Monrose ou le Libertin par fatalité/III/12

Lécrivain et Briard (p. 63-70).
Troisième partie, chapitre XII


CHAPITRE XII

FIN DU RÉCIT. DÉNOUEMENT. RÉFLEXIONS
MORALES


« Malgré la sagesse des précautions par lesquelles nous avions à cœur d’étouffer jusqu’à la moindre apparence de la tragique aventure, nous aurions échoué sans doute, si, de fortune, notre retraite n’avait pas été dans un très-petit hôtel que madame de Salizy habitait seule aux environs de la Comédie-Française, entre deux espaces où l’on n’a point encore bâti. Un vieillard, commis à la porte, est le père nourricier de cette dame ; la femme de chambre est la fille du bonhomme, et n’a pas quitté depuis l’enfance sa maîtresse, qui la comble de bontés. Ces gens-là sont donc parfaitement sûrs. Un seul domestique, dont on l’était moins, est écarté, sous prétexte de commissions, même avant que le cabriolet, qui d’un peu loin avait ralenti sa marche, n’entrât dans l’hôtel. Chonchon, l’impayable jockey femelle, courut ensuite appeler un chirurgien habile, avec certain homme de loi, d’une probité reconnue, qui, ci-devant chargé des affaires de M. de Salizy, continue les mêmes soins à la veuve. Ces utiles auxiliaires arrivèrent au plus tôt. Le mort fut déposé dans sa chambre ; on visita les blessures de mon cher maître : aucune ne se trouvait dangereuse. Madame de Salizy était à fendre le cœur, se jetant brusquement sur les plaies, les suçant, les mouillant de ses larmes, et tour à tour s’écriant, sanglottant, se maudissant ou laissant éclater une joie immodérée. Cependant elle était elle-même en pitoyable état. Moins d’une heure après notre retour, en proie à des douleurs aiguës, elle mit presque artificiellement au monde un enfant qui ne vivait plus…

« Je ne saurais, mesdames, vous décrire avec des expressions assez frappantes quel fut, pendant cette cruelle opération, le supplice, le désespoir de mon cher maître, qu’on n’avait pu décider à s’éloigner. Toutes les personnes que différents devoirs occupaient sur ce théâtre de souffrances et de consternation, étaient également affectées du spectacle touchant de deux êtres sensibles à l’excès, dont chacun s’accusait avec délire d’être l’auteur du malheur de l’autre… Mais je n’ai pas le talent de ces gens qui s’entendent si bien à filer une scène de tragédie bourgeoise. Je me borne donc à vous dire qu’avant midi, tout ce que je viens de raconter, était consommé.

« Dès qu’on eut pourvu directement à ce qu’exigeait l’état de l’accouchée, on s’occupa de la fable dont il conviendrait de revêtir la mort subite du malheureux Belmont. L’honnête avocat fit à ce sujet des ouvertures fort sensées ; il se fit fort de tout arranger, et se chargea du soin des obsèques. Ou décida que ce galant homme se fixerait, pendant un certain temps, dans l’hôtel même, et que la Bousinière, dont on prendrait soin, y serait également retenu jusqu’à nouvel ordre. Le ressentiment, la douleur, les scrupules de celui-ci furent assez facilement enchaînés au moyen d’une centaine d’écus qui passèrent de la poche de mon cher maître dans la sienne. Cet argument irrésistible métamorphosa soudain le méprisable vieillard ; on le vit même sourire à son bienfaiteur, en homme qui lui pardonnait déjà ses prétendus torts envers la sage Armande, ainsi que la mort de l’intime ami Belmont.

« Ces dispositions terminées, nous nous éloignâmes du désastreux hôtel. Bientôt après, nous étant assurés de notre chirurgien (car celui qui venait de donner les premiers secours à mon maître était nécessaire auprès de madame de Salizy), nous nous sommes bien secrètement éloignés de Paris, pour arriver en diligence chez madame la comtesse, où, quelque tournure que les choses puissent prendre là-bas, nous sommes probablement en pleine sûreté… »

Lorsque Lebrun eut cessé de parler, il fut fort loué de son excellente conduite. On vint en même temps nous avertir qu’un doux sommeil, de bienheureux présage, venait de surprendre notre héros.

Le prélat voulut aussitôt voler à Paris, où l’appelaient également le désir d’être utile à Monrose, en cas de recherches, et le besoin de complimenter la chère Belmont à l’occasion de l’heureux événement qui la délivrait d’un détestable époux. Garancey, parent d’un maréchal de France, et se trouvant allié par sa femme avec le ministre de Paris, crut aussi pouvoir servir utilement mon neveu. Garancey voulut donc partir avec Sa Grandeur. Nous nous fîmes une raison sur l’éloignement de ces aimables amis, puisqu’il s’agissait de la sûreté d’un troisième, et que nous ne doutions pas de les voir bientôt de retour après un favorable succès.

