Victor Retaux (p. 94-119).

V

RETOUR A CHEZAL-BENOIT

UNE ANNÉE DE PROFESSORAT

I

Ce fut une joie débordante que le retour au berceau de la Petite-Œuvre. L’heureux Frère écrit dans son Journal : « chère Petite-Œuvre, tu vas donc abriter encore quelques années ton pauvre enfant ! Je veux faire tout mon possible pour te témoigner toute ma reconnaissance[1]. »

Quelques jours plus tard, en style pittoresque, il raconte à son frère son bonheur : « Laissez-moi d’abord vous annoncer une grande nouvelle ! — Holà ! dites-vous, cela promet. Que va-t-il en sortir ? — Eh bien, oui, une grande nouvelle… Le 1er octobre, j’étais en récréation, à Issoudun, avec tout le monde, lorsqu’on vint me dire : Il faut partir pour Chezal-Benoît. En une heure, je fais mon paquet, mes adieux, et je monte en voiture. Averti à une heure et demie, à trois heures j’étais en route. — Voilà, mon bien-aimé frère, la vie du Missionnaire. Il ne doit s’attacher nulle part et partir au premier signal, sans attendre au lendemain… Vous croyez peut-être que cela nous fait de la peine ?… Mais, nous sommes les plus heureux des hommes, et si notre cœur souffre, nous lui imposons silence, et nous chantons : Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus !… Vous voyez que je ne suis pas triste[2]. »

En arrivant, il est allé demander à Notre-Seigneur la grâce de ne pas commettre un seul péché pendant son séjour à la Petite-Œuvre. Il lui demande aussi d’ouvrir son intelligence et de « brider » son cœur. Il lui demande surtout de ne jamais scandaliser un seul de ces petits dont les anges voient la face du Père céleste et de leur faire du bien, un bien immense. « Une grande joie intérieure, calme et sereine, qui n’est pas de la terre », lui a fait comprendre qu’il est exaucé... Il a salué les anges gardiens de la Petite-Œuvre, ceux des enfants, ceux du Tabernacle, et le voilà, radieux, au poste du dévouement[3].

Il ne lui fallut pas longtemps pour s’habituer. « La Petite-Œuvre, dit-il, c’est chez moi[4]. »

Il est chargé de la sixième. Il a six élèves. Il leur fera passer une année heureuse dans le travail et dans la prière. Il invoque souvent la Vierge, qui a élevé le divin Enfant Jésus. « O bonne Mère, aidez-moi. Ne regardez pas l’instrument, mais les apôtres que l’on pourrait faire avec ces chères petites âmes innocentes[5]. »

Un tel maître fera du bien à ses élèves ; mais les élèves eux-mêmes sanctifieront leur professeur.

« Il y a ici de saints enfants. Je veux être à leur égard plein de respect et de vénération, sans qu’ils s’en aperçoivent. Je veux profiter de leurs exemples et m’efforcer de les imiter. Qu’ils me feront de bien ! J’en suis heureux plus que je ne puis dire.

« Cette année scolaire m’apparaît pleine de joies et de profits spirituels. Peut-être le Sacré Cœur me réserve-t-il une grande peine en compensation. Fiat, ô mon Dieu ! Dans la peine comme dans la joie, je chanterai vos louanges et je vous ferai aimer des jeunes cœurs que vous me confiez[6]. »

II

On dit, — hélas ! comment pourrait-on le nier ? — qu’il y a des écoles où les écoliers n’ont rien de la jeunesse.

Vieillards de quinze ans, de vingt ans, ils sont desséchés avant d’avoir fleuri. Pas de fraîcheur donc, ni de sève, ni de parfums. Pervertis par des conversations malsaines et des lectures troublantes, énervés par ce que le P. Gratry appelle l’ « abus du feu[7] », les jouissances maudites, saturés sans être assouvis, ils ne connaissent ni les beaux élans de l’âme, ni les illusions généreuses, ni l’admiration, ni l’affection, pas plus le respect que la joie. Plongés déjà dans je ne sais quelle nonchalance morne et railleuse, ils n’attendent rien de la vie ; ils ne croient ni à la vérité, ni à la beauté, ni à la vertu. Les plus belles langues du monde, qu’est-ce que cela pour eux ? Ne leur parlez ni d’éloquence, ni d’art, ni de poésie : ils ne comprendraient pas et riraient de vous peut-être. Que dis-je ? Le spectacle des actions les plus héroïques les lasse et les dégoûte. Là où d’autres tressaillent et s’enthousiasment, ils ne savent que hausser les épaules et ricaner : ils sont blasés, et ils s’en vantent ; ce qui revient à dire qu’ils n’ont plus de cœur ; déjà ils sont morts.

Il en va autrement, grâce à Dieu, dans nos maisons d’éducation chrétienne, en particulier dans les petits séminaires et plus encore peut-être dans les écoles apostoliques. Non pas que l’idéal y soit toujours réalisé. Là, comme ailleurs, l’enfant porte dans ses flancs le feu des mauvaises concupiscences ; mais, plus qu’ailleurs, il lutte, et, grâce à la prière, grâce à l’Eucharistie, il est habituellement vainqueur. « Je commence à connaître les âmes, écrivait le frère Verjus. Oh ! quel trésor qu’une belle âme ! Quels idéals, ô mon Dieu, vous me présentez tous les jours (dans ces enfants) de votre pureté, de votre bonté, de votre douceur !… Que vous devez être beau, si votre ombre est si belle[8] ! » Et tout entier et à plein cœur, il se donnait à leur sanctification. Vraiment, ce jeune éducateur de dix-neuf ans était, devant une âme, comparable à un artiste en présence du bloc de marbre d’où jaillira, il l’espère du moins, un chef-d’œuvre. On voit dans ses notes que tel enfant le faisait trembler d’angoisse et tel autre, au pied de la lettre, vibrer d’espérance.

« Comme il aimait ses élèves, nous écrit le Père directeur, et comme ses élèves l’aimaient ! Non seulement il voulait leur apprendre du latin, de l’histoire et de la géographie ; mais il les préparait vraiment à leur vocation religieuse. Il leur parlait, de la manière la plus vive et la plus pénétrante, de la très sainte Vierge, du Sacré Cœur, du sacerdoce, et surtout de l’apostolat chez les sauvages. Quand en classe on avait été sage, et qu’à la fin il restait un peu de temps libre : « Les Missions ! disaient les enfants. Parlez-nous des Missions ! » Et il les captivait, il les séduisait. Plusieurs, dès ce temps-là, se sont dit comme lui : Et moi aussi, je serai Missionnaire ! Quelques-uns ont marché sur ses traces ; d’autres n’attendent qu’une parole autorisée pour aller là-bas continuer son sillon. »

L’un de ses grands bonheurs était de faire prier les enfants et de prier avec eux. Les enfants ont entre les mains, il le savait, le réservoir des rosées célestes. Volontiers même, il eût dit avec le poète :

Petits enfants à tête blonde,
Vous, dont l’âme est un encensoir,
Priez ! La prière est féconde.
Un enfant peut sauver le monde,
En joignant ses mains chaque soir[9].

