Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne/Livraison 1/Livre premier

Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne
Chez l’auteur (1re livraisonp. 1-29).
LIVRE II  ►
CHAPITRE PREMIER.
OBJET DE CET OUVRAGE.

LES avantages que les Hommes retirent de l’Art par lequel ils peignent leurs idées, ſont inappréciables : cet Art eſt la baſe de la Société & la ſource des douceurs qu’on y éprouve.

Par cet Art admirable, qui nous diſtingue de tous les autres Êtres, nous manifeſtons nos besoins, nos craintes, nos plaiſirs, nos lumières ; nous recevons de la part des autres les ſecours , les conſeils, les avis, les connoiſſances qui nous ſont néceſſaires. Par lui, une ame ſe dévelopant à une autre, acquiert toutes les perfections dont elle peut être ſuſceptible : ſentimens du cœur, feu du génie, richeſſes de l’imagination, profondeur d’eſprit, tout devient un bien commun aux hommes : les connoiſſances de l’un, ſont les connoiſſances de tous : ainſi en ajoutant ſans ceſſe découvertes à découvertes, arts ſur arts, lumières ſur lumières, l’eſprit de l’homme s’embellit, s’agrandit, ſe perfectionne ſans ceſſe ; s’embrâſant mutuellement, il s’éléve aux plus grandes choſes, rien ne lui paroît au-deſſus de ſes forces, il oſe tout, & tout paroît s’aplanir devant ſon audace : tandis que ſans cette émulation, l’homme ſeul, iſolé, plongé dans une langueur ſtupide, n’auroit preſqu’aucune ſupériorité ſur les Animaux qui vivent en famille, & que des cris avertiſſent de leurs beſoins mutuels.

Mais l’Homme ne peint pas ſeulement ſes idées à ceux qui l’environnent, & au milieu deſquels il vit ; comme s’il rempliſſoit la Terre, comme s’il vivoit dans l’étendue des ſiécles, il a trouvé le moyen de peindre ſes idées d’une manière qui les rende ſenſibles à ceux dont il eſt éloigné, comme s’ils étoient ſous ſes yeux : la peinture de ſes idées, ſi dégagées de toute matière, prend la conſiſtence du marbre, elle ſe transporte d’un bout du Monde à l’autre, elle pénétre à travers l’immenſité des âges.

Ainſi l’eſprit de tel Homme eſt préſent pour tous les Peuples, lors même que cet Homme n’eſt plus : ainſi nous pouvons profiter des connoiſſances, des charmes de la converſation, du génie de tous les Sages, dans quelque tems & en quelque lieu qu’ils ayent exiſté.

En vain, les Hommes ont vécu épars, à de grandes diſtances & dans des époques prodigieuſement éloignées : leur eſprit ſe concentre en un ſeul point, & toujours leur génie anime & réjouit les Mortels ; d’autant plus grand qu’il s’étend ſur la Nature entière, qu’il en emprunte les couleurs & les grâces ; qu’avec elle, il tonne, il fulmine, il éclate ; & qu’après nous avoir agités & émus par les Tableaux les plus terribles, s’adouciſſant avec elle, il nous charme par les accens les plus doux, par le coloris le plus flatteur & par la peinture des objets les plus délicieux.

Par quel moyen l’homme eſt-il parvenu à cet Art admirable ? Comment a-t-il pu deſcendre au dedans de lui-même, démêler ce qui s’y paſſe, ſaiſir les Tableaux qui s’y forment ; & ſe repliant hors de lui, rendre ces Tableaux ſenſibles aux hommes, toutes les fois qu’il eſpéroit quelqu’avantage de cette communication ?

Depuis que le Monde exiſte, l’Homme n’a pu être inſenſible à ces merveilles ; déjà depuis long-tems, il a dû rechercher comment elles s’opéroient ; & les régles néceſſaires pour les exécuter de la maniére la plus propre à produire les effets qu’on en attend : déjà, nombre de Savans diſtingués, ſe ſont exercés ſur cet objet.

Ils ſont allés auſſi loin qu’on pouvoit aller ; & ſi leurs Ouvrages ne produiſent pas tout l’effet qu’on en devroit recueillir, s’ils paroiſſent quelquefois trop métaphyſiques, ſi l’on n’en voit pas les diverſes Parties naître les unes des autres avec toute la clarté qu’il ſeroit à déſirer ; s’ils nous apprennent plutôt ce qui eſt, que les raiſons de ce qui eſt, ne nous en prenons pas à eux ; ce n’eſt nullement leur faute ; ce n’eſt ni manque de ſoins ni infériorité de génie : ils ne pouvoient faire autrement, parce qu’ils n’avoient encore pu remonter à l’origine primitive du langage, & parce qu’on n’avoit pu par-là même ramener l’art de peindre les idées à un principe ſimple & ſenſible, qui devenant le fondement de cet art, portât dans toutes ſes parties une vive lumière, & les rendît auſſi énergiques qu’elles ſont ſans lui froides & pénibles.

Nos recherches ſur les connoiſſances primitives des Hommes, & ſur les cauſes de ces connoiſſances, ont dû au contraire nous conduire à ces premiers principes, qui une fois donnés, deviennent le fondement de cet Art & de la raiſon de ſes régles.

