Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 49

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 434-437).


XVII.

LA MÊME JOURNÉE.


Leurs cœurs étaient faits l’un pour l’autre !

Paris, 15 mai, onze heures du matin.

M. de Marny a plusieurs personnes à déjeuner chez lui, tous amateurs de chevaux… grands buveurs, mangeurs, rieurs.

Clémentine est allée chez son père. Elle ne déjeune jamais avec son mari, pour qu’il soit plus libre.

Lionel est donc avec ses amis, un pâté de foies gras, des huîtres, du vin de Champagne… Il boit, il s’amuse ; il déjeune solidement, car il ne doit pas dîner ; il soupera au Rocher de Cancale.

Pontanges, onze heures du matin.

Laurence se promène le long des fossés du château… Elle lève un regard mélancolique sur la fenêtre, hélas ! fermée, de la chambre que M. de Marny habitait… Elle est triste… elle pense à lui.

Paris, deux heures.

Lionel est dans une calèche élégante avec sa femme, vêtue d’un habit de cheval.

Ils vont au bois de Boulogne voir une course.

D’autres voitures, cabriolets, calèches, tilburys, les suivent. Arrivés au bois de Boulogne, Clémentine monte à cheval ; elle rejoint quelques femmes de sa connaissance, et Lionel va courir de voiture en voiture, minaudant avec grâce, faisant caracoler son cheval de manière à attirer l’attention sur lui, sur son cheval, qui est très-beau, et sur sa femme aussi, dont il est fier, car elle est charmante.

Pontanges, deux heures.

Laurence est seule dans une barque et se laisse aller au courant de l’eau, s’abandonnant à ses souvenirs. Que de fois, dans cette barque, elle s’est assise près de lui !… C’est là qu’il disait avec tant d’amour : « Ah ! je sens bien que vous seule pouvez me comprendre… Laurence ! que deviendrais-je si vous ne m’aimiez plus ?… » On vient lui dire que la duchesse de Champigny et le prince de Loïsberg viennent savoir de ses nouvelles :

— Dites que je suis allée à la ferme, répond-elle ; je ne veux voir personne.

Et puis elle pense : — Lionel était jaloux de mon cousin… Je ne le recevrai plus ; je ne ferai point ce qui l’aurait affligé ; je n’aimerai jamais que lui.

Paris, huit heures.

Lionel est aux Variétés ; c’est une représentation extraordinaire : tout ce qu’on connaît est là. M. de Marny y est avec toute sa société. On a loué cinq loges. Sa femme est mise à merveille ; elle avait tant de robes dans son trousseau ! C’est la femme la plus élégante de Paris. Toutes les lorgnettes sont braquées sur son chapeau… M. de Marny s’en aperçoit avec plaisir. Puis Odry arrive ; il est absurde, niais et spirituel à mourir de rire ; puis Vernet ; puis toute la troupe enfin… Lionel s’amuse et rit comme un enfant.

Pontanges, huit heures.

Le temps est superbe. Laurence est à sa fenêtre, pendant que sa tante joue au piquet dans le salon. Elle contemple les étoiles en silence. — Peut-être il les regarde en cet instant, pense-t-elle. Voilà les deux étoiles qu’il aimait… « Celle-ci est la vôtre, » me disait-il… Je ne sais, mais, ce soir, il me semble qu’il pense à moi… c’est un pressentiment, et j’y crois… Que fait-il à cette heure ? Qu’il doit être malheureux près de cette femme qui ne le comprend pas !… Il a tant d’exaltation ! il a l’âme si triste, lui !

Paris, onze heures du soir.

M. de Marny est au Rocher de Cancale avec une nombreuse et brillante compagnie. — Je meurs de faim !… dit-il. Toutes ces dames sont arrivées, pourquoi ne sert-on pas ?… Ma foi, j’ai bien ri !… Odry est adorable. Je bois à la santé d’Odry !

Pontanges, onze heures du soir.

Madame de Pontanges est rendue à elle-même ; elle monte dans son appartement… elle prend un livre… un roman… elle regarde aussi un volume de poésies de Lamartine… elle l’ouvre et lit ces vers :

Quand la feuille des bois tombe sur la prairie,
Le vent du soir se lève et l’arrache aux vallons ;
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons…

— Oh ! dit-elle, je répétais ces vers le jour où je l’ai vu pour la première fois, et dans cette forêt où je ne suis pas allée depuis ce jour. J’irai demain… Oh ! si je pouvais l’y rencontrer encore ! Hélas ! vivre, toujours sans lui !

aris, une heure du matin.

M. de Marny est revenu du Rocher de Cancale.

— Quel bon souper ! dit-il.

— Quelle bonne journée ! dit Clémentine… En vérité, on n’est pas plus élégant que nous !… Une course à cheval… le spectacle… un souper !…

— Vous étiez bien jolie, madame, et bien coquette !…

— Et vous, monsieur, n’avez-vous pas aussi minaudé auprès de Paméla ?… Si je voulais vous quereller…

— Oh ! pas de querelle ! il faut bien finir la journée…

— Madame n’a plus besoin de moi ? dit la femme de chambre.

— Non.

Pontanges, une heure du matin.

Madame de Pontanges a relu ces vers pleins de souvenirs. Elle a beaucoup pleuré… elle a mal aux yeux ; elle éteint sa lumière… elle s’endort avec confiance, car elle sait qu’elle rêvera de lui.