Mon berceau/Les Chalets de Nécessité

Bellier (p. 386-400).

Les chalets de nécessité


Mesure inqualifiable de la compagnie — Paris aux abois — Horribles détails

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Décidément, il est certain sujet dont on ne peut guère se dépêtrer, telle est la grosse question des vidangeurs, dont j’ai dû parler deux fois ici à propos du tout à l’égout ; voilà que je les retrouve encore, aujourd’hui, sous une autre forme. Heureusement que, suivant le dicton populaire, cela porte bonheur, c’est une raison pour me donner un peu de cœur à l’ouvrage.

On sait que la Ville de Paris a concédé, dans des formes déterminées et suivant un cahier des charges, le droit à une compagnie particulière d’élever, dans la ville, des petits édicules connus sous le nom de Chalets de nécessité.

Ils devaient, entre autres conditions, répondre aux besoins des habitants dans tous les quartiers, renfermer un certain nombre de cabines, huit ou dix suivant la grandeur, à cinq centimes, une ou deux avec toilette, à dix centimes, et enfin, une indépendante, donnant sur la rue par une autre porte, absolument gratuite pour les ouvriers.

Voyons un peu comment ces clauses principales ont été remplies par la Société :

1° Non seulement il n’y a pas de chalets dans tous les quartiers, mais il n’y en a pas surtout là où ils seraient nécessaires. C’est ainsi que sur les places du Palais-Royal et du Théâtre-Français, en plein premier arrondissement, aussi bien qu’aux abords des gares, ils font absolument défaut. Il est vrai qu’au Palais-Royal, auprès des omnibus, on trouve une boutique à 15 centimes, et que devant les gares, comme à Saint-Lazare, par exemple, on trouve des cabinets à 15 centimes également, ce qui est une amère dérision et ce que la Ville n’aurait pas dû tolérer.

2° Les cabines à cinq centimes sont virtuellement supprimées depuis quelque temps : en vertu de quelle autorité, S. V. P. ? Car il n’y a pas à sortir de ce dilemme : ou la Compagnie viole son cahier des charges, et il faut la rappeler à l’ordre, ou le Conseil municipal est le complice d’un monopole, ce qui n’est pas admissible.

Il reste tout juste une cabine à cinq centimes sur huit ou dix et, naturellement, on vous répond invariablement qu’elle est occupée, autrement dit on ne veut pas la livrer au public.

3° La fameuse cabine gratuite, pour les ouvriers, est remplie de balais, d’arrosoirs et de mille autres objets, et elle n’est point davantage à la disposition des pauvres gens : c’est tout simplement odieux.

Voilà qui est entendu : le droit de s’isoler un instant de ses concitoyens et des passions humaines, dans une cellule de la Compagnie des Chalets de nécessité, coûte dix centimes au lieu de cinq centimes ; la responsabilité d’une aussi grave atteinte portée à la vie courante des Parisiens, dans ce qu’elle a de plus intime et de plus respectable, doit remonter à quelqu’un. Nous voulons le savoir, qu’on nous réponde ?

Aux jours les plus sombres de la Révolution, dans les moments d’épidémie les plus effroyables, pendant les hivers les plus meurtriers, Paris n’a jamais été aux abois comme en ce moment, il n’a jamais été aussi lamentable, aussi triste, que depuis que les chalets de nécessité sont à dix centimes et, c’est en tremblant, les larmes au bout de ma plume qui gémit sur le papier, que je me décide à retracer ici quelques-unes des scènes d’horreur qu’engendre chaque jour par milliers, dans notre infortunée capitale, la mesure aussi égoïste qu’inhumaine de la féroce Compagnie des Chalets de nécessité.

Voyez cette femme qui s’élance, les traits décomposés, vers la Seine, en tenant ses deux jeunes enfants par la main, c’est une pauvre ouvrière qui va mourir. Un sergent de ville au cœur compatissant la suit pour éviter un malheur. La voilà sur le quai, elle dévale par le premier escalier venu sur la berge et vite sous un pont elle et ses enfants peuvent enfin, ô bonheur, sacrifier aux exigences de l’humaine nature.

Mais le sergent de ville arrive et, furieux d’avoir mal pronostiqué, il dresse un procès-verbal d’attentat à la pudeur, la femme passe en correctionnelle et est condamnée à la prison sur la déposition de l’agent qui affirme que les enfants l’ont insulté, quand ils ne criaient que pipi, pitié, monsieur l’agent. Le père se pend de désespoir, la fille aînée, une gosse de quinze ans, est enlevée par une casquette de soie de la Villette, les deux qui suivent sont écrasés par un omnibus et, quand la malheureuse sort de prison, elle ne sait où retrouver les deux derniers que le logeur a jetés sur le pavé et tout cela pourquoi ? Parce que l’infortunée n’avait pas dix centimes pour satisfaire l’implacable Compagnie des Chalets de nécessité.

