Mon corps et moi/Mémoire, l’ennemie

Éditions du Sagittaire, Simon Kra (p. 43-65).

IV

MÉMOIRE, L’ENNEMIE

Je ne recollerai pas les morceaux du souvenir.

Le ciel craquelé des puzzles ne ressuscite point la féerie.

Ce que je me suis rappelé ne m’a jamais donné l’impression de vie que par de nouveaux regrets suscités. Aussi, de tous les hommes, les plus tristes et les plus malheureux m’apparaissent ceux qui naquirent doués des meilleures mémoires. Ils ne triomphent point de la mort mais, par la plus inexorable fatalité, chaque transsubstantiation qu’ils essaient, au lieu de prolonger leur passé, tue leur présent. Victimes de leur insuffisance, ils vont, condamnés à ne rien voir du spectacle nouveau qu’ils négligent dans un docile espoir de recommencements, dont au reste nul ne leur saurait suffire.

Pour moi, tout ce que j’ai appris, tout ce que j’ai vu, ne travaillera qu’à mon ennui et à mon dégoût, si quelque nouvel état ne me vaut l’oubli des détails antérieurs. Dès lors comment ne point baptiser ennemie une mémoire aux rappels obstinés ?

Et puis rien ne se peut exprimer de neuf ni d’heureux dans un chant déjà chanté. Les lettres, les mots, les phrases bornaient nos avenues, nos aventures. Lorsque je leur ai demandé de définir mon présent, ils l’ont martyrisé, déchiqueté.

Bien plus, je n’avais recours à eux que parce que je doutais de ce présent.

Et certes, lorsqu’il s’agit de parole ou d’écriture, l’affirmation prouve moins une certitude qu’un désir de certitude né de quelque doute au fond.

Ce qui en moi fut indéniable, je n’ai jamais eu la tentation d’en faire part à qui que ce soit. Au contraire l’instable, l’inquiet exigent une proclamation. La pensée en mouvement ne désire rien plus que se figer dans une forme, car, de l’arrêt marqué, naît l’illusion de ce définitif dont la recherche est notre perpétuel tourment. Ainsi l’eau de la mer recueillie dans quelque bol se cristallisera, deviendra sel. Mais ce sel comment le confondre avec l’océan ? S’il est tiré d’une masse livrée au tumulte des forces obscures, il ne nous appartient pas d’oublier que seule cette intervention, qui contraignit au repos son élément originel, lui permit de devenir ce qu’il est. Pour l’océan, je puis — usant d’une métaphore à tel point usée qu’elle possède enfin le mérite de n’être plus dangereuse par quelque pittoresque — le comparer à l’homme : je prétends qu’il ne doit vouer aucune reconnaissance à ces parois qui, faisant prisonnier un peu de lui, permettent à ce peu de se transformer. Ce qui revient à dire qu’un état premier se suffit à soi-même... et ne demande secours ni à la philosophie ni à la littérature. Il se subit et n’a d’autre expression qu’un chant affectif interne et sans syllabes. Ainsi, une page écrite à plume abattue, sans contrôle apparent de ces facultés domestiques, la raison, la conscience auxquelles nous préférons les fauves, sera, malgré tout, l’aboiement argotique et roublard, mais non le cri assez inattendu pour déchirer l’espace. Les mots appris sont les agents d’une police intellectuelle, d’une Rousse dont il ne nous est point possible d’abolir les effets. Effets bons ou mauvais ?

La logique, la réflexion n’existent que faute de mieux.

Parce que certaine richesse qui faisait le lourd bonheur du sang et le poids de ce qui en nous est apte à percevoir et non à dire, parce que certaine richesse fut au long des siècles dilapidée, l’homme, en vengeance, a conçu l’amour des mots et celui des idées. C’est pourquoi, ce me semble, il faut dénoncer quelle faute de mieux fut, ce qui d’ailleurs continue à sembler aux moins indulgents, sujet du plus légitime orgueil. Au reste, par l’effet d’une loi d’aller et retour, sans quoi l’humanité serait trop vite arrivée au bout de son chemin, l’intelligence parvenue à certain point ne semble avoir rien d’autre à faire que son propre procès. Débats sans indulgence. Elle-même se condamne. Et c’est une telle tragédie qui met le plus profond désespoir dans la vie des plus audacieux et des plus francs.

