Nécrologie de M. Victor Duruy

Nécrologie de M. Victor Duruy
Revue pédagogique, second semestre 1894 (p. 481-490).

Nouvelle série. Tome XXV.
15 décembre 1894.
N° 12.

REVUE PÉDAGOGIQUE

VICTOR DURUY



En me demandant de parler ici de Victor Duruy, la direction de la Revue pédagogique a voulu faire entendre la voix d’un disciple qui lui a voué un profond sentiment de respectueuse affection. Ancien élève de Victor Duruy, camarade et ami de ses fils, je viens rendre témoignage à une noble mémoire, remplir un devoir de reconnaissance et d’amitié.

Lorsque, pour employer ses propres expressions, la main puissante du souverain alla le prendre au troisième rang pour le mettre au premier, Victor Duruy semblait aussi peu préparé que possible à l’exercice des fonctions ministérielles. Tour à tour professeur d’histoire à Reims et à Henri IV, à l’École normale et à l’École polytechnique, inspecteur de l’académie de Paris, puis inspecteur général, il devait à ses livres son immense notoriété, et c’est le moins connu de ses ouvrages, une brochure politique non signée, œuvre de circonstance, sur les Papes princes italiens, qui l’avait désigné à l’attention de l’empereur. Comme nous tous, Napoléon III s’était laissé prendre à la magie de ce style qui abonde en pensées fortes et en gracieuses images, à cette langue si française qui sait être familière sans jamais devenir triviale, à cette prose si châtiée et pourtant si naturelle et si aisée. Comme écrivain, Victor Duruy fut hors de pair. C’est l’écrivain bien plus que le professeur qui a exercé sur toute la jeunesse française une action considérable. Ceux qui l’ont eu pour maître se rappellent ses conseils, son affectueuse bienveillance, son autorité morale qui était immense : ils ont surtout conservé le souvenir de ses écrits plutôt que celui de sa parole qui manquait de chaleur. C’était une joie dans la classe quand Victor Duruy, au lieu de nous entretenir de la guerre de Sept ans ou du Partage de la Pologne, nous communiquait les bonnes feuilles d’un livre nouveau, et cette joie nous était donnée souvent nous avons connu et savouré, bien avant le public, les jolies pages du Voyage de Paris à Bucharest. Il n’est pas étonnant que l’empereur ait été séduit, comme tous les lecteurs de Victor Duruy, et qu’il ait fait du professeur un grand-maître de l’Université. Les affinités étaient nombreuses entre le souverain et le ministre. Et d’ailleurs jamais choix plus inattendu ne se trouva plus justifié. Ministre improvisé, Victor Duruy trompa les malignes espérances de ceux que son élévation avait surpris ou indignés, il dépassa l’attente de tous ceux qu’elle avait réjouis. C’est qu’il apportait à la direction de l’instruction publique un amour profond du peuple, une conception haute et ferme des besoins de la démocratie, un sentiment du devoir professionnel, une dignité calme et fière, une intégrité que l’on n’a rencontrés au même degré chez aucun des ministres du Second Empire.

Si l’on réfléchit aux résistances qu’il trouvées dans l’entourage même du souverain, à la levée de boucliers ecclésiastiques provoquée par le fameux discours du 11 mars 1867, et surtout à la force d’inertie d’une partie du haut personnel universitaire, qui a accumulé sur sa route les formidables obstacles de l’apathie et de la routine, on admirera qu’il ait pu remplir, sans une heure de défaillance, la tâche qu’il s’était assignée. Il n’est pas une partie de l’administration si complexe de l’instruction publique qu’il n’ait embrassée d’un regard ferme et clair. Il n’en est pas une où il n’ait mis sa marque. En tous sens, les grands ministres réformateurs de la République, les Jules Ferry, les Goblet, les Bourgeois, les Spuller n’ont eu qu’à reprendre et à compléter son œuvre. Il a été vraiment un précurseur.

