Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 56

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 462-475).


XXIV.

SITUATION FAUSSE.


La passion de Lionel s’augmentait des efforts mêmes que Laurence faisait pour l’éteindre. Elle commençait à s’alarmer. Tant d’amour agissait sur elle en dépit de ses projets. L’émotion de Lionel, en sa présence, était sincère, et toute émotion sincère a son reflet. Laurence cherchait toutes les occasions de se rapprocher de madame de Marny ; elle se réfugiait près d’elle contre le danger qui la menaçait. La confiance de Clémentine lui servait d’égide ; elle se sentait incapable d’en abuser ; elle se disait : « Je ne puis aimer Lionel, car si je l’aimais encore, je serais infâme ! et elle se croyait guérie. Le mieux aurait été de ne plus le voir, mais cela était difficile ; madame d’Auray les observait tous deux ; pour servir ses nouveaux projets, elle les rapprochait sans cesse ; et puis c’est toujours le dernier moyen qu’on imagine quand on a le cœur faible, parce que c’est le seul bon. — Ne plus se voir… ne plus se voir, je ne connais que ce remède ; mais on n’a pas idée des ruses, des roueries que l’âme invente avant d’en venir là !

Lionel affectait cependant de ne pas être chez sa femme quand madame de Pontanges y venait ; il ne pouvait voir ces deux femmes ensemble sans souffrir. Il devinait la prudence ingénieuse de Laurence, et il ne pardonnait pas à sa femme de la servir. Il ne pouvait lui pardonner non plus d’avoir le bon droit pour elle ; il la détestait presque. Sa mauvaise humeur était visible, et la pauvre Clémentine pleurait nuit et jour.

Elle s’affligea d’abord en silence ; mais bientôt elle se révolta. Elle recommença à bouder son mari et cessa tout à coup d’aller voir Laurence.

M. de Marny, trouvant sa femme très-maussade, s’en fit un prétexte pour l’abandonner franchement. Il passait sa vie hors de chez lui, à l’Opéra, au bal, partout où il savait trouver madame de Pontanges ; et plus madame de Pontanges semblait l’éviter, plus elle affectait de froideur avec lui, plus il l’aimait, plus il mettait de soin à lui prouver qu’il ne pensait qu’à elle.

Les choses en étaient là, lorsqu’un jour M. de Marny, étant venu voir madame de Pontanges plus tôt qu’à l’ordinaire, la trouva seule dans son salon. Seule, c’était un grand hasard, elle qui avait toujours chez elle tant de monde !

Elle était occupée à ranger des lettres sur une table.

— Que faites-vous donc là, madame, dit-il, avec ce grand portefeuille et tous ces papiers ?

— Je cherche des autographes. Madame de *** m’en demande pour un de ses amis qui en fait collection, et je cours après une lettre du maréchal de Catinat. Elle doit être dans ce portefeuille qui vous a tant effrayé.

— Voulez-vous que je vous aide ?

— Volontiers, car je tiendrais à lui donner ce soir ce qu’elle désire. Tenez, mettez ce paquet de lettres à part : elles sont intéressantes. Voici un billet de l’empereur au général…

— Que vois-je ? interrompit M. de Marny : « Lionel ! jamais… » C’est de votre écriture ceci !

Madame de Pontanges jeta un coup d’œil sur le papier que M. de Marny lui montrait.

— Ah ! oui… c’est de moi et c’était pour vous… Comment ! je n’ai pas brûlé cette lettre ! Il y a bien longtemps que je l’ai écrite, c’était avant votre mariage ; j’étais très-malade alors. Comment se trouve-t-elle là ? je ne m’en souviens plus. Donnez.

— Non, je veux la lire.

— Je vous le défends.

— Je vous en conjure. Rassurez-vous, je ne croirai pas à ce qu’elle dit.

