen. S’il est vrai que cette neutralité ait été reconnue par les grandes puissances comme une garantie contre nous, elle nous donne également, en cas de guerre européenne, un gave de sécurité et un élément de défense. Enfin la Belgique est un pays où la production et la consommation ont atteint un développement très remarquable ; elle figure au troisième rang parmi les peuples avec lesquels nous entretenons des relations de commerce. À ces divers titres, au point de vue politique comme au point de vue commercial, une alliance étroite est également nécessaire à la prospérité des deux pays.

La royauté de 1830 avait sainement compris, dès l’origine, ce grand intérêt. Lorsque la révolution de 1848 eut brisé les liens de famille qui unissaient les deux couronnes, les considérations politiques et commerciales, échappant à la mobilité des passions révolutionnaires, conservèrent toute leur influence. Sin dans le courant de 1852, les gouvernemens de France et de Belgique se virent entraînés à échanger quelques vives paroles, les conseils de la paix ne tardèrent point à prévaloir, et la conclusion récente d’un traité de commerce, signé à Bruxelles le 27 février 1854, vient d’effacer les traces de ces difficultés passagères.

Aujourd’hui on ne compte pas moins de quatre traités ou conventions en vigueur entre la Belgique et la France : un traité de navigation, conclu le 17 novembre 1849 ; une convention littéraire et une convention commerciale en date du 22 août 1852 ; enfin le traité du 27 février 1854. Il n’est pas inutile d’examiner le sens et la portée de ces différens actes diplomatiques. Cet exposé nous permettra de considérer dans leur ensemble les négociations qui ont été, à plusieurs époques, engagées entre les deux gouvernemens, d’apprécier la politique commerciale suivie à Paris et à Bruxelles, et de faire ressortir la gravité des intérêts qui, de part et d’autre, viennent de recevoir satisfaction.


I

Avant la révolution qui triompha à Bruxelles en septembre 1830, le tarif hollandais, appliqué aux produits français sur les frontières de la Belgique, était très rigoureux. Si le gouvernement des Pays-Bas n’avait consulté que l’intérêt de ses anciennes provinces, il serait demeuré fidèle, en matière de législation douanière, aux traditions nationales qui s’étaient de tout temps prononcées en faveur de la liberté des échanges : en effet, la Hollande, nation maritime, pays d’entrepôt et de transit, devait naturellement ouvrir ses ports et ses frontières aux produits étrangers ; mais, après l’annexion des provinces belges, le gouvernement eut à tenir compte des nombreux intérêts manufacturiers qui invoquaient son appui. Les Pays-Bas n’étaient plus seulement une nation maritime ; ils étaient devenus nation industrielle, et ils se virent peu à peu, par la force des choses, conduits à employer, au profit des manufacturiers belges, le mécanisme de la protection. Lors même que les convenances politiques ne leur auraient point conseillé de ménager, dans leurs nouvelles possessions, une industrie qui était née et qui avait grandi sous la domination de l’empire, ils auraient eu un intérêt direct à favoriser en Belgique le développement de la richesse manufacturière, qui devait faciliter sur le marché de la métropole le placement des produits de Java. Il existait donc entre la Hollande et les provinces belges une sorte de contrat, dont l’exécution pouvait blesser les opinions économiques des armateurs d’Amsterdam, mais qui en même temps cimentait par la fusion des intérêts l’alliance des deux peuples que les destins de la guerre et la volonté de l’Europe avaient replacés sous les mêmes lois.

Aussi le cabinet de La Haye s’empressa-t-il de saisir le premier prétexte qui s’offrit à lui pour écarter du marché belge la concurrence française. Les mesures de douane prises par la France en 1822 et 1823 avaient aggravé le tarif des bestiaux et des laines, et les chambres de la restauration ne dissimulaient pas leurs tendances prohibitionistes. Cette politique regrettable, dont aujourd’hui encore nous portons la peine, devait provoquer des représailles. L’Allemagne riposta à la législation de 1822 par l’établissement de droits très élevés sur nos produits. Les Pays-Bas s’émurent de même, et un arrêté du 20 août 1823 dressa contre nous une barrière de prohibitions et de surtaxes que nos principales marchandises ne pouvaient plus franchir. Dès ce moment, les fabriques belges furent énergiquement protégées contre l’industrie française. Telle était la situation en 1830.

Les révolutions, qui bouleversent tant de choses, ne déplacent pas les intérêts. Sans doute, la Belgique se trouvait, dès le lendemain de son triomphe, rattachée à l’alliance française : la France seule était en mesure de plaider avec succès et sans arrière-pensée, dans les conseils de l’Europe, la cause de la nationalité belge ; mais les sympathies politiques ne détruisaient pas l’antagonisme industriel qui existait entre les deux pays. Après comme avant 1830, les tarifs établis par la Hollande en 1823 repoussèrent les marchandises françaises. La révolution qui venait de renverser la domination de la maison d’Orange laissa debout les droits de douane, et l’on vit alors cette anomalie singulière, que de toutes les nations avec lesquelles la Belgique entretenait des relations commerciales, la France, son alliée, la plus intime, était en même temps la plus maltraitée. Ce fut seulement en 1838 que la plupart des dispositions restrictives de l’arrêté hollandais de 1823 disparurent de la législation belge.

Lorsque pour la première fois les cabinets de Paris et de Bruxelles songèrent à négocier un acte diplomatique destiné à asseoir sur des bases durables les rapports commerciaux des deux peuples, on découvrit les difficultés sans nombre qui devaient s’opposer à la réalisation de ce projet, si naturel pourtant et dicté par les considérations les plus évidentes de bonne politique et d’équité mutuelle. D’un côté, la France déclarait qu’elle n’était pas en mesure de lever les prohibitions de son tarif et d’offrir à l’exubérance de la production belge l’écoulement que celle-ci réclamait ; d’autre part, sitôt que nous sollicitions un dégrèvement quelconque en faveur d’un article de notre industrie, les intérêts belges se soulevaient avec indignation ; ils se prétendaient sacrifiés, se posaient en victimes et reprochaient à la France d’exploiter, dans des vues égoïstes, l’influence politique dont elle jouissait à Bruxelles. Ces récriminations étaient assurément fort injustes, car, malgré le maintien de nos prohibitions, la Belgique obtenait en France, pour ses fontes et ses houilles notamment, des avantages de tarif qui contrastaient avec l’élévation exceptionnelle des taxes qu’elle imposait à nos marchandises ; mais elle se sentait forte de sa faiblesse même : ses ministres savaient que le cabinet français ne s’obstinerait pas à exiger des concessions qui auraient pu compromettre la popularité du roi Léopold, en sorte que les négociations, engagées dès 1831, n’aboutissaient qu’à des ajournemens.

