Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/13

Lécrivain et Briard (p. 70-76).
Quatrième partie, chapitre XIII


CHAPITRE XIII

FIN DU TRACAS NOCTURNE. COURSE DU
HÉROS


Frémissons ensemble, ami lecteur, des affreux dangers auxquels un heureux trait d’espièglerie a si miraculeusement soustrait notre ami. Sans l’idée bien naturelle de préférer pour cette mémorable nuit les faveurs d’un petit ange à celles d’une mûre et déjà déclinante duègne, l’exécrable stratagème de celle-ci n’aboutissait à rien moins qu’à mettre mon neveu dans les bras de sa propre mère, et il devait y être surpris par un époux mortellement offensé. La complaisance épisodique qu’a cette mégère pour un monstrueux caprice de Kinston, n’est que peccadille en comparaison du reste. Un attentat raffiné qui devait probablement faire périr à la peine et la mère et le fils au sein de l’inceste, est le nec plus ultra de la perfidie, de la rancune et de l’ingratitude. Qu’une aveugle ambition puisse avoir fait le tourment d’une femme cupide, c’est à quoi peut-être on pourrait pardonner le désir de ruiner l’intérêt d’une rivale ; mais l’assassiner quand on en a fait une amie ! quand mille et mille fois on s’est communiqué la mutuelle électricité du plaisir ! mais assassiner Sidney, ancien et toujours actif bienfaiteur, qui va devenir malheureux dès ce moment pour tout le reste de sa vie ! mais préparer le trépas d’un enfant adorable qui, le même jour, s’est abandonné candidement à de perfides caresses, et qui avait su faire goûter, à travers les douleurs de l’enfantement du crime, les magiques sensations de l’amour heureux ! Odieuse Brumoore ! jamais l’enveloppe féminine recéla-t-elle à la fois tant de ruse et d’atrocité ! N’es-tu pas l’inconnu jusqu’alors, mais, par bonheur, l’irreproductible phénix de la scélératesse ?

Cependant cette Providence qui veille encore avec bonté même sur ceux qu’elle semble traiter rigoureusement, n’avait pas permis la consommation de tant de crimes : un heureux échange avait neutralisé la plus dangereuse moitié de l’exécrable intrigue. Sidney ne se trouva pas aussi féroce qu’une âme noire avait pu et dû le supposer.

Donnons encore quelques minutes d’audience à Monrose, qui va poursuivre son intéressante narration.

« Julien, reprit-il, m’apprend encore comment Sara (bien étonnée qu’après la brusque ouverture des rideaux, ce fût lui qu’on avait vu) s’était jetée de côté, craignant un premier mouvement de milord, mais si maladroitement qu’elle avait perdu l’équilibre ; comment lui, Julien, s’élançant aussitôt hors du lit, avait reçu un coup de poing à l’anglaise dont il avait failli perdre la respiration… J’aurais probablement su de même sous quel prétexte, quelques instants après, la forcenée Sara le poursuivait et voulait le tuer… Mais dans ce moment entra chez moi Patrick, le flegmatique autant que loyal Patrick, dont pour la première fois je détestais l’apparition, toujours si agréable pour moi dans des conjonctures plus heureuses. Ce factotum venait, avec son ordinaire sévérité, m’avertir de m’apprêter pour partir dans une heure, son maître ayant à me charger d’une importante commission qui ne pouvait souffrir le moindre retard. Où s’agissait-il d’aller ? La circonstance et l’heure étaient bien singulières ! Cependant je trouvai quelque douceur à penser que je pouvais obliger milord. Son choix du moins prouvait, selon moi, que je ne lui étais nullement suspect… « Dans un moment je serai prêt et descendrai prendre les ordres… — Il ne sera point nécessaire, M. Monrose : milord ne sera pas visible… » Ici j’aurais dû me croire moins sûr de n’avoir aucune part aux ressentiments de milord, mais à seize ans on manque de politique ; je n’imaginais seulement pas que mon étrange mission pût comporter une disgrâce. Je me félicitais d’avoir échappé par miracle à de grands périls ; je ne doutais pas qu’au retour d’une course rapide (à Londres peut-être), je ne fusse également rassuré sur le compte de ma chère petite complice. Au bout de moins d’une heure, Patrick reparaît ; il m’apporte une bourse, une lettre cachetée et un billet de deux lignes pour moi. J’y lis : « À Paris ; descendre chez mon notaire (la lettre était pour lui) ; vous conformer en tout à ce qu’il prescrira. Bon voyage ! » « Mais à Paris !… Je n’ai point fait de malle ! — Il sera pourvu à tout. — Julien ? — Il ne pourra vous suivre. (En même temps Patrick emplissait de ce qui se trouvait sous sa main un sac de nuit.) — Je veux du moins prendre congé de ma mère. — Il n’y a pas moyen, monsieur, le temps presse : on nous attend. » J’ai la tête perdue ; mon cabriolet se trouve attelé de deux des plus beaux chevaux de milord. Je m’y jette, Patrick m’y suit ; le postillon fouette, nous volons. J’avais fait six milles avant que Patrick eût dit de son chef une seule parole. Je le questionnais, il répondait par monosyllabes. À Rochester nous prîmes la poste ; il m’accompagna jusqu’à Douvres : il y arrangea tout pour mon passage, et ne me perdit pas de vue que mon paquebot n’eût quitté le rivage.

« Exact à mon devoir, en entrant à Paris, je vais droit à la maison du notaire pour lequel je suis porteur de la lettre… « Monsieur, me dit-il, après l’avoir attentivement lue, ce dont milord me charge exige des soins et du temps. Si vous voulez bien prendre la peine de repasser sous quinze jours… — Quinze jours, monsieur ! mais je comptais repartir dès demain pour Londres ! » Pour toute réponse, l’homme public sourit ; seulement alors je compris qu’on m’avait attrapé, comme un jeune chien devant qui l’on jette une boule afin qu’il coure après pendant qu’on va fermer la porte de la chambre d’où l’on voulait le chasser.

« J’eus l’honneur, maman, de vous écrire coup sur coup… Point de réponse… À milord Sidney, à Patrick, à milord Bentley… J’aurais écrit au diable… Réponse de nulle part ! Je ne crus pas nécessaire de faire un voyage pour m’assurer moi-même d’un état de disgrâce générale dont il n’était guère possible de douter. Sur ces entrefaites, l’idée me vint d’aller servir en Amérique. Une occasion se présente. Cependant ma mère, mon ancien bienfaiteur, ma petite bonne amie vivent tous en Angleterre… Mais il semble que l’univers m’abandonne… et je suis Français. La chère comtesse en voyage, et que je ne saurais où prendre, me manque bien dans mes premières irrésolutions. Un adroit missionnaire, alors l’objet d’une sorte de culte, m’inganne, par les sophismes de sa sentimentale politique. Un intrigant à la mode, sur le compte duquel je ne veux écouter que ses sots admirateurs, faisait alors métier de préparer les voies. Il me reste encore deux cents guinées de trois cents que milord m’avait fait remettre au moment de notre séparation ; d’autres jeunes enthousiastes de l’indépendance sont sur le point de voler aux enseignes de Washington, je les joins ; nous traversons les mers, au delà desquelles nous ne doutons plus d’être impatiemment attendus par des hommes libres, pour partager leur glorieuse moisson de lauriers civiques. »