Laurence sourit et continua ses recherches d’autographes, pendant que M. de Marny lisait la lettre suivante :

« Oh ! quelle vie ! quel supplice ! Lionel, je deviens folle ; cette existence m’est impossible, ma tête se perd, je veux me tuer. Moi, rêver un suicide ! Ô mon Dieu ! qu’il faut que je sois devenue misérable pour rêver ainsi. Mourir, mourir volontairement avant que Dieu me rappelle, quand ceux qui m’aiment ont besoin de moi… Mais cependant ce que je souffre est insupportable. Ne plus vous voir… cette pensée m’arrache le cœur… et puis l’ennui, l’affreux ennui, un ennui poignant me saisit. Oh ! que je suis malade… j’étouffe, je suis oppressée, je tremble… et je ne pleure pas ! Encore si mon cœur pouvait s’attendrir, sa faiblesse me soulagerait ; mais pas un sentiment doux, pas même d’amour… Mon cœur est tendu, tendu si fort qu’il semble toujours qu’il va se briser, et il ne se brise jamais, et je le sens toujours qui m’emporte. Dieu ! qu’il est lourd !… Oh ! je me sens bien mal !… Je n’ai plus de courage… je ne comprends plus maintenant comment je vous ai renvoyé une seconde fois, comment j’ai oublié ce que j’avais déjà souffert… J’ai eu peur d’une existence affreuse, d’une vie de mensonges et de crainte ; et j’en ai choisi une cent fois plus affreuse encore. Et je ne vous vois pas, vous que j’aime !… Ah ! que je vous aime, Lionel ; vous ne l’avez jamais su !… mais je ne veux pas mourir avant de vous le dire. Oh ! mourir à mon âge, avant d’avoir aimé, avant d’avoir goûté un jour de bonheur… sans emporter un souvenir, cela est horrible ! Lionel, ne permets pas que je meure sans te voir. Quoi ! te laisser en partant l’idée que je ne t’aimais pas !… Mourir quand je pourrais te voir heureux ! cela est impossible… Et pas un obstacle insurmontable ne nous sépare… ni les déserts, ni la mer, ni même la volonté de quelqu’un… car l’homme à qui je suis liée ne souffrirait pas de notre amour ; il l’ignore, il ne peut le comprendre… Il n’y aurait pour lui, dans ma trahison, ni larmes, ni fureur, ni souffrance d’orgueil ou d’amour… Je puis t’aimer sans craindre un reproche ; je puis courir vers toi sans qu’une main m’arrête… et cependant je n’y vais pas… J’ai cette force. Tu m’attends, tu m’appelles, et je reste là… Oh ! c’est mal… et j’aime mieux souffrir seule… subir un tourment que toi-même, qui en as le contre-coup, toi-même tu ne peux comprendre… J’aime mieux souffrir mille morts que d’aller à toi… et voilà trois jours que je vis ainsi !… Tandis que je me dévore dans des tortures inconnues, tandis que je meurs, tu dis, toi : C’est une femme très-froide qui calcule tout… — Froide ! froide !… Ô Lionel… si tu étais là ! si tu voyais mes larmes… car voilà que je pleure maintenant… Oh ! que je t’aime, Lionel !… viens, viens… j’ai besoin de ta joie !… Un mot, un regard de toi me calmerait. Je souffre tant ! Si je pouvais seulement t’entendre parler, il me semble que cela apaiserait ce tumulte de mes pensées où je me perds… Si cet état continue, dans un mois je serai morte ou folle… Ce que je pense est effroyable, et puis l’aspect continuel de cet homme fou agit aussi sur ma raison. Je ne suis plus assez forte pour un tel spectacle… c’est un dégoût que je ne sais plus vaincre. Je le hais. Je suis une heure chaque matin à me décider avant d’aller le trouver… Je voudrais ne plus le voir… Je deviens méchante. Tous mes sentiments sont mauvais. Tout ce qu’il y avait de bon, de doux, de tendre dans mon âme est avec toi. Oh ! que je voudrais te revoir. Reviens, reviens, je t’en prie ! Je ne t’éloignerai plus, je t’appartiens. Ne sens-tu pas comme je t’aime ? est-il possible qu’un amour si violent n’ait pas d’écho ? Ah ! viens, que je te dise une fois toute ma pensée. Mon Dieu ! que j’ai souffert de te la cacher ! — toi que j’aimais d’une passion si délirante, à qui, dans le fond de mon cœur, je donnais les noms les plus tendres, les caresses les plus passionnées… et que j’appelais poliment : Monsieur… à qui je tendais la main avec froideur… quand toute mon âme s’élançait vers toi. Et tu me quittais mécontent ; tu ne comprenais pas qu’en t’éloignant tu emportais ma vie avec toi. Il y avait des jours où cette contrainte si vive m’épuisait. J’avais du courage en ta présence, et puis ta passion était si puissante que j’en avais peur… j’y résistais ; mais quand tu n’étais plus là, je n’avais plus de force. L’émotion l’emportait sur ma volonté. Tu ne sais pas ! un soir que tu m’as fait tant de reproches et que je n’ai rien dit, que tu m’as quittée avec tant de colère, eh bien, on m’a trouvée évanouie. J’ai failli mourir… et toi, tu m’as maudite ; tu croyais que je ne t’aimais pas, et tu es parti désespéré, toi ! malheureux !… quand je t’aimais tant… Oh ! cette idée me révolte. J’ai été absurde. Non, je ne souffrirai plus ce que j’ai souffert… j’aime mieux la honte, j’aime mieux le remords… je mentirai, je serai fausse, je serai coupable, méprisable, mais je t’aimerai. Reviens, reviens… Tu recevras cette lettre demain, tu partiras tout de suite, et moi j’irai… »