On discuta pendant plusieurs années. Fatigués de ne pouvoir s’entendre sur l’échange de concessions partielles, les négociateurs furent amenés à élargir l’horizon du débat et à examiner le projet d’une union douanière. On eut ainsi tranché d’un seul coup toutes les difficultés de détail, en opérant une fusion complète entre les intérêts commerciaux, industriels et financiers des deux pays. C’était une grande pensée. Justifiée par l’exemple du Zollverein, elle se recommandait par la raison politique. Elle donnait satisfaction à la Belgique, qui acquérait pour ses manufactures un marché de trente-quatre millions d’âmes, et elle coupait court aux tendances qui s’étaient plusieurs fois déjà manifestées à Bruxelles en faveur d’une alliance plus étroite avec l’Allemagne. Il y avait en outre, dans la suppression des frontières de douane et dans la communauté du régime commercial, une garantie de bonne entente et d’union qui devait faire tourner complètement à notre profit le principe de neutralité proclamé contre nous lors de la constitution de la nationalité belge. Conçu dès 1835, ce projet fut tour à tour abandonné, repris, ajourné sous la pression des influences si diverses qui, soit à l’intérieur, soit au dehors, s’agitaient en présence d’une telle éventualité. L’Angleterre et l’Allemagne n’étaient pas indifférentes, on le pense bien, à la réalisation d’un plan qui reculait jusqu’à l’Escaut les frontières commerciales de la France. Cependant les deux gouvernemens, d’accord avec les penchans et avec les intérêts dynastiques de leurs souverains, ne se seraient point arrêtés devant les susceptibilités inquiètes des cours étrangères, et tout porte à croire que l’union douanière, eût été définitivement consommée, si l’opposition la plus violente n’était venue de certains partis qui, en France et en Belgique, par des motifs très différens, croyaient apercevoir dans la mesure projetée la source de graves périls. En Belgique, les représentans des principales industries, sauf ceux de la contrefaçon, acceptaient l’union douanière ; mais les politiques prétendaient qu’elle porterait une atteinte à l’indépendance nationale, et qu’elle réduirait le royaume de Belgique à l’état de département français. En France au contraire, les esprits politiques la désiraient ardemment comme une force nouvelle pour le pays, tandis que les industriels la repoussaient de tous leurs efforts, en alléguant qu’elle exposerait les manufactures, et en particulier les usines métallurgiques, à une concurrence mortelle. Il est superflu de reproduire aujourd’hui les argumens qui furent invoqués de part et d’autre au sujet de cette grave question. À deux reprises, en 1840 et en 1842, l’union, triomphant des objections secondaires que les intérêts lui opposaient, fut à la veille d’aboutir ; mais, au moment de signer l’acte, le courage manqua, et rien ne fut fait. Ce fut une lourde faute. Déjà, en 1838, les chambres belges, dans un accès de mauvaise vouloir, avaient refusé de ratifier un traité de navigation que l’on avait conclu à grand’peine, et dont les stipulations paraissaient des plus simples ; en 1842, à la suite du dernier échec subi par le projet d’union, l’opinion publique à Bruxelles, à Gand, à Anvers, pressait le ministère de rompre avec l’alliance française, et de se tourner définitivement vers l’Allemagne.

Ce mouvement de conversion vers le Zollverein était, en effet, représenté comme la solution inévitable de la crise. On reconnaissait que la Belgique, avec son immense production industrielle, ne pouvait se contenter de son propre marché, et qu’elle avait absolument besoin de se procurer au dehors un débouché régulier et considérable. Dépourvue de marine, elle renonçait aux échanges transatlantiques ; il fallait donc qu’elle trouvât ce débouché sur ses frontières, et, la France lui échappant, elle devait nécessairement se retourner vers l’Allemagne. De son côté, le Zollverein, éclairé par l’expérience sur les avantages de l’association, se montrait tout disposé à s’unir intimement avec un pays qui lui offrait, par le port d’Anvers, une ouverture plus directe sur l’Océan. Aussi, bien que cette nouvelle alliance rencontrât également de graves objections, les esprits l’envisageaient assez volontiers, et le gouvernement belge exploitait habilement vis-à-vis du cabinet français l’épouvantait d’une union conclue avec le Zollverein. Une circonstance imprévue vint fort à propos au secours de notre politique.

Par l’ordonnance du 26 juin 1842, le gouvernement français éleva dans une proportion très sensible les droits d’entrée sur les fils et les tissus de lin et de chanvre. Cette mesure était universellement réclamée par notre industrie. Les importations étrangères offraient, depuis plusieurs années, un accroissement très considérable ; de 5 millions de kilogrammes en 1830, elles s’étaient successivement élevées à 15 millions de kilogrammes. L’ordonnance du 20 juin était particulièrement dirigée contre la Grande-Bretagne, où le travail du lin, favorisé par les merveilleux progrès de la mécanique, avait pris un développement extraordinaire ; mais elle frappait du même coup les importations de la Belgique, qui, sans égaler celles de l’Angleterre, concouraient à notre approvisionnement. Elle devait surtout exercer une influence désastreuse sur la situation des Flandres, car ces provinces, autrefois si prospères, étaient presque ruinées par la concurrence récente du tissage mécanique, et la fermeture de notre marché allait plonger leur population dans la plus affreuse détresse. Effrayé, le cabinet belge se rapprocha immédiatement de la France. Il sollicita le maintien de l’ancien tarif pour les fils et les tissus de la Belgique, et il offrit en échange certaines faveurs de douane ou d’accise pour les vins, les soieries et les sels importés de France. De plus, il s’engagea à établir sur les fils et tissus de lin introduits par ses autres frontières un tarif analogue à celui que la France appliquait exceptionnellement aux produits liniers de la Belgique. Tel fut l’objet de la convention du 16 juillet 1842.

