P. Brunet (p. 156-164).

VIII


René à Mélite
Paris.

Comme cette simple fin de lettre m’a ému, ma chère Mélite. Ce kenavos m’a remué le cœur. C’est comme si j’avais soudain entendu, au milieu des bruits discordants de Paris, le son mélodieux d’un bombarde, comme si j’avais aperçu, parmi les camélias, les chrysanthèmes, les primevères de Chine qui charment les yeux des Parisiens, un brin de genêt fleuri, comme si la brise âpre qui fait grelotter les pauvres femmes de la rue, m’avait apporté un de ces parfums fins et sauvages que nos landes exhalent les soirs d’été. Et, imitant un illustre exemple, me rappelant cette lettre charmante où saint Jérôme écrit à un ami : « Maintenant je m’entretiens avec votre lettre, je la baise, elle parle avec moi, elle seule ici sait le latin, » j’ai porté à mes lèvres ce kenavos, et je garde ta lettre qui seule ici sait le breton.

M. Brastard n’est pas à Paris et je n’ai pas osé me présenter mardi soir chez lui. Hier j’ai rencontré ses trois filles en violet. Tes yeux de femme, ma chère Mélite, seraient tout à fait charmés de certaines toilettes que l’on rencontre dans Paris. Le goût et l’élégance les ont inventées, et, il faut l’avouer, rien n’est élégant comme une parisienne élégante.

Il n’est pas rare de rencontrer deux sœurs mises absolument la même chose, ce qui attire inévitablement l’attention sur leur toilette. Souvent elles ont le même genre de beauté et rien n’est plus gracieux que de voir ces deux jeunes filles en bleu, ou en vert, ou en gris, marcher légèrement devant une femme distinguée qui est leur mère. Je flânais par les Champs-Élysées quand j’ai pu adresser aux trois jolies sœurs mon très-respectueux salut, et j’avais encore le chapeau à la main quand Charles Després a passé dans une de ces voitures parisiennes dont toutes les voitures de luxe de Damper n’ont pu te donner une idée. Cela a une finesse, une élégance, une légèreté indescriptibles, et cela est enlevé par un cheval aussi peu harnaché que possible, afin qu’aucune courroie inutile n’entrave ses mouvements et ne cache la beauté, la perfection de ses formes.

Et Charles conduisait cela en maître. Je l’ai suivi longtemps des yeux avec stupéfaction. En voilà un que le vertige parisien a saisi par les cheveux et qu’il mène grand train il me semble. L’abîme attire. Ces réflexions sont pour toi seule. Je serais désolé qu’une de mes paroles allât alarmer madame Després. Mais je crois qu’elle peut prier, le danger pour Charles n’est pas loin.

Aujourd’hui je pourrai te faire courir un peu à la hâte par quelques églises de Paris, les ayant visitées ces jours-ci. Tu connais, par le dessin, la merveilleuse façade de Notre-Dame, je t’ai vue compter du doigt les milliers de statuettes du portail splendide, mais tu n’es jamais montée dans les tours. C’est avec une sorte de respect que j’ai gravi les marches usées sous les pas de tant de générations. Arrivé sur la plate-forme, je n’aurais pas su trouver un langage assez admiratif pour exprimer ce que je ressentais. Mes yeux dilatés par l’étonnement montaient le long des arêtes hardies, se fixaient sur les faces hideuses des animaux fantastiques qui peuplent les tours et dont la puissante laideur a quelque chose de fascinant. Accroupis dans une effrayante immobilité, contre les balustrades légères, ils ont l’air de regarder, avec mille expressions diverses, la ville géante qui se déploie au dessous d’eux. Ce jour-là, Paris était enveloppé dans la brume comme un enfant gigantesque dans ses langes, et un brouillard plus épais, produit par la fumée et condensé au dessus de ses toits, lui formait une sorte de voile qui dissimulait un peu son immensité.

Le même jour le hasard de ma promenade m’a conduit du côté de Saint-Augustin. C’est une très-grande église du nouveau Paris sur laquelle beaucoup de gens formulent des critiques qui ne t’amuseraient pas. Ce qui t’intéresserait, ce seraient les grands évêques, les prophètes au front pensif ou au regard inspiré qui la décorent extérieurement. L’un d’eux produit entre ses deux colonnes un très-grandiose effet. Je verrai longtemps sa tête chauve sur laquelle il avance un pan de son manteau, les orbites creux de ses yeux, son front bosselé de rides. Il regarde les passants et il y a une pensée de curiosité étrange au fond de son regard. Les autres sondent les grands problèmes ou se perdent dans leurs extases ; lui, voit, étudie les grains de poussière animée qui fourmillent à ses pieds.

