Revue L’Oiseau bleu (p. 61-69).

AU LAC DES BOIS.


Du 11 au 28 juin. — « Vois, me dit M. Lebrun, de la fenêtre de notre hôtel, le lendemain matin de notre arrivée à Fort-William, vois comme la construction de nos jeunes villes manque d’esthétique. On bâtit pour répondre à des besoins pressants, pour des fins de commerce ; on songe avant tout à la commodité, sans beaucoup se soucier de l’avenir. Cette ville, qui n’a rien de gracieux, va pourtant devenir une cité de fortune. »

« Cependant, reprit M. Sévérin, il faut reconnaître que le site en est merveilleusement trouvé. J’ai confiance que l’on saura faire quelque chose de bien avec cette baie du Tonnerre, cette embouchure de la rivière Kaministiquia. Et n’oublions pas que ce rudiment de cité va devenir la Venise des grands lacs. »

Tout à côté de Fort-William il y a Port-Arthur. Ces deux cités jumelles, se sont développées rapidement. Finiront-elles par couvrir d’entrepôts, d’ateliers, d’usines et d’habitations les deux milles de longueur qui les séparent encore ? On se demande déjà si l’on ne doit plus les appeler que « Arthur William ».

Comme je faisais l’observation que ces vocables de Port Arthur et de Fort-William n’avaient rien de commode ni d’esthétique, papa fit remarquer que c’étaient là des noms de courtisanerie, ainsi les Anglais en ont déjà tant répandu par tout le monde…

Dans ces jeunes villes, on s’occupe surtout du bois, des mines et du transport des blés de la plaine de l’ouest, là précisément où nous nous dirigeons avec impatience.

Nous partons le même jour. Après avoir admiré le saut que fait la rivière Kaministiquia, tout proche de Fort-William, où il y a déjà d’imposantes meuneries, nous nous enfonçons dans l’intérieur du pays. Et quel pays ! L’œil se lasse à regarder ces prairies tremblantes, ces espaces où le marécage dispute le terrain à la forêt et à de petits rochers pelés, dont la surface est de roche vive, de granit, ce qui fait que rien n’y croît, si ce n’est un peu de la mousse.

Parfois, un chevreuil et, plus rarement, un orignal viennent broûter au bord de la voie ferrée, et notre train leur donne involontairement la chasse, jusqu’à ce qu’à un tournant brusque ils prennent la tangente et s’enfoncent dans le bois, d’où ils auraient dû rester pour leur plus grande sécurité.

Au milieu de la nuit, nous descendons à Kenora, et, tout proche de la gare, nous entendons le clapotement des eaux du grand lac des Bois.

Sans prendre de repos supplémentaire, nous commençons un voyage à la mode des premiers blancs qui ont visité ce labyrinthe d’eau, de rochers et de forêts. Deux sauvages de la tribu des Cris, nous feront circuler pendant quatre longues journées sur ce lac que leurs ancêtres appelaient le « Paradis des sauvages », sans doute parce qu’on y trouve plusieurs choses qui leur sont chères : les eaux, où foisonnent l’esturgeon et le poisson blanc ; la « folle-avoine », sorte de riz sauvage ; des myriades d’îles et d’îlots boisés, pareils à des corbeilles de verdure, puis de l’espace.

Je n’oublierai jamais le spectacle dont nous fûmes témoins lorsque le soleil, faisant étinceler le miroir des eaux du lac, nous offrit un parfait mirage. Là bas, à l’horizon, il y avait des îlots en étagère qui flottaient dans le ciel.

Sur la fin du deuxième jour, mon père déploya sur ses genoux une carte ancienne et nous parla de l’Île du Massacre. C’était au temps du grand La Verendrye. La 8 juin 1736, dit-il, un missionnaire jésuite, le R.P. Aulneau, qui avait passé l’hiver précédent au fort Saint-Charles, partit avec Pierre Gaultier Varennes de la Verendrye, fils aîné de l’explorateur, et dix-neuf « voyageurs » venus des bords du Saint-Laurent. L’expédition allait chercher des vivres au détroit de Michilimakinack. Le soir venu, on campa sur une île du lac des Bois, appelée à devenir tristement célèbre.

Les « Sioux des canots », comme on les appelait alors, nourrissaient au cœur une haine implacable contre ces « visages pâles » accompagnés d’un « homme de la prière », dont la présence menaçait de rendre vaine et impuissante la « médecine » des sauvages.