Cette convention, signée d’urgence et en face d’un péril pressant, fut critiquée par les industriels des deux pays. En France, les filateurs du département du Nord se plaignirent très amèrement des faveurs concédées à la Belgique. Quant aux Belges, ils faisaient observer que la France, en élevant, par l’ordonnance du 26 juin, le tarif des produits liniers, s’était donné les premiers torys, et que le dégrèvement prononcé par le traité était purement et simplement le retour à un régime dont la Belgique était depuis longtemps en possession ; ils déploraient donc les concessions que l’on venait de nous accorder pour n’obtenir que le maintien d’un ancien tarif ; enfin ils prétendaient que l’obligation d’imposer aux fils anglais un tarif égal à celui que les fils belges rencontraient à la frontière française serait très onéreuse pour les tisserands des Flandres, qui allaient payer plus cher leur matière première. Ces critiques, émanées de l’égoïsme industriel, n’avaient aucune portée. En effet, l’industrie du lin s’était établie assez solidement en France pour n’avoir point à redouter la lutte avec les Flandres ; il lui suffisait d’être protégée contre la concurrence anglaise, la seule qui fût de nature à lui inspirer de légitimes inquiétudes. Pour la Belgique, il était certain que la convention de 1842 lui rendait un immense service en conservant à l’une de ses principales industries un marché qui lui était plus que jamais indispensable, et le cabinet de Bruxelles devait tenir compte des embarras diplomatiques que se préparait le gouvernement français en lui accordant le bénéfice d’un tarif différentiel le lendemain du jour où il avait surtaxé très follement les fils et tissus importés d’Angleterre ; car in était fondé à supposer que le cabinet de Londres, d’ordinaire si susceptible quand les intérêts du commerce sont en jeu, ne verrait pas sans déplaisir cette faveur nouvelle concédée à la Belgique, qui jouissait déjà d’un tarif réduit pour l’importation en France des houilles et des fontes.

La Belgique ne se borna pas à méconnaître les avantages incontestables de la convention ; elle nous devint presque hostile. Dès le mois d’août 1842, elle étendit au Zollverein les dégrèvemens stipulés en faveur de nos produits, et en 1844 elle conclut un traité de commerce avec la Prusse. Dans l’intervalle, elle avait élevé les droits sur les tissus de laine, sans excepter de cette surtaxe les tissus français. L’ensemble de ces actes, et surtout les tendances allemandes du cabinet de Bruxelles, furent énergiquement dénoncés au sein de la chambre des députés, lorsqu’elle fut appelée en 1845 à sanctionner par son vote les clauses douanières contenues dans le traité. Le ministère lui-même avoua que la Belgique n’était point demeurée fidèle à l’esprit qui avait inspiré les négociateurs, et que le traité devait être révisé. La chambre des députés ne ratifia la convention que sous cette réserve, et dans l’intérêt exclusif de notre politique étrangère.

Le traité expirait le 10 août 1846. Dans le courant de 1845, on entama de nouvelles négociations, et un second traité fut conclu le 13 décembre. Les débats qui avaient eu lieu au sein de la chambre des députés imposaient au gouvernement français le devoir d’exiger de la Belgique des conditions plus équitables, et en particulier la suppression de la contrefaçon. Sur ce dernier point, les résistances furent invincibles. Pour les clauses commerciales, on parvint à s’entendre. Le tarif différentiel accordé aux fils et tissus de lin belges fut maintenu, mais seulement pour l’importation de quantités déterminées. Toutefois cette limitation, établie en vue de calmer les inquiétudes de l’industrie française, était, à vrai dire, nominale, car elle dépassait les chiffres que pouvait atteindre, même dans les conditions les plus favorables, l’importation belge. Un dégrèvement pour les machines et mécaniques et pour les ardoises compléta l’ensemble des concessions faites à la Belgique. De son côté, la France obtenait, indépendamment du maintien des clauses de 1842, relatives aux vins et aux soieries, certaines faveurs ou garanties applicables aux sels, aux fils et tissus de laine et de coton.

Ce second traité provoqua en France et en Belgique des objections analogues à celles qui s’étaient déjà produites lors de l’examen de la première convention. Par une fatalité étrange, ces actes, qui étaient destinés à resserrer l’union des deux peuples, ne semblaient propres qu’à soulever des discussions irritantes et à envenimer les rapports mutuels. Et cependant, de part et d’autre, les intérêts les plus essentiels avaient reçu pleine satisfaction : pour la Belgique, l’intérêt des Flandres ; pour la France, l’intérêt politique. Il n’en fallait pas davantage pour justifier un traité qui réalisait à ce double point de vue la pensée des négociateurs, et l’on s’explique difficilement, surtout en présence des échanges prospères qui se maintinrent entre les deux pays, les critiques dont il fut l’objet. Quoi qu’il en soit, les chambres ne consentirent à le sanctionner que pour un terme de six années.

Nous nous bornons à enregistrer le traité de navigation du 17 novembre 1849, qui a stipulé la réciprocité du traitement national pour les marchandises importées dans l’un ou l’autre pays sous les pavillons respectifs, ainsi que la fixation d’un droit de tonnage égal. Ce traité est encore en vigueur. Nous avons hâte d’arriver aux conventions plus récentes qui ont enfin consolidé nos rapports commerciaux avec la Belgique.


II

L’exposé qui précède a fait ressortir les difficultés que rencontrait de 1830 à 1848 la négociation de traités de commerce entre les cabinets de Paris et de Bruxelles. À cette époque, cependant, le bon vouloir des ministres et des souverains n’était point douteux. Il était donc aisé de prévoir qu’à l’expiration du traité de 1845 les mêmes obstacles se représenteraient, et que l’on verrait se réveiller, en Belgique comme en France, les anciennes agitations de l’antagonisme industriel. De plus, la situation politique était bien différente en 1852. Non-seulement la révolution de 1848, en renversant la maison d’Orléans, venait de rompre l’alliance dynastique qui avait si puissamment contribué à maintenir à travers les incidens les plus difficiles la bonne harmonie des relations internationales, mais encore le coup d’état du 2 décembre avait excité en Belgique de vives défiances contre le gouvernement français, et ces défiances s’exprimaient publiquement, dans un langage très hostile, grâce au libéralisme extrême de la loi belge en matière de presse. Les élémens de concorde qui existaient de 1831 à 1848 avaient disparu pour faire place à des sentimens fort opposés. Ce n’est pas tout : l’opinion d’une partie du peuple belge s’était singulièrement refroidie à l’égard des traités de commerce, dont on contestait avec plus ou moins de raison les avantages, et le ministre de l’intérieur à Bruxelles, M. Charles Rogier, ne dissimulait pas son éloignement pour ce genre de conventions. Enfin la France ayant nettement déclaré qu’elle réclamerait désormais, par une clause formelle, la suppression définitive de la contrefaçon littéraire, des influences très puissantes combattaient de tous leurs efforts la reprise de négociations qui pouvaient avoir pour résultat de ruiner une industrie sérieusement décorée du titre pompeux d’industrie nationale.

