Deom Frères, Éditeurs (p. 101-105).


L’ÉPITAPHE




I l faisait une matinée splendide.

Une de ces matinées de mi-été, noyées de soleil et de parfums champêtres qui vous plantent une joie folle dans le cœur et vous donnent l’envie de gambader à travers monts et vaux, en rêvassant paresseusement.

Je pris donc mon bâton de route, allumai ma pipe et sifflai mon chien. Allant au hasard, je marchais depuis une demi-heure, lorsque mes pas vagabonds me portèrent vers un riant village, assis sur les rives verdoyantes du Richelieu, roulant avec une sérénité, qui n’est jamais troublée, ses ondes crystallines et opalines.

En arrière de l’église, dont le clocher séculaire était tout bruni par la rouille des ans, je découvris les modestes monuments de bois peint et les sévères croix noires. C’était le cimetière, qui semblait se faire aussi humble que possible pour ne pas jeter de note discordante sur la gaieté franche et communicative de la nature. Le cimetière, même lorsque personne des nôtres n’y dort de son dernier sommeil, nous attire avec une force irrésistible.

Je m’aventurai donc à travers les allées sablonneuses et les plates-bandes fleuries de ce domaine de la mort.

Soudain, je m’arrêtai. À l’écart, abritée sous un saule pleureur, et, entourée d’une petite clôture en fer, se dessinait une pierre tombale avec l’inscription : « Ci-gît un ange qui a aimé et pleuré »

Cette épitaphe n’était pas banale. Je résolus d’en avoir l’explication. Justement, le curé du village s’en venait de mon côté, en lisant son bréviaire.

Mis au courant de ma curiosité, voici ce qu’il me raconta :

« Il y a deux ans, vivait, dans cette paroisse, la plus charmante enfant que l’on connût. Elle était bonne, belle, intelligente. Plusieurs fois, les gars du village, voire même les meilleurs partis, l’avaient demandée en mariage. Tous avaient été tour à tour poliment évincés, sous prétexte qu’elle était trop jeune, ne comptant pas encore dix-huit ans.

Un bon matin, ou plutôt un mauvais matin, nous arriva de Montréal, je ne sais par quel hasard, un galant, bien fait de sa personne, et que l’on disait riche comme l’affluent de l’Hermus.

La beauté naïve de la petite Blanche, Blanchette comme on l’appelait, le frappa. Bien reçu, une première fois, il multiplia ses visites. Bref, il manigança si bien qu’il obtint sa main. La pauvrette, cette fois, n’était pas trop jeune pour se marier. Et cependant, Dieu sait, si je lui ai recommandé la prudence !

Le citadin se sauva dans sa grande ville, emmenant avec lui notre oiseau chanteur qui devait bientôt cesser de chanter.

D’abord, tout alla bien. Mais un soir, nous apprîmes que la malheureuse jeune femme était délaissée. Comprenez-vous, mon cher monsieur, délaissée après quelques mois de mariage. Blanche, qui aimait de toute la force de son bon petit cœur simple et pur, en ressentit une peine immense. Au mois de décembre dernier, il se donnait un bal princier dans la grande métropole canadienne. La jeune femme y assistait. Elle surprit son mari, à genoux aux pieds d’une femme engagée dans un flirt passionné.

Atterrée, elle se contenta de faire remarquer délicatement à son époux combien cette inconvenance lui faisait mal au cœur.

Pour toute réponse, le lâche lança brutalement, à la face de sa femme, cette insulte : « Laisse-moi, je ne t’aime plus ».

Affolée, étouffée, la pauvrette se réfugia sur la véranda en sa toilette de bal.

Ce fut son coup de mort.

La griffe de la mort s’appesantit lourdement sur les épaules nues de la chère enfant.

En retournant chez elle, la nuit, elle se sentit prise d’un frisson inquiétant.

Le lendemain, la malade prenait le lit et une semaine plus tard, elle se faisait transporter dans son village natal.

Quel retour, grand Dieu ! et qu’elle était changée notre Blanchette ! Pâlotte, le visage émacié, les yeux bistrés et brillant d’un reflet étrange, elle semblait n’être plus de ce monde.

Son état ne fit qu’empirer de jour en jour. À la fin de décembre, sa famille en larmes, agenouillée à son chevet, attendit sa mort qui n’était plus qu’une question d’heures.

Descendant peu à peu derrière la colline hérissée de rameaux blancs de givre, le soleil avait complètement disparu en laissant, après lui, à l’horizon, une raie de sang et une tenture de deuil.

L’agonie commença.

Elle fut calme et douce comme son âme. Rayonnante, d’une beauté céleste, elle fit ses adieux à la vie, pardonna généreusement à celui qui l’avait poussée du pied dans la tombe.

À l’apparition des premières étoiles dans la naissance du soir, elle rendait sa belle âme au ciel. Cet ange de la terre expira en tenant sa bouche exsangue sur le front ridé de sa vieille mère, et couchée dans ses bras tremblants et décharnés.

 

Le pasteur avait fini.

Et une larme brûlante venait de tomber sur la croix de son bréviaire.