P. Brunet (p. 132-135).


V


Mélite à René.
Damper.
Mon cher René,

Ta lettre vaut un chaud remercîment et je te l’adresse du fond de mon cœur. Allons, les deux orphelins se remettent à marcher dans la vie bras dessus, bras dessous, ils arriveront à un port quelconque, et si les ports humains restent fermés, il leur restera le port suprême où entrent toujours à pleines voiles les cœurs purs et les volontés droites.

Écris-moi comme cela, cela me fait vivre avec toi, ce qui me distrait, car il n’est pas toujours amusant de vivre avec soi-même. Or, notre bonne tante est si sourde qu’il n’y a pas de conversation possible entre nous. Et je n’ai pas, tu le sais bien, d’autre société que la sienne. Il y a bien madame Després, mais il y a tant de monde chez les Després que ma timide personne s’y présente le moins souvent possible. Comme toi, j’aime beaucoup madame Després et je trouve que son intérieur forme un tableau charmant, mais je ne puis m’empêcher de me sentir mal à l’aise quand j’entends ces pas retentissants, ces voix éclatantes d’hommes et que je me vois entourée, moi chétive, de tous ces grands garçons si rieurs, si gais, si bruyants.

Depuis le départ de M. Charles, il y a une forte ombre de tristesse sur le front calme de madame Després. La pauvre femme n’a pas en son fils la confiance que nous avons en notre René, et où il n’y a pas de sécurité, il ne peut y avoir de paix.

Je suis toute surprise du mépris que t’a inspiré ta toilette des dimanches. J’ai brossé avec tant de complaisance ce pauvre chapeau et ce malheureux paletot, et, s’il faut le dire, je te trouvais si bien dessous. C’était, il paraît, une illusion, et je t’engage fortement à ne pas reculer devant un sacrifice nécessaire. Je te trouvais le plus beau des Dampérois après Charles Després qui a toujours été notre type d’élégant ; mais à Paris il faut être Parisien et ne pas avoir trop l’air de sortir de son village. Pauvre village dédaigné, comme on l’aime pourtant ! Je sens bien que tu y songes, et que c’est bien ton éloignement qui t’a causé le petit accès de découragement qui passe comme un nuage léger sur ta dernière lettre. Je ne m’en afflige ni ne m’en étonne. À un certain âge, il est dur, il est douloureux de quitter son pays. On a déjà appris à redouter les changements, les séparations, à se défier de l’inconnu. Mille fantômes se lèvent à la fois devant le cœur éperdu et lui font chérir les liens prêts à se briser.

Quand ma lettre t’arrivera, cette tristesse ne sera plus qu’un souvenir, mon cher René. Attendre est certainement bien ennuyeux ; trouver de l’indifférence, de l’égoïsme, de l’ironie, là où l’on a rêvé de rencontrer une bienveillance pleine d’encouragement, est très-dur aussi, mais il faut passer par ces déceptions et les supporter le plus gaiement possible.

Tu as Paris à visiter, d’ailleurs, parle-moi donc de Paris que je ne connais qu’en peinture et en récits.

L’hiver est venu, tout s’enlaidit au dehors, ma chèvre Djali ne trouve plus rien à brouter dans le préau et s’amuse à regarder les nuages de l’air philosophique que tu lui connais, nos poules grelottent sous le hangar. Au dedans on se recoquille aussi. Tante Marie a transporté son rouet auprès de la cheminée, ce qui est signe de froid, Tack est accroupi près d’elle et passe son temps à essayer de happer sans trop se déranger le fil qui s’agite devant son museau. En voilà pour tout l’hiver de ce tableau tranquille, quelque peu flamand.

Tes lettres seront nos événements, je parle même pour Tack. Ce jour-là il entend sans cesse prononcer ton nom, et certainement il pense à toi, tant sa pauvre figure de chien revêt une expression pensive et sentimentale.

Ne nous les fais pas trop attendre, mon cher frère. Le jeûne, je t’en préviens, ne ferait que redoubler notre appétit, et tu ne voudrais pas nous infliger cette abstinence. Quand on vit éloigné de ceux qu’on aime, il faut bien remédier comme on peut au déplaisir de ne pas se voir. Je te désire tous les courages, et je t’aime de tout mon cœur.

Mélite.