Spontanément spontanés, nous n’aurions aucune raison d’aimer la spontanéité, d’en faire l’éloge. Seul un être à l’instinct moribond enviera la brute. Joie des anémiques, des épuisés qui entendent expliquer les vestiges de leurs appétits par l’instinct vital. À la vérité ce qui importe, ce n’est point une explication, mais le triomphe subi de l’instinct vital lui-même.

Lys mieux vêtu que Salomon dans toute sa gloire, parmi tant de plantes répétées, que monte enfin l’orgueil d’aujourd’hui. Lys mieux vêtu que Salomon dans toute sa gloire, ou bien arum dont les bords ourlés rendent, par leur voluptueuse innocence, plus terrifiante encore la couleur marécageuse d’une tige qui a pris pour elle seule les mauvais désirs de la terre. La fleur est si belle que, grâce à la joie des yeux, les narines commettent un abus de confiance et, bien qu’aucune odeur ne soit venue les griser, pensent que le nom n’est point arum mais arôme et qu’il fut justement donné.

Arums et lys, affirmations bien présentes, luisez davantage pour exagérer votre force, votre séduction spontanées et nous faire mépriser définitivement ces petites boules d’un mimosa trop sec : nos souvenirs.

Mémoire, mimosa. Mémoire mimosa. Joli titre pour une valse à jouer lorsque la vie boite et que la fenêtre est ouverte sur un jardin triste. Mimosa. Au plein midi nous avons pensé à notre hiver. Nous avons voulu faire des provisions de soleil. Une plante s’offrait qui fut mise en panier. Aujourd’hui le ciel était lourd et pourtant il faisait froid. Nous avons cherché à rappeler la lumière absente. Nous avons ouvert le panier. Mémoire, mimosa, mémoire, mimosa. Même la couleur s’est recroquevillée. Il n’y a plus de parfum, mais cette tristesse qui se respire, les jours de janvier, dans les salons de province. Mémoire, vos fleurs, votre mimosa sent le renfermé.

Si je prends une branche, toutes les petites boules tombent, s’écrasent. Mémoires, vos lampions ne sont pas seulement lamentables mais fragiles aussi. Aucun n’éclaire, et la tige qui les assemble n’offre pas l’unité du lys ni celle de l’arum.

Les moments antérieurs ne tiennent pas à la branche. J’ai dit que toutes ces petites boules jaunes qu’on avait prétendues d’or, j’ai dit que toutes les petites boules jaunes étaient tombées à terre. Les voici écrasées. Elles ont laissé de pauvres taches à mes doigts.

Alors pourquoi sans cesse recommencer ? Pourquoi vouloir — et de quel droit — habiller notre mémoire selon la mode hypocrite des autres hommes ? Il ne faut pas réincarner ce que nous avons le mieux aimé.

Si je prétends encore savoir, me rappeler, que restera-t-il, finalement, que restera-t-il devant la glace ? Moi avec la tête lourde du point d’interrogation et sans même, entre ce moi et la glace, un halo doux pour voiler des traits que mon ennui, toujours, retrouve. Le halo doux, c’est quelque histoire, une histoire qui déjà n’est plus vraie et dont je ne puis déjà plus penser qu’elle l’ait jamais été. Mais, après la mémoire, avant l’oubli, c’est la paix et son clair brouillard, un voile à ne pas déchirer. Mes doigts saignent d’avoir compté des vertèbres, mes paumes sont meurtries d’avoir caressé des squelettes. Exactitude des os, des chairs molles, mais qui n’est pas la vérité. Les couleurs sont absentes, seules aptes à parfaire la résurrection. Il faut que la mémoire se taise, entremetteuse des jours de pluie. Elle a vendu, hypothéqué toute chair, l’humaine et celle aussi des fleurs qui furent de nos jardins secrets, tout cela pour une petite rente viagère qui ne peut rien contre l’ennui.

Si j’ai pris la fuite c’est à seule fin de me mettre en ordre avec moi-même. Il faut donc couvrir la voix qui accumule tant de détails trop connus, essaie les plus grossières séductions.

J’imposerai bien silence à la maquerelle. À la cantonade, sans avoir l’air de rien, elle annonce « ces dames au salon » puis, vers moi penchée, susurre à mon oreille : « Les dames sont au salon, nues sous un tulle léger, si léger. » La tête qu’elle fait, lorsque je déclare : «  Ce soir je veux le voile et non la chair. » Elle ricane, comme si j’étais ivre, hausse les épaules : « Pauvre fou ! », essaie un geste qui me donne chaud puis, enfin, me laisse en paix.