Dans de semblables dispositions, il n’est pas surprenant que les conférences ouvertes à Paris pour la discussion des bases d’un nouveau traité n’aient point abouti d’abord. Aussi, à la date du 10 août 1852, la convention de 1845 prit fin, et les marchandises pour lesquelles elle avait stipulé un régime de faveur dans l’un et l’autre pays rentrèrent, quant aux tarifs de douane, sous l’application du droit commun. Toutefois, en même temps qu’on laissait tomber le traité de 1845, on signa, le 22 août, deux arrangement ayant pour objet, l’un de consacrer dans chaque pays le principe de la propriété littéraire et artistique ; l’autre, d’accorder à la Belgique, à titre de compensation, des dégrèvemens de tarifs sur le houblon, les bestiaux et certains tissus de laine. La question de la contrefaçon, si longtemps ajournée, se trouvait donc tranchée malgré l’opposition des représentans de la typographie belge.

Dans la pensée du cabinet de Bruxelles, la signature de ces deux arrangemens, si limités qu’ils fussent, devait clore les négociations ; dans la pensée du gouvernement français, elle n’était au contraire qu’un acheminement vers une entente générale. Cette dissidence d’appréciation s’explique par la situation différente que créait à la France et à la Belgique l’application réciproque du droit commun en matière de tarifs En effet, les produits français, ayant à supporter en Belgique les droits du tarif général, allaient être moins favorablement traités que les marchandises allemandes ; au contraire les principaux produits de l’importation belge en France, les fontes et les houilles, demeuraient, comme par le passé,en possession de droits différentiels qui leur facilitaient l’entrée sur notre marché, évidemment les conditions n’étaient pas égales, et l’équilibre se trouvait complètement rompu au préjudice de la France.

Aussi, dès le 9 septembre, M. le ministre des affaires étrangères invitait M. Firmin Rogier, ministre du roi des Belges à Paris, à lui faire connaître « si le cabinet de Bruxelles était disposé à replacer immédiatement les rapports commerciaux des deux pays sous le régime du traité de 1845, sauf à discuter ultérieurement les mesures destinées à améliorer ou à étendre les clauses douanières renfermées dans ce même traité. » M. Drouyn de Lhuys ajoutait que, si cette ouverture était repoussée, il se verrait forcé de modifier, à l’égard des houilles et des fontes belges, le système de taxes établi dans la zone de notre frontière du nord. Cette mise en demeure, qui ne tarda pas à être suivie d’effet (décret du 14 septembre), fut le point de départ d’une correspondance très aigre entre M. le ministre des affaires étrangères et M. Firmin Rogier[1]. Le gouvernement belge affecta de s’en montrer fort surpris. La modification du système des zones devait être évidemment considérée comme un acte hostile ; or la Belgique pouvait-elle s’attendre à cette déclaration de guerre après la signature des conventions du 22 août, qui avaient consacré la paix ? Aurait-elle accédé à la suppression de la contrefaçon, si elle avait pensé un seul instant que le lendemain même elle serait frappée dans ses intérêts les plus essentiels’ ? Enfin le gouvernement français avait eu le choix entre diverses combinaisons, dont l’une impliquait la prorogation provisoire de la convention de 1845 jusqu’à la conclusion d’un traité définitif, sous la condition que, pendant le délai, le droit de 15 centimes serait maintenu en faveur des houilles belges : pourquoi, étant libre d’accepter cette combinaison, l’avait-il rejetée pour adopter la combinaison plus restreinte qui ne comprenait que les bases des traités conclus le 22 août ? — Tels étaient en résumé les argumens de la Belgique, et l’on doit reconnaître qu’à première vue ils semblaient assez plausibles, car d’ordinaire on ne signe pas un traité de paix la veille d’une bataille ; mais la situation n’était pas aussi nette que l’indiquait l’exposé, fort habile d’ailleurs, de M. Firmin Rogier.

Le principal ministre du cabinet belge ayant à plusieurs reprises exprimé sa répugnance contre les traités de commerce et son peu de confiance dans le succès de nouvelles négociations, il était naturel que le gouvernement français ne s’exposât pas à un échec, et qu’il se contentât de la seule combinaison qui, dans la circonstance, pouvait réussir. Les conventions du 22 août s’appliquaient à un objet distinct sur lequel on était parvenu à tomber d’accord, c’est-à-dire à la suppression de la contrefaçon ; mais, ce point vidé, chacun recouvrait, pour l’ensemble des tarifs de douane, sa liberté de mouvement, et la Belgique ne devait pas être surprise que, traités défavorablement chez elle, nous fussions peu disposés à continuer de la traiter favorablement chez nous. On lui disait d’ailleurs que les mesures dont elle se plaignait n’avaient d’autre but que de ramener à reprendre sérieusement, dans son propre intérêt comme dans le nôtre, les négociations auxquelles M. Ch. Rogier n’avait point concouru avec l’empressement nécessaire. Mais il y avait probablement dans cette lutte épistolaire, engagée entre les deux cabinets, autre chose qu’un débat commercial : le style acerbe des dépêches indiquait assez clairement que la querelle suscitée à propos des houilles était surtout une querelle politique, et que l’ensemble des rapports diplomatiques était gravement compromis. De là des appréhensions très sérieuses qui heureusement ne furent pas de longue durée. M. Ch. Rogier fui renversé, M. H. de Brouckère devint ministre des affaires étrangères de Belgique, et, par un traité signé le 9 décembre 1852, la convention de 1848 fut remise en vigueur à partir du 15 janvier suivant jusqu’à la conclusion d’un traité définitif ; l’échange des ratifications des deux conventions du 22 août fut ajourné à la même époque. Les négociations se suivirent à Bruxelles, et elles aboutirent enfin, après tant de retards et de vicissitudes, au traité du 27 février 1854 !

Voici en peu de mois l’économie de ce traité. La Belgique a obtenu de la France : 1° le maintien des clauses de la convention de 1845 pour les fils de lin et de chanvre, une réduction nouvelle de 15 pour 100 sur les droits d’entrée des tissus, mais jusqu’à concurrence de 2 millions de kilogrammes par année, l’adoption de types plus favorables pour le classement des toiles et l’admission au transit par la France des toiles fabriquées en Belgique avec des fils étrangers, faculté qui n’était antérieurement accordée qu’aux tissus fabriqués avec des fils belges ; 2° la garantie d’une réduction de 10 pour 100 sur le tarif général dans le cas où les droits appliqués en France aux bestiaux étrangers par le décret du 14 septembre 1853 seraient exhaussés ; 3° la levée de la prohibition sur les faïences de terre de pipe et de grès fin, et l’établissement d’un tarif représentant environ 30 pour 100 de la valeur ; 4° des suppressions ou abaissemens de droits sur les écossines, la chaux, les glaces, les machines et mécaniques, les tresses et chapeaux de paille ; 5° l’admission des denrées coloniales, qui sont prohibées à l’entrée de la frontière de terre par notre loi du 28 avril 1816 ; 6° la réduction à 2 francs du droit de tonnage applicable au pavillon belge dans les ports d’Algérie ; 7° la garantie, conditionnelle toutefois, que les droits sur les houilles et les fontes belges ne seront pas augmentés.