Cette lettre n’était pas achevée ; Lionel eut quelque peine à lire la fin, tant l’écriture était confuse.

La main qui avait tracé ces lignes avait bien tremblé. Ces caractères bizarres exhalaient la fièvre ! C’était une écriture nerveuse et malade, et dans le style on reconnaissait plus encore le délire d’une maladie de cerveau que le délire de la passion.

— Elle est donc bien longue cette lettre ? demanda madame de Pontanges tout en continuant ses recherches. Ah ! voici un billet de madame de Staël à mon grand-père ! Je vais le mettre à part. Voyez-le… Eh bien, qu’avez-vous ?

— Laurence ! Laurence ! est-ce bien vous qui avez écrit cela ?

— Ouoi ? le billet de madame de Staël ? dit-elle en affectant de plaisanter.

— Oh ! ne riez pas. Taisez-vous… ne parlez pas, je vous en prie ; laissez-moi relire cette lettre. Donnez-la-moi… que je l’emporte : elle ne me quittera plus… Malheureux ! s’écria-t-il d’une voix déchirante, comme elle m’aimait !

Lionel, en disant ces mots, portait la lettre à ses lèvres et la baisait avec transport.

— Et c’est aujourd’hui que je trouve cette preuve si touchante de son amour ! aujourd’hui qu’elle est insensible, aujourd’hui qu’elle ne m’aime plus !…

— Qu’est-ce qui vous prend donc ? vous êtes pâle à faire peur. Voyons cette lettre.

— Non, je la garde.

— Soyez tranquille, je vous la rendrai ; mais je suis curieuse de savoir ce qu’elle contient, ce qui peut vous mettre dans cet état de délire.

— Vous ne vous souvenez donc plus de l’avoir écrite ?

— Si, je sais que je vous ai écrit le jour où je suis tombée malade, que ma tante est entrée chez moi comme j’écrivais, que j’ai serré la lettre dans ce portefeuille, et, comme je souffrais beaucoup, on m’a forcée de me mettre au lit. J’y suis restée six semaines avec une fièvre terrible dont j’ai failli mourir ; mais…

Lionel, que le ton léger de madame de Pontanges irritait, tressaillit.

— Rassurez-vous, dit-elle avec ironie, je me porte à merveille maintenant… J’avoue à ma honte que je ne me souviens pas de ce qui m’a fait écrire cette lettre. Je n’en ai aucune idée ; donnez-la donc, que je voie… C’est très-singulier, ajouta-t-elle avec le plus froid sourire.

— Non, je vous la lirai. Je n’ai pas confiance en vous, vous ne me la rendriez pas… Oh ! vous ne lui ressemblez plus !

