Revue L’Oiseau bleu (p. 16-21).

DE RIGAUD À OTTAWA



16 mai — À huit heures ce matin, nous avons pris le train pour la Pointe-Fortune, où nous sommes bientôt descendus. De ce petit village paisible, nous avons traversé l’Outaouais, — sur un bateau-passeur, ce qui ne m’était jamais arrivé, — les ponts sont si nombreux dans notre pays Ce passeur navigue au pied des rapides de Carillon. C’est merveille que de voir la masse des eaux écumer, bondir et blanchir en changeant de niveau sur un mille de parcours.

Sans perdre grand temps, mes compagnons de voyage se sont mis à mesurer le terrain autour du village de Carillon. On m’a ensuite raconté les merveilleux souvenirs d’histoire qui se rattachent à ce lieu. C’est ici, en vue des rapides, entre l’eau rousse de l’Outaouais et les hautes berges couvertes de bois, que s’est déroulé l’exploit suprêmement héroïque de 1660 que vous avez appris dans votre histoire du Canada. Nous étions proche de l’anniversaire de ce fait d’armes qui a sauvé la Nouvelle-France de la destruction par les sanguinaires Iroquois. Lorsque mes compagnons de voyage se furent arrêtés au bord d’une route, nous nous découvrîmes, et le chef de la mission rappela les circonstances du combat du Long Sault. Ici, Dollard et ses seize compagnons vinrent chercher une mort glorieuse, en se portant au devant d’une armée de barbares qui avait résolu de détruire Ville-Marie. Depuis mon voyage, un monument a été érigé sur le théâtre du combat. Montréal, patrie des dix-sept immortels sacrifiés, possède elle aussi son monument à Dollard ; il se trouve au parc Lafontaine.

Pour éviter les rapides grondants et pleins d’écueils de l’Outaouais, on a creusé dès 1819 un canal qui va de Carillon à Grenville. C’est ici également, longeant ce canal, que fut construit un chemin de fer qui a été maintenu longtemps comme une relique. C’est même sur ce train de physionomie tout à fait démodée que nous nous sommes rendus à Grenville, pour prendre le rapide qui devait nous conduire dans la capitale.

Bientôt, dans notre course vers l’Ouest, nous saluons sur la rive opposée le manoir qui fut longtemps habité par le grand tribun Papineau. Cette demeure est aujourd’hui sans occupant. M. Lebrun exprime l’espoir qu’elle soit convertie en musée national. Il y a tant de choses qui ont servi à nos aïeux, et que nous laissons détruire ou vendre aux étrangers.

Mon père me fait observer le bel état des fermes aux bords de l’Outaouais. Toute cette nature rendue docile et généreuse par le travail, tout ce bien-être et cette santé morale, nous les devons, m’a-t-il dit, aux Canadiens français qui s’étaient d’abord engagés comme bûcherons, au commencement du siècle dernier. Mais le traditionnel amour de la terre les sollicitait, et ils comprirent que l’agriculture, c’est pour eux, l’aisance et la liberté.

À propos de ces « voyageurs » du temps jadis, M. Bernard m’a raconté la légende de Cadieux. Cela se passe à l’époque des guerres iroquoises et de la traite des fourrures par les Français. Cadieux, un coureur de bois, avait cabané avec quelques autres familles au portage des Sept-chutes, en bas du Grand-Calumet. Peu de temps après la débâcle de la glace, Cadieux attendait les sauvages d’en haut qui devaient se rendre à Montréal avec leurs pelleteries. Mais un bon jour les hivernants du Petit-Rocher, qui vivaient dans la plus parfaite tranquillité, furent surpris par un parti de guerre iroquois. Il n’y avait qu’un moyen d’échapper à ces sanguinaires sauvages : c’était de lancer les canots dans les rapides, entreprise des plus hasardeuses. Cependant, il fallait que quelqu’un restât en arrière pour distraire l’attention des Iroquois et permettre ainsi aux fugitifs de gagner un lieu sûr. Qui voudra se sacrifier ? Ce sera Cadieux. Pendant que les canots s’engagent dans les tourbillons écumants de la rivière, Cadieux, placé en embuscade, arrêta la marche des ennemis, permettant ainsi le salut des gens du Petit-Rocher.