En échange de ces avantages, la Belgique a concédé à la France : 1° le maintien des faveurs accordées par la convention de 1845 aux vins et aux tissus de soie, une bonification de 7 pour 100 pour les sels bruts à titre de déchet[2], le retrait de certaines surtaxes qui frappaient les fils et tissus de laine ainsi que les ouvrages de mode ; 2o la liberté de transit, à travers la Belgique, pour les marchandises expédiées de la France ou vers la France ; 3o la jouissance du traitement maritime accordé à la Grande-Bretagne par le traité du 27 octobre 1851 ; 4o l’abolition des droits différentiels sur les cotons, les bois d’ébénisterie et de teinture, les huiles d’olive et le soufre ; 5o la réduction des taxes d’entrée sur les plâtres et les houilles ; 6o la suppression ou l’abaissement des droits de sortie sur les charbons de bois et le pyrite de fer, ainsi que la garantie que les droits à l’exportation des étoupes, des chanvres et des lins ne seront pas exhaussés.

De plus, le traité contient diverses clauses communes aux deux parties, à savoir : l’application d’une taxe uniforme de 4 francs par 100 kilogrammes sur les ardoises importées de chacun des deux pays dans l’autre, la fixation d’un droit de patente de 20 francs pour les commis-voyageurs, et l’engagement pris par le gouvernement belge de présenter aux chambres législatives un projet de loi pour autoriser les sociétés anonymes françaises à ester en justice devant les tribunaux belges, par réciprocité de la faculté analogue dont jouissent en France les sociétés belges.

Enfin, pour se former une idée complète du nouveau droit conventionnel qui régit aujourd’hui les relations commerciales entre la France et la Belgique, il faut ajouter aux stipulations qui précédent les clauses qui sont inscrites dans les deux conventions du 22 août 1852, et que nous avons analysées plus haut.

Nous ne saurions entrer ici dans l’examen détaillé des trois traités. Les personnes familiarisées avec l’étude des législations douanières auront aisément compris, à la simple énumération des concessions réciproques, la portée des garanties et des faveurs nouvelles qui doivent assurer le développement des échanges commerciaux entre la France et la Belgique. Qu’il nous suffise de signaler les points saillans, et de mettre successivement en relief les avantages les plus essentiels que vient d’obtenir chacun des deux pays.

Pour la France, il est incontestable que le résultat le plus précieux de l’ensemble des négociations, c’est la suppression de la contrefaçon belge. En 1842 et en 1845, le gouvernement français n’avait pu arracher cette clause aux résistances obstinées du cabinet de Bruxelles. On dut alors poursuivre la contrefaçon sur un autre terrain ; on l’attaqua sur les principaux marchés d’Europe où elle écoulait ses produits, en Italie, en Allemagne, en Angleterre. De là les nombreuses conventions littéraires que notre gouvernement a conclues avec ces différens pays, surtout depuis que le décret du 28 mars 1852 a proscrit en France, à titre général et sans condition de réciprocité, la contrefaçon des ouvrages étrangers. Privée ainsi de ses débouchés, la Belgique entrevit la ruine prochaine d’une industrie déloyale, dont les bénéfices, considérables dans l’origine, se trouvaient notablement restreints par l’effet de la concurrence. D’ailleurs, il faut le dire, la contrefaçon rencontrait en Belgique même de puissans adversaires. Dès 1849, les principaux écrivains belges sollicitèrent, par des pétitions adressées à la chambre des représentans, l’interdiction de la réimpression des ouvrages non autorisés ; ils firent ressortir le préjudice que cette industrie causait à la littérature nationale dont elle arrêtait l’essor. Voici comment s’exprima, dans la séance du 4 juin 1849, le rapporteur de ces pétitions : « La question que soulèvent les pétitionnaires a perdu de son importance depuis que la réimpression des livres étrangers a détruit en grande partie, par l’excès de la concurrence, l’avantage qu’elle avait à ne pas payer de droits d’auteur… Cependant la contrefaçon, justifiable au point de vue purement légal, n’en est pas moins contraire à tous les principes d’équité internationale. Il serait à désirer que le gouvernement belge cherchât, par la voie des négociations diplomatiques, à en procurer l’abolition. » La chambre des représentans adopta sans opposition les conclusions du rapport. Ce vote était significatif ; il donnait pleine liberté au ministère pour accueillir, à la première occasion, les vœux du gouvernement français, et dès ce moment l’on devait s’attendre à voir l’abolition définitive de la contrefaçon figurer au nombre des clauses consenties par la Belgique lors de la reprise des négociations commerciales.

Par conséquent, en abandonnant enfin la contrefaçon, le cabinet de Bruxelles ne faisait plus un grand sacrifice, et nous-mêmes, en obtenant cette clause, nous ne faisions plus un grand profit, puisque nous avions déjà trouvé le moyen de resserrer dans des limites étroites le débouché de la typographie belge. Toutefois, au point de vue moral, il ne nous était pas indifférent d’éteindre la contrefaçon dans son propre foyer et d’en finir avec cette production déloyale qui avait trop longtemps délié les efforts de notre diplomatie. Il faut donc accueillir avec empressement la satisfaction qui nous est donnée, et la placer au premier rang des concessions qui viennent de nous être faites par la Belgique.

Quant aux autres stipulations, elles assurent aux principaux articles français sur le marché de la Belgique un traitement favorable. Nous avons exporté pour ce pays, en 1852, une valeur de 30 millions de francs en tissus de soie, 13 millions de tissus de laine, 8 millions de vins ; pour ces trois articles notamment, nous conservons le régime avantageux qui avait été concédé à la France en 1845 ; nous jouirons même de faveurs nouvelles par suite de l’abolition de diverses surtaxes qui frappaient depuis 1845 quelques-uns de nos produits.