Il ne faudrait pas croire, — nous n’hésitons pas à le dire, la première loi de l’histoire étant la sincérité, — il ne faudrait pas croire que la manière de faire du jeune religieux ralliât tous les suffrages. On lui reprochait trop de familiarité avec les élèves, trop d’enjouement, voire même de la faiblesse. Joyeusement, avec saint Philippe de Néri, il eût pu répondre aux chagrins et aux moroses : « Laissez-les gronder tant qu’ils voudront. Pour vous, amusez-vous bien ; soyez gais dans le Seigneur Jésus. » Ou encore, avec le même apôtre de la jeunesse : « Pourvu que mes enfants ne fassent point de péchés, je les laisserais me fendre des bûches sur le dos. » Il ne répondait rien. Il se contentait d’écrire dans son Journal : « … Le système de froideur et de crainte qu’on me conseille de tous côtés ne me paraît pas propre à faire des Missionnaires du Sacré-Cœur… Cependant, je ferai des efforts, car ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de l’autorité[10]. »

La plus unie des familles religieuses et la plus aimante est une société d’hommes, c’est-à-dire de fils d’Adam, et, s’il y a dans la vie des joies profondes, il faut bien qu’on y trouve aussi de quoi souffrir. Plus d’un voulait diriger le Frère, qui n’avait pas mission pour cela. En plusieurs rencontres même, il fut contrecarré ; on le surveillait, on l’épiait. Il avait trop d’influence, disait-on, sur les enfants. D’où pouvait venir cette avidité non pas seulement de sa parole, de ses conseils, — les conseils d’un éducateur qui n’avait pas vingt ans ! — mais de sa personne ? Le secret de cette influence était dans l’âme du jeune maître, et là seulement. C’est du bon trésor de son cœur que jaillissait cette parole convaincante, entraînante, cette admiration contagieuse pour le beau et cet enthousiasme du bien auxquels ne résiste pas la jeunesse. Le frère Verjus aimait ses élèves, voilà pourquoi ses élèves l’aimaient, et voilà pourquoi, malgré son inexpérience, il leur a fait tant de bien.

Nous l’avons dit, les critiques ne lui manquaient pas. Il en a souffert. « On veut me diriger dans ma charge. Il me semble que ce serait faiblesse de me laisser faire. Sans blesser la charité, j’essaierai de ne dépendre que de mes supérieurs, à qui je veux être soumis plus que personne[11]. »

Cette juste indépendance lui attira bien des critiques : « O mon Dieu, quand donc pourrai-je faire le bien ouvertement ?… Eh quoi ! moi, pauvre petit mendiant que l’on garde par charité, je serai un objet de contradiction pour des hommes si savants, si avancés dans les lois spirituelles, qui disent la sainte messe tous les jours ! Je ne puis supporter cette idée ; aussi, me contentant d’en souffrir, je n’en parlerai plus à personne. Je suis méprisé, tant mieux ! Je surabonde de joie au milieu de ces premières épreuves qui sont mes premiers désenchantements[12]. »

Pourtant, il lui est arrivé de se plaindre à un confrère ami, quelquefois ; mais, comme il s’en repentait vite ! et quel ferme propos de ne plus pécher par la langue ! Lisez ce billet :

Mon bien cher Frère,

Je suis tout honteux et confus de la peine que je vous ai faite ce soir en promenade. Vous aviez droit à coup sûr de vous attendre à autre chose qu’à des propos aigres et peu charitables contre mes frères… Pardon, mon bien cher Frère !… Voyez ma faiblesse… Ayez pitié de moi…, mais de la bonne manière, en priant, et en me reprenant avec l’aisance d’un frère bien-aimé, car vous l’êtes pour moi. Pardon !… Je vous promets de me convertir sous ce rapport.

Maintenant, malgré ma faute, je dormirai tranquille. Assurez-moi que vous m’avez pardonné, aidez-moi et parlez-moi souvent comme ce soir.

Merci, de tout cœur, de tout le bien que vous me faites, et encore une fois, pardon !…

Tout vôtre dans le Sacré Cœur,

FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.

Pardonnez… le quart d’heure est passé ; mais je n’aurais pu dormir ! En maintes occasions et par suite sinon de faux rapports, du moins d’exagérations, il fut grondé. D’un mot il aurait pu se justifier : à l’exemple de Notre-Seigneur, il garda le silence[13]. Un jour, les reproches tombèrent de haut, et la blessure fut profonde. « Ah ! si l’on pouvait voir mon cœur !… Je le céderai forcément à tous en science et en vertu ; mais en affection et en respect et en vénération pour tous mes supérieurs, je veux être le premier[14]. » Il le fut toujours.

III

Le don, si précieux et si rare, de parler aux enfants et de leur révéler l’Idéal, la Beauté, la Bonté, le Sacrifice, le Sacré Cœur, Notre Seigneur Jésus-Christ, la très sainte Vierge, le frère Verjus l’avait à un rare degré. « Il me semble, disait-il, que je parlerais des jours entiers, sans tarir, sur des sujets de piété. » Et lui, d’ordinaire si modeste, si défiant de lui-même, ajoutait : « Je crois sentir en moi quelque chose de ce qui bouillonne chez Bossuet. Pourquoi n’arriverais-je pas, moi aussi ? Le bras de Dieu ne s’est pas rétréci : il se servira de moi pour montrer qu’il veut tout faire[15]. »

Le goût des livres sérieux l’a pris : il lit et relit le magistral ouvrage de l’abbé Dupanloup sur l’Éducation ; les Sources du P. Gratry lui révèlent tout un monde. Il comprend que l’idée de la science comparée est en soi une grande idée. Elle n’appartient pas au P. Gratry, encore bien qu’il l’ait mise en un plus puissant relief que personne ; elle est de Leibniz, de saint Thomas, de saint Augustin, de tous les maîtres. Qui pourrait nier la force et la splendeur que donnerait à une intelligence la concentration de toutes les sciences spéciales ? Quel service rendrait à la Vérité, à l’Église, à Dieu, un homme qui serait non pas seulement un mathématicien, non pas seulement un physiologiste, mais, au moins dans une large mesure, littérateur, philosophe et théologien ? Isoler chaque branche de la science des autres branches et du tronc qui les porte, n’est-ce pas les priver de la sève ? n’est-ce pas les appauvrir, les dessécher, sinon les tuer ? Cette parole de Leibniz est fameuse : « Il y a de l’harmonie, de la métaphysique, de la géométrie, de la morale partout. » Rien n’est plus vrai. Or, le frère Verjus, abandonné à lui-même, sans le secours d’aucun maître, l’a compris : « Je sens, dit-il, la nécessité de cultiver mon esprit dans tous les sens… Le petit livre du P. Gratry, un passage de Mgr Dupanloup et un de Daguesseau m’ont ranimé pour les hautes, belles et sérieuses études. Les sciences pratiques sont bien attachantes quand elles sont étudiées en vue d’être utile à mes chers sauvages. Mais la Philosophie, mais la Théologie, mais l’Histoire, l’Écriture sainte, le Beau, la Littérature ! O mon Dieu, élargissez mon cœur et mon esprit et purifiez-les de tout ce qui n’est pas vous !... Mon Jésus, aidez-moi, éclairez-moi, soyez mon docteur en tout[16]. »

