Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 36

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 383-387).


IV.

TROUBLES.


Dès que M. de Marny fut dans son appartement :

— Qu’on me laisse, dit-il ; je suis mieux, je vais très-bien… Où est M. Dulac ? qu’on aille le chercher… Il faut absolument qu’il vienne. Où est-il ? où est-il ? Viendra-t-il donc ?…

Le voici.

M. Dulac entre.

À son aspect, le visage de Lionel s’empourpre de colère. Il s’élance comme un furieux au-devant de Ferdinand, le saisit à la gorge :

— Misérable ! s’écrie-t-il, tu le savais !…

— Vous perdez la tête, mon cher Marny, dit Ferdinand avec un inconcevable sang-froid… Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à M. Bélin, que cette scène étrange commençait à inquiéter, j’ai une explication à donner à M. votre gendre : faites en sorte que son absence ne soit pas remarquée dans le bal, où nous irons vous rejoindre dans quelques instants.

En disant ces mots, Ferdinand entraînait le beau-père étonné vers la porte.

— Ce n’est rien, dit-il à l’oreille du banquier en le reconduisant dans le corridor ; ce n’est qu’une affaire d’argent, et je ne comprends pas comment la perte d’une cinquantaine de mille francs peut attrister un jour de bonheur.

Le beau-père comprenait fort bien ce genre de mélancolie, lui dont les jours de bonheur étaient ceux où il avait gagné à la Bourse. Il ne demanda pas d’autres explications, et il redescendit dans le salon pour rassurer sa fille.

Le général Rapart, notre ancienne connaissance, et plusieurs autres personnes, étaient encore dans la chambre de M. de Marny. Ferdinand voulut les éloigner.

— Général, dit-il bas à M. Rapart, emmenez-nous tous ces gens-là ; il ne faut pas faire tant de bruit : ce n’est qu’une affaire d’honneur ; il est possible que nous ayons besoin de vous. Nous vous ferons appeler ; mais tâchez qu’on ne s’aperçoive de rien.

Le général sortit, emmenant tous les curieux, et Ferdinand resta seul avec M. de Marny.

Lionel était retombé dans son abattement.

Quand il ne vit plus personne auprès de lui :

— Veuve ! veuve ! s’écria-t-il, et moi marié !… Oh ! c’est affreux !… Mais il est encore temps… je vais partir !

Ferdinand lui saisit le bras fortement.

— Que faites-vous ici, monsieur ? lui dit Lionel avec dureté.

— Je vous garde, pour vous empêcher de vous perdre…

— Laissez-moi partir ! s’écria Lionel d’une voix déchirante ; je veux la revoir !…

— C’est impossible ; vous ne pouvez partir ce soir. Songez quel scandale… et cette pauvre jeune fille qui vous aime… et toute cette famille que vous mettriez au désespoir !… Lionel… allons, du courage, mon cher.

— Y a-t-il longtemps qu’elle est veuve ?

— Je ne sais ; j’ai appris comme vous cette mort par les journaux.

— Vous ne le saviez donc pas ?

— Non, reprit Ferdinand, qui n’avait pas envie d’être étranglé une seconde fois… je l’ignorais ; mais peut-être ne vous en aurais-je point parlé… Je croyais que vous aviez rompu depuis longtemps avec elle… et d’ailleurs votre mariage… me confirmait dans l’idée que vous ne l’aimiez plus.

— Moi ! grand Dieu ! je ne l’ai jamais plus aimée !… Mais elle m’a fait tant de mal !… J’ai voulu me venger ; elle a été si impitoyable ! Si vous saviez ! non-seulement elle m’a chassé deux fois, mais quand, épuisé de chagrin, découragé, dans ma douleur, je me résignais… je ne lui demandais plus d’amour, je ne voulais que la revoir… elle a refusé de me recevoir ; et voilà… voilà la lettre qu’elle m’a fait écrire… Lisez… lisez… Quelle lettre ! Pouvais-je l’aimer encore après tant de froideur ? Ah ! cette affreuse lettre, je l’ai toujours auprès de moi ; je la relis pour me donner du courage, pour me désespérer ! Ferdinand, dites : à ma place, n’auriez-vous pas fait comme moi ?