La Belgique a obtenu des avantages marqués en retour. Le débouché que nous offrons à son industrie linière lui est de nouveau garanti. On sait que la faculté d’exporter les produits liniers est pour les Flandres une question de vie ou de mort. C’est en vue de cet intérêt si pressant que le cabinet de Bruxelles a conclu les traités de 1842 et 1845, traités si violemment attaqués dans l’ensemble par l’opinion publique en Belgique, mais acceptés cependant ou plutôt subis par la chambre des représentans, parce qu’ils assuraient l’écoulement des produits des Flandres. Le traité du 27 février 1854 confirme ce qui avait été précédemment stipulé pour les fils, et il augmente dans une proportion notable les concessions applicables aux toiles, puisqu’il accorde un nouveau dégrèvement de 15 pour 100. il est vrai que la quantité des toiles admissibles au droit privilégié a été réduite à 2 millions de kilogrammes, alors que le traité de 1845 avait fixé cette quantité à 3 millions ; mais comme les importations de toiles belges en France atteignent à peine, depuis plusieurs années, la moyenne de 1,200,000 kilogrammes, leur situation, sous le régime du traité de 1854, sera beaucoup meilleure qu’elle ne l’était sous l’application des conventions précédentes, et M. de Brouckère a dit avec raison : « Mieux vaut un crédit moins large avec la chance de le remplir qu’un crédit, fût-il illimité, mais sans les moyens d’en user[3]. »

La levée de la prohibition qui frappait en France les cotonnettes et étoffes à pantalon ainsi que la poterie de grès fin[4] constitue au profit de la Belgique un avantage d’autant plus appréciable que ce pays obtient, quant à présent du moins, une faculté d’importation qui n’est partagée par aucun autre. Pour la poterie, il y a près de vingt ans que l’on songe en France à abolir la prohibition, et notre industrie reconnaît elle-même qu’elle est en mesure de soutenir la concurrence étrangère. Quant aux étoffes de laine, les manufacturiers de Roubaix, qui fabriquent particulièrement les articles similaires de ceux que le traité admettra désormais à l’entrée en France, ont exprimé des plaintes très vives contre la faveur accordée à l’industrie belge ; cependant il faut remarquer que la prohibition est remplacée par un droit de 25 pour 100, et ce droit semble assez élevé pour protéger nos manufactures, que défendent en outre le bon goût et la solidité de leur fabrication.

Les réductions de droits accordées à la Belgique pour l’importation en France des livres, papiers, estampes, encre et caractères d’impression sont la conséquence naturelle de la suppression des contrefaçons. Elles ouvrent à la typographie belge une carrière nouvelle. Au lieu de contrefaire les œuvres de nos écrivains, les imprimeurs de Bruxelles pourront se livrer désormais à la réimpression loyale, soit même à la publication des livres français, et ils trouveront sur notre marché le placement d’une partie de leurs produits[5].

Les stipulations relatives au houblon, aux glaces, aux machines et mécaniques n’ont pas une moindre importance, et elles doivent exercer une influence assez sensible sur les envois de la Belgique à destination de la France. Le tarif du houblon notamment est abaissé de plus de 40 pour 100 (40 fr. par 100 kilog. au lieu de 72 fr.). Néanmoins l’une des clauses qui ont été le plus remarquées dans le traité du 27 février 1854 est sans contredit celle qui règle le traitement des houilles et des fontes belges à leur entrée en France. Nous avons déjà dit que ces deux produits jouissent, en vertu de notre tarif général, d’un droit de faveur, lorsqu’ils entrent par la frontière du nord. Lors des négociations de 1842 et de 1845, le gouvernement français, tout en affirmant qu’il n’avait point l’intention de modifier cet état de choses, s’était refusé à consacrer par un engagement diplomatique le maintien du régime des zones ; il entendait ainsi ne point aliéner sa liberté d’action. En 1852, le cabinet de Bruxelles insista de nouveau pour que le traité destiné à remplacer la convention de 1845 renfermât une disposition précise sur le tarif des houilles et des fontes. Cette prétention fut péremptoirement écartée, et l’on a vu plus haut par quel enchaînement de circonstances le gouvernement français se vit amené à élever ce tarif, afin de déterminer le gouvernement belge à renouer les négociations qui ont abouti au traité de 1854. La difficulté devait se représenter lors de la discussion de ce traité ; mais comme de part et d’autre les sentimens étaient devenus plus concilians, elle fut aisément résolue au moyen de la rédaction suivante : «… Le taux des droits actuellement en vigueur pour les houilles et les fontes d’origine belge importées en France par les frontières de terre ne sera pis exhaussé. — Toutefois, si un grand intérêt national et des circonstances de force majeure imposaient au gouvernement de sa majesté l’empereur des Français l’obligation d’élever son tarif de douanes à l’égard des deux produits précités, il est convenu que le gouvernement de sa majesté le roi des Belges aurait le droit de dénoncer le présent traité et d’en faire intégralement cesser les effets dans les trois mois qui suivront la date de cette dénonciation. » (Article 17.) - Cette rédaction n’engage point l’avenir, et elle est conçue en termes tels que les deux gouvernemens pouvaient s’y rallier sans paraître démentir leurs anciennes prétentions, sans éprouver dans leur dignité ni dans leurs intérêts matériels aucune atteinte.

On s’explique l’insistance avec laquelle le cabinet de Bruxelles s’est attaché à stipuler pour les houilles le maintien du régime favorable qui leur est actuellement appliqué. La Belgique possède 134,000 hectares de terrains houillers, qui représentent environ 5 pour 100 de l’étendue totale de son territoire, et elle ne cesse d’accroître sa production. En 1831, l’extraction des houilles dépassait à peine 2 millions de tonnes, et en 1851 elle s’est élevée à plus de 6 millions. Or la consommation intérieure n’emploie que les deux tiers de cette production toujours croissante, et sur les 2 millions de tonnes qui ont été exportées en 1852, la France a pris 1,800,000 tonnes. Qu’arriverait-il, si ce débouché important faisait défaut aux houillères belges ? La Prusse ne demande à la Belgique que d’insignifiantes quantités de charbon, et aucun autre marché ne remplacerait, pour l’écoulement des produits du Hainaut, le marché français. Il est vrai que la houille anglaise, qui en 1835 ne figurait dans nos approvisonnemens que pour un chiffre relativement minime, se place aujourd’hui avec avantage sur notre littoral, et que son importation a atteint, en 1852, 560,000 tonnes, soit près du tiers de l’importation belge : mais, bien que le décret du 22 novembre 1853 ait abaissé le tarif des houilles introduites par mer et diminué ainsi l’écart qui existait au profit de la Belgique entre les taxes des diverses provenances, les mines du Hainaut n’en demeurent pas moins protégées contre la concurrence anglaise par un droit différentiel assez élevé pour leur assurer un facile écoulement sur notre sol. Quant à la fonte, il était également essentiel pour la Belgique d’obtenir les garanties que lui assure le traité, car nous voyons une production excessive en présence d’une consommation limitée ; de là un besoin continuel de débouchés extérieurs. Le Zollverein, qui en 1850 avait acheté à la Belgique 76,000 tonnes de fontes brutes, ne lui en a demandé en 1852 que 40,000 ; c’est un marché qui se resserre, tandis que celui de la France tend au contraire à s’élargir par suite du développement énorme que prend la fabrication des rails. Cependant, pour la fonte comme pour la houille, l’importation belge doit lutter en France contre les progrès de l’importation anglaise, et elle est par conséquent très intéressée au maintien du régime différentiel, qui lui procure une protection efficace.