Il a l’instinct qu’en matière intellectuelle et scientifique, le clergé doit être non pas à la suite mais à la tête de son pays. Là est notre devoir primordial, à nous prêtres, de défendre la vérité et d’étendre son règne. Depuis trop longtemps, on nous accuse — et non pas toujours sans raison — de nous tenir en dehors du mouvement contemporain, et cette accusation grave est une entrave à l’efficacité de notre ministère. Au reste, le plus souvent, toute faiblesse intellectuelle, tout déclin dans la lumière est un déclin dans la vertu. Labia sacerdotis custodient scientiam[17]. Il faut que cette parole des Saintes Lettres devienne pour le frère Verjus une réalité éclatante. Plus que jamais il a faim et soif d’apprendre. Il appelle Dieu à son secours, il le presse, il le conjure, il le supplie de lui ouvrir l’intelligence.

« Quel abîme que la science ! Je me prends quelquefois à désirer la mort pour jouir de la vue éternelle de la Vérité. Qu’ils sont heureux ceux qui voient déjà[18] ! »

Ce cri d’âme de notre jeune Frère nous rappelle cette belle parole de saint Augustin : « C’est en Dieu que resplendit la vérité, et l’âme ne sera pleinement heureuse que par Celui qui peut seul rassasier la soif qu’elle a de savoir : Illa est igitur plena satietas animarum, hæc est beata vita, pie perfecteque cognoscere a quo inducaris in veritatem[19]. »

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ce chapitre de la vie de Mgr Verjus sera pour plus d’un de ses condisciples, et peut-être de ses maîtres, une révélation. D’autres surprises les attendent.

Ce n’est pas seulement le sens philosophique qui s’éveille dans le jeune professeur, c’est aussi le sens littéraire, au point qu’il se reproche, en termes exprès, d’aimer Virgile et Homère comme jamais il n’a aimé personne[20]. Il est tout heureux de sentir les beautés de La Fontaine, de Fénelon, de Lacordaire[21]

C’est dans son intelligence comme une invasion d’idées nouvelles, de belles clartés, de beaux rayons. « Je ne savais pas encore ce que c’est que le temps, ce que c’est qu’une âme, un bon livre : tout cela m’apparaît maintenant comme sous un nouveau jour. Je veux m’exercer à exprimer ma pensée avec concision, clarté et netteté[22]. » — « Je voudrais bien savoir faire des vers. Quelquefois il m’arrive des pensées vraiment belles : la mesure seule y manque. Il me semble que je la trouverais facilement. Je veux essayer. Rien n’est inutile au Missionnaire[23]. »

Ne voyons-nous pas de plus en plus le Frère cultivant son esprit dans tous les sens ?

« Grâces, dit-il, soient rendues au Sacré Cœur ! J’ai passé une bonne journée. Ce n’est pas encore mon idéal de la vraie journée du scolastique, mais il y a du mieux… Il me semble que je deviens plus sérieux. Je crois que, pour la science, je tirerai un grand profit en résumant par écrit ma journée intellectuelle : cela me servira à graver dans ma mémoire les choses apprises… Je veux y revenir avec courage[24]. »

Le sens musical, lui aussi, se développe : « Je veux acquérir de l’élégance, de la force et de l’assurance, en même temps que de la richesse, dans mon style musical. Pourquoi mal faire ce que, en ma qualité de maître de chapelle, je dois faire si souvent[25] ? »

A n’en pas douter, il lui a fallu une rare énergie, un courage incessamment renouvelé, pour résumer au jour le jour, outre sa journée religieuse, sa journée intellectuelle, comme il dit fort bien. Le frère Verjus a prodigieusement écrit : « Quel bonheur que celui d’écrire !… Cela fixe mes idées, m’apprend à les exprimer et me donne le goût de la prédication[26]. » Dans les papiers qui nous restent de lui ou bien dont il fait mention dans ses notes et qui datent de ces temps de préparation, nous trouvons un commentaire sur les Constitutions , un autre sur les Exercices de saint Ignace, un autre sur l’Imitation de Jésus-Christ, un très grand nombre de dissertations : « J’aime passionnément ces questions de philosophie, dit-il, j’y passerais bien du temps avec plaisir » ; — des études d’archéologie, de médecine, d’histoire naturelle, de spiritualité, et un résumé des manuels Roret, dont nous avons dit un mot au chapitre du noviciat, enfin de volumineux cahiers sur les Missions, sorte d’encyclopédie du Missionnaire à l’étranger. Malheureusement, plusieurs de ces manuscrits nous manquent : une pleine caisse fut perdue à Sydney ou à Thursday dans le premier voyage vers la Nouvelle-Guinée.

IV

Or, ces travaux ne nuisaient en rien à la vie surnaturelle. Chez notre Frère, « la science » se transformait vite en charité. Ce n’est pas sur lui que tombe l’anathème de Bossuet : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer et se trahit elle-même ! » S’il faisait quelque progrès dans les lettres, il marchait à grands pas dans la voie de la perfection. Nous voudrions citer à pleines pages ses notes quotidiennes. Le mieux eût été peut-être de publier le Journal de son âme, écrit chaque soir sous l’impression de la journée, et sa vie eût été faite. Citons du moins quelques fragments de la période où nous sommes.