Précisions, statistiques : autant d’inutiles obscénités.

Les souvenirs me condamnent au remords. Et tout de même la parade continue. C’est que l’odeur mauvaise des réminiscences attire les mouches. Je vous jure que ça ne sent pourtant pas la chair fraîche.

Et voilà qu’il ne s’agit plus seulement d’apporter une livre bien saignante, mais les curieux insistent. À qui l’a-t-on prise cette chair humaine ? Et il va falloir répondre.

Alors intervient une volonté de mensonge. Ceux qui aiment les mots distingués l’appellent pudeur. D’autres — les plus habiles — disent qu’il est temps de passer aux choses de l’art, et pour se donner du cœur, sur l’air des lampions, ils se chantent à eux-mêmes : transpositions, transpositions, transpositions.

— Et hardi petits ! Nous aussi nous savons fabriquer de la fausse monnaie, des faux visages, des faux noms. Nous aussi nous allons écrire des romans, des confessions et servir une belle tranche de vie. Au travail.

Demi-aveux, les pires mensonges. Doit-on accuser le défaut d’invention ou la joie de se brûloter au feu qui fut celui de la plus belle jeunesse ?

Après avoir erré par les rues, si je n’ai pu y découvrir quelque raison de m’attarder ou de prolonger ma promenade, rentré chez moi, lorsque j’ouvre un livre au hasard, plus encore que de la pluie, des badauds ou des importuns croisés tout à l’heure chemin faisant, je m’irrite de cette imprimerie. Les hommes n’ont de souvenirs ou d’aveux qu’affin de cacher ce qu’ils craignent de découvrir de leur vrai visage, de leur présent.

Étranges perruquières que vos mémoires, vous tous qui avez écrit, peint, ou sculpté. Vous vous êtes maquillés et, avec des grimaces sous du fard, avez tenté de donner les minutes touchantes des visages humains. Souvenirs et intimes désirs jamais assouvis et même non avoués, vous avez voulu tout concilier par le jeu de quelque logique.

L’art ?

Laissez-moi rire.

Je pense à ces bals où le travesti est prétexte à corriger la nature. Ceux qui n’ont pas trouvé leur vérité tentent une autre existence. Toutes les vies manquées s’invertissent, pour un soir. Mais l’exhibitionnisme ne donne point d’ailleurs l’impression de quelque franchise ou de quelque réalité. Les femmes apparaissent sans hanche ni poitrine. Les hommes ont des croupes et des tétons. Or voici qu’une virilité soudain s’érecte et soulève en son beau milieu la robe d’une courtisane grecque. Hommes, femmes ? On ne sait plus.

Il y a des maisons où ces fêtes se produisent plus de deux fois par an. De nocturnes garçons y règnent en tuniques, tutus et paniers qui étaient encore quelques années auparavant des petits bougres bien campés sur des pieds aux grosses chaussures. Jeunes maçons que l’innocence du plâtre désigna au désir d’un étranger, avant le règne des robustes Anglo-Saxons, vous aimiez pourtant les petites gonzesses bien balancées. Mais il y eut un coup d’œil, un mot, une promesse. Et puis il est si facile de se laisser caresser par n’importe quelle main, les yeux fermés. Alors on finit par trouver, sans s’apercevoir de rien, goût à la chose.

Certaine résolution prise, la vie, se dit-on, va, désormais, devenir bien facile. Et vite, de choisir dans tout ce qui a été vu, entendu, senti, deviné les éléments d’un rôle et d’imposer silence à tout ce qui rendrait précaire l’attitude.

Vie du corps, ou vie de l’esprit, ceux qui voulaient être, à tout prix, des satisfaits, se sont spécialisés. Ils sont d’une assez lourde paresse pour croire à la perfection dans la jouissance ou la réussite, et ne comprendront jamais qu’une telle perfection, si elle était humainement possible, ne légitimerait rien.

Mémoire l’ennemie, mémoire la bâtarde, tu as beau user de tous les trucs, t’opposer à la surprise, tes disciplines n’ont jamais empêché l’homme de se sentir finalement lésé, ni de souhaiter, même lorsqu’il faisait semblant d’être soumis, quelque révolution dans sa chair, son cœur, son intelligence, sa cité.