— Gardez-la en vérité, je n’ai pas peur d’être compromise ; mais lisez vite avant qu’il vienne quelqu’un.

Lionel lut ; sa voix tremblait, son accent faisait mal… Madame de Pontanges jouissait de son désespoir avec une barbarie infernale ; elle faisait servir le souvenir de son amour éteint à sa vengeance ; elle aimait les preuves folles de cette passion qu’elle croyait morte à jamais ; elle reconnaissait par la comparaison de ses sentiments actuels avec les sentiments extravagants qui l’exaltaient alors, elle reconnaissait avec plaisir qu’elle n’aimait plus.

Lionel, qui voyait cette joie, était furieux… il ne pouvait comprendre que cette femme moqueuse et méchante qui le regardait souffrir avec bonheur, fût la même femme qui l’avait ainsi aimé de tant d’amour. Il s’arrêta.

— Eh bien, vous ne pouvez plus lire. La passion griffonne un peu : cela doit être. J’espère qu’il n’y a pas un mot d’orthographe, point de ponctuation… S’il y a une virgule, je me renie… une lettre d’amour, bien convenable, doit être indéchiffrable d’un bout à l’autre.

— Je vous demande pitié ! dit Lionel. Ne voyez-vous pas ce que je souffre ?… Cette lettre m’a rendu tout mon amour à moi. Ne me désenchantez pas, Laurence… laissez-moi croire que vous avez écrit cela… vous ne m’aimez plus, je vous pardonne ; mais laissez-moi encore l’amour d’autrefois, laissez-moi le passé… Si vous voulez que je lise, ne m’interrompez pas. Ah ! votre voix est si sèche maintenant ! c’est un son faux qui me blesse, laissez-moi lire encore cette lettre avec illusion.

Il continua :

« Ce que je souffre est insupportable. Ne plus vous voir… cette pensée m’arrache le cœur… et puis l’ennui, l’affreux ennui, un ennui poignant me saisit. Oh ! que je suis malade… j’étouffe !… »

— Je me rappelle cela, interrompit madame de Pontanges ; je souffrais bien, j’étais sincère, j’étais sérieusement malade : vous pouvez croire cela.

— Laurence, vous êtes bien cruelle ! Ne m’interrompez pas, je vous en prie, vous me faites un mal horrible. Ne profanez pas ainsi vos souvenirs. Vous m’avez aimé, Laurence ; je vous aime toujours, moi. Oh ! de grâce, respectez encore un amour que vous avez partagé. Vous ne pouvez le nier ! ajouta-t-il dans un état d’exaltation impossible à peindre… Cette lettre est de vous, madame, et vous l’entendrez !…

La manière dont Lionel prononça ces mots, l’autorité d’une si violente passion, intimida un moment madame de Pontanges ; mais elle voulait combattre, car, en dépit d’elle, le souvenir de son amour la troublait. Elle se sentait moins forte, moins guérie qu’elle ne l’avait cru… et puis Lionel était si passionné, lui, qu’il aurait donné de l’amour à la femme la plus perfide, et madame de Pontanges, en le voyant si ému, si malheureux, retrouvait malgré elle au fond de son cœur un peu d’émotion en écoutant cette lettre. Elle se reportait au jour où elle l’avait écrite, et elle aimait bien ce jour-là… Elle eut peur… elle se voyait faiblir, la crainte d’aimer encore l’épouvanta… Elle n’eut qu’une pensée : empêcher Lionel d’achever la lecture de cette lettre, qu’elle se rappela tout à coup. — S’il lit jusqu’à la dernière ligne, je suis perdue ! se dit-elle. Oh ! comme sa voix tremble ! j’aurais mieux fait de la lire moi-même : quelle imprudence !… quelle voix !… que j’aime sa voix !… Dieu ! comme il est ému !

Pendant ce temps, Lionel continuait de lire :

« Quoi ! te laisser en partant l’idée que je ne t’aimais pas !… Mourir quand je pourrais te voir heureux… cela est impossible… Et pas un obstacle insurmontable ne nous sépare… ni les déserts, ni la mer… »

— Ah ! ah ! ah ! s’écria madame de Pontanges en s’efforçant de rire… comment ! c’est moi qui ai écrit ces bêtises-là !