Aussi les traités de 1852 et 1834 ont-ils été généralement approuvés en Belgique, où jusqu’alors on n’avait subi qu’avec une certaine répugnance, bien mal fondée il est vrai, l’alliance commerciale avec la France. Divers intérêts se sont récriés, suivant l’usage, contre les sacrifices qu’on leur imposait ; les représentans de la contrefaçon belge ont protesté contre la ruine de leur industrie, et en désespoir de cause ils ont sollicité une indemnité pécuniaire. On devait s’attendre à ces réclamations ; mais, dans l’ensemble, l’opinion publique a accueilli très favorablement le nouveau régime, et son approbation s’est exprimée par le vote empressé de la chambre des représentans et du sénat. — En France, si l’on excepte les craintes émanées de l’industrie de Roubaix, les traités du 27 février 1854 ne paraissent avoir soulevé aucune opposition sérieuse, et la convention du 22 août 1852, qui a consacré dans les deux pays le principe de la propriété littéraire et artistique, a rencontré un assentiment unanime.


III

Si, pour apprécier exactement le développement des relations commerciales entre la France et la Belgique, on veut bien consulter les tableaux de douane, on remarquera que, de 1835 à 1852, l’ensemble des échanges s’est accru entre les deux pays de plus du triple (95 millions de francs en 1835 et 245 millions en 1852). Les importations de Belgique en France ont plus que doublé ; les exportations de France en Belgique ont presque quadruplé. Et ce progrès si marqué s’est accompli dans une période de dix-sept ans ! Le commerce français exporte en Belgique une quantité considérable de produits fabriqués, tandis que nous recevons principalement des produits bruts ou naturels, tout en offrant aux manufactures belges un débouché qui leur est nécessaire pour écouler l’excédant de leur fabrication. La nature des échanges est donc avantageuse de part et d’autre. Dès lors il n’est plus absolument indispensable de rechercher si les concessions réciproques qui résultent des traités de 1852 et 1854 présentent, au point de vue industriel, une égalité parfaite, si elles s’équilibrent avec une précision mathématique. Il faut le répéter : dans les négociations engagées entre la Belgique et la France, c’est l’intérêt politique qui tient incontestablement la première place. Les divers gouvernemens qui se sont succédé en France depuis 1830 ont compris qu’il devait en être ainsi, et ils ont conformé leur conduite à cette intelligente appréciation des faits. Au nord comme au sud-est, les destins de la guerre ont enlevé à la France ce que l’on est convenu d’appeler ses frontières naturelles : il faut reconquérir moralement, en quelque sorte, le terrain que nous avons perdu et nous faire un rempart d’alliances. C’est au moyen des traités de commerce que le but peut être atteint. Le temps n’est plus où les souverains des deux nations s’engageaient à confondre l’ensemble de leurs intérêts politiques et dynastiques, à n’avoir partout et toujours que les mêmes amis et les mêmes ennemis ; on ne contracterait plus aujourd’hui de pactes de famille. Ces traités ont été remplacés par les conventions commerciales, qui donnent aux alliances entre les peuples un but plus précis et un caractère plus pratique. Depuis 1815, la diplomatie européenne s’épuise à l’étude peu attrayante des tarifs ; la suppression d’un droit de tonnage, la levée ou la réduction d’une taxe de douane, voilà ses conquêtes. Alors même qu’elle semble ne discuter qu’un intérêt économique, elle travaille, plus efficacement peut-être qui, par le passé, à la consolidation des liens internationaux. Pour la France par exemple, les traités de commerce successivement conclus avec les états sardes, qu’est-ce autre chose que la consécration, sous une nouvelle forme, d’une alliance politique destinée à garantir de ce côté la paix de nos frontières et à nous procurer un point d’appui pour contrebalancer en Italie l’influence autrichienne ? De même les traités de commerce conclus avec la Belgique ont eu et auront toujours pour objet la défense de notre frontière du nord contre la pression que l’influence anglaise ou l’influence allemande pourrait exercer, à notre détriment, sur la population d’un territoire où nous avons intérêt à ne rencontrer que des sentimens amis. Lorsque de pareilles questions sont en jeu, les détails purement industriels et la formule technique des traités de commerce ne conservent plus qu’une importance secondaire, car il s’agit moins pour nous d’obtenir un avantage matériel dans la balance des échanges que de faire éclater aux yeux de l’Europe le triomphe de notre politique et la réalité de notre influence sur les nations qui vivent autour de nous.

Ces considérations générales s’appliquent à la Belgique plus directement encore qu’aux autres états limitrophes de la France. Tant que les destinées de la Turquie ne seront point fixées, il y aura toujours une question d’Orient ; on pourrait dire avec autant de raison que si les destinées de la Belgique se trouvaient en péril, il naîtrait tout de suite une question d’Occident, non moins menaçante pour le repos du monde. Les armées se heurteraient de nouveau sur ce sol qu’elles ont déjà tant de fois ensanglanté, et qui redeviendrait le champ de bataille de l’Europe.

En décrétant l’existence de la nationalité belge, la diplomatie européenne n’a pas tout fait : il faut de plus que la Belgique trouve en elle-même et au dehors l’aliment nécessaire de son génie industriel, c’est-à-dire le placement de ce qu’elle produit. Si les ressources de sa propre consommation ne lui suffisent pas, il faut qu’elle s’adresse aux marches étrangers, et qu’elle y répande le trop plein de sa production ; autrement, en proie à d’affreuses crises intérieures, mourant de faim au milieu de ses richesses, la Belgique n’aurait plus qu’une vie précaire, et cette nationalité, constituée après tant d’efforts, à la suite de si grosses complications, étoufferait infailliblement dans ses étroites limites. Voilà le péril que la politique conseille de prévenir et qui doit tenir en éveil la sollicitude des puissances occidentales, particulièrement de la France. Enfin il ne suffit pas, dans l’intérêt de la paix du monde, que la Belgique jouisse des conditions de prospérité matérielle qui seules aujourd’hui garantissent l’indépendance des peuples ; il faut encore, dans l’intérêt de la France, que ces conditions, elle les obtienne de nous, et qu’elle n’ait aucun prétexte pour les demander à d’autres alliances. Depuis 1830, le gouvernement belge a toujours oscillé entre la France et la Prusse : il se sentait naturellement entraîné vers la France, qui pouvait lui ouvrir un plus vaste marché ; mais en cas d’échec il était prêt à se tourner vers le Zollverein. Supposons que ce mouvement de conversion se fût opéré : la Belgique aurait sans doute beaucoup moins gagné à s’unir avec l’Allemagne qu’à se rattacher à la France ; mais, de notre côté, n’aurions-nous pas beaucoup perdu en influence, en considération et même en sécurité ? Les affinités politiques étant aujourd’hui plus que jamais subordonnées aux intérêts commerciaux, l’Allemagne aurait conquis sur la rive gauche du Rhin et de l’Escaut l’influence que nous aurions maladroitement laissé échapper. Ce résultat eût été fatal, et il eût gravement compromis, dans le présent comme dans l’avenir, la responsabilité du gouvernement qui n’aurait point su, même au prix de quelques sacrifices industriels, le conjurer.