Nous ne rappellerons, dans cette Revue, que ce qu’il a fait pour l’enseignement primaire. Le rapport à l’empereur du 6 mars 1865 sur l’obligation, le décret du 28 mars 1866 sur la gratuité, et la loi du 10 avril 1867 sur l’enseignement primaire sont les trois actes principaux de cette féconde administration. Le rapport du 6 mars, qui eût gagné la cause de l’obligation, si elle avait pu l’être à ce moment, était trop absolu, au moins dans les prémisses, Victor Duruy lui-même l’a reconnu, et les conclusions, assez timides et assez vagues pour que l’empereur ait pu y souscrire, se bornaient à déclarer que l’instruction populaire était un grand service public et que ce service, comme tous ceux qui profitent à la communauté. devait être payé par la communauté tout entière. Napoléon III ne fit pas plus de difficultés pour affirmer, avec son ministre, que le droit de suffrage a pour corollaire le devoir d’instruction, et que tout citoyen doit savoir lire, comme il doit porter les armes et payer l’impôt.

Le décret du 28 mars 1886, qui étendit la gratuité sans détriment pour les instituteurs, et qui était un acheminement vers la gratuité absolue, conseillée et confiée aux municipalités, provoqua d’abord la même opposition. On allait répétant dans les milieux gouvernementaux que la gratuité absolue c’était le socialisme, comme on avait dit que l’obligation, même votée par la commune, même appliquée avec de faibles sanctions par un conseil de pères de famille, c’était l’utopie insensée, la persécution et la tyrannie. Victor Duruy n’était pas homme à se laisser arrêter par ces critiques ou par ces attaques. Quand l’attaque était trop violente ou la critique de trop mauvaise foi, il répondait par une note précise et dédaigneuse du Bulletin de son ministère, où il se contentait de rétablir l’exactitude des faits ; il répondait plus volontiers encore dans un discours public aux Sociétés savantes, à l’Association philotechnique ou à l’Association polytechnique, disant les résultats acquis, montrant par exemple que lorsque le nombre des enfants admis gratuitement dans les écoles augmente de cent mille et que la rétribution scolaire est diminuée d’un million, cette diminution équivaut à une remise d’impôt d’égale somme.

Ces constatations, Victor Duruy les répétait dans toutes les cérémonies publiques, et, d’habitude, il en faisait modestement remonter tout le mérite à l’empereur. Mais le légitime orgueil des grands services rendus à l’Université et au pays éclata dans la discussion de l’importante loi du 10 avril 1867, qu’il appela une loi de justice, de réparation et d’humanité. Il dit, aux applaudissements du Corps législatif, que cette loi créait 8,000 écoles de filles et 2,000 écoles de hameaux, qu’elle instituait 13,000 maîtresses de travaux à l’aiguille, qu’elle améliorait la situation de 15,000 institutrices, qu’elle assurait le sort de 14,000 adjoints, qu’elle garantissait une indemnité aux 30,000 instituteurs ou institutrices dirigeant des cours d’adultes.

C’est le 11 mars 1867, dans le cours de la discussion sur l’article 18, relatif à la dispense du service militaire, que Victor Duruy prononça la fameuse phrase qui lui a été fort reprochée. « Le pays, disait-il, le pays, avec son vieux bon sens gaulois, ne comprendra jamais un privilège en cette matière, ni qu’avec trois aunes de drap noir ou gris un chef de communauté puisse faire, en dehors du service public, un dispensé militaire. » Cette conclusion, venant après une discussion de doctrine très serrée, n’était certainement pas nécessaire pour faire repousser l’amendement de MM. Kolb-Bernard et Chesnelong ; mais on comprend que Victor Duruy, harcelé au dehors par les attaques du parti clérical, depuis qu’il avait prétendu, au grand effroi de Mgr Dupanloup, organiser l’enseignement secondaire des jeunes filles, ait senti la patience lui échapper et se soit départi de la gravité habituelle aux orateurs du gouvernement.

