Revue L’Oiseau bleu (p. 92-101).

SUR LE PACIFIQUE ET AU JAPON



Du 21 octobre au 26 décembre.

Après la tempête, le calme, avec un horizon dépourvu de tout ce qui peut distraire. Cependant, au dehors de notre ville flottante qui porte 1500 êtres humains et quelque 5000 tonnes de marchandises, la vie est loin d’être absente. Lorsque nous allons sur l’avant de l’Empress et que nous le voyons fendre la vague qui gronde, déferle et rebondit en écume, nous regardons les poissons qui passent et repassent à quelques pieds seulement de la pince du navire. Ce sont des marsouins ; ils prennent un véritable plaisir à s’entre-croiser au devant de l’Empress et semblent lui dire : « Nous allons encore plus vite que vous. » Au large, dans le demi-repos de l’onde, nous apercevons parfois de petits jets d’eau ; ils nous avertissent qu’il y a là une baleine ; pourvu que nous ne passions pas trop proche d’elle, notre voisinage ne paraît pas l’inquiéter outre mesure. Quant au ciel, il est dépeuplé : plus d’oiseaux de mer. Certains d’entre eux, qui nous ont accompagnés à partir de Victoria, nous ont quitté après deux jours de marche ; ils ressemblaient fort aux goélands des grands lacs du Canada,

26 octobre. — Ces messieurs causent parfois avec les officiers du bord. Comme ils ont parlé ensemble de bâbord et de tribord, de poupe et de proue, j’ai voulu savoir ce que ces mots signifient. Et ce fut M. Bernard, à qui je dois déjà tant de précieux renseignements, qui m’a éclairé là-dessus. Autrefois, sur les navires à voile, il y avait une batterie de canons, placée en travers, sur le pont d’avant ; et lorsqu’on se trouvait à la batterie, en face à la poupe, c’est-à-dire au devant, le flanc de gauche du navire était appelé bâbord, et le flanc de droite, tribord. Quand à la proue, elle désigne l’avant, et poupe, l’arrière du navire.

28 octobre. — Dimanche ; nous venons de franchir le 180e méridien. Certes, cela s’est accompli sans que rien dans le ciel ne nous en ait averti, puisque les méridiens sont des cercles imaginaires, que nous traçons sur nos cartes. Mais on attache à celui-ci une attention particulière. En se rendant, d’Amérique en Extrême Orient, c’est-à-dire en marchant au devant du soleil, les marins ont convenu d’avancer ici le calendrier d’un jour. Par contre en allant d’Extrême Orient en Amérique, ou doit retarder le calendrier d’un jour. C’est sur cette ligne idéale séparant les deux mondes, qu’il faut soit répéter le quantième, soit l’avancer d’un jour ; de sorte que si la semaine des trois jeudis est chose impossible, celle des deux jeudis l’est à à coup sûr, pour les navires qui se rendent d’Extrême-Orient en Amérique. Quant à nous, nous sommes passés aujourd’hui du dimanche au mardi.

4 novembre. — Nous venons de croiser un navire japonais, une jonque, cependant, il nous reste encore à naviguer deux jours entiers. La vue de cette jonque fournit à papa le prétexte d’une dissertation sur les origines du peuplement de l’Amérique. Ses compagnons de voyage signalent le détroit de Bering comme le lieu tout indiqué, comme la route à suivre tout naturellement pour passer de l’un à l’autre monde, il rappelle que, dans les temps historiques des jonques parties du Japon, de la Chine, de la Malaisie, ont maintefois abordé sur les côtes de la Colombie, de la Californie et du Mexique. De sorte que ce serait par la voie ouverte du grand océan qu’aurait été peuplé le continent d’Amérique.

5 novembre. Enfin, parmi les feux de l’aurore, nous venons d’apercevoir des sommets de montagnes. Cet après-midi nous foulerons enfin ce pays tant vanté du Soleil levant : le Japon. D’ici là, l’œil découvre des sommets pointus, enneigés ; quelques-uns sont des volcans et, à cause de leur grande élévation, ils semblent, surgir de la mer. Avec une lunette d’approche, j’ai vu qu’il s’échappe de la vapeur de ces sommets et que d’autres sont couverts de neiges éternelles. Les premières pentes des montagnes sont occupées par des cultures, surtout des rizières. Plus bas, croissent le bambou et des arbres qui ressemblent assez aux nôtres.

6 novembre. — Nous voici à Tokio, capitale du Japon. Hier, c’était notre arrivée, notre débarquement dans la rade de Yokohama, qu’une dizaine de milles séparent de la capitale. Aujourd’hui nous pouvons constater quelles différences profondes il y a dans les mœurs, dans la vie privée et la vie publique, au Japon et chez nous.