D’abord, malgré les brûlants désirs qu’il a de la science, il est tout prêt à les sacrifier à Dieu :

« Si vous voulez, mon Jésus, que je fasse du bien en restant ignorant, vous n’avez qu’à me laisser aller comme je vais maintenant, oubliant tout à mesure que j’apprends : je m’y résigne, mon Jésus, si telle est votre volonté. Mais je ne dois pas me supposer une telle vocation. Je veux tenter l’impossible, et, si je retombe sans avoir réussi, découragé, je vous remercierai encore[27]. »

Bien qu’il eût toujours les yeux fixés sur son cher idéal : la perfection religieuse, il y avait lutte, à de certaines heures, dans la partie inférieure de l’âme, et il nous plaît de le constater, ne fût-ce que pour nous bien persuader à nous-même que les saints sont de notre chair et de notre sang. Écoutons-le :

« … Je n’ai qu’à obéir. Beau mérite, si je ne veux obéir aveuglément que dans les choses qui me plaisent et que je comprends ! J’obéirai en tout, partout et toujours ; je ferai le contraire des inspirations du mauvais Esprit. O mon Dieu, faites que je le reconnaisse toujours à sa queue de serpent ! » … Les ordres des supérieurs, je ne veux rien en savoir et rien en dire. On a eu raison ; j’ai eu tort. Mon Dieu, coupez, frappez ; je suis prêt. Frappez surtout sur mon cœur. Je veux me taire et vous aimer, et vous le dire plus fort que jamais[28]. » — « … Le T. R. Père est bien triste, dit-on. Pauvre bon Père ! Ah ! s’il savait du moins toute la tendresse et toute la vénération que je lui porte[29] ! »

Continuons à pénétrer dans le secret de cette âme, nous n’y prendrons pas seulement plaisir, nous y trouverons profit.

« Désormais, je ne jouerai jamais de l’harmonium sans invoquer sainte Cécile et sans avoir devant moi une image de la Flagellation. Je regarderai tous mes actes d’orgueil comme autant de coups de fouet donnés à mon Jésus… C’est si laid de faire parade devant Notre-Seigneur lui-même, et en le louant[30]. »

« J’éprouve un dégoût immense pour tout ce qui passe. Je n’aime plus que Dieu, me semble-t-il, et l’âme de mes amis : elle ne passe pas. Je me réjouis de les revoir au ciel.

« Le jour de ma première communion m’apparaît bien beau, celui de ma première messe encore plus… Et celui du martyre ! Quel bonheur ! mon Dieu, je ne puis plus attendre ! Ou bien, faites-moi souffrir !… Crucifiez-moi avec vous[31] !… »

« Le désir du martyre augmente d’intensité, c’est bon signe. Quelquefois ce désir me parait une ironie chez moi. Que suis-je donc, sinon un composé de contradictions ? Je suis double en tout[32]. »

Nous pourrions enfiler toutes ces paroles comme font les enfants pour les perles ; nous aimons mieux, de temps en temps, renverser, sous les yeux de nos lecteurs, le riche écrin.

« Dans un mois j’aurai vingt ans, et je n’ai pas encore commencé à servir Notre-Seigneur fidèlement ! Je n’ai pas encore passé un seul jour tel qu’il le désire. Je n’ai pas encore travaillé comme je l’aurais pu faire.

« Je ne suis plus un enfant… Il me semble que voilà la première moitié de ma vie passée, et je n’ai encore rien de prêt.

« Mais ce qui me console, c’est que Notre-Seigneur n’a prêché que trois ans. Quelque chose me dit que je n’irai pas à quarante ans, que, par conséquent, je vais descendre l’autre pente de ma vie.

« Quand viendra le jour où je pourrai dire : Je vais au ciel ! Mon Dieu, ne tardez pas. Faites-moi souffrir beaucoup, puis prenez-moi[33]. »

« On nous a lu aujourd’hui au réfectoire le Messager du Sacré-Cœur. On y fait remarquer que le courant de la dévotion est à la réparation. On a cité un exemple d’héroïque dévouement : une mère offrant au Cœur de Jésus, en victimes pour le salut de l’Eglise et son triomphe par l’éducation chrétienne, ses deux enfants. O mon Dieu, voilà des cœurs qui me jugeront !… Misérable religieux que je suis ! Et de telles âmes sont dans le monde !… O mon Dieu, pardon[34] ! »

« Je voudrais, sur les deux grands points de l’Oraison et de l’Eucharistie, être un vrai religieux.

« J’ai demandé à Notre-Dame du Sacré-Cœur de me recevoir comme son pauvre enfant malade ou en convalescence…

« Oh ! si je savais prier, travailler, aimer Marie et la sainte Eucharistie !

« Je demande à Notre-Dame du Sacré-Cœur de ne pas permettre que je meure avant d’être prêtre[35]. »

« Demain (veille du 14 juillet), je veux travailler, prier et communier en esprit de réparation pour les crimes qui se commettront en cette journée de malheur. Je veux au moins arracher une épine du Cœur de Jésus. Ah ! si je pouvais essuyer la Face adorable de mon Sauveur !

« Il me semble que le démon veut recommencer à me donner de mauvaises pensées… Je me mortifierai et je prierai beaucoup. Tu entends, Satan, voilà ce que je ferai, si tu approches de moi ton souffle empoisonné. Laisse-moi : je suis le bien de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Je veux être pur. Va, vil menteur, traître et monstre d’impureté ; va avec tes semblables ! Pour moi, je suis à Jésus, je veux rester avec Jésus et lui ressembler[36]! »

De belles paroles et de beaux sentiments, c’est bien ; mais qui donc, dans une heure où l’âme est maîtresse du corps qu’elle anime, qui donc n’en est capable ? Henry Verjus est un frère de saint Benoît. Un jour, à son exemple, tandis que la communauté est en promenade, il s’est engagé, seul, sous bois, et là, il s’est roulé dans les épines.

V

Le frère Verjus s’en allait d’une fête à l’autre, se renouvelant dans la ferveur de ses vœux, dans ses promesses, ses pactes, ses plus chères dévotions. « Je me prépare à une nouvelle rénovation spirituelle. Je me mettrai derechef à l’ouvrage comme si c’était la première fois, avec amour, courage et confiance[37]! »

L’oraison surtout le préoccupe. Comme il voudrait être savant dans cette science qui est de toutes la plus haute, la plus utile, la plus féconde ! « Je suis de plus en plus décidé à faire de l’oraison mon affaire capitale de tous les jours. Je veux y mettre tous mes soins et toute mon application[38]… » — « Je veux bien méditer sur la sainte communion. Si je comprenais ! mon Dieu, ouvrez mon esprit du côté du ciel, je vous en conjure, et ne m’imputez pas mon ignorance. Je bride du désir de vous connaître et de vous aimer, comme vous le méritez[39]. »

Nous sommes en 1880, au mois de mai. Le 26, il aura vingt ans. Il se prépare à cet anniversaire avec un soin jaloux. Il se promet une incomparable journée de recueillement, de prière, d’action de grâces. Décidément ce sera le jour de sa conversion foncière et intégrale. Le 25, après l’absolution générale et l’indulgence plénière, après avoir préparé mieux que jamais son oraison, il s’endort comme il voudrait le faire tous les soirs, il s’endort comme il voudrait mourir. Le 26, il descend à la chapelle, tout pénétré de la présence de Dieu et il médite sur cette prière que la liturgie adresse à la très sainte Vierge : « Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Da mihi virtutem contra hostes tuos : Laissez-moi vous louer, ô Vierge sacrée. Donnez-moi la force contre vos ennemis. » Au sortir de la chapelle, le Frère écrit son oraison, au courant de la plume, comme il écrivait toujours. Nous allons donner ces pages entières où il se montre envers Marie d’une piété si filiale et tout à la fois si naïve. Ce sera faire connaître en même temps sa méthode d’oraison.

« Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Da mihi virtutem contra hostes tuos. »

« Toute ma vie future est là.

J’ai fait la prière préparatoire

1er prélude. Division : 1° Dignare me laudare te. 2° Da mihi virtutem. 3° Contra hostes tuos.

« 2e prélude. Je me suis figuré que Notre-Dame Réapparaissait et me disait : « Demande-moi ce que tu voudras : aujourd’hui je ne te refuse rien. »

« 3e prélude. J’ai prié Notre-Dame du Sacré-Cœur de m’accorder la grâce de la louer dignement, par mes paroles et mes actions, et de défendre ses intérêts qui sont ceux de Jésus, mais de faire tout cela avec la plus grande pureté d’intention. (C’est le sujet de mon examen particulier.) »

« Premier Point. — A qui donc vais-je m’adresser ? C’est à Marie, la reine du Ciel, la reine des Apôtres et des Martyrs… Elle daigne me permettre de lui parler… C’est qu’elle est aussi ma Mère… Quel bonheur ! O bonne Mère, puisque aujourd’hui vous ne pouvez rien me refuser, je veux vous demander de vous aimer davantage tous les jours, et de vous faire aimer de ceux qui vous ignorent. »

« Je vous demande de vous servir en vous louant. Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Et que suis-je donc pour oser faire une telle demande ? Je ne suis rien… Que dis-je ? Je suis un malheureux, un rien qui s’est révolté contre son Dieu, contre Jésus, le Fils de cette Mère que je viens implorer. O Marie, ô ma Mère, ne pensez plus à mes péchés. J’espère que tout est pardonné. La joie que j’éprouve me le dit. Ne voyez-vous pas, ô bonne Mère, que c’est votre pauvre enfant qui vous revient et qui vous supplie de lui permettre de se signaler à votre service, pour vous prouver son attachement et son amour ? Vous louer, ô Mère ! Je veux vous louer ! Et qu’est-ce donc que la louange de Marie ? Comment ferai-je pour louer dignement cette grande Reine et cette tendre Mère ? Ah ! si je comptais sur moi, il y aurait de quoi me décourager ; mais vous m’aiderez, bonne Mère, à vous louer, parce que vous faire aimer et étendre votre culte, c’est la môme chose, n’est-ce pas, que de faire aimer le Sacré Cœur. »

« Je veux vous louer, ô ma Mère : 1° Dans mes paroles ; mais, pour cela, il me faut une connaissance approfondie de vos douleurs et de vos vertus… Il me faut aussi l’éloquence… C’est ce que je vous demande tout spécialement en ce jour si solennel pour moi, et qui doit compter dans ma vie bien plus que tous les autres. »

« 2° Je veux vous louer aussi dans mes actions, en imitant vos vertus. Avec la connaissance, il me faut le courage et la persévérance ; accordez-moi tout cela, ô Mère, et faites que j’agisse toujours pour la plus grande gloire du Sacré Cœur avec la plus grande pureté d’intention. C’est là, je crois, le grand moyen de vous être agréable. Vous détestez ceux qui profanent vos dons et les font servir à leur gloire d’un jour. Non, bonne Mère, je ne détournerai pas vos dons, je vous le promets ; mais pour cela encore, il me faut votre soutien. »

« Je vous louerai donc comme Vierge, comme Martyre, Mère de mon Jésus, comme Dame du Sacré-Cœur, comme Reine du Ciel, comme Refuge des pécheurs. J’étudierai chacun de vos titres et j’espère qu’avec votre appui, ô Mère bien-aimée, je vous ferai aimer et honorer par un grand nombre de cœurs. »

« Deuxième Point. — Da mihi virtutem. »

« Ah ! bonne Mère, le don que je vous demande surtout, après celui de pouvoir vous louer et louer le Sacré Cœur, comme je viens de le dire et jusqu’au martyre, ce don, c’est la fermeté, l’énergie, le courage. C’est ce qui me manque encore, vous le savez ; et cependant qui en a plus besoin que moi, puisque ma vocation exige une fermeté d’âme extraordinaire, puisqu’il faut pour les Missions des caractères fortement trempés ? O bonne Mère, intercédez pour moi auprès de Jésus. Dites-lui tous les jours que je suis sa victime, qu’il ne craigne pas de me faire souffrir, de me battre, de me forger, de me tremper, comme il le désire. Je serai heureux de tout ce qui me viendra de cette main bénie. O Mère, vous êtes mère sans faiblesse, coupez donc en moi, retranchez tout ce qui vous déplaît, purifiez-moi… Donnez-moi une vertu énergique et votre amour jusqu’au martyre. »

« Troisième Point. — Contra hostes tuos"". »

« Cette force, o bonne Mère, qui me sera si utile pour vous louer, me sera surtout nécessaire pour combattre vos ennemis, qui sont les miens. Je leur voue une haine éternelle. Ils sont aussi les ennemis de Jésus. Le vieil homme qui est en moi, les pécheurs, le démon, voilà mes ennemis. Pour chacun il me faudra des armes particulières. Et d’abord, ma bonne Mère, votre plus grand ennemi et mon plus terrible adversaire (parce que je l’aime quelquefois d’un faux amour), c’est cette partie de moi-même qui n’est pas moi mais qui est en moi, qui tend à faire le contraire de ce que je veux, alors que j’aime le Sacré Cœur. Cet ennemi, c’est ma chair avec toutes ses convoitises ; ce sont mes passions déréglées ; c’est mon cœur ; c’est ma paresse ; c’est mon orgueil. ma bonne Mère, quand j’aurai vaincu cet ennemi intérieur, ce traître qui est d’intelligence avec les ennemis extérieurs, oh ! alors, je serai en sûreté ! Aidez-moi donc, donnez-moi contre cet ennemi l’énergie, le courage, la force.

