P. Brunet (p. 325-328).


IV


Nous n’avons plus rien à ajouter à l’histoire des deux clercs dampérois. Ainsi que cela arrive souvent, chacun d’eux, par l’effort de sa propre volonté, a fait servir les événements à l’arrangement de sa destinée qui est telle qu’il l’a, non pas désirée, mais préparée. L’ambition, le désir immodéré des jouissances, le manque d’énergie morale, ont perdu Charles ; le travail intelligent, la force patiente et ce qui sait accepter cette vérité : que le bonheur est nécessairement incomplet en ce monde, ont sauvé René.

Aujourd’hui, M. René Bonnelin est un riche et un heureux père de famille que tout Damper aime et honore et qui peut dire hardiment : j’ai tracé mon sillon dans la vie. Charles Després un être aigri, bourru, dont chaque parole est une critique amère d’un monde qu’il a pris en haine. À Damper, où le souvenir de son triste mariage s’est à peu près effacé, il est regardé comme le type accompli de ces vieux garçons à l’humeur chagrine qui ont pour manie de déprécier le genre humain, dont pourtant ils n’ont pas fait, tant s’en faut, l’honneur.

M. Després, ayant divisé sa fortune entre tous ses enfants pour éviter les querelles, Charles a fait bâtir un pavillon sur le terrain qui lui appartiendra à la mort de son père. Il vit là comme un ours, tout épris des travaux et des plaisirs champêtres, cherchant une ombre de paix ou plutôt une trêve à un ennui dévorant dans la simplicité de cette vie rurale qu’il a méprisée alors qu’elle était parée de tout ce qui peut la rendre agréable et en atténuer la pesante monotonie, et qu’il exagère maintenant jusqu’à lui donner un caractère de rusticité.

Ses singularités, son égoïsme criant et sa jalousie mal dissimulée, ont fini par jeter du froid dans ses relations avec les membres plus heureux de sa famille, et un isolement complet le menace. Mais il y a quelqu’un que ses boutades les plus saugrenues trouvent indulgent, quelqu’un qui ne laisse pas croître l’herbe sur le sentier solitaire qui mène à sa demeure, quelqu’un qui, dans le secret de son cœur d’où sortent chaque jour des prières auxquelles se mêlent des larmes, prépare le baume mystérieux qui pourra seul adoucir les plaies toujours saignantes de cette âme malade.

Charles Després ne sait pas encore ce que c’est que d’être complètement malheureux. En attendant le jour où la grâce de chercher plus haut le bonheur lui sera donnée, en attendant que la foi se rallume dans son cœur pour le purifier, un amour lui reste en ce monde, c’est celui que rien n’affaiblit, que rien ne refroidit, que rien ne rebute, que rien n’éteint : l’amour de sa mère.


FIN.