Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/05

Lécrivain et Briard (p. 21-27).
Quatrième partie, chapitre V


CHAPITRE V

CONFIDENCE DE MILADY SIDNEY


Un entretien de ma malheureuse sœur avec son époux n’avait eu lieu qu’au moment du départ de Londres. De quelque modération qu’eût usé Sidney, en lui faisant historiquement certains reproches, il n’avait pu éviter de la blesser d’une manière bien sensible. Elle se trouvait, à la vérité, soulagée de certaines peines, mais en même temps quelques peines nouvelles étaient écloses ; et quoiqu’une position infiniment moins malheureuse succédât enfin à la première, elle souffrait intérieurement. Le sentiment de son état l’avait obsédée pendant le voyage ; elle avait grand besoin d’épancher ses secrets dans le cœur d’une parente, d’une amie qu’elle savait lui être dévouée, et trop indulgente pour lui refuser des consolations. En conséquence, ma sœur exigea que, dès son arrivée (dont je pus jouir à l’instant, ayant été prévenue par un courrier), je ne la quittasse point jusqu’à ce que, libre des premiers soins de l’installation, elle pût encore renvoyer dans son appartement particulier certaine jeune compagne de voyage, et nous ménager enfin le moment de causer sans témoin. Quant à Monrose, sa mère elle-même m’avait priée de lui laisser ignorer jusqu’au lendemain qu’elle était à Paris. Les temps étaient bien changés !

« Chère Félicia, me dit ma triste sœur, après un prélude d’attendrissement, de caresses et de larmes, tu te souviens de l’époque où, mère d’un fils de Sidney, je me félicitais d’être la plus heureuse femme de la terre. Alors, au contraire, il te parut que milord commençait à mieux aimer son pays que sa femme. Tu me dis un beau jour que l’Angleterre et ses habitants n’étaient nullement ce que ton inexpérience t’avait fait présumer ; que chaque jour il se fermait quelques portes de communication entre mon époux et toi, qu’en conséquence tu te disposais à sortir incessamment de la vaporeuse Angleterre. Que n’eus-je, hélas ! le bon sens de te suivre, comme tu m’en conjurais ! Je m’y serais peut-être enfin déterminée sans cette maudite querelle que te fit si mal à propos mon époux, peu de jours avant celui auquel était fixé ton départ. Tu détestas cette nouvelle vertu de Sidney, cette opiniâtreté fière qui ne lui avait pas permis d’accommoder, en disant un seul mot à propos, une querelle de si peu d’importance, entre deux ci-devant amis, qu’ils auraient même pu se dispenser de paraître avec des armes parmi leurs arbitres. Le patriotisme est bien louable ; certes, il est beau de montrer du caractère ; mais faut-il se signaler par ses vertus aux dépens de l’amitié ? C’était ta réflexion : mon état d’épouse seul pouvait me la faire trouver injuste. Sidney fut cruellement puni de n’avoir pas pensé comme toi. Tu pressas alors ton départ, afin, disais-tu, d’épargner à ta franchise les occasions de contrarier un homme blâmable, mais trop aimable pour que tu pusses feindre ou te taire avec lui.

« Peu de jours après que tu nous eus quittés, parut chez nous, à l’occasion de la blessure de mon époux, une certaine mistress Brumoore, arrivant de Norwich, où elle demeurait pour lors. Cette femme, de mon âge à peu près, qui devait avoir été très-jolie, était une ancienne pensionnaire de milord, mais on ne me disait pas qu’elle avait été aussi sa concubine. Il avait vécu avec elle tout le temps qui s’était écoulé entre son retour en Angleterre, après le funeste combat où je devins la proie de Kerlandec, et l’événement presque miraculeux par lequel furent rapprochés, sur les boulevards de Paris, deux êtres qui mutuellement se croyaient devenus la pâture des baleines.