— Si vous riez, je vous tue, madame ! s’écria Lionel hors de lui.

Madame de Pontanges frémit ; il y avait de la démence dans la colère de M. de Marny.

Il serra fortement le bras de Laurence :

— Restez là, madame ! vous m’entendrez jusqu’au bout…

Madame de Pontanges pâlit, elle comprit qu’il fallait se soumettre ; elle écouta en silence :

« Pas un obstacle insurmontable ne nous sépare… ni les déserts, ni la mer, ni même la volonté de quelqu’un… car l’homme à qui je suis liée ne souffrirait pas de notre amour ; il l’ignore, il ne peut le comprendre… Il n’y aurait pour lui, dans ma trahison, ni larmes, ni fureur, ni souffrance d’orgueil ou d’amour… Je puis t’aimer sans craindre un reproche ; je puis courir vers toi sans qu’une main m’arrête… et cependant je n’y vais pas… J’ai cette force. Tu m’attends, tu m’appelles, et je reste là… Oh ! c’est mal… »

— Oui, Laurence, c’était bien mal, vous le sentiez vous-même… Je vous accusais, j’avais raison… vous le voyez. Oh ! dites-le, n’est-ce pas que vous avez eu des torts aussi ?… que moi seul n’ai pas été coupable de notre malheur ?…

— Vous auriez dû me deviner, dit-elle ; tant d’amour avait un langage.

— Vous étiez si froide !…

— Vous ne me connaissez pas, Lionel.

Lionel leva les yeux sur madame de Pontanges, une idée subite l’enivra…

— Oh ! mon Dieu, dit-il, si je me trompais encore ! si tant d’orgueil cachait encore un peu d’amour !… Vous écriviez ces pensées brûlantes quand je vous accusais… peut-être que dans ce moment où je vous trouve si cruelle, vous combattez… peut-être que vous…

— Achevez cette lettre, dit-elle.

Laurence préférait cette lecture dangereuse au tourment de se voir deviner… maintenant. Hélas ! il n’y avait plus d’espoir dans son amour…

Lionel reprit la lettre si souvent interrompue ; mais cette fois, en lisant, un autre sentiment l’agitait… — Elle est bien troublée, pensait-il à son tour : oh ! tant de passion n’a pu s’éteindre si vite dans son cœur… je l’aime encore trop, il est impossible que tout soit fini entre nous… la femme qui a écrit cette lettre est à moi.

Il lut :

« Tandis que je me dévore dans des tortures inconnues, tandis que je meurs, tu dis, toi : C’est une femme très-froide, qui calcule tout… — Froide ! froide !… Ô Lionel, si tu étais là !… si tu voyais mes larmes… car voilà que je pleure maintenant… Oh ! que je t’aime, Lionel !… viens, viens… j’ai besoin de ta joie !… »

Lionel se laissa tomber à genoux… il mit la lettre sous les yeux de Laurence. — Voyez, voyez, dit-il, c’est vous qui avez écrit cela, Laurence ; c’est à moi que vous écriviez : Je t’aime… si tu étais là !… Eh bien, Laurence… je suis là… je suis à tes pieds !… Si tu voyais mes larmes ! Laurence, et tu pleures !… Oh ! comme je t’aime ! Tu as écrit ce mot, Laurence… oh ! dis-le maintenant… C’est moi, Laurence, c’est moi… oh ! dis-moi donc enfin que tu m’aimes !

— Je ne vous aime plus.

— Tu mens !

— Lionel !…

— Je ne crois plus à ta froideur ; tu m’as dit qu’elle était trompeuse… Oh ! rends-moi ton amour ! reprends à la vie…

— C’est impossible… j’ai trop souffert… mon cœur est mort.

— Et pourquoi pleures-tu ?

— Parce que je suis malheureuse.