Il n’avait du reste rien d’officiel dans le tempérament ni dans le style, et sa correspondance avec les recteurs, avec les préfets, est pleine d’aperçus ingénieux, de vives saillies, surtout de pressantes recommandations, de fréquents appels au sentiment du devoir. Il ne se ménageait guère lui-même, et il n’admettait pas que les autres, si haut placés qu’ils fussent, oubliassent qu’ils étaient avant tout les serviteurs de l’Etat. Nulla dies sine linea, telle était sa devise. Chaque jour, une instruction nouvelle était adressée aux recteurs pour tout ce qui concernait l’enseignement, aux préfets pour tout ce qui était relatif au personnel. L’enseignement, il le voulait plus national et plus pratique ; le personnel, il le voulait mieux rétribué et plus honoré.

Nous énumérerons rapidement toutes les mesures qu’il a prises pour atteindre ce double résultat. Dès son arrivée au ministère, il adresse aux préfets un modèle de statuts pour l’établissement de sociétés de secours mutuels des instituteurs et des institutrices, et il leur signale, comme un exemple à imiter, le Comité de la Société de secours mutuels de la Seine, qui fait à ses membres une retraite annuelle de 300 francs. La création de ces sociétés était d’autant plus nécessaire que, lorsque Victor Duruy arriva au pouvoir, les pensions de retraite des instituteurs, en province, étaient de 40, 50 ou 60 francs au maximum. Il les éleva au taux uniforme de 75 francs en 1864 et de 95 francs en 1865. Dès le 19 mars 1866, dans une circulaire aux préfets, il constatait les heureux résultats de son initiative : 49 sociétés de secours mutuels existaient dans 44 départements, 23 s’étaient constituées depuis qu’il était ministre, et pour la seule année 1865 les ressources de ces sociétés avaient atteint 181,000 francs.

Nous ne citerons pas les relèvements de traitement des instituteurs, des maîtres adjoints et des directeurs d’école normale, des inspecteurs primaires. Disons seulement que Victor Duruy, à la fin de l’année 1865, pouvait considérer comme une victoire la fixation à 440 francs du traitement des institutrices publiques. Mais nous rappellerons l’efficacité de son intervention auprès des communes, pour faire attribuer à tout instituteur un mobilier décent, d’une valeur de 600 francs. Il désire que la maison d’école soit, comme la cure, la maison modèle du village, qu’elle brille de cette propreté qui est le luxe du pauvre. Faisant un retour sur lui-même, ou regardant autour de lui, il s’indigne presque que les hauts fonctionnaires soient logés et meublés somptueusement, quand les humbles le sont si petitement. Il faut relire ses objurgations contre les municipalités parcimonieuses, qui se croyaient quittes envers l’instituteur quand elles lui avaient fourni quelques meubles boiteux acquis à prix réduit. Il proteste énergiquement et fréquemment contre les retards de trois, six et neuf mois apportés au paiement du traitement des instituteurs, et il met un terme à cet abus qui faisait peser sur toute la carrière de l’instituteur le poids des premières dettes.

Victor Duruy avait une si haute idée de l’instituteur, auquel il demandait un don complet de lui-même, qu’il s’ingéniait à lui procurer des ressources supplémentaires, pour lui assurer un surcroît de considération. « Le prêtre à l’autel, le professeur dans sa chaire, disait-il, ont une même tâche. » Il l’a dit, il l’a pensé, de l’instituteur plus encore que du professeur, parce que l’instituteur agit directement sur la masse de la nation, qui est notre grande réserve d’intelligence et de force. On sait la part prise par les instituteurs à l’enseignement des adultes : dans un de ses plus beaux discours, celui qu’il adressait aux Sociétés savantes, le 18 avril 1868, Victor Duruy félicita les membres des trois enseignements dont le dévouement avait attiré sur les bancs des écoles du soir près d’un million d’hommes ; mais ses félicitations furent particulièrement cordiales à l’adresse des instituteurs : ils avaient été les principaux instigateurs de cet admirable mouvement qui était parti d’en bas, « comme la sève qui monte dans les grands chênes » ; ils avaient été les plus nombreux, les plus ardents dans cette croisade contre l’ignorance. Et à l’Exposition universelle de 1867, quand le jury international du dixième groupe, que présidait Liebig, vota une médaille d’or aux instituteurs de France, aucune récompense n’alla plus droit au cœur du ministre.