Il ne faut pas en effet se lier plus qu’il ne convient au grand principe de neutralité qui a été inscrit dans les protocoles consacrés par la diplomatie à la reconnaissance de la nationalité belge. La neutralité absolue est impraticable pour un pays qui ne peut vivre qu’à la condition de s’étayer sur un allié plus puissant. Le mot reste, stéréotypé dans le langage officiel ; mais la chose, disparaît. Pour la France, la neutralité de la Belgique n’existerait plus le jour où le cabinet de Bruxelles se laisserait définitivement entraîner dans le courant des intérêts allemands ou britanniques : lors même que le territoire, garanti par les traités, demeurerait intact et que les institutions politiques sembleraient fonctionner avec indépendance, le voisinage de cet état proclamé neutre, mais prêt à se prononcer contre nous dans un moment décisif, provoquerait inévitablement de légitimes défiances qui aboutiraient tôt ou tard à l’hostilité déclarée. On ne doit se faire à cet égard aucune illusion. Qu’est devenue la neutralité de la Grèce ? Hier la Grèce faisait cause commune avec la Russie, aujourd’hui les troupes anglo-françaises campent aux portes de sa capitale. De même, par la force des choses et en dépit des engagemens diplomatiques, le sol belge serait foulé par les armées étrangères dès que la France, obligée de protéger ses frontières du nord, ne croirait plus pouvoir compter elle-même sur les dispositions amicales de la Belgique, ni par conséquent sur l’inviolabilité de l’Escaut.

N’a-t-on pas vu d’ailleurs, à travers les crises qui ont marqué les vingt dernières années, la neutralité belge prendre tour à tour à l’égard de la France les formes les plus diverses ? Tantôt c’était une alliance intime et presque exclusive, tantôt une altitude réciproque de mécontentement et de malaise, parfois même un dissentiment profond qui se traduisait par des récriminations amères, dont les correspondances diplomatiques ont conservé la trace, récente encore. On se souvient des embarras sérieux qui ont troublé les rapports officiels des deux pays à la suite de la révolution de février et le lendemain du 2 décembre. On sait quelle a été l’impression produite en France par le rapprochement inattendu qui s’est opéré entre la cour de Bruxelles et la cour de Saint-Pétersbourg, ainsi que par le mariage du duc de Brabant avec une princesse d’Autriche. Par ces actes, la Belgique, obéissant au sentiment de son propre intérêt, ne transgressait, à vrai dire, aucune des obligations que lui impose sa neutralité ; cependant, par cela seul qu’elle cherchait et trouvait en dehors de nous des alliances nouvelles, on s’est vivement ému en France, et les esprits inquiets ont entrevu comme un danger presque imminent le réveil d’une coalition européenne. En un mot, l’histoire des dernières années démontre de la façon la plus évidente que, si l’existence de la Belgique est nécessaire à la paix de l’Europe, l’alliance de la France avec la Belgique importe à notre sécurité.

Le traité du 27 février 1854 est donc surtout un acte politique : il resserre les liens, un moment relâchés, qui doivent unir la Belgique et la France, et il donne à cette réconciliation la forme authentique et solennelle que les circonstances réclament. Sans aucun doute, le cabinet de Bruxelles ne se départira pas des efforts qu’il a déjà tentés pour renouer avec le Zollverein ses négociations commerciales. La neutralité, qui forme la base de sa politique extérieure, lui commande d’entretenir sur toutes ses frontières, à l’est comme au sud, de bienveillantes relations. L’intérêt commercial de la Belgique se prête d’ailleurs aux combinaisons libérales qui peuvent favoriser le transit des produits allemands destinés à l’exportation transatlantique, et son intérêt industriel l’invite à solliciter de la Prusse certaines concessions de tarif sur les produits manufacturés, principalement sur le fer. Il ne faudrait donc pas s’étonner que la Belgique, après avoir traité avec la France, en vînt également à traiter avec la Prusse. Quoi qu’il en soit, notre pays a pour le moment atteint le résultat auquel il était en droit de prétendre : il a obtenu, ce qui est le point le plus essentiel, que la neutralité, récemment défiante et peu sympathique de la nation belge, reprit à notre égard le caractère de neutralité amie ; nous venons de relever le rempart que notre diplomatie avait si laborieusement édifié sous le dernier règne, et que les révolutions avaient ébranlé.


C. LAVOLLEE.

  1. Voyez cette correspondance dans l’Annuaire des Deux Mondes pour 1852-53, p. 898 et suiv.
  2. La convention de 1845 avait fixé le déchet à 12 pour 100 ; mais ce taux ne pouvait être maintenu, par suite des engagemens pris par la Belgique envers la Grande-Bretagne dans un traité de navigation et de commerce conclu en 1851.
  3. Exposé de motifs du traité de 1854, présenté à la chambre des représentans.
  4. La prohibition sur la poterie de provenance belge ne sera levée qu’un an après l’échange des ratifications du traité.
  5. De 160 et 107 fr. 50 cent, par 100 kilos, ce droit sur les livres français ou étrangers imprimés en Belgique est abaissé à 20 fr. ; pour les papiers, le droit qui variait de 86 à 160 fr. est ramené au taux uniforme de 25 fr. Le gouvernement français a donc reculé la limite de ses concessions aussi loin que possible. Le tarif belge sur les mêmes articles a été en même temps réduit ; il demeure encore au-dessous du nouveau tarif français. Les conditions de l’industrie du papier et des impressions étant plus favorables en Belgique qu’en France, la différence qui subsiste dans les chiffres des deux tarifs est parfaitement justifiée.