Monrose ou le Libertin par fatalité/II/04

Lécrivain et Briard (p. 14-21).
Deuxième partie, chapitre IV


CHAPITRE IV

BONTÉS DE MADAME POPINEL. SCRUPULE.
RESTITUTION


« Le bonhomme Popinel avait à peine rendu l’âme, que son active et tendre veuve s’était soucieusement informée de moi chez Sylvina, qui, sans procuration de ma part, dirigeait sourdement vers le but sacramentel son projet de m’unir à son amie. Comme on ne savait où me prendre, il convint d’attendre que je reparusse. La mort d’un payeur des rentes ne fait guères de bruit que dans le Journal de Paris, dont je ne lis jamais le nécrologe ; j’ignorais donc absolument et la viduité de madame Popinel et les soins secrets de madame de Folaise : tout cela me fit donner tête baissée dans un filet préparé.

« La chère baronne se faisait une affaire capitale d’assurer ce qu’elle appelait ma fortune et mon bonheur. Elle me harangua donc pathétiquement sur le chapitre de la riche veuve, m’expliqua comment elle (Sylvina) s’étant en quelque façon fait forte de me déterminer au mariage, je la compromettrais horriblement si je venais à refuser. Cette attaque serrée me mettait hors des gonds. Je pestais fort et jurais que ni madame Popinel, ni qui que ce fût au monde ne me ferait renoncer, si jeune, à ma chère liberté. Par accommodement enfin, et pour n’être plus obsédé de sollicitations assommantes, je voulus bien accompagner chez madame Popinel l’entremetteuse baronne, butée du moins à me faire partager la corvée de ce qu’elle nommait un retrait de parole sur une chose à peu près faite, à laquelle une femme non moins respectable que généreuse paraissait attacher tout son espoir. Nous allons : c’était un nouveau piége que venait de me tendre l’endiablée baronne.

« Nous sommes introduits chez ma prétendue, déjà prévenue par un message secret ; Sylvina presque aussitôt s’échappe, sous prétexte d’une visite d’occasion à dix portes de là, et… j’en frémis, me voilà tête-à-tête avec madame Popinel !

« Aussitôt l’ardente veuve, dont les batteries sont toutes prêtes, m’attaque sans ménagement, se prévalant de ses six cent mille livres, de sa passion, des sentiments qu’on lui a déclarés de ma part et enfin de la parole donnée par une seconde mère qui doit avoir une sûre influence sur mes résolutions. Le guet-apens me révolte ; je me défends avec intrépidité. Je proteste contre toute cette cabale, et déclare net que je n’ai ni voulu, ni permis qu’on voulût pour moi, ni ne veux, en un mot, m’engager. Attendrissement de la part de madame Popinel ; humeur de la mienne… La tragédie commence alors par le déploiement du mouchoir, les suffocations et les larmes. La veuve reproche au ciel, avec une poétique impiété, de ne l’avoir pas plutôt mise au tombeau que le respectable défunt, si elle ne devait lui survivre que pour être à jamais malheureuse… « Va, me dit-elle enfin, tu n’es pas un homme ! Ôte-toi de mes yeux, tigre ! tu m’as assassinée ! (Je m’en allais de bonne foi…) Le monstre m’abandonne ! » s’écrie-t-elle ; et malgré son énorme embonpoint, l’expirante Artémise me devance lestement à la porte du salon : l’issue en est obstruée… « Tu ne connais donc pas, dit-on alors d’un ton plus tendre, le prix du bonheur d’être aimé ! »

« Cette inconcevable scène finit par avoir pour moi quelque sens. J’avise tout à coup que peut-être je pourrai me tirer de là, si je veux bien débourser quelque modique redevance du prétendu mariage, à condition qu’on me dispense de traiter du capital.

« Je me laisse donc conduire dans un cabinet qui s’ouvre à côté de nous. La fatigante agitation que vient d’essuyer madame Popinel lui prescrit d’étendre ses roulants appas sur une duchesse… On cherche mes yeux, on presse mes mains, on m’attire, on tâche de m’entraîner… Cet humiliant reproche de n’être point un homme me chiffonne. Je ne veux pas donner matière à ce qu’on pense qu’une traite galante peut être protestée de ma part, faute de moyens d’y faire honneur. Aussi je m’arme de courage et perds l’équilibre.