Victor Duruy ne voulait pas seulement que l’instruction populaire eût un caractère national, parce qu’elle profite à la communauté comme tous les grands services publics, il voulait qu’elle eût un caractère pratique, à l’école primaire comme à l’école normale, qu’elle fût appropriée aux besoins locaux et dirigée en vue des applications industrielles, commerciales ou agricoles. Il faut un jardin attenant à chaque école primaire et un vaste terrain auprès de chaque école normale ; il faut enseigner le chant dans tes écoles primaires, le chant et la musique dans les écoles normales ; il faut exercer les normaliens à la reliure et au cartonnage ; il faut surtout fortifier l’enseignement dans les écoles normales, en changeant les méthodes et particulièrement celle de l’enseignement du français et de l’enseignement de l’histoire. Dans le cours de français, que l’on évite les abstractions et les subtilités ; dans le cours d’histoire, que l’on aille droit aux grands hommes et aux grands événements. Surtout que l’on donne à ce dernier cours, en troisième année, deux conclusions : l’une sera le tableau de notre constitution politique, parce que les hommes chargés de l’éducation du peuple doivent connaître les institutions qui nous régissent ; l’autre sera l’exposé de notre organisation économique, parce que les maîtres de l’enfance doivent lui apprendre que la loi du travail domine la société, que l’esprit d’ordre la conserve, et que l’esprit de bienfaisance l’honore.

Avons-nous besoin d’ajouter que dans les écoles normales, où l’enseignement est donné avec cette hauteur de vues, la discipline est moins étroite, que les élèves de troisième année partagent la surveillance avec les maîtres, que les pratiques de liberté prudemment introduites donnent à tous le sentiment de la responsabilité, que l’école devient un sérieux apprentissage de la vie ? Nous n’avons qu’à citer, en suivant l’ordre chronologique, les mesures édictées ou les conseils prodigués, pour justifier le titre de précurseur que nous avons donné à Victor Duruy.

Le ministre de l’Empire a conçu tout ce que les ministres de la République ont exécuté. Il encourage la fondation des bibliothèques scolaires et populaires, cette précieuse ressource contre l’ennui, la paresse et les distractions mauvaises ; il crée pour les adultes qui n’auront pas laissé « se rouiller entre leurs mains, comme il arrive trop souvent, l’instrument reçu à l’école primaire », des prix cantonaux, des prix d’arrondissement et un prix départemental : le prix de l’empereur ; il centralise à l’Observatoire de Paris les observations météorologiques faites par soixante-dix écoles normales d’instituteurs. Sur toute la surface de la France, il autorise l’admission gratuite des sourds-muets dans les écoles primaires, et il indique, avec une pitié attendrie, les meilleurs moyens de faire leur éducation ; il réglemente, le 3 juillet 1866, les examens du brevet de capacité ; le 20 août de la même année, il invite les recteurs à généraliser l’usage du certificat d’études primaires ; le 25 septembre suivant, il prescrit de couper les classes de trois heures par un repos d’un quart d’heure dans les écoles primaires communales.

Dans la longue et remarquable instruction du 12 mai 1867, sur l’application de la loi du 10 avril, il recommande instamment aux préfets l’institution de la caisse des écoles ; il montre comment, en confiant immédiatement à des femmes la surveillance des travaux à l’aiguille dans les écoles mixtes, on restreint les inconvénients de la coéducation, et surtout il prescrit à ses correspondants, trop partisans de la centralisation, de ne pas donner la même physionomie à toutes les écoles, de ne pas les soumettre toutes aux mêmes règles. Il marque excellemment la distinction entre les salles d’asile et les écoles primaires ; il montre le danger qu’il y aurait à détourner les salles d’asile de leur destination, à fatiguer et à appauvrir l’intelligence des enfants en leur imposant des efforts prématurés ; le danger, non moins grave, qui consisterait à admettre à l’école des enfants trop jeunes, qui s’y étioleraient, en assistant pendant de longues heures à des leçons inintelligibles, et seraient privés des heures de repos si nécessaire à leur âge. « Les enfants, nous écrivait-il dans une lettre particulière, sont des oiseaux à qui il faut de l’espace, de l’air et du soleil. »