Ce ſont ces recherches que nous mettons ici ſous les yeux du Public, ſous le nom de Grammaire Univerſelle.

Nous dirons moins en quoi conſiſte cet Art, que nous ne le laiſſerons deviner à nos Lecteurs : ils préſideront eux-mêmes à sa formation ; ils verront naître ses préceptes : dépouillé ainſi de ſa fine métaphyfique, qui faiſoit croire qu’il étoit au-deſſus des forces d’un commençant, il ſera tout en action ; & il deviendra intéreſſant pour ceux qu’on deſtine à l’étude des Langues, dont cet Quvrage ſera une clé indiſpenſable, ainſi que de toutes les Grammaires qu’on a déjà compoſées, qui n’en ſeront que des conſéquences, & qui en deviendront plus utiles.

CHAPITRE II.
Étymologie ou origine du mot Grammaire.

Mais comme ce mot Grammaire eft barbare pour nous & ne préſente par lui-même aucune idée à notre eſprit, remontons à ſon origine ; nous verrons combien on eut raiſon de le choiſir ; & il nous préparera en quelque ſorte lui-même à tout ce que nous aurons à dire.

Car telle eſt l’utilité de l’Étymologie, qu’elle rétablit l’énergie de chaque mot & en fait voir à l’inſtant la valeur, qu’avoient obſcurcie la longueur des ſiécles & les altérations ſucceſſives des Langues.

Ce mot qui paroît avoir été inventé par hazard, parce qu’il n’offre dans nos Langues modernes, & même dans celle des Latins, aucun raport avec l’Art qu’il déſigne, étoit cependant très-expreſſif dans la Langue de ceux qui le conſacrerent à cet uſage.

Il vient du Grec Gramma, qui ſignifie une Peinture, un Tableau, & qui, prononcé Grab, Grav ou Graf, fit dans la même Langue les mots Graph-eus, un Peintre, & Graph-ein, peindre.

De cette racine, ſe forma en Grec & en Latin l’adjectif Grammatical, qui déſignoit manifeſtement chez eux l’Art de peindre ; mot que nous avons adopté & altéré enſuite en celui de Grammaire, & qui ne peint plus rien à l’écrit.

Ce mot n’eſt pas même d’origine grecque : il leur étoit commun avec les Celtes & avec les Orientaux qui le prononçoient : ceux-ci, Grab כרב, ceux-là, Graff & Grabh ; & chez qui il ſignifioit : dans ſon ſens propre & univerſel, Incision ; & enſuite les Sillons d’un champ, qui en sont les inciſions ; en ſorte qu’il ſignifia au ſens figuré, le Labourage lui-même, qui conſiſte à tracer des ſillons. Il exiſte encore avec ces divers ſens chez les Arabes, qui le tiennent de la plus haute antiquité.

Ce mot devenu Grec, ſignifia chez eux tout ce que peut déſigner un Trait : mais en ſe partageant en deux mots, Graptys & Gramma,

Celui de Graptys, offroit ces ſens :
1°. Une Inciſion en général.


2°. Une Inciſion ſur le corps humain, une déchiquetture, ou ſcarification.


3°. Ces Caractères ou figures qu’on traçoit ſur le corps humain en faiſant des incifions ſur la peau, & qu’on rempliſſoit de couleurs, comme chez les Sauvages.

Celui de Gramma, offroit ceux-ci :
4°. Un Trait.


5°. Une Ligne.


6°. Une Lettre, parce qu’elles étoient ſillonnées ou gravées profondément ſur le marbre, &c.


7°. Un Tableau, une Peinture quelconque, qui ſont formés de traits.

C’eſt de-là que nous ſont venus nos mots Graver, avec toute ſa famille ; Grammaire, Ortho-graphe, Greffier, Greffer, Mono-gramme.

D’un autre côté, le verbe Graph-ein, ſignifiant écrire, s’altéra en paſſant chez les Latins : il ſe chargea de la ſiflante s : a s’adoucit en ai & puis en i : Ph en b : ainſi les Latins le prononcèrent Scraib-ere, comme les Allemans qui le prononçant encore de même, diſent Schreib-en, pour écrire ; & puis Scrib-ere dont nous fîmes ſcribe, & eſcribre, eſcrire & enfin écrire, qu’on ne croiroit jamais être frere de graver, & deſcendu d’un même pere.

Ce mot Grab ou Graph tenoit lui-même à un mot plus ancien & primitif qui, ſubſiſte encore dans les Langues Orientales, le mot Gra, en Hébreu & en Arabe כרה Krah ou Krha, qui ſignifie inciſion ; faire une inciſion ; & qui eſt lui-même une onomatopée, l’imitation du bruit que l’on fait en déchirant, en fendant, en faiſant une entaillade ; que nous peignons par notre Cri-Cra ; & qui a formé un grand nombre d’autres familles.

C’eſt ainſi qu’en remontant à l’origine des mots, on voit qu’ils porterent toujours leur ſignification avec eux ; & que puiſés dans la Nature, ils en eurent toujours l’énergie.


Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/68 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/69 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/70 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/71 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/72 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/73 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/74 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/75 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/76 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/77 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/78 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/79 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/80 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/81 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/82 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/83 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/84 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/85 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/86 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/87 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/88 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/89 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/90 Page:Court de Gébelin - Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, 1re livraison.djvu/91