Voyez ces êtres au teint verdâtre, qui passent comme des ombres, le long des maisons, la foule les fuit, épouvantée, en s’écriant : en voilà encore qui ont le choléra. Les chevaux de fiacre eux-mêmes poussent des hennissements plaintifs, en passant près d’eux ; seuls les médecins les suivent à la course, comme les grands carnassiers courent après les charognes, en se disant : voilà des clients. Eh bien ! non, ces malheureux n’ont pas le choléra, mais hélas, ils se serrent le ventre et n’ont pas dix centimes pour satisfaire la rapace Compagnie des Chalets de nécessité.

Mais ce n’est pas tout, cette mesure pousse à la démoralisation de Paris et va jeter tout le peuple dans la plus crapuleuse ivresse, dans les plus épouvantables habitudes d’ivrognerie, et voici comment : à côté des gens qui n’ont pas les dix centimes — et ils sont nombreux, hélas ! — pour payer leur tribut, il y a ceux qui les ont, mais à qui cela fait mal au cœur de les donner. Alors, que font l’ouvrier en rentrant chez lui, le petit employé, la malheureuse demoiselle de magasin en course ? Au lieu de donner leur deux sous au chalet de nécessité, ils en mettent un de plus et vont boire une verte sur le comptoir pour avoir le droit de s’isoler à l’œil, et voilà comment la néfaste et trois fois maudite Compagnie des Chalets de nécessité pousse à l’ivresse, à la ruine physique et morale et à la dépopulation de la ville de Paris tout entière ! Horresco referens, conseillers municipaux, faites une enquête, sortez de l’Hôtel-de-Ville, allez sur les lieux, réveillez-vous, la métropole du monde est en danger !

Si encore la Société ne faisait pas ses affaires, elle pourrait avoir une excuse, mais non, au contraire, elle fait des affaires d’or et tandis que la Compagnie Richer, en nous empoisonnant avec les fosses fixes et les tuyaux d’appel qui obscurcissent le ciel, voit ses actions encore à 1,515 fr., la Compagnie des Chalets de nécessité inscrit les siennes, elle, à 1,750 francs, ce qui prouve que l’entreprise est bonne et superlativement lucrative.

Cependant je suis ici pour dire la vérité, rien que la vérité, et ceux qui me connaissent savent avec quels soins scrupuleux je conduis mes enquêtes économiques ; eh bien ! je dois dire à la décharge de la Compagnie qu’elle est vraiment philanthropique et bonne vis-à-vis des femmes qui tiennent ces petits buen retiros, elle se conduit à leur égard comme une mère. Ces femmes ne travaillent que vingt heures par jour et sont payées une pièce de dix-sept à dix-huit sous, soit un peu plus de quatre centimes l’heure.

Moi, je trouve ça très beau, car enfin on pourrait ne leur donner que deux centimes l’heure, une pièce de neuf sous par jour, pour vingt-trois heures de travail ; une heure consacrée au sommeil et à la famille suffirait et il me semble qu’il y a là comme directeur de la Compagnie des Chalets de nécessité une place tout indiquée pour les éminentes qualités administratives de M. le baron Reille. En réduisant les salaires de moitié, il ferait monter les actions à 3,500 francs.

Et dire que ces malheureuses ont voulu pousser l’ingratitude jusqu’à se mettre en grève, sous le prétexte fallacieux que, depuis que les cabinets — inodores autant qu’hygiéniques  — étaient à dix centimes, elles ne recevaient plus de pourboire.

La Compagnie leur a gentiment répondu qu’elles pouvaient s’en aller et, que pour trois cents places, elle avait six mille demandes… et les gardiennes de ces retraites, si propres à la méditation et aux réflexions philosophiques, revenues à la raison, sont restées à leurs postes, douces, polies et modestes comme la violette qui exhale un parfum si pénétrant.

Dix-huit sous par jour, pour vingt heures de présence, on ne trouve pas à gagner cela si facilement, savez-vous ?

Décidément, Paris, n’a pas de chance, il est voué aux monopoles lugubres : monopole des vidangeurs, monopole des chalets de nécessité, monopole des Pompes funèbres — le plus atroce de tous. — Nous ne pouvons ni mourir ni… faire autre chose sans passer par les griffes de ces oiseaux de proie, et l’on affirme que le Conseil municipal de Paris est révolutionnaire ! La preuve, la voilà, puisque tous ces sinistres monopoles nous grugent à son nez et à sa barbe, sans qu’il ait seulement l’air de s’en apercevoir.

