Monrose ou le Libertin par fatalité/III/26

Lécrivain et Briard (p. 146-153).
Troisième partie, chapitre XXVI


CHAPITRE XXVI

CARTELS. COMBAT SINGULIER OÙ TROIS
DAMES SE DISTINGUENT, TANDIS QU’UN
HOMME S’AVILIT


« Coquine ! je suis l’épouse de certain faiseur de madrigaux, et c’est moi qui t’ai donné, à l’issue du spectacle, une correction, tu sais comment méritée. Si tu n’es pas aussi lâche que p....n, tu dois avoir cette aventure sur le cœur. Dans ce cas, je veux bien t’offrir de me revoir demain au bois de Vincennes, de midi à deux heures. J’aurai des armes à ton choix. Profite, crois-moi, de l’honneur que je daigne te faire, ou bien, sans cesse, en tous lieux, tu courras le danger de ce qui t’es arrivé ce soir. Réponse tout de suite. À demain. »

« Faquin ! c’est un jeune homme déguisé qui t’a rossé ce soir ; il sera demain le second de la personne qui daigne se compromettre avec ton odieuse camarade. Il t’offre la même revanche, à la même heure, au même lieu. Refuser les armes d’usage, quand il s’agit de réparer l’honneur, ce serait avouer que le bâton et le sifflet seuls sont de ta compétence. Réponse tout de suite. À demain, de midi à deux heures, au bois de Vincennes. » — « Mais n’y paraissez pas en docteur[1]. » Ces derniers mots étaient apostillés de la main de Mimi.

Ces extravagants billets, chacun avec sa suscription particulière, furent mis dans une commune enveloppe, et portés chez madame de Flakbach avant la fin du triste souper qu’elle faisait tête-à-tête avec le malheureux acteur. Le couple battu n’avait cessé de se creuser la tête pour tâcher de deviner où pouvait s’être formé l’orage qui venait de crever sur lui si publiquement. Orientés enfin, les histrions se sentirent transportés de fureur. Le vin donne du courage. Au fond d’une vieille bouteille de bordeaux, consultée sur le parti qu’il y avait à prendre, se trouva le conseil d’accepter le défi. Dans sa jeunesse, la baronne avait donné dans les exercices de corps, et passait pour bonne bretteuse…

On sourit. Mon Dieu, mon cher lecteur, trêve à l’équivoque : nous sommes dans une situation sérieuse. Ce que vous imaginez, madame de Flakbach y donnait encore. Je voulais dire tout bonnement qu’elle avait jadis battu le fer, pour imiter les braves jeunes gens d’alors, comme aujourd’hui, la même fantaisie fait des jockeys de la plupart de nos mondaines.

La baronne sentit renaître sa vieille crânerie ; au moyen de son art tragique, elle fit passer son enthousiasme dans l’âme, d’ailleurs peu guerrière, du mystificateur Rosimont ; il résulta de leur conférence ce billet-ci : « Quoiqu’une femme de mon rang pût et dût peut-être n’employer pour se venger d’un outrage que la voie de la force publique, je daignerai me rendre demain au bois de Vincennes à l’heure indiquée ; la personne qu’on provoque aussi m’accompagnera : nous aurons nos épées. Pauvre petite folle ! je te plains. Ton audace m’arrache pourtant quelque estime, et te rend digne de périr sous mes coups. À demain. »

La partie ainsi engagée, l’héroïque Flakbach ne permit plus que Rosimont, dont le courage lui était non sans raison suspect, sortît de chez elle avant l’heure du départ. Ainsi, plutôt traîné que conduit au champ de bataille, il parut à l’heure exacte avec la baronne, celle-ci en homme, vêtue de l’uniforme de certain corps qui n’existe plus.

On ne s’était pas donné le mot ; il était cependant arrivé que les quatre combattants avaient pris des chevaux de monture. Cette façon de circuler, peu familière à l’homme de coulisses, en lui mettant le derrière en marmelade, n’avait pas augmenté sa valeur. Adélaïde et Mimi, en amazones, comme la veille, étaient venues de chez elles en voiture jusqu’à la barrière, où leurs chevaux les attendaient. Les premières au rendez-vous, ce ne fut pas sans beaucoup d’envie de rire que, caracolant sur la grand’route, elles virent arriver la baronne avec l’air d’un opérateur, juchée sur un anglais de louage presque aussi efflanqué qu’elle, et mons Rosimont (Sancho Pança du don Quichotte féminin) roulant de çà de là sur la selle, s’accrochant à l’arçon pour soutenir d’autant les mouvements irréguliers d’un indocile animal qui, se sentant mal monté, mésusait de l’inexpérience de son maître.