Les sauvagesses chrétiennes ont raconté dans la suite qu’en descendant les Sept-chutes elles n’avaient rien vu qu’une grande dame blanche qui voltigeait devant les canots et indiquait la route à suivre. Aucun d’eux ne chavira et, en peu de jours, ils se trouvaient au lac des Deux-Montagnes, hors de l’atteinte des ennemis.

Mais que faisait Cadieux pendant ce temps ? Les Iroquois, ne trouvant aucune trace des familles, se refusaient à croire qu’elles eussent entrepris la descente des rapides ; aussi, pendant trois jours, donnèrent-ils, mais en vain, la chasse au brave Cadieux, et ils regagnèrent finalement leur pays. Après avoir erré à l’aventure dans les bois, le héros obscur, ayant épuisé ses munitions, se sentant assiégé par la faim, les soucis et les veilles, avait creusé sa fosse, planté une croix et composé sa propre épitaphe. Lorsque ceux-là que son héroïsme avait sauvés d’une mort humiliante revinrent sur leurs pas, dans l’espoir de le délivrer, ils aperçurent une petite croix de bois et une fosse à demi creusée, où gisait le cadavre du sacrifié, et sur lui quelques feuilles de bouleau soutenant un chant que l’on a appelé la complainte de Cadieux. Longtemps, les voyageurs, pleins d’admiration pour Cadieux, ont entretenu une copie de cette complainte ainsi écrite sur de l’écorce de bouleau et attachée à un arbre voisin de la tombe de leur héros de prédilection. Ils chantaient volontiers cette complainte :


Petit Rocher de la Haute Montagne,
Je viens finir ici cette campagne !
Ah ! doux échos, entendez mes soupirs,
En languissant, je vais bientôt mourir !

Petits oiseaux, vos douces harmonies,
Quand vous chantez, me rattach’nt à la vie :
Ah ! si j’avais des ailes comme vous,
Je s’rais heureux avant qu’il fût deux jours !

Seul en ces bois que j’ai eu de soucis.
Pensant toujours à mes si chers amis ;
Je demandais : hélas ! sont-ils noyés ?
Les Iroquois les auraient-ils tués ?


Rossignolet, va dire à ma maîtresse,
À mes enfants qu’un adieu je leur laisse,
Que j’ai gardé mon amour et ma foi.
Et désormais faut renoncer à moi !

C’est donc ici que le mond’ m’abandonne,
Mais j’ai secours en vous Sauveur des hommes !
Très Sainte Vierge, ah ! ne m’abandonnez pas,
Permettez-moi d’mourir entre vos bras !


Dans l’après midi qui se prolonge, nous traversons plusieurs groupements de population, à intervalles de dix à quinze milles et portant tous des noms anglais. Depuis ce temps-là, certains de ces noms ont été changés ; on leur a substitué des noms qui sont compris des gens qui habitent ces localités. Nos compatriotes, qui ne savaient que faire de ces appellations baroques, n’ayant rien de commun avec l’âme canadienne, ont vite fait de remplacer le Brook par Bourget. On continuera, espérons-le à franciser les noms de lieu dans cette vallée de l’Outaouais, qui fut témoin des sacrifices des nôtres pour conquérir ce pays à la civilisation chrétienne et française, et qui devient de plus en plus familière avec les vertus domestiques des nôtres.

Il fait nuit quand nous entrons à Ottawa, capitale de la confédération canadienne. À l’hôtel, papa m’a résumé l’histoire de cette ville, comme préparation à la visite détaillée que nous en ferons demain.