« D’abord j’ai bien quelque peine à rencontrer, sous le bourrelet d’un épais repli, la notable embouchure des bonnes grâces de madame Popinel, mais enfin je trouve… beaucoup plus que je ne cherchais assurément, et… j’administre de mon mieux une substantielle consolation. Dès lors, je ne suis plus un monstre, mais on me félicite gaiement d’être monstrueux. Je ne me flattais pas qu’on eût pu s’en apercevoir. On folichonne, on me baise, on en veut à mes yeux, à mes mains, à tout ; à travers cette effusion d’actions de grâces, je sens bien que quelque chose s’ajuste à l’un de mes doigts ; mais ce peut être un jonc, une bagatelle, à laquelle même on ne veut pas, ce me semble, que j’aie l’air de faire attention. C’est, deux heures plus tard, au balcon de l’Opéra, que la clarté de la rampe fait, à mon grand étonnement, étinceler une bague dont la valeur me cause d’abord quelque scrupule. La voici. »

Le hardi consolateur me fait voir un solitaire de la plus belle eau, profond, et qui pouvait bien valoir au moins douze mille livres.

« Renvoyer ce bijou, continua-t-il, c’eût été mortifier madame Popinel. Je l’ai gardé pour l’amour d’elle ; c’est sur lui que mons Saint-Lubin avait bien osé jeter son dévolu pour une impure dont les premières bontés ne m’avaient coûté qu’un souper. N’ai-je pas dû bénir le ciel qu’un trop heureux quiproquo m’ait tout à la fois délivré du traître abbé, de l’épouseuse Popinel et de toute une clique où madame de Folaise seule, à cause de l’ancien passé, conserve quelque part aux regrets de mon imprescriptible reconnaissance ! »

Le ton léger et fat qu’on avait affecté dans le récit de cette dernière aventure m’avait déplu ; je voulus ainsi le rabattre : « Or, dites-moi, mon cher neveu, vous semble-t-il bien délicat de garder cette bague, quand vous ne doutez pas d’être mal avec celle qui vous l’a si singulièrement donnée ? » Il rougit et ne sut que répondre : c’est tout ce que je souhaitais. « Au surplus, continuai-je, afin de pousser jusqu’au bout mon épreuve, le mal est fait ; mais ce brillant me fait envie. Vous seriez bien aimable de le troquer avec moi contre celui-ci, moins beau sans doute, cependant de plus d’effet pour un homme. — Quelle folie ! répondit-il, glissant galamment à mon doigt l’anneau Popinel. Je ne troque point ; mais vous allez acheter la bague ce qu’elle m’a coûté. C’est tout gain pour moi. — Non, non, monsieur, répliquai-je très-sérieusement, et me refusant au marché, ce que vous me demandez se donne, ou votre bague ne pourrait l’acheter. Chacun est bien maître de s’estimer ce qu’il croit valoir ; vous avez pu vous croire assez payé par ce brillant ; quant à moi, j’ai l’amour-propre de me croire impayable !»

Le trait avait porté ; mon petit-maître, déconcerté, tombe à mes genoux, se désole et me supplie de l’aider à faire rentrer la fatale bague dans les mains de son ancienne propriétaire. « J’arrangerai cela, lui dis-je, mais j’exige que vous portiez mon diamant, afin qu’à sa vue, vous vous reprochiez sans cesse un trait d’équivoque délicatesse, dont vos détracteurs auront à coup sûr déjà profité, pour vous donner le vernis d’un escroc. Monrose, ne jouons pas avec l’estime publique. Le premier mouvement est de rire d’une dupe ; mais ensuite on prise et loue sa candeur. Le grec fait rire aussi, mais il inspire un juste mépris, et bientôt il est diffamé. » Voici ce que j’écrivis sur l’heure à Sylvina :

« Nous vous embrassons, ma chère baronne, et vous prions de remettre à votre amie ce brillant que le chevalier n’a pu placer aux conditions proposées par madame Popinel. Accusez-nous la réception du message, et croyez que, de loin comme de près, vous avez pour la vie de bien sincères amis dans Monrose et Félicia. Bonjour. »

Os petites dispositions achevées, nous jouîmes tous deux d’un de ces moments de sérénité que procure le sentiment d’avoir fait quelque chose d’estimable. Pour lors, afin qu’il ne fût rien dit de plus au sujet de notre récent démêlé, je pressai pour la suite d’un récit dont mon amitié me frisait invoquer la fin prochaine, comme peut-être l’ennui la fait désirer au lecteur. Mais dès le début de la continuation, je reconnus, avec chagrin, que mon fougueux neveu, depuis sa retraite à la chaussée d’Antin, avait encore ajouté beaucoup à la liste de ses étourderies.