Dans le beau volume publié par Delalain et qui porte ce titre : L’administration de l’Instruction publique de 1863 à 1869, Victor Duruy a résumé, comme il savait le faire, en traits d’un relief vigoureux, l’œuvre qu’il a accomplie ou qu’il a tentée en matière d’enseignement primaire. Quel était son but en multipliant les écoles, en en mettant dans les hameaux les plus reculés et en y attirant tous les enfants du pays par la contrainte morale de la persuasion et de l’exemple, à défaut de l’obligation ? quel, en assurant la gratuité de l’école aux indigents des campagnes comme à ceux des villes, et en garantissant à tous ceux qui en ont besoin le dégrèvement de l’impôt scolaire ? quel, en réparant par la classe du soir la faute de la famille ou l’erreur du passé ? quel, en fortifiant par l’emploi de meilleures méthodes l’enseignement des écoles normales, de façon à faire des douze cents maîtres qui en sortent chaque année autant d’agents du progrès ? quel enfin, en assurant le présent et l’avenir des institutrices et des instituteurs, en les honorant à leurs propres yeux et à ceux de leurs concitoyens ? Son but, il l’a indiqué lui-même dans toutes ses instructions, dans toutes ses circulaires, dans tous ses discours. Toutes ses réformes, il les a considérées comme une conséquence logique, naturelle de notre organisation politique et sociale. Il lui a semblé qu’après avoir proclamé la souveraineté du peuple, mis le suffrage universel dans la constitution, la libre concurrence dans l’industrie, et la discussion des problèmes sociaux dans l’atelier, on avait le devoir étroit, pour sauvegarder à la fois le travail national, l’ordre et la liberté, d’étendre par tous les moyens l’instruction et l’intelligence de classes laborieuses. Il a fait de l’éducation du suffrage universel le principe même de ses actes pédagogiques et la règle de toute sa conduite politique.

La dernière pièce du volume publié chez Delalain est une comparaison fort instructive entre les budgets de 1864 et de 1870. Victor Duruy signale avec fierté une augmentation de dépense de 45 %, presque de moitié. Nous n’entrerons pas dans le détail de cette augmentation : les chiffres de 1870 nous paraîtraient aujourd’hui ridiculement mesquins ; mais nous avons tenu à dire que Victor Duruy avait donné le signal de ces augmentations progressives du budget de l’enseignement national, qui ne pourraient s’arrêter ou rester stationnaires qu’au détriment de la grandeur morale de la France, de son progrès scientifique et de la paix sociale.

Il nous reste à recueillir dans les 900 pages de ce volume, simple recueil d’actes et de discours, destiné à tenir une si grande place parmi les ouvrages qui garderont la mémoire de Victor Duruy, les sentences morales, les grandes et fortes pensées que l’on y rencontre à chaque ligne. Nous les citerons au hasard, en choisissant de préférence celles qui ont rapport à l’éducation du peuple.

« Bien au-dessus du talent, de l’esprit et de la science, placez ce que tout le monde peut se donner la probité professionnelle. »

« Nous avons une éducation classique, ce qui est un bien, mais nous n’avons pas une éducation nationale. »

« L’argent dépensé pour les écoles sera épargné pour les prisons. »

« C’est parmi les enfants abandonnés à l’ignorance et au vagabondage que le crime lève plus tard sa dîme funeste. »

« La société moderne porte la lumière jusque dans les rangs les plus obscurs pour y découvrir le grand homme ou le citoyen utile, caché peut-être dans une intelligence qui s’ignore. »

« Il faut échapper à cette grande maladie de l’âme : le froid. »