Je demande qu’on mette les impériales des omnibus à quatre sous et qu’on livre les fontaines Wallace à un monopole, pour que l’on paye un sou le verre d’eau, avec ou sans microbes ; je demande qu’on mette un tourniquet à toutes les vespasiennes et que l’on nous fasse payer un sou pour enrichir un autre monopole à créer. Oui, je demande tout cela, ou que l’on nous rende les cabinets des chalets de nécessité à cinq centimes, s’il y a encore un peu de bon sens, d’esprit de justice et d’amour des petits et des humbles dans la cervelle des gens à qui incombe la solution de cette grosse question[1].

ii
Étranges explications — pourquoi ils font payer 10 centimes — circonstances atténuantes — regrettables compromissions — le conseiller municipal dit : « l’enfant chéri de l’administration » — ses trois becs !

Il paraîtrait que la Société des Chalets de nécessité, en élevant le prix de l’hospitalité passagère qu’elle offre aux gens pressés, de 5 à dix centimes, n’est pas si coupable qu’on le croit généralement ; elle n’aurait pris cette mesure que pour se couvrir de dépenses tout à fait extraordinaires.

Du moins, on me demande de donner ces explications, et comme ici, je n’ai d’autre but que de servir les intérêts de tous et de rechercher la vérité, je les donne bien volontiers, laissant au lecteur le soin d’en tirer les conclusions qui lui paraîtront les meilleures.

Je trouve dans le Bulletin municipal officiel du 24 juillet 1889, une délibération du Conseil municipal de Paris, portant le numéro 1218, qui accorde à un M. Lainé, directeur de la Société anonyme des chalets de nécessité, le droit de porter les édicules de 106 à 116 (M. Bassinet, rapporteur).

Il paraîtrait que, depuis, le nombre en a été encore singulièrement augmenté et que, notamment, la Société en a fait élever tout le long de la Seine sur les quais, pour la plus grande joie des Parisiens… si le prix de 5 centimes avait été rigoureusement conservé.

Mais voici où la chose se complique et voici surtout comment la compagnie a été amenée à doubler ses prix. Écoutez bien attentivement, c’est assez compliqué et cependant ce n’est pas un conte de fée, je vous le jure ; c’est à peine si cela pourrait passer pour un conte d’Haussmann, de célèbre mémoire.

D’abord M. Lainé, directeur de la Société anonyme des chalets de nécessité, ne serait guère qu’un personnage décoratif, un homme de paille, et derrière lui se trouverait le vrai propriétaire, le capitaliste, bien connu dans Paris pour l’exquise urbanité de ses manières.

Ancien camelot devenu millionnaire, il se contente aujourd’hui d’être conseiller municipal en même temps que propriétaire du premier bazar de la capitale.

D’une érudition insondable, on se rappelle le mot charmant qu’il prononça, lors de l’ouverture de la grande baie de la porte monumentale de son établissement :

— Si nous mettions au-dessus de l’entrée la tête du dieu du commerce, de Mercure, disait l’architecte, ça serait suggestif et ça ferait bien, suivant la tradition des enseignes parlantes d’autrefois.

— Une tête en mercure, jamais de la vie, c’est un métal trop cher, f…ichez moi là une tête en fer ou en bois. Le pauvre homme se souvenait peut-être que le maudit métal coûte parfois fort cher à la jeunesse et même à l’âge mûr… on n’est pas parfait. Cet homme importe en grand chez nous la camelote allemande et tue nos industries parisiennes, aussi s’est-on empressé de le décorer au 1er janvier, c’est dans l’ordre ! Et Turpin, le patriote de génie, se meurt dans sa prison ! ô tempora ! ô mores !

Après ce court portrait de l’honorable conseiller municipal qui a de si gros intérêts dans les chalets de nécessité, je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à ces derniers. Après les concessions et délibérations favorables du conseil municipal (M. Bassinet, rapporteur), la Compagnie s’est mise dare dare à l’œuvre et, par un hasard évidemment tout à fait fortuit, c’est un gros entrepreneur de bâtiment, également conseiller municipal, qui a été chargé de la construction des nouveaux édicules et M. le rapporteur s’en est, dit-on, montré fort satisfait.