« Voici comment Sidney avait connu cette mistress Brumoore. Elle avait été l’épouse ou peut-être la maîtresse d’un officier subalterne qui, bientôt après son prétendu mariage, s’était embarqué sur cette malheureuse frégate où tout devait périr, excepté nous ; M. de Brumoore ayant été l’une des victimes de ce fatal événement, sa veuve ne sut pas plutôt le capitaine de retour à Londres, qu’elle vint attaquer par la pitié le cœur d’un homme connu dès lors pour très-généreux. Il fit quelque bien à cette infortunée ; il était tendre, elle adroite ; ils s’arrangèrent ; Sidney ne se croyait pas susceptible d’être dominé par l’ascendant d’une femme ; d’ailleurs, la trompeuse douceur de mistress Brumoore ne permettait pas même le soupçon d’un pareil danger ; cependant l’homme le plus aimable, le plus répandu, fut bientôt gouverné par une petite bourgeoise, fille d’un musicien de Douvres. Cette créature alors avait bien osé porter ses vues jusqu’à la fortune de devenir un jour l’épouse de Sidney. Elle lui faisait honneur d’un fils né dès la première année de leur intrigue ; mais ma fameuse rencontre sur les boulevards avait sapé par ses fondements l’insidieux édifice de mistress ; et depuis ma seconde séparation d’avec Sidney, à propos du combat contre Robert, ton futur mari, nul effort de cette intrigante n’avait pu détacher de moi celui dont le cœur m’était demeuré du moins, si quelque autre avait pu s’approprier le reste. Sur ce pied j’étais devenue dès ce temps l’objet inconnu mais proscrit auquel ma rivale disgraciée vouait une implacable haine.

« L’aventure du suicide de Robert, et tout ce qui s’ensuivit, acheva de ruiner l’intérêt de mistress Brumoore. Pour lors il lui convint de changer de rôle. Elle consentit à n’être plus, jusqu’à nouvel ordre, que la protégée de celui qui, brisant les fers du concubinage, venait de se donner une épouse légitime. Un désintéressement apparent, le choix d’une retraite assez éloignée de Londres avaient laissé dans le cœur de milord de bons sentiments pour son ancienne maîtresse. L’empressement avec lequel cette femme accourait au premier bruit de l’accident de son bienfaiteur, put ajouter encore au bien qu’il continuait de lui vouloir ; elle fut amicalement reçue : on me dit ce qu’on voulut, je crus tout. Bientôt mistress Brumoore, qui avait fait son plan, se donna des soins infinis pour mériter ma confiance ; elle partageait si bien avec moi tous ceux qu’exigeait la santé délabrée de mon époux, qu’enfin je pris pour cette dangereuse créature un attachement réel ; en un mot, au bout de deux mois, nous fûmes amies. Je ne me livre point à demi : mes confidences, mes caresses, mes bienfaits commencèrent à pleuvoir sur celle qui dès lors sans doute s’occupait de m’immoler à ses passions funestes.

« J’étais sans mari depuis la fatale blessure, et même on me menaçait de ne voir jamais Sidney ressusciter comme tel. Sara (c’était le nom de société de ma nouvelle amie), Sara, sous l’ombre du badinage, affectait de me ramener souvent sur l’idée d’une privation qui pouvait me donner de grands regrets. Notre intimité me faisait excuser mille réflexions, rarement sentimentales, la plupart du temps libertines, que se permettait l’Anglaise sur le malheur de « deux veuves, jolies, encore sensibles, et peut-être appelées un peu vivement par la nature au banquet de ses plaisirs, et qui n’avaient pourtant personne qui leur en fît les honneurs ! » En un mot, Sara, soit politique, soit tempérament, essaya de me conquérir… Te l’avouerai-je, ma chère Félicia ? je résistai mal. Par degrés, nous en vînmes ensemble à des extrémités voluptueuses auxquelles, dit-on, il y a peu d’exemples que des Anglaises se portent… « Grâces au ciel, ma chère sœur, interrompis-je, les Françaises ne sont plus aussi scrupuleuses ! Après ? » Cette espèce d’aveu, qui rassurait un peu la coupable, la fit sourire ; elle continua :

« Mistress avait aussi, mare à l’excès, un goût moins rare chez les femmes de son pays. Elle buvait continuellement du punch, des vins étrangers et des liqueurs. Je fus encore assez facile à séduire sur cet article. Bientôt nouvelles Erigones, nous nous abandonnâmes, moi du moins de bien bonne foi, sur le penchant de deux vices dangereux dont, bien loin de nous alarmer, nous nous félicitions sans cesse, nous exagérant le bonheur d’être ainsi fortifiées contre toutes les embûches d’un sexe séducteur, puisque nous savions si bien enchanter nos sens et nous suffire à nous-mêmes ! »