De Saint-Augustin veux-tu me suivre à Notre-Dame-de-Lorette, chère sœur ? J’y ai entendu la messe dimanche dernier. Je ne veux pas faire de l’archéologie dans mes lettres, mais comme moi tu n’aimerais pas ce genre d’églises. On a beau couvrir d’or et de peintures un plafond, ce n’est jamais qu’un plafond. Quand mon regard se détache volontairement de la terre, j’aime qu’il s’élève librement, il me faut le ciel ou les voûtes profondes de nos églises gothiques. Ceci n’est pas une question de piété, ma sœur, c’est une simple question de goût.

À Paris, d’ailleurs, les églises et les assemblées des fidèles se ressemblent. Le recueillement plane sur la foule qui s’agenouille sous les grands arceaux des vieux temples. Pauvres et riches sont là confondus, les riches sont vêtus avec une simplicité relative, les pauvres n’ont pas honte de leur misère. La femme du peuple ardemment dévote quand un danger menace un des êtres qui lui sont chers ; les enfants au regard innocent, les jeunes filles au front pudique, les penseurs au front grave, qui, sachant que la religion résout seule de désespérants problèmes, lui ont accordé une place d’honneur dans leurs études, et qui ont été conduits à la foi par la science ; la mère de famille qui vient mettre le baume de la prière sur la blessure que peut aussi produire le frottement de cette chaîne d’or qui a nom le dévouement ; l’étudiant qui veut marcher dans un sentier d’honneur ; les vieillards que les vivants repoussent et qui, dans leur triste abandon, regardent ce temple comme un vestibule d’un monde meilleur : tout ce monde fait silence, parce que tout ce monde veut réellement prier.

À Notre-Dame-de-Lorette c’est tout différent. Les murs sont revêtus de peintures gracieuses, l’or est partout, les massiers sont d’élégants gentlemen. Dans l’assemblée ce ne sont que frôlements soyeux, les belles dames viennent entendre la messe d’une heure. Dans cette nef on ne voit guère autre chose que le velours chatoyant, les superbes fourrures. Cette foule n’est peut-être pas très-pieuse, mais elle est certainement splendide. Dans notre temps la toilette des femmes, de celles même qui ont conservé certaines traditions de bon goût, a je ne sais quoi d’éclatant qui étonne. Le jais, l’acier, l’argent, l’or même miroitent, étincellent sur les voiles, sur les chapeaux, sur les fronts, les cheveux flottent sur le cou, et comme toutes ces femmes ont des cheveux ! C’est extrêmement laid, mais la mode en veut plus que n’en donne la nature et on lui obéit.

Le satin, cette jolie étoffe moins lourde que le velours et la moire, plus brillant que la soie, semble avoir reconquis sa place dans les toilettes féminines ; c’est la saison des belles fourrures qui vont si bien aux tailles majestueuses. Tout cela est très-brillant, mais, au milieu de cette cohue mondaine, parmi ce va-et-vient étrange, on s’adresse cette simple question : ces gens-là entendent-ils la messe ?

Quand tu seras à Paris, ma sœur, ce ne sera pas à Notre-Dame-de-Lorette que je te conduirai le dimanche. Il y a là bien des parfums, mais je ne sais trop si l’encens qui s’exhale du cœur croyant et pur y brûle.

Je sors beaucoup depuis que le temps est devenu froid, dans le seul but souvent de me réchauffer.

Nous n’avons pas encore de neige, mais la Seine est prise et j’aime à voir les enfants regarder ces grands morceaux de glace qui ne ressemblent pas mal à de grandes tartes de sucre plongées dans un sirop vert pistache. C’est tout à fait alléchant.

Ton tableau de Damper dans la neige m’a fait sourire, je l’ai revu, j’ai revu Colomban. Tu te souviens, sans doute, que nous l’appelions autrefois Édie en l’honneur du fameux manteau bleu de l’antiquaire auquel il ressemble vraiment.

Dis-lui que je ne l’oublie pas. Je n’oublie personne, ma chère Mélite, je fais certainement le voyage de Damper plusieurs fois par jour. Il est vraiment bien fâcheux que le grand-père, objet de la vénération de Colomban, ait jugé à propos de dissiper une partie de sa fortune, ce qui oblige son petit-fils à essayer un travail de reconstruction qui ne se fait qu’à force de sacrifices. As-tu gardé la mésange ? J’embrasse ma bonne tante et ma chère petite sœur.

René.