— Malheureuse aujourd’hui ! mais hier, vous étiez brillante, vous n’avez fait que rire…

— Oh ! que je m’ennuyais ! dit-elle ; ce n’est pas là la vie que j’avais rêvée !… Que Paris est triste !… Ô mon pauvre vieux château, que je te regrette !… Quels doux moments j’y ai passés les jours où vous deviez venir !… c’était le bon temps !… hélas ! il est perdu… perdu pour toujours !…

— Non ; l’amour peut nous le rendre encore. Laurence ! ma douce Laurence ! ce serait affreux de renoncer à vous, le jour où j’apprends à quel point vous m’avez aimé ! Oh ! revenez à moi ! Quittez ce caractère factice qui vous fait perdre votre grâce. Vous n’êtes point née pour être une coquette vulgaire… Votre cœur est si noble, si pur ; revenez à l’amour, l’amour est votre vie, Laurence : revenez à moi !…

Elle lui tendit la main ; elle pleurait et n’osait le regarder : elle était si émue, qu’elle ne pouvait parler ; sa passion se réveillait, terrible et menaçante ; ses émotions venaient l’assaillir : une si longue contrainte avait doublé leur force. Ses souvenirs se précipitaient bouillonnants, tumultueux, comme les flots écumants que retenait captifs une écluse et qu’une liberté subite rend à leur cours interrompu…

— Malheureuse ! pensa-t-elle, comme je l’aime encore ! que vais-je devenir ?…

Et Lionel, pénétrant sa pensée, contemplait avec délices le réveil de cette âme… cette renaissance d’amour qui lui promettait tant de joie…

Il respirait à peine ; il restait immobile à genoux, il avait peur de l’avertir par son bonheur… il craignait qu’elle ne retrouvât trop tôt son empire sur elle-même, et il laissait éclore en silence le sentiment qui la lui rendait, pour qu’il fût déjà tout-puissant lorsqu’elle songerait à le combattre.

Et toute cette joie fut troublée !

Le destin, qui se moquait d’eux, vint une troisième fois encore éteindre leur amour… bouleverser toutes leurs espérances… et cela toujours de la même manière… parce que la vie est faite ainsi.

Qu’on ne vienne pas me dire que les événements ne s’entendent pas entre eux… qu’une chose extraordinaire n’arrive qu’une fois. Je vous dis, moi, que de certaines positions engendrent toujours les mêmes circonstances, que tels obstacles amènent toujours tels malheurs, que tels caractères ramènent toujours telle aventure. Et cela se comprend à merveille. Si un maçon tombe trois fois, il tombera trois fois d’un échafaud ; un marinier est destiné à tomber toujours dans la rivière… Un joueur fera trois héritages… il les perdra trois fois… au jeu. Une femme honnête qui résiste, résiste si longtemps, qu’elle finit toujours par être sauvée au moment du péril.

Voilà ce qu’on ne met point dans les romans, parce que l’on veut inventer et qu’on n’aurait pas l’air d’avoir de l’imagination si l’on mettait trois fois la même situation dans un livre. Moi, je fais cette innovation hardiment. Je n’invente pas ; je peins le monde comme je le vois, et je dis que toujours les mêmes choses se recommencent. Les caractères, aux prises avec la vie, laissent çà et là sur la route des germes qui tôt ou tard grandissent, et ramènent naturellement les mêmes situations, parce que leur principe est le même, sans compter que le sort aime beaucoup à faire des niches, et que le hasard est plus romanesque que tous les romanciers du monde.

Devinez donc qui vint troubler le dangereux tête-à-tête de madame la marquise de Pontanges et de Lionel de Marny ?

Précisément la personne qui devait leur être le plus désagréable et que leur émotion devait le plus inquiéter,

Madame de Marny.

Au plus touchant de leurs amours, on annonça :

Madame de Marny.

La jeune femme, qui était grosse de huit mois, s’avança lentement, avec embarras…

Sa vue produisit sur Laurence le même effet que l’aspect du marquis de Pontanges avait fait autrefois sur l’imagination de Lionel.

Ce fut un complet désenchantement.