« Notre second ennemi, c’est le démon ; il fait tout pour arracher votre souvenir de mon cœur ; mais, bonne Mère, vous êtes toute-puissante contre lui ; montrez-lui une fois de plus que vous êtes sa Reine malgré lui, et que la plus faible des créatures, la plus misérable, la plus indigne, aidée de votre secours, peut encore le terrasser. »

« Enfin, ma bonne Mère, notre dernier ennemi, c’est cette troupe de pécheurs qui nient vos prérogatives, qui ne veulent ni vous connaître ni vous aimer. Oh ! contre ces ennemis, donnez-moi la persuasion, l’éloquence, la douceur et la fermeté. Je veux leur dire et leur redire, plus tard, combien vous les aimez malgré leurs fautes, et, si vous m’aidez, ma bonne Mère, ils reviendront à vous et vous loueront pendant toute l’éternité. Votre dévotion, ô Marie, sera mon arme principale pour combattre les combats du Seigneur. Je vous prêcherai toujours, partout, et jusqu’au martyre !… Tout cela, ma bonne Mère, pour votre gloire, pour la gloire de Jésus par conséquent, et, d’avance, je rétracte tout sentiment de vaine complaisance en moi-même, bien persuadé que c’est par là que le démon cherchera à me tenter principalement. Il me laissera faire des actes de vertu pour avoir le plaisir de me les faire perdre. Maudit Satan ! Je rétracte tout, et je veux tout faire pour la gloire du Cœur de Jésus et de Notre-Dame du Sacré-Cœur. »

Voilà comment méditait ce fervent religieux.

Vers dix heures, il fait un chemin de croix, puis se remet en oraison. Oh ! s’il avait pu passer la journée tout entière dans ce cœur à cœur avec la divine Marie ! Mais la Fête-Dieu était proche, on vint lui dire qu’on l’attendait pour construire un arc de triomphe. Le soir, il écrit :

« J’ai bien mortifié mon corps et surtout ma volonté, en faisant un rude travail… J’aurais désiré une soirée tranquille et doucement passée dans la prière et l’oraison… Rien ! Ma volonté a été brisée. Il me semble que je me suis soumis avec joie. On s’est même figuré que j’y prenais plaisir. Tant mieux ! Merci, mon Jésus ! Que toute ma vie soit ainsi une mortification continuelle de ma volonté et de mes aises ! »

Et, content, il s’endort, tant il est vrai que l’abandon courageux à la volonté de Dieu est une source de paix et un trésor de joie. Au surplus, si nous ne voulions être saints que selon notre volonté, il est trop clair que nous ne le serions jamais.

En s’endormant, sa pensée s’en va de l’arc de triomphe aux forêts sauvages : « Mon Jésus, quand donc vous bâtirai-je une église dans mes chères Missions ?» Puis un mot de sa mère, dans une lettre récente, lui revient : « Maman me dit qu’elle pleure quand elle pense que je veux être martyr. Pauvre maman, si tu savais ! » On entend, n’est-il pas vrai, dans cette parole comme un écho du Si scires donum Dei de Jésus à la Samaritaine.

Après la Fête-Dieu, la fête de Notre-Dame du Sacré-Cœur, puis la fête du Cœur de Jésus, d’autres encore, et toujours on fait appel pour les décorations, à son dévouement que l’on savait aussi ingénieux qu’infatigable. Je n’ai jamais vu le frère Verjus, nous écrit le Père économe, refuser un service, et cependant, quelquefois, il aurait eu de bonnes raisons de le faire. » Un exemple, précisément au soir de la fête du Sacré-Cœur : La veille, il avait, presque tout le jour, couru les bois, pour y trouver de beaux genévriers ; toute la nuit, il avait travaillé à décorer la chapelle. Aux offices de la solennité, il avait joué de l’harmonium et chanté à plein cœur. Le soir, après que les enfants sont endormis, le Père économe l’invite à enlever l’ornementation « Il n’en pouvait plus, nous dit le Père, et dormait debout. Je voulus le renvoyer au dortoir : il resta jusqu’à la fin, heureux et souriant. » Il écrit, en effet, dans son Journal : « Qu’importe la fatigue, quand il s’agit de plaire au Sacré Cœur et de faire passer une bonne journée à nos chers enfants ! » Les décorations et les chants ont répondu à son attente. La joie intérieure a été au comble[40].

« Il est onze heures et demie, écrit-il, quelques jours avant la Saint-Louis de Gonzague, fête patronale du R. Père directeur, et je ne suis pas encore couché. Mais, qu’importe ! Peut-être nos enfants et notre vénéré Père passeront une bonne journée, et alors je suis le plus heureux des hommes[41]. »

Au soir de la fête : « Je vais me coucher bien fatigué, mais le cœur content. Il est vrai, je n’ai eu aujourd’hui que le plaisir de faire plaisir aux autres ; mais je le regarde comme le plus digne d’envie et le plus pur[42]. »

Un point l’attriste cependant parmi tous ces travaux matériels : c’est qu’il y a diminution de vie intérieure. Il le croit du moins. « Mes exercices de piété ont souffert. O mon Dieu, aidez-moi à me vaincre ! Plus tard, je vivrai au milieu d’occupations bien autrement sérieuses et accablantes. Que deviendrai-je si elles sont des occasions de négliger la piété[43] ? »

Le frère Verjus se plaint souvent de sa tiédeur, de sa mollesse, de ses défaillances, voire de ses lâchetés ; et, sur tous les modes, il se gourmande, il se rudoie, il se noircit. Ne le croyons pas trop vite, ni surtout trop absolument. Voici comment il médite, un lendemain de séance, où, comme toujours, il s’était dépensé : « La fatigue ne me permet pas de suivre un sujet. Je me mets en la présence de Dieu. Je regarde le Cœur de Jésus. Je vois qu’il est heureux ; j’en suis content. Je vois mon néant ; je m’en réjouis. Je dis au Sacré Cœur que je veux l’aimer jusqu’à la mort. Je suis heureux qu’il m’aime. Voilà toute ma méditation[44]. » Combien d’âmes se contenteraient de cette manière de prier ! Et n’est-il pas vrai que saint Ignace, à ces quelques mots admirables, jetés là, inconsciemment pour ainsi dire, reconnaîtrait un de ses disciples ? Ses désirs vont très loin et très haut ; il est d’une sensibilité exquise et d’une conscience très délicate ; de là, des inquiétudes (nous ne disons pas des scrupules) et d’amers reproches ; mais, tout de suite, des élans généreux, des actes, plus particulièrement des chemins de croix, ce qu’il appelle ses retours à Dieu : « Je reviens, ô mon Jésus, je reviens[45] ! »

VI

Il ne faut pas qu’un regard prolongé sur l’homme d’oraison nous fasse oublier les relations du religieux avec sa famille. Ouvrons sa correspondance.

A peine profès, le jeune apôtre prêche le détachement :

Issoudun, le 6 octobre 1878.

… Écoutez, ma très chère mère, les paroles de votre pauvre enfant qui veut vous faire plaisir en vous parlant des choses de l’âme : il sait tout l’attrait que vous avez pour ces saintes conversations. Je voudrais vous parler sur le mépris du monde et sur le paradis qui en sera la récompense.