Ils se glissent comme des bêtes fauves jusqu’au campement des Français, ils fondent sur eux et les massacrent jusqu’au dernier. Si l’on en croit la tradition, au moment où le missionnaire fut frappé, un coup de tonnerre épouvantable éclata soudain et jeta la terreur dans l’âme des meurtriers.

Quelques jours plus tard, cinq voyageurs venus de Montréal, aperçurent sur les rochers nus qui dominent l’île, d’étranges objets. S’étant approchés, ils distinguèrent dix-neuf têtes de Français, placées sur autant de peaux de castor. Seuls, le chef de l’expédition, La Vérendrye, et le P. Aulneau n’avaient pas été décapités. Le missionnaire fut trouvé à genoux, l’une de ses mains s’appuyait à terre ; l’autre était ramenée sur la poitrine, qu’une large blessure avait entr’ouverte. Son cœur n’y était plus : les barbares l’avaient arraché pour en faire un horrible festin. Les voyageurs enterrent les dix-neuf corps dans une fosse commune, sur laquelle ils font avec des pierres une sorte de tumulus ; mais ils emportent avec eux, au fort Saint-Charles, les dépouilles du vénérable missionnaire et de La Vérendrye, ainsi que les têtes de leurs compagnons, pour leur donner une sépulture plus honorable, dans une enceinte fortifiée.

Voilà ce qui se passait il y a près de deux siècles, sur le lac des Bois. Depuis lors, les sauvages ont toujours considéré l’Île-du-Massacre comme un lieu hanté par le Matchi manitou, — le mauvais Génie. Selon eux, elle serait pleine de serpents. Et pourtant, il n’y en a pas dans ce pays. Mais ils restent persuadés que c’est un lieu maudit, où l’on entend des bruits étranges, et ils n’osent jamais y aborder.

Nous avons passé une nuit sur cet îlot sacré. Sa situation parmi des centaines d’autres îlots, qui ferment l’horizon, fait comprendre comment l’expédition de La Vérendrye a pu être poursuivie en secret et traîtreusement surprise au milieu de la nuit.

M. Lebrun, qui était debout dès l’aurore, a fait quelques croquis des éblouissants paysages, qui s’offraient à nos regards, récitant des vers de Leconte de Lisle, dont j’ai retenu ceux-ci :

Et l’île, rougissante et lasse de sommeil,
Chantait et souriait aux baisers du soleil.

16 juin. — Je trouve dans mon carnet ces simples notes, qui traduisent mes impressions sur la route parcourue les jours précédents : « Adieu, lac enchanteur, tout peuplé de souvenirs glorieux, où le Matchi manitou finira bientôt son règne devant l’héroïsme chrétien. »

Ayant mis pieds à terre à l’endroit nommé Warroad, en territoire américain, notre parti s’est dirigé vers l’ouest. Nous traversons d’abord un pays ressemblant à celui qui nous était devenu familier, en dépit de sa laideur.

À peine sommes-nous rentrés de nouveau en territoire canadien, que la route s’abaisse. Le lac des Bois est à une altitude de 1,057 pieds au-dessus du niveau de l’Atlantique, et déjà nous roulons sur un niveau moyen de 800 pieds. Le sol est d’argile profond, riche. La végétation a changé aussi ; au lieu de se composer de mousses et d’arbres toujours verts, comme les sapins, les épinettes, il y a des bosquets de bois francs, des futaies, ainsi que l’on dit en France. Ces petites forêts sont découpées par des espaces découverts, tout pleins de hautes herbes.

Bientôt, me dit mon père, ce sera la prairie parfaite. On commence à cultiver la terre. En effet, je notai qu’il y avait des suites de fermes, le long des cours d’eau. Cette contrée était jadis le théâtre de rivalités guerrières entre les tribus sauvages. Celles qui habitaient les bois jalousaient celles qui avaient la plaine, la prairie pour domaine. Aussi, lorsque les traitants de fourrures voulurent prendre possession de ce pays, durent-ils y construire des établissements de protection. C’étaient des corps de logis, des hangars, entourés d’une enceinte de pieux, que l’on décorait du nom de « forts ».

J’ai conservé un fort joli dessin de ces forts, que M. Lebrun m’a remis, en route pour Pembina. Je l’ai fait graver à l’intention des amis de l’Oiseau Bleu.