Les lois auxquelles nous nous condamnons par souvenir ne nous ont jamais rien apporté qui pût sembler juste en soi, et certains, de la créature d’amour à l’homme d’esprit, ont eu beau se fabriquer des codes, si subtiles soient les ressources de l’art du toucher ou de la conservation, jamais de toute leur science nous ne tirerons aucune joie. Les plus habiles caresses et les mots bien placés ne valent pas une main grossière, mais émue, ou trois syllabes qui s’envolent d’une phrase.

Or celui dont la mémoire ne peut se taire, même et surtout s’il entre avec elle en lutte pour ne plus permettre aucune contradiction à sa chair, son esprit, perdra jusqu’au dernier pouce de son innocence.

Enfant des faubourgs, gêné par le souvenir de la soupe sous la suspension de zinc et de porcelaine, couleur céladon, incapable de supporter l’image de la Nini d’autrefois, parce qu’il a trouvé beau le torse de ce jeune homme auquel il s’est vendu pour « rigoler », pour « voir », un matin il a brisé le mètre plié en quatre qui battait contre la jambe dans la poche du pantalon de gros velours. Un pot de crème adoucit le visage. Le soir, bal musette. Les étrangers aiment ces endroits comme Notre-Dame. Ils y vont avec la même conscience, mais comme on n’y vend pas des médailles, comme on n’y brûle pas de cierges, après plusieurs fines on achète un petit poisse. Le voyou apprend vite à choisir les plus jolies cravates. Il en a toute une collection. Il danse bien, il chante. Lui aussi il va faire de l’art. La tuberculose, la coco ont déjà creusé son visage mais pas encore affiné ses mains. Il a un camarade qu’il aime bien et contre qui il voudrait dormir tout nu, et sans rien faire, comme un bébé.

Mais voilà, il y a le travail. Comment oublierait-il le rôle qu’il s’est choisi ?

Ils sont plusieurs gigolos qui s’efforcent à bien réciter, à bien chanter dans ce bar où des noctambules vont pour se divertir, s’encanailler.

L’un à cause de sa ressemblance avec certaine grande comédienne, dans une robe qui laisse, à chaque mouvement, voir une ligne de peau anémique entre le corsage et le vertugadin, incarne Célimène. Il y a deux ans, il était ouvrier plombier. Le voici coquette. Ses bras sont blancs, les aisselles épilées. Le malheur vint de ce qu’il n’avait pas de santé. Et puis quoi ! ça n’est pas drôle de passer sa vie à souder des radiateurs. Il alla réparer le chauffage d’un homme de théâtre qui avait de mauvaises mœurs... Et tout fut dit.

Dame aux camélias des faubourgs, il crache le sang. À l’automne il mourra. Il sait déjà que ce sera par un après-midi tout jaune, tout rouge. Dehors, on attendra le dernier orage. Il aura essayé, pour lui seul, cette fois, de maquiller encore son visage. La fièvre fera fondre toute sa crème. Il aura horreur de son corps, des lambeaux d’âme et de poumons qui lui font mal dans la poitrine. Il pensera aux petites filles de la rue qu’il aimait quand il avait quinze ans. Une bouffée plus chaude ouvrira grande la fenêtre. Une feuille tombera au pied de son lit. Et il ne comprendra plus rien aux objets, aux photographies. Alors il se raidira. Baudruches méchantes, des corps qu’il lui fallut subir voltigeront par toute sa chambre. Il se cachera sous ses draps, se sentira poursuivi, voudra fuir, se lèvera. Ses pieds glisseront sur le carreau. La concierge le lendemain le retrouvera mort. Elle dira qu’il était déjà aussi froid que le carrelage.

Les garçons qui travaillaient dans la même maison que lui couvriront de fleurs blanches son corbillard. Ils seront tous à son enterrement.

Et que fera Célimène l’an prochain ?

Ils se disputeront les pauvres nippes, le vertugadin, les vers de Molière, ces jeunes voyous qui savaient autrefois de bonnes injures bien saines sur les fortifs. Depuis, ils ont appris à piailler comme des filles et à chanter le répertoire de Raquel Meller.

Ce jeune saint Sébastien de la zone, habillé en rat d’hôtel, désigne son entrejambe !

Voici la fleur de volupté...