Lorsqu’on commence à s’attacher au monde, on cesse en quelque sorte d’être chrétien. O très chère mère, pourquoi aimer le monde qui ne donne que des douleurs ? Le monde n’a vraiment rien qui soit digne de votre amour. Il paie en souffrances ceux qui le servent. Ses honneurs sont impuissants à satisfaire notre cœur. Que penserons-nous de tout cela au moment de la mort ? À la mort, on voit les choses telles qu’elles sont. Songez-y, ma très chère mère, et faites tout votre devoir, le devoir d’une sainte chrétienne.

De plus, je sais combien vous aimez la très sainte Vierge : c’est pour cela que je vous veux donner une prière à dire après la sainte communion. La voici :

Ame très sainte de Marie, illuminez-moi.
Yeux très purs de Marie, regardez-moi.
Bouche très douce de Marie, intercédez pour moi.
Langue très innocente de Marie, louez Dieu pour moi.
Mains très généreuses de Marie, caressez-moi.
Cœur très aimant de Marie, de l’amour de Jésus embrasez-moi.
Pieds immaculés de Marie, guidez-moi.
Corps sans tache de Marie, purifiez-moi.
Passion douloureuse de Marie, fortifiez-moi.
Mort glorieuse de Marie, gardez-moi.
O Marie, mère de grâce, exaucez-moi.
De tous les maux, ô Marie, délivrez-moi.
De l’ennemi infernal, ô Marie, défendez-moi.
À l’heure de ma mort, ô Marie, aidez-moi.

Et faites que j’aille à vous, afin qu’avec vous et avec tous les Anges et les Saints, nous chantions, bénissions et remercions votre divin Fils pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Voilà une belle prière, ma très chère mère, qui vous fera du bien. Pour aller en Paradis, il faut prier beaucoup ; mais on prie aussi en travaillant. En travaillant, on prie avec le corps. En priant, on travaille avec l’âme ; et ainsi, l’on s’en s’en va au bon Dieu. Voir Dieu face à face ! aimer Dieu sans mesure ! le posséder, sans crainte de le perdre ! voilà, ma très chère mère, les biens que vous désirez !… Patience ! encore quelques jours d’exil, et nous verrons Jésus et Marie, et nos parents et nos amis, pendant toute l’éternité !

Maintenant, ma très chère mère, ma promesse est remplie : je vous ai parlé de Dieu.

Je vous donne un baiser, comme aussi à Jean mon frère.

Votre enfant bien-aimé,

FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.

Voici une autre lettre où le cœur éclate :

Issoudun, le 7 août 1879.

Ma très chère Maman,

Avec très grand plaisir et tendresse, j’ai lu votre lettre du 2 août. Une chose cependant me fait de la peine. Vous êtes attristée de ce que je ne vous ai pas écrit, et vous me dites que je ne pense plus que j’ai encore une mère bien-aimée. Oh ! très chère maman, vous le savez bien, je vous aime trop pour vous oublier ! Je pense toujours à vous et je prie pour vous. Si je ne vous ai pas écrit, croyez-le, je ne le pouvais pas : le temps m’a fait défaut.

Je suis très content de savoir que vous vous portez bien. Que Dieu soit béni ! C’est ma croix de penser que vous êtes malade. Moi aussi, je vais très bien, sauf de temps en temps quelques maux de tête.

Je veux un peu vous parler de moi, ma très chère mère, et vous dire tout ce que j’ai dans le cœur, mes joies et mes peines. Ce sera vous montrer combien je vous aime. Je veux ouvrir à une mère bien-aimée le cœur de son enfant.

Mes peines et tristesses maintenant ne sont pas grandes ; cependant, il y en a quelques-unes qui me touchent davantage. Ma première affliction, c’est de penser que vous êtes seule… Pauvre mère ! Moi, je ne veux pas vous abandonner. Je ferai tout ce que pourrai faire, et qui sait ? peut-être que nous nous verrons, si Dieu le veut ? Mais, patience, ma bien-aimée maman, patience ! Jean aussi vous aime, et il vous aime beaucoup ; il me le dit toujours dans ses lettres.

Une autre croix, c’est de penser que depuis si longtemps je n’ai pas vu ma pauvre famille… Je ne dois pas pleurer, mais laisser tout à la très sainte volonté de Dieu.

Voici ma dernière angoisse :

Comme ma mémoire n’est guère bonne, mon dernier examen n’a pas été brillant. Je vous dis tout ceci, ma très chère mère, dans l’espoir que vous prierez beaucoup pour moi. Obtenez-moi du bon Dieu une meilleure mémoire. Je dois savoir tant de choses ! Un Missionnaire, ce n’est pas un prêtre ordinaire : il doit être dans le sacerdoce très docte et très saint pour montrer la route à ses frères. J’ai du courage ; vous prierez et Dieu fera le reste.

Voici mes joies : Ma première, je l’ai dite, c’est que vous allez bien, et que vous êtes chez les bonnes Sœurs de Saint-Joseph.

Ma seconde, c’est que mes supérieurs sont contents de moi. Après Dieu et ma mère, mon devoir est de contenter mes supérieurs. Remerciez Dieu avec moi, et priez-le pour qu’il en soit toujours ainsi.

Une autre joie, c’est que, prochainement, je recevrai des mains de Mgr l’Archevêque de Bourges la tonsure. Je suis heureux à cette pensée, car ce sera mon premier pas dans la hiérarchie sacerdotale.

Je dois finir, ma très chère maman, mais je ne le ferai pas sans vous donner un baiser de tout mon cœur.

Votre très affectionné enfant,
FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.
Citons encore deux fragments de cette pieuse et affectueuse

correspondance :

… O ma bien-aimée maman, tout ce que vous me dites dans votre lettre m’a fait beaucoup pleurer de compassion et de douleur. Pauvre mère ! Si je pouvais aller vous voir ! Oh ! alors, quel bonheur pour mon pauvre cœur ! Depuis sept ans, je n’ai pas vu ma famille ; mais, mon sacrifice, je l’ai offert à Dieu pour qu’il garde ma très chère mère et qu’elle soit contente et aimée de tous, pour qu’il lui accorde la grâce de me voir prêtre, disant la messe pour nos défunts et donnant la sainte Communion à ma très chère maman ! Quand arrivera-t-il, ce temps ? Patience ! patience ! Je crois qu’il n’est pas loin,

J’ai été heureux d’apprendre que vous êtes en bonne santé. C’est pour moi une grande joie. Je prie tous les jours à cette intention, et je ne prie pas seul : tous mes amis prient avec moi. Ils sont bons, mes amis, et ils vous aiment et ils prient avec moi pour vous…

Le cœur que vous me montrez dans vos lettres me fait pleurer de tendresse, ma bien-aimée mère… Et moi aussi, je vous aime, vous le savez. Oui, vous le savez, et je vous aimerai toujours et je veux toujours faire tout ce que je pourrai pour votre bon plaisir, et pour me montrer digne d’une mère si bénie par le bon Dieu, si aimée de tous, si pieuse, au cœur si bon. »

Regardez toujours les afflictions, ma très chère mère, comme des bénédictions de Dieu, qui veut dans sa miséricorde les souffrances pour cette terre et la gloire pour le Paradis. Oh ! que nous serons contents à l’heure de la mort, si nous avons bien souffert, et si toujours la volonté de Dieu a été notre règle !