Vers le soir, non-seulement le cher Monrose se trouvait infiniment mieux, mais il put passer debout avec nous plusieurs heures, pendant lesquelles nous n’épargnâmes rien pour le distraire du trop mélancolique souvenir que lui causait sa fatale victoire et du souci bien plus cuisant encore qu’il avait de l’état critique de madame de Salizy. Heureusement, dès le lendemain on reçut, à propos de celle-ci, des nouvelles tout à fait rassurantes. On sut aussi que grâce à l’honnête avocat, tout s’était passé à souhait relativement au mort, paisiblement reçu dans le sein de la terre, où sans doute le secret de sa fin tragique était également enfoui.

Le seul la Bousinière, toujours besogneux et de mauvaise foi, pouvait remuer encore et susciter quelque orage. On y obvia par une négociation secrète qui dura quelques jours entre le ministre, pourtant instruit de l’aventure, Garancey, monseigneur et le grand-chanoine, en qualité de nouveau protecteur d’Armande. Il avait été décidé dans ce petit comité que la Bousinière ne sortirait de chez madame de Salizy que pour entrer en prison[1], s’il refusait de partir tout de suite pour l’Allemagne, où le grand-chanoine lui accorderait avec une petite pension l’asile, à titre de concierge, dans une habitation attachée à l’un de ses bénéfices. La Bousinière eut le bon sens d’apprécier l’avantage qu’on daignait lui offrir et d’éviter ainsi d’être coffré, comme ses nombreux méfaits n’en fournissaient que trop le prétexte. Il partit sous l’escorte d’un fidèle Allemand chargé de le conduire à vue jusqu’à sa future demeure.

Salizy se rétablit. Cette femme, née violente, et qui n’avait pas été ployée sous le joug d’une éducation assez morale, avait pourtant une âme aussi généreuse que sensible. Elle réfléchit, elle détesta sa faiblesse à céder aux perfides insinuations de Saint-Lubin et de Belmont, qui l’avaient, de concert, soulevée contre Monrose en dernier lieu ; car tous les misérables de Paris se tiennent par la main, et Saint-Lubin, ami de la Bousinière, s’était aussi faufilé chez la nièce sous les auspices de l’oncle. Madame de Salizy, n’écoutant plus que son cœur, gémissait de sa conduite insensée et ne se pardonnait pas d’avoir presque ôté la vie à l’être charmant qui lui avait été si cher.

En un mot, au bout de huit jours, la face de tous les objets fut changée. Les causes du trouble intérieur de notre cher ami cessèrent ; nous vînmes insensiblement à bout de lui persuader que le mal d’avoir fait périr un homme vil, était peu de chose en comparaison du bien d’avoir purgé la société et préparé le repos d’une personne chère, en lui épargnant encore le partage de la honte qu’aurait fait éclore plus tard le châtiment légal que son coupable époux ne pouvait éviter.

Bientôt les ressources du plus bel âge, la tendresse de l’adorable marquise d’Aiglemont, ma consolante amitié, les plaisirs vifs et variés qui ressuscitèrent parmi nous à l’occasion des nouvelles circonstances, heureuses au delà de notre espoir, tout cela concourut à miner, à détruire enfin le sentiment d’un très-pardonnable malheur. Il laissait pour toute trace le fruit de cette sévère leçon qu’il faut, sur toutes choses, éviter de s’entourer dangereusement. C’est sur cette importante matière qu’avaient roulé continuellement nos secrets entretiens, pendant que Monrose se rétablissait et attendait en suspens l’issue des démarches de nos amis.

Jeunes gens qu’un tempérament de feu fait courir étourdiment dans Paris après des femmes dont la connaissance ne vous offre d’abord que la perspective du bonheur, et sur lesquelles il vous semble qu’il ne s’agit que d’étendre la main, apprenez, des ennuis auxquels Armande et Salizy ont donné lieu, quels gouffres peuvent s’ouvrir tout à coup sous vos pieds. Défiez-vous du tapis de verdure, de l’éclat et du parfum des fleurs qui vous invitent à les cueillir ; sachez auparavant si le terrain est solide, et souvenez-vous bien qu’en dépit des noms, des titres, de la richesse, des charmes, en un mot, de tout ce qui peut séduire, il n’y a de sûreté dans ce monde que parmi les honnêtes gens.


  1. On a crié beaucoup, et sans doute avec grande raison, contre certains abus d’autorité de ce temps-là. Mais ce n’était pas toujours pour faire du mal qu’on attentait, sans aucune forme, à la liberté de certains individus. Dans cette occasion-ci les égards du ministre pour assurer le repos de plusieurs honnêtes gens aux dépens d’un homme si coupable d’ailleurs, n’étaient point une injustice. Cependant, la violation des droits de l’homme, dans la personne du citoyen la Bousinière, aurait fait jeter de beaux cris à ces philosophes qui depuis ont eu le crédit de mettre leur système à la mode… On en voit les beaux effets, et quelles gens y gagnent exclusivement.