Mon berceau/Paris en décadence

Bellier (p. 414--).

PARIS EN DÉCADENCE


LA COUR DES COMPTES — UNE FORÊT VIERGE — L’OPÉRA-COMIQUE — LA FOSSE AUX OURS — ON DEMANDE UNE SOLUTION.

On connaît ma thèse favorite sur la répercussion économique :

Quand un Français est outragé sur la surface du globe, c’est la patrie qui reçoit le soufflet. Quand une industrie nationale disparaît sur le sol de la France, c’est la métropole tout entière qui en souffre. Quand un coin de Paris est abandonné, en ruine, c’est la capitale tout entière qui en est la victime.

Voilà pourquoi je pense que tous les intérêts étant solidaires, et non pas solitaires, il est intéressant, dans le premier arrondissement, de parler un peu de la Cour des Comptes et du théâtre national de l’Opéra-Comique.

En effet, ce n’est pas au lendemain de mon article sur les banquets du Palais-Royal qu’il est nécessaire de pousser la démonstration à fonds : si tant de provinciaux, tant d’étrangers viennent dîner au Palais-Royal, ou y acheter ces mille bimbelots qui sont la gloire de nos ouvriers-artistes, c’est que Paris tout entier est un entassement unique au monde de merveilles, et c’est pour contempler ces merveilles, qu’ils arrivent en foule. C’est un cercle qui n’a rien de vicieux, mais qui est inéluctable, et notre devoir, à nous, Parisiens, c’est précisément d’empêcher notre clientèle ordinaire d’en sortir, en laissant dire que Paris est en décadence.

Hélas ! oui, Paris est en décadence, si l’on s’en tient à ces ruines, à ces trous noirs et béants qui sont une honte et qui projettent une ombre si intense sur le tableau lumineux de nos vingt arrondissements ; que si l’on n’y prend garde, ceci va tuer cela dans l’esprit de beaucoup de gens — des envieux surtout et ils sont légion.

Une ville, comme un peuple, comme un commerçant, se meurt, si elle ne grandit plus ; c’est une vérité de tous les temps. Eh bien, ces ruines, c’est la mort, ce n’est plus la vie.

Comment, depuis l’année terrible, la Cour des Comptes est là, branlante, effondrée, lamentable, envahie par une frondaison de forêts vierges et l’on n’a pas encore trouvé une solution, qui était si simple au lendemain du désastre ? C’est à n’y pas croire, d’autant plus que de l’avis de tous les architectes, il y a 20 ans, on aurait pu sauver, conserver, restaurer facilement une partie de ce palais.

Ce statu quo, ce provisoire dans le désastre. ces cendres depuis longtemps refroidies, élevées à la hauteur d’une institution, cette attente puérile en face de murailles caduques, constituent simplement une honte pour Paris.

On nous parle, depuis tantôt vingt ans, de loterie ratée, de musée des Arts décoratifs, de projets-caméléons et de pourparlers-protées ; qu’on discute, qu’on parle moins et que l’on agisse. Que l’on trouve une solution quelconque, elle sera la bonne ; mais, pour Dieu, qu’on la mette à exécution vite, sans à-coups, demain ; il y va de la dignité de Paris, si nous ne voulons pas rester rangés entre Babylone et Madrid, entre la mort archiséculaire et la mort d’hier.

Que l’on fasse cela, ou si l’on tient absolument à conserver cette forêt vierge en plein Paris, cet anachronisme végétal, qu’on y installe carrément une tribu de peaux-rouges qu’on ira chercher sur les rives du Saint-Laurent.

On fera payer vingt sous le dimanche aux visages pâles pour contempler les copains du colonel Coddy ; ça aura au moins de la couleur locale et la ville de Paris fera de belles recettes !

Et l’Opéra-Comique ? parlons-en : dans le cœur même de Paris, ce trou, cette ombre, cet emplacement vide, ce néant, semble un défi jeté au bon sens des Parisiens.

On discute, on se bat, on parlemente sur une question misérable : à savoir si l’on doit exproprier la maison en façade sur les boulevards.

Mais oui, triples béotiens, il faut l’exproprier et tout de suite, et planter sur le boulevard une claire façade d’où s’échapperont toutes les mélodies qui s’envolent à travers le monde et font la gloire de l’École française depuis 60 ans.

L’Opéra-Comique ! mais c’est notre chair, notre sang, notre âme, notre cœur, mais c’est la France entière qui vibre et palpite, mais c’est le peuple de Paris qui dresse l’oreille et se cabre aux airs connus, comme un cheval de race devant le régiment qui passe, tambour battant !

L’Opéra-Comique ! mais c’est l’esprit, la gaîté, la joie, le génie français protestant à la face du ciel contre les tirades assommantes, les litanies endormantes, les élucubrations navrantes de l’Allemagne.

L’Opéra-Comique ! mais c’est plus que le temple de la musique, c’est un monument patriotique au premier chef, c’est la maison d’Auber, d’Hérold, de Maillard, de Gounod, de Bizet ; et croyez-vous, en vérité, mécréants que vous êtes, que ces camarades-là n’ont ras bien mérité d’avoir une belle façade sur les grands boulevards et une belle demeure pour y loger les filles toujours pimpantes, toujours jeunes, sorties de leurs cerveaux en ébullition ?

Vous n’avez pas d’argent, pauvres ministres, pauvre État, pauvres conseillers municipaux, pauvre ville de Paris, infortunés loqueteux officiels plongés dans la plus noire des débines, vous ne pouvez pas reconstruire l’Opéra-Comique en façade sur le boulevard….

C’est entendu, je vous plains et ne vous tourmente plus, seulement laissez-moi vous donner un bon conseil : le grand trou noir, lugubre, de l’Opéra-Comique est tout préparé, faites comme à Berne, entourez-le de grilles et mettez y une vingtaine d’ours féroces, ce sera la fosse aux ours nationaux de la Ville de Paris ; ça sera neuf, nouveau, inattendu, pittoresque et au moins ça sera une solution !