Voici enfin l’instant d’en découdre ; on met pied à terre. Les chevaux du parti de Flakbach sont confiés au chasseur chamarré dont madame la baronne était suivie. Ceux du parti Moisimont sont, avec moins d’appareil, remis au palefrenier du maquignon qui les a fournis. On s’enfonce dans l’épaisseur du bois ; alors les vastes jupes de drap des amazones s’abattent, et, comme de vrais dragons, celles-ci tirent fièrement l’épée. La nature avait fait d’Adélaïde une espèce de gladiateur incapable de réfléchir sur l’étendue du danger des blessures et d’un éclat dans le public. Mimi, non moins inconsidérée, s’était de plus exercée à manier le fleuret. Ainsi la Flakbach et le Rosimont trouvaient à qui parler.

L’histrionne… que dis-je ? madame la baronne pâlit dès qu’elle vit qu’on paraît ses premières feintes : elle a bien assez à faire de parer à son tour ; une légère égratignure dont son gant est ensanglanté, lui fait en vain crier : « Assez ! assez ! je suis contente ; l’affront est lavé dans le sang ! » Mimi, furieuse, ne la tient pas quitte à si bon marché ; le combat ne finit que par un coup d’épée diabolique qui entre de six pouces dans les maigres intestins de madame de Flakbach, et l’étend aux pieds de son ennemie. Celle-ci, dans le feu de l’action, n’avait pas senti que, s’étant jetée sur la pointe de l’autre épée, elle était blessée au bras. À la vue du sang qu’elle a versé, Mimi tombe en faiblesse.

Ces deux championnes, la baronne surtout, pouvaient très-mal tourner, si des passants, que le cliquetis des épées avaient attirés, ne fussent survenus fort à propos. L’autre couple duelliste avait beaucoup plus tôt disparu de l’arène.

Comment ! Adélaïde et Rosimont s’étaient évadés ? — Oui, l’une à la poursuite de l’autre.

« — Écartons-nous à quelques pas, » avait dit Rosimont, comme l’autre couple commençait à croiser le fer. On avait bien voulu lui donner cette satisfaction. « Tenez, monsieur… (On observa que moitié peur, moitié parce qu’on était encravatée jusqu’au nez, et sous un chapeau fort rabattu, Rosimont ne reconnaissait point Adélaïde.) Monsieur, avait-il dit, mon métier n’est pas de me battre. Mon talent, qui est la propriété du public, exige que je ménage et mes jours et ma figure. Je n’ai que faire de quelque trou dans la poitrine, après lequel je ne pourrais plus chanter, ou d’un œil de moins, pour être aussi laid sur la scène que notre Granger[2], ou d’être pendant trois mois sur le grabat, boiteux, ou bien avec un bras en écharpe. Vous m’avez battu, monsieur, ce serait à moi de me fâcher ; eh bien ! je ne me fâche point ; il ne m’est rien arrivé si vous voulez. Ce n’est pas à vous qu’il doit être le plus difficile d’oublier la boutade d’hier… (On se montre alors.) Ô ciel ! vous, Adélaïde ! — Infâme gredin ! » s’écrie-t-elle, après avoir bien voulu écouter jusqu’au bout le long monologue d’un homme peu pressé de voir le dénouement de la scène. La luronne, comme par pressentiment, avait gardé au bras gauche son fouet de chasse ; elle s’était mise à en jouer sur le poltron à tour de bras ; lui de fuir ; mais son derrière écorché n’avait pas permis qu’il courût à proportion de sa peur ; il crie inutilement : « Grâce ! miséricorde ! » Toujours talonné, toujours atteint, ne perdant pas un coup de la longue et souple cravache ; coupé, saignant partout… enfin, à trois cents pas, il était tombé sur le nez, accablé de douleur et de lassitude.

On n’attendait que le retour de l’errante Adélaïde pour achever de mettre ordre à tout. Déjà l’infortunée baronne, transportée dans une voiture que l’un des spectateurs avait bien voulu prêter, reprenait, à demi-morte, le chemin de son hôtel. On visitait le bras de la brave Mimi : par bonheur elle n’avait qu’une longue, mais superficielle blessure. Il fallut ensuite céder au conseil prudent d’un galant homme qui présidait à tous ces soins, et qui n’était pas d’avis qu’on rentrât en ville avant d’avoir pris langue. Madame de Moisimont avait beau se vanter bien haut de ses protections, de ses liaisons avec le ministre, on lui démontrait qu’un emprisonnement provisoire pouvait donner à l’affaire un fort mauvais tour, et qu’il était bon de prévenir ce malheur. Bref, l’officieux personnage amena les vaillantes amazones dans une petite maison qu’il avait à Saint-Maur. Le lendemain, toutes choses s’arrangèrent, sauf le ventre de madame de Flakbach, duquel il n’était pas possible d’apprendre sitôt d’heureuses nouvelles.

Il y avait à peu près huit jours que cette tragi-comique aventure cessait d’occuper les rieurs de Paris, quand nous en étions au point où j’ai conduit la très-véridique histoire dont mon lecteur veut bien… dirai-je s’amuser ? il faut que je me le persuade pour avoir le courage de poursuivre.


  1. On se souvient de le rotondité postiche du docteur ? Il en est fait mention au chapitre XXXIV de la première partie.
  2. Fameux acteur sentimental, encore plus distingué par sa laideur et son amour-propre que par son talent.