Maintenant, laissez-moi vous adresser une prière, chère mère. Mon cœur souffre de se voir loin de vous, si loin, et, à présent que je vous sais dans la peine, je souffre encore davantage. Je voudrais vous écrire très souvent ; si vous avez le temps, je vous prie en charité de répondre à toutes mes lettres. L’écriture de ma chère maman me fait du bien au cœur ; je la lis et je la baise avec amour. Il me semble vous voir pleurer, quand vous m’écrivez ! Ne pleurez pas, ma très chère mère : votre Henry va bien, sa santé est très bonne, ses études ne vont pas mal, Dieu merci ! Je suis heureux et ne désire rien, si ce n’est de voir encore ma bien-aimée mère…

Enfin cette dernière lettre de l’année 1880 :

Chezal-Benoît, décembre.

Ma très chère Maman,

Je veux commencer cette lettre par un tendre baiser plein de sainte affection. Vous le savez, personne au monde ne vous aime comme votre cher Henry, et aussi personne ne vous désire pour l’année qui commence, une vie plus heureuse, plus sainte et plus fructueuse pour la vie éternelle. ma très chère mère, que nous serons heureux en Paradis ! Nous nous verrons tous ensemble avec les nôtres !… Quand je pense à toutes ces belles choses, je voudrais vite m’en aller de ce pauvre monde ; mais je dois auparavant sauver les pauvres âmes qui m’attendent ; et je suis content de rester pour faire la joie de mon cher Jésus.

Vous le savez déjà, chère mère, pour moi je ne désire rien que devenir saint et savant pour sauver quelques âmes, être martyr pour la gloire du Sacré Cœur. Ceci est mon grand désir que j’avais déjà quand j’étais tout petit à Seynod. Je vous en prie en charité, ma bien-aimée maman, priez beaucoup et tous les jours à cette fin que je sois savant, saint et martyr. C’est le vœu de mon cœur, et du vôtre, n’est-ce pas ?

Adieu, chère mère ! Peut-être Dieu me fera-t-il la grâce de vous voir un jour. Ah ! si alors je pouvais déjà célébrer la sainte Messe et vous donner la communion ! Mais que la volonté de Dieu soit faite toujours !

Adieu ! adieu ! je vous donne un double baiser en vous souhaitant les grâces les plus précieuses du Sacré-Cœur.

En implorant votre bénédiction, je suis, très chère et bien-aimée mère, votre cher petit enfant.

FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.


Les vivants ne lui faisaient point oublier les morts. Il avait une tendre dévotion aux âmes du Purgatoire, — il y revient souvent dans ses notes — et surtout aux âmes de ses parents. Il écrit le 16 juillet 1880 :

« Je passerai la journée de demain dans la prière et dans le recueillement, en mémoire de la fête de mon bien-aimé père. C’est demain saint Alexis, fête que nous célébrions autrefois à Seynod avec tant d’allégresse et une si pure affection. O Dieu, quelle joie pour mon bon père, s’il vivait encore, de me voir Missionnaire du Sacré-Cœur, et tonsuré ! »

Après la lecture de ces fragments, que nous aurions pu aisément multiplier, osera-t-on répéter, comme on se plait à le faire dans un monde ennemi, que le surnaturel détachement de la terre atrophie les cœurs et tue les affections les plus sacrées ? Non, la grâce ne détruit point la nature, elle la purifie, l’élève, l’embellit, la transfigure. Rien de ce qui touche à la famille, même dans l’ordre temporel, ne saurait être indifférent au religieux. Seulement, comme il apprécie à leur valeur la terre et le Paradis, il est moins préoccupé des corps que des âmes, des biens éphémères que des intérêts de l’éternité. Voilà pourquoi, avant tout, quand il écrit aux siens, plus particulièrement à sa mère, le frère Verjus a le regard tourné vers le ciel. Au surplus, la mère était digne de l’enfant.



  1. 1er octobre 1879
  2. Lettre du 13 octobre.
  3. Lettre du 13 octobre.
  4. Idem.
  5. 6 octobre
  6. 5 octobre
  7. De la connaissance de l’âme. Les deux foyers. T. II, ch. I.
  8. 20 et 26 novembre.
  9. Victor de Laprade. — On l’a déjà dit bien des fois, mais il est bon de le redire : le grand moyen de salut individuel et social, c’est la prière. Prions donc et faisons prier. Ayons surtout confiance dans la prière des petits enfants.

    En 1883, une des plus saintes âmes de ce siècle, Pauline-Marie Jaricot, la fondatrice de la Propagation de la Foi, écrivait à une amie, en vue des maux incalculables qu’elle prévoyait : « Il faudrait que chaque mère, dans le sanctuaire de sa maison, prit, tour à tour, sur ses genoux, chacun de ses enfants, et leur fit réciter le Pater et l’Ave, en soutenant leurs petits bras en forme de croix, pour honorer l’enfance du Sauveur. Si la foi de la mère est grande, que n’obtiendra-t-elle pas pour la France et pour ses enfants ! » Vie de Pauline-Marie Jaricot, par Mgr Meurin. Paris, Palmé.) Le même conseil va tout droit aux directeurs et aux professeurs de nos maisons religieuses. Ne sont-ils pas à la fois père et mère ?

  10. 9 janvier 1880.
  11. 17 mars.
  12. 17 et 29 mars.
  13. 6 avril.
  14. 28 mars
  15. 19 avril.
  16. 21 et 27 juillet
  17. Malach., II. — Les lèvres du prêtre garderont la science.
  18. 30 décembre 1879 et 15 janvier 1880.
  19. Cf. De vita beata.
  20. 30 décembre 1879.
  21. 19 avril 1880.
  22. Ibid.
  23. 10 avril.
  24. 3 mai.
  25. Ibid.
  26. 19 et 20 avril.
  27. 13 mars
  28. 20 avril.
  29. 18 février 1880.
  30. 5 mai.
  31. ler mars.
  32. 28 avril.
  33. 5 mai.
  34. 8 mai.
  35. 31 mai.
  36. 22 avril.
  37. 28 avril 1880.
  38. 2 mai.
  39. 24 avril.
  40. 3, 4, 5 juin
  41. 19 juin.
  42. 21 juin.
  43. 13 juin.
  44. 17 juin 1880.
  45. 9 juin 1880.