Là se place tout naturellement une question grave : Est-il bon que l’on accorde aux conseillers municipaux entrepreneurs la faculté de travailler pour le compte de monopoles qu’ils sont appelés eux-mêmes à créer, augmenter et aggraver par leurs votes favorables ? Le point d’interrogation est délicat et je me garderai bien d’y répondre.

Toujours est-il que ledit entrepreneur de travaux publics, bien connu sous le nom d’enfant chéri de l’administration, construisit lesdits édicules pour le compte de la compagnie et, contrairement à tous les usages en vigueur, N’A CONSENTI AUCUNE RÉDUCTION SUR SES MÉMOIRES !

On sait que lorsqu’un entrepreneur travaille pour un particulier, on lui règle son mémoire à 10, 15, 20 % de rabais ; lorsqu’il travaille pour la Ville de Paris, ces rabais vont jusqu’à 50 %, surtout si l’on y trouve un peu de musique, suivant le terme consacré dans la bâtisse.

Là rien de semblable, car l’heureux constructeur a touché intégralement le prix des mémoires qu’il a daigné présenter à la Société anonyme des chalets de nécessité.

Cette dernière, trouvant la note un peu salée, a, pour l’acquitter, porté de cinq à dix centimes, ses prix de location au public : vous voyez bien que c’est clair comme le jour et que la compagnie est plus à plaindre qu’à blâmer. Voilà du moins ce que les amis de la compagnie veulent bien raconter.

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que le conseiller municipal ancien camelot, directeur du plus grand bazar du monde et capitaliste vrai des chalets de nécessité, et le conseiller municipal, entrepreneur de travaux publics connu sous le nom d’enfant chéri de l’administration, doivent se regarder comme deux augures et doivent bien rire dans l’intimité de la bonne farce qu’ils viennent de jouer au public, en lui faisant payer la différence.

Pensez donc : des chalets à 8 ou 10 000 francs pièce, ça monte vite et, en vérité, étant conseiller municipal, on serait bien bête de faire régler ses mémoires, quand le bon public est là pour solder le tout.

Du reste, ces deux aimables édiles font la paire ; si le premier est arrivé camelot à Paris et finit dans la peau d’un millionnaire, le second, avec une bonhommie charmante, se plaît à raconter lui-même son histoire :

« — Je suis arrivé compagnon à Paris, ne parlant que l’auvergnat et ayant un pauvre BUDGET, peu d’années après, entré au conseil municipal avec 10 000 francs de dettes et dix ouvriers sous mes ordres, aujourd’hui, moi aussi, je suis millionnaire, je possède des maisons dans tous les coins de Paris, je commande à 300 ouvriers, et que le diable m’emporte ! il me faudrait bien trois bons bougres de becs pour commander à toute cette vermine. »

La providence, dans sa bonté divine — je dis cela pour ceux à qui ça fait plaisir — ou le hasard, si vous aimez mieux, l’ont servi à souhait car la légende dit que l’enfant chéri de l’administration a trouvé, un beau matin, devant sa porte, les trois becs tant désirés. Il a de plus trouvé, fort à propos, un morceau de cimetière à acheter, ce qui est toujours une bonne fortune, car la terre y est excellente, et l’on assure qu’aujourd’hui son bonheur est sans mélange.

Et voilà pourquoi votre fille est muette… Non, pourquoi les chalets de nécessité sont à dix centimes et non plus à cinq ; et dire qu’il se trouve encore des gens grincheux pour regretter qu’il soit permis aux conseillers municipaux de se livrer à ces bons petits commerces, si lucratifs et si faciles sur le dos des contribuables.

— Quoi, il n’y aurait pas moyen de devenir millionnaire en trois ans ? qu’on le dise alors !

Maintenant ne me demandez pas dans quelles rues ou ruelles habitent ces messieurs, en voilà assez : vous finiriez par dire que je vous bassinais !


  1. Je suis heureux de constater ici que le Conseil municipal de Paris a bien voulu tenir compte de mes observations et Je l’en remercie très vivement, au nom de la population parisienne. En effet, dans sa séance du lundi 13 mars 1893, il a invité très nettement la Compagnie des Chalets de nécessité à bien vouloir se conformer à son cahier des charges, en rappelant fort à propos la pétition de mon ami Sonuet.
    Ce qui est bien amusant, c’est que le directeur administratif des Travaux de la Ville a déclaré, sans rire, qu’il n’avait rien su des agissements de la Compagnie des Chalets de nécessité. Voilà un directeur bien renseigné, quand tout Paris proteste depuis six mois.
    Quant à MM. Ruel et Bassinet, ils sont demeurés muets comme des carpes, car ils savaient bien qui surtout visaient leurs collègues dans cette scandaleuse affaire.