Lionel remit alors à Ferdinand la lettre que le curé et madame Ermangard avaient combinée ensemble pendant la maladie de madame de Pontanges. Cette lettre ressemblait à toutes les lettres de parents vertueux et sévères qui veulent désespérer un jeune homme et le congédier. M. Dulac fit semblant de la parcourir, mais il n’en lut pas un mot, et nous ferons comme lui.

En cet instant, un domestique entra.

— Que voulez-vous, Germain ? dit Lionel ; je suis en affaires. Laissez-nous.

— Monsieur, le facteur m’a remis ces deux lettres.

— Posez-les sur la table… C’est bien… allez…

— Monsieur, il y a écrit sur celle-ci : Très-pressé.

— Donnez, reprit Lionel avec impatience.

Le domestique sortit. Lionel lut la lettre sur laquelle il y avait : Très-pressé ; il ne regarda pas l’autre, que son valet de chambre avait laissée sur la table.

— Ah ! c’est Bonnasseau qui m’écrit, dit-il. Ferdinand sourit d’un sourire infernal.

« Le marquis de Pontanges est mort subitement ; cette nouvelle changera peut-être tes projets. Puisse-t-elle arriver à temps !

Melchior Bonnasseau. »

Lionel chiffonna la lettre et la jeta au feu avec fureur.

— Si je l’avais reçue ce matin ! s’écria-t-il. Ah ! mon Dieu, quelle fatalité !…

Il se promenait à grands pas dans la chambre, en proie à la plus violente agitation.

— Mais, disait-il, sans se souvenir que si son mariage avec Clémentine n’avait pas encore été célébré par le prêtre, il avait été indissolublement noué par le maire, tout n’est pas perdu sans retour… Quand M. Bélin saura… Dites-lui que sa fille sera malheureuse si ce mariage s’accomplit.

— S’il eût manqué, elle eût été déshonorée, Lionel… Elle vous aime, cette enfant. D’ailleurs, vous êtes marié ; ne revenons pas sur le passé ; tâchez de dissimuler vos regrets ; soyez généreux… Qui sait ? tout cela n’est peut-être pas un malheur. Si la femme que vous pleurez tant vous avait aimé, elle ne vous aurait pas repoussé, et depuis un mois qu’elle est libre, elle vous aurait écrit.

— Un mois ! dites-vous, un mois !… Vous disiez tout à l’heure que vous n’en saviez rien ! Vous me trompez, Ferdinand….

M. Dulac reconnut son imprudence. — Le général Rapart, dit-il avec une incroyable présence d’esprit, vient de me dire tout à l’heure qu’il y avait un mois qu’on le lui avait appris. Je n’en sais pas davantage.

— Un mois !… un mois !… Oh ! oui, elle aurait dû m’écrire… Ah ! c’est qu’elle ne m’aime plus !…

M. Dulac jugea ce moment favorable pour déterminer Lionel à redescendre dans la salle de bal.

— Il est minuit moins un quart ; il faut être à minuit à l’église. Calmez-vous… Allons, mon cher, venez… Êtes-vous donc si malheureux d’avoir épousé la plus jolie fille de Paris ?… Que diable, j’en connais plus d’un qui vous envie ; il ne faut pas leur faire pitié… Arrangez donc un peu vos cheveux, ils sont dans un désordre épouvantable… Savez-vous bien que, pour ma part, j’aimerais mieux Clémentine que votre marquise ; elle roucoule un peu trop ; je la croirais ennuyeuse à la longue… et puis c’est une femme qui n’entend rien à la vie… Clémentine a plus de goût… elle connaît le monde… Et vos gants, mettez-les… cela donne un air posé… Comme vous êtes pâle !… mais cela ne fait pas mal.

Pendant que Lionel réparait le désordre de sa toilette, M. Dulac avait jeté les yeux sur la lettre que M. de Marny avait oubliée… L’écriture de l’adresse l’avait frappé, il connaissait cette écriture. Profitant d’un moment où Lionel ne le voyait point, il examina cette lettre avec attention et parvint à en déchiffrer le timbre.

— On vient ! s’écria-t-il, descendons vite ; qu’on ne dise pas qu’il a fallu venir vous chercher…

Et Ferdinand entraîna Lionel, sans lui donner le temps de réfléchir.

En vérité, M. Dulac avait en cet instant l’air plus agité que le marié. C’est qu’il avait lu sur la lettre oubliée le timbre du village de…

Pontanges.