« Une société est comme une immense pyramide : plus la base en sera large et solide, plus les assises intermédiaires en seront élevées et fortes, plus haut aussi la tête montera dans la lumière. »

« En France, l’honneur est la première des rémunérations. »

« Le progrès moral suit le progrès de l’intelligence. Défrichons les esprits c’est dans les terrains incultes que poussent les plantes inutiles ou nuisibles. »

Victor Duruy n’aura pas de monument funèbre sa modestie s’y est refusée. Ne pourrait-on lui rendre le plus délicat et le plus mérité des hommages en gravant ces pensées lapidaires sur les murs de nos écoles publiques ? Quelles belles leçons auraient sous les yeux les enfants du peuple, du peuple dont il était et qui a toujours eu les meilleures tendresses de ce grand cœur et de ce grand esprit !

« Je suis un des plus vieux soldats de l’université militante », disait Victor Duruy dans sa première allocution, celle qu’il adressait au Conseil impérial de l’instruction publique le 7 juillet 1863. Sept ans plus tard, parlant sans métaphore, hélas ! il nous écrivait : « Il faut se considérer comme un soldat commandé de bataille et aller au feu, sans penser à soi-même ». Les mauvais jours étaient venus avec la guerre. Victor Duruy, grand-officier de la Légion d’honneur, fit son devoir simplement, modestement. comme le devoir veut être fait, et après le siège il reprit ses études historiques que la politique avait interrompues. On sait quelles traces il y a laissées : l’administrateur s’est retrouvé l’un des premiers historiens de notre temps.

Cruellement atteint dans son patriotisme par les événements de 1870, Victor Duruy se réfugia dans le labeur acharné qui avait rempli toute sa vie. Sans doute, pendant ces dernières années, sa pensée a dû se reporter parfois vers les jours brillants de 1863 à 1869, vers l’époque où, siégeant dans les conseils d’un souverain qui ne lui demanda ni le sacrifice d’une conviction, ni le sacrifice d’une amitié, il sut rester le serviteur passionné du pays et de l’Université. Qu’il n’ait jamais regretté l’exercice de ce pouvoir, où il avait mis à la fois du bon sens et du cœur, nous n’oserions le dire celui-là n’est pas digne de gouverner les hommes qui prend aisément son parti de l’impuissance où il est réduit par la politique, qui voit sans chagrin se briser entre ses mains le bon outil avec lequel il travaillait si bravement à la grandeur intellectuelle et morale de la France. Par une singulière ironie de la fortune, Victor Duruy, qui fut le plus libéral des ministres de l’Empire, était tombé juste au moment où l’Empire entrait franchement dans la voie libérale. Il regretta certainement le bien qu’il aurait pu faire pendant la dernière année du règne.

Mais ses souvenirs furent sans amertume, parce qu’il fut conscient de la valeur de son œuvre, parce qu’il se dit qu’elle était bonne entre les meilleures et qu’elle survivrait à son passage aux affaires. Il ne s’est pas fait illusion : depuis vingt-cinq ans il n’est pas un ministre républicain qui ne se soit réclamé de lui ; il n’est pas un universitaire qui ne le considère comme le premier de nos grands-maîtres : le premier par l’abondance et la profondeur des vues, par l’impulsion donnée à toutes les branches de l’enseignement, par l’importance des créations ou par l’originalité des projets, et surtout par l’amour ardent et désintéressé du peuple. Achevons le portrait en disant que chez Victor Duruy le caractère était à la hauteur de l’esprit : il n’est pas un de ceux qui l’ont approché qui n’ait voué un culte à ce grand homme de bien.

Le 29 décembre 1863, aux obsèques de Saisset, le ministre de l’instruction publique prononça ces simples mots : « Il fut, dans la bonne et vieille définition du mot, le vir probus… Puisse chacun de nous, quand viendra le moment suprême, mériter le même éloge. »

Si l’on avait pu parler sur la tombe de Victor Duruy, dans le petit cimetière de Villeneuve-Saint-Georges, je ne lui aurais pas voulu d’autre oraison funèbre.