Certes, cela était peut-être dramatique… mais romanesque, point… Sa femme !… sa femme grosse de huit mois !…

— Bonjour, madame, dit Laurence subitement remise de son trouble. Que vous êtes bonne de venir me voir, souffrante comme vous êtes !

— Madame, dit le valet de chambre qui avait annoncé madame de Marny, voici le coiffeur.

— Déjà ! quelle heure est-il donc ?… Qu’il attende un instant, dit madame de Pontanges.

— Vous alliez faire votre toilette… je suis venue trop tard. Je vous gêne ?…

— Non pas vous, mais votre mari, dit madame de Pontanges en souriant. — Monsieur de Marny, je vous chasse, ajouta-t-elle. J’ai du monde à dîner, je suis en retard… Je garde votre femme ; elle me donnera des conseils sur ma coiffure. Elle a si bon goût !… Au revoir ! Vous irez à l’Opéra, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

Lionel sortit sans regarder ni Laurence ni sa femme ; il n’était pas encore revenu de son émotion, lui, et il ne pouvait pardonner à madame de Pontanges d’avoir si vite maîtrisé la sienne… il étouffait de colère… Sa femme… sa femme… qu’il la maudissait en ce moment !

Il monta dans son tilbury. Quel vigoureux coup de fouet reçut son cheval alezan !… Le cheval favori, toujours si doucement mené, se cabra et faillit tout briser. Il allait s’emporter, mais Lionel le retint ; la colère lui donnait de la force. M. de Marny rentra chez lui sans accident.

— Comme monsieur a l’air de mauvaise humeur ! dit la femme de chambre qui le rencontra dans le vestibule… C’est bon… voilà madame qui va encore passer toute la nuit à pleurer.

Pendant ce temps, Clémentine assistait à la toilette de madame de Pontanges… Elle contemplait avec envie les flots de cheveux qui tombaient sur les épaules de Laurence et que son coiffeur relevait habilement.

— Quels beaux cheveux !

— Les vôtres sont charmants ; je ne sais pourquoi vous admirez tant les miens… Est-ce mademoiselle Baudrand qui a fait votre chapeau ? il vous va à merveille.

— Oui, c’est d’elle.

— Vous irez ce soir à l’Opéra ?

— Non, je ne crois pas.

La pauvre jeune femme prévoyait bien qu’il y aurait de l’orage chez elle ce soir-là, et que d’ailleurs son mari n’aurait nullement le désir de l’emmener à l’Opéra.

— Pourquoi n’iriez-vous pas ?

— Je suis un peu fatiguée.

— C’est vrai, je vous trouve le visage altéré… il faut vous ménager…

— Adieu, madame, dit Clémentine en se levant. Vous êtes coiffée à ravir. Je vous promets de grands succès pour ce soir. Vous allez au bal ?

— Oui… À bientôt, continua madame de Pontanges ; j’irai savoir de vos nouvelles. J’ai peur que cette aimable visite ne vous fasse mal… Au revoir.

Madame de Marny sortit.

— Pauvre enfant ! pensa Laurence quand elle se trouva seule, le ciel t’a inspirée en t’envoyant vers moi… Qu’allais-je faire ?… Ah ! c’était une action indigne… lui enlever son mari… dans l’état où elle est… Et lui ! il aurait abandonné son enfant pour moi… pour fuir avec, moi !… Oh ! je me fais horreur ! — Ma résolution est prise… il n’y a pas d’autre moyen… Je l’aime trop, je suis trop faible !… À moi seule je ne pourrais me défendre.

Elle se mit à une table et écrivit :

« Mon cher cousin, je vous garde une place ce soir dans ma loge à l’Opéra. J’espère que vous ne m’en voulez plus. Trois jours de rancune… c’est assez.

Laurence. »

— Oh ! dit-elle après avoir écrit, Lionel, que nous sommes coupables ! mais je vous empêcherai de commettre une infamie. J’aurai le courage de mettre entre nous deux un obstacle invincible. Dieu ! que je l’aime encore !… C’est affreux !…

Et elle sonna sa femme de chambre, et mit une très-belle robe de satin blanc.