Quand il est ivre, il montre sous des bracelets de cuivre doré deux cicatrices aux poignets. Il a essayé de s’ouvrir les veines. Petit Pétrone anachronique de beuglant, il n’a pas su mourir, mais depuis cet essai manqué, des bouquets, les plus mauves, les plus tristes, sous ses yeux, se fanent. Qu’il reprenne son refrain : « Voici la fleur de volupté », et je songe à ces longues fleurs pourpres dont se couronna Ophélie et que, nous dit Shakespeare, les bergers appellent d’un nom licencieux et les jeunes filles réservées, doigts d’homme mort.

Un jour sans doute, le Pétrone raté deviendra l’Ophélie réussie du canal Saint-Martin.

Un nègre a un pauvre sourire dans un coin. Ses jambes nues sortent d’énormes chaussures. Il porte une vieille jaquette de laine grise. On lui fait comprendre que c’est son tour. Il quitte sa veste, ses godasses. Il est nu. Sa peau a la couleur des perles noires. Un petit caleçon blanc de l’une à l’autre cuisse ploie sous le fardeau d’un sexe africain. Et il danse. Et en dansant il embrasse sa poitrine, caresse ses épaules de ses grosses joues. La musique s’arrête. Il a envie de pleurer. Le caleçon lui fait honte. Son nom aussi. Une Américaine lui a demandé comment il s’appelait et il a répondu : « Moi belle Lola ! »

Voyous blancs, obscène petit nègre, l’audace de vos gestes, leur exhibitionnisme de commande ne signifient ni la franchise ni la vérité.

Vous ne donnez point une expression d’humanité sincère. Mais rassurez-vous, ailleurs ce n’est pas mieux.

Vous êtes des artistes comme d’autres. Or votre art ne vise qu’un coin de la pauvreté des hommes. Et je veux croire à leur richesse diffuse.

Mais, si je m’adresse aux livres plutôt qu’aux établissements de nuit, je ne vois encore que fausses révélations. Tout, ici comme là, se trouve transposé. On truque.

Que Proust par exemple ait fait d’Albert une Albertine, voilà qui m’engage à douter de l’œuvre entière et à nier certaines découvertes qui m’y furent présentées chemin faisant. Bien que l’auteur m’ait paru assez peu soucieux des bienséances et libre d’entraves conventionnelles, il m’est difficile de le croire préoccupé de la seule étude entreprise. Il s’est souvenu des règles de la civilité puérile et honnête et, par la faute de sa mémoire policée, la transposition combinée enlève à son œuvre le plus fort de l’action qu’elle eût dû avoir.

Au reste il faut bien dire à la louange de l’auteur que son subterfuge ne saurait guère nous abuser, mais si nous devinons la vérité ou tout au moins une partie, si nous sommes en mesure d’affirmer qu’Albertine était un garçon, l’identité des autres sexes, de ce fait, ne nous apparaît plus certaine. Cette tricherie tue notre confiance.

Proust, dira-t-on pour sa défense, ne fut pas le seul à user de telles précautions oratoires. Et certes, je puis vous citer l’exemple de ce jeune homme bien élevé qui, désireux de rendre hommage aux compagnons de ses nuits, essaya d’écrire un livre, et parce qu’il ne pouvait s’empêcher d’y chanter tout au long un hymne de reconnaissance au mâle, prêta ses propres aventures à une femme, qu’il fit marquise, fort belle et de cuisse folle.

Un troisième a une absence bien réjouissante.

Il feint de parler à une jolie fille, et tout à coup victime de la précision d’un tendre souvenir et, sans même, à la correction des épreuves, s’apercevoir de l’involontaire aveu, écrit enlève tes chaussettes, au lieu de enlève tes bas.

Le même, quand il mange une pêche, se soucie-t-il de savoir si le fruit est mâle ou femelle ? Je crois que, dans un lit, il ne doit guère plus penser au genre du sexe dont il s’enivre. Mais le travail d’amour achevé, lorsqu’il sera question de souvenir, s’il donne de fausses preuves, de faux noms, de faux détails sur une poitrine ou ce qui se trouve à l’ordinaire entre les jambes, il se délectera de sa propre hypocrisie et baptisera perversité le petit mensonge bien empapilloté.

Ainsi voulant revivre ses aventures plutôt que d’en tenter de nouvelles, il essaie un monde auquel il ne sera pas même tangent et dont il n’aura ni chaud ni froid.

Cet homme qui a une bonne mémoire s’étonne de s’ennuyer et aussi d’avoir honte. Qu’on lui pardonne pour tant d’ingénuité.