Les parents semblent témoigner de beaucoup d’affection pour leurs enfants ; ils les appellent leurs « trésors fleuris » et leur donnent plusieurs autres noms de tendresse. Les enfants reçoivent un nom lorqu’ils sont tout jeunes ; on leur en donne un nouveau à sept ans et finalement un autre à quinze ans, qu’ils garderont le reste de leur vie.

Ici, comme chez nous, les familles sont nombreuses ; cependant il est rare qu’on entende pleurer les marmots, C’est un fait, m’a-t-on assuré, qui tient de l’éducation, du tempérament et du costume commode qu’ils portent. Les parents jouent volontiers avec leurs enfants, mais ils sont loin de les gâter en se pliant à leurs caprices.

Quant aux bambins de mon âge, j’eus vite fait de m’habituer à leurs jeux, au premier rang desquels il faut mettre le cerf-volant qu’ils lancent jusqu’à des hauteurs considérables. Mes amis les Japonais ont su rattacher le sentiment de la guerre jusque dans ce jeu qui, dira-t-on, ne s’y prête guère. Voici, d’ailleurs, comment ils s’y prennent. Lorsqu’un appareil est parvenu à une certaine hauteur on croise son fil avec celui d’un autre cerf-volant que l’on a enduit de verre pilé. Le simple frottement de la corde rugueuse a bientôt fait de couper le fil qui n’est pas enduit de poudre de verre. Le cerf-volant ainsi abattu appartient à celui qui en a coupé le fil ; et, de ce fait, il ne survient jamais de rixes.

Un autre jeu familier aux petits Japonais, consiste à envoyer un message par cerf-volant. Lorsque l’appareil s’est élevé à une grande hauteur, un coup imprimé brusquement au fil qui le retient, fait ouvrir subitement une enveloppe qui est attachée à la queue du cerf-volant ; et de cette enveloppe il s’échappe une pluie de petits papiers multicolores, comme une pluie de confettis.

19 novembre. — Au cours des deux semaines qui se sont écoulées depuis mes jeux avec les petits Japonais nous avons voyagé. Nous arrivons d’un voyage au nord du Japon. Ici et là, nous avons visité des temples, des maisons, les ateliers des rizières. Ce peuple de quarante millions est laborieux, plein de courage, de dignité et de bon goût. Partout, on cultive avec soin, sans perdre la moindre parcelle de terrain. Le bambou, qui croît si vite dans les bas-fonds, entre dans la construction des maisons, ce qui leur donne une gracilité, une physionomie et une légèreté des plus curieuses. Parmi les industries, il faut citer celles du ver à soie, du papier et des jouets.

Vu qu’ici la population est extrêmement nombreuse, la main d’œuvre est d’un bon marché extraordinaire, ce qui fait que les industriels japonais peuvent écouler à l’étranger les menus objets de leur fabrication. Aujourd’hui comme au temps de mon voyage, on trouve partout au Canada des tissus, des bibelots, des jouets venant du Japon.

M. Séverin m’a fait ressouvenir des ouvriers et des marchands japonais que nous avions vus sur tous les points de la côte de la Colombie canadienne. On émigre du Japan, parce que la population se fait trop nombreuse. C’est à cela qu’il faut attribuer cette sorte d’audace et de courage qui caractérisent l’émigrant japonais de par le monde.

24 novembre. — Mes compagnons m’ont fait observer que les femmes du pays ne portent pas toutes leurs cheveux de la même façon ; il suffit d’un peu d’attention pour savoir si une jeune fille est courtisée ou si elle ne l’est pas ; si une femme est veuve ou épouse, et, parmi les veuves, si elles sont disposées ou non à se remarier.

Quant aux hommes même chez ceux des classes inférieures, on y découvre sans peine le sentiment de dignité. Tout Japonais, même celui qu’on nomme le coolie, le manœuvre, veut être respecté ; il y a chez eux une sorte de fierté, qui a ses racines dans une conception supérieure de la personnalité et du droit de chacun. Commandez brusquement un coolie, a dit papa, et il va vous rire à la barbe ; tout pauvre qu’il soit, il ne peut comprendre que nous ayons le droit de le gourmander.

18 décembre. — Grosse nouvelle, profond émoi. Rien n’était plus propre à nous étonner et à nous réjouir, que ce que papa vient de rapporter à ses amis de la mission. Il y a des chrétiens au Japon, des chrétiens en communion avec Rome ; un missionnaire l’a dit, à Noël, nous pourrons aller à la messe de minuit !

Comme à Montréal ? ai-je demandé, tout ému. Nous verrons bien, m’a-t-on répondu.