Mon berceau/Le bon vieux temps dans le premier arrondissement

Bellier (p. 243-248).

LE BON VIEUX TEMPS

DANS LE PREMIER ARRONDISSEMENT

misère des auteurs dramatiques — une proclamation curieuse — le mot de la fin.

On nous parle toujours du passé avec des larmes d’attendrissement et de… crocodile dans la voix ; voilà assez longtemps que dure cette amère plaisanterie ; qui nous délivrera non seulement des Grecs et des Romains, mais encore de l’obsession d’un passé moins lointain, curieux sans doute à fouiller, et qui nous ferait dresser les cheveux d’horreur, s’il fallait seulement le revivre 24 heures pour de bon ?

Ainsi les auteurs dramatiques, les malheureux auteurs qui ne sont guère riches aujourd’hui, l’étaient encore beaucoup moins autrefois et étaient livrés sans merci aux fantaisies et aux caprices des gens de théâtre de l’époque, qui étaient déjà aussi poseurs que ceux d’aujourd’hui.

Bertrand nous montre en excellents termes, dans son Paris-Album, comment et par quelle circonstance toute gratuite, les auteurs sont arrivés à être payés d’une manière, je ne dirai pas lucrative, mais au moins honorable, ce qui n’avait pas lieu lors du marchandage.

« Avant que les droits des auteurs des pièces jouées sur le Théâtre-Français fussent réglés par un tarif uniforme, basé sur celui des recettes, le prix d’une pièce se débattait amiablement entre les comédiens et l’auteur.

En 1655, Tristan, l’auteur ordinaire des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, dans la louable intention d’obliger un de ses confrères qui ne pouvait réussir à faire représenter ses œuvres, bien qu’elles en fussent dignes, présenta aux comédiens une pièce de celui-ci en la donnant signée de son nom. Les comédiens trouvèrent la pièce charmante et se disposèrent immédiatement à la jouer, ce que voyant, Tristan avoua sa ruse en annonçant que la pièce n’était nullement de lui, mais bien de Quinault, son ami et son confrère. Tristan se réjouissait déjà du succès de l’affaire, lorsqu’à son grand étonnement les comédiens ne voulurent plus payer la pièce que la moitié du prix ordinaire.

Tristan s’indigna de cette conduite ; les comédiens tinrent bon, alors il leur proposa cet expédient qui conciliait tout :

— Vous prétendez, leur dit-il, que la pièce est inférieure à celle que vous jouez, et que, par conséquent, vous devez la payer moins cher. Faites ceci : jouez la pièce, et abandonnez un neuvième de la recette à Quinault ; de cette façon, si les représentations vous rapportent peu, il touchera moins que vous lui offrez, mais si, comme je l’espère, le monde s’empresse à venir pour le voir, il sera amplement récompensé de son talent.

Cet arrangement, qui satisfaisait les deux parties, fut accepté ; comme l’avait jugé Tristan, la pièce eut un succès des plus complets, et à partir de ce jour les droits d’auteur demeurèrent fixés au neuvième de la recette. »

Ce n’est pas autant le fait lui-même, qui touche cependant de près les gens de lettres, qui me semble merveilleux en cette affaire, que le désintéressement de ce brave Tristan qui pousse son ami. Non, voyez-vous d’ici Sardou poussant un jeune ? on lui prend ses idées et l’on cherche à l’étrangler ensuite, c’est bien plus pratique. Voilà pourquoi cette bonne pâle de Tristan m’est si sympathique.

Mais ce n’est pas tout, si les auteurs crevaient de faim, comme le reste du peuple, la monarchie avait fait de Paris en général et les d’Orléans du Palais-Royal en particulier, un véritable coupe-gorge.

Aussi, en 1792, les administrateurs de la police parisienne qui avaient voulu apporter un peu d’ordre au milieu de cette pourriture, étaient obligés de lancer une proclamation aux provinciaux qui venaient à Paris pour la fête de la Fédération, de manière à les mettre en garde contre les périls qui les menaçaient de toutes parts.

« Au Palais-Royal, dans ce lieu qui fut le berceau de la Révolution, le rendez-vous constant des patriotes pendant longtemps ; dans ce lieu charmant où le plaisir va vous attirer, il existe des repaires affreux où, sous l’espoir d’une fortune incertaine et balancée par la ruse, des brigands vous attirent ou des femmes… vous entraînent sous les verrous de trois épaisses grilles de fer, au milieu des poignards ; à chaque porte de ces tripots, où les malheureux étrangers, heureux encore de ne pas y perdre la vie, laissent sur une table, à la merci des fripons qui l’entourent, leur fortune, des hommes gagnés pour ce métier infâme se promènent et vous invitent à monter pour une bonne société. On vous distribuera des cartes pour des concerts, pour des clubs ou des festins agréables. Rejetez, repoussez loin de vous ces appels dangereux.

Vos parents, vos épouses vous ont envoyés au milieu de nous pour célébrer la fête de la liberté conquise et vous préparer encore à la défendre ; que ces jours ne soient pas empoisonnés par des regrets. Si les magistrats du peuple ne peuvent détruire complètement ces cavernes affreuses, au moins ils auront rempli un devoir en vous les indiquant. »

Le style de ladite proclamation est bien amusant et rappelle bien la foi des grands jours de la Révolution. Cependant, je soupçonne fort les administrateurs en question d’avoir un peu exagéré et, comme ils le disaient fort justement eux-mêmes, ils étaient impuissants à détruire du jour au lendemain un virus que de longs siècles de féodalité bestiale avaient inoculé dans le sang du peuple.

Aujourd’hui, ce brave M. Lozé se contente de faire tenir en laisse les chiens et bouledogues (on sait que la préfecture de police affirme depuis longtemps que ces derniers ne sont pas des chiens) et de museler les plumes de paon, c’est moins tragique et il faut avouer que nous avons fait quelques petits progrès tout de même depuis cent ans.

Il ne faut pas oublier, comme je l’ai déjà dit, que les deux grands bâtiments des magasins et de l’hôtel du Louvre n’existent que depuis moins d’un demi-siècle et que tout l’espace qui séparait les Tuileries et le palais du Louvre du Palais-Royal, était occupé par un dédale de rues immondes, sur lesquelles précisément on a laissé des volumes entiers de souvenirs, des mémoires qui en révèlent de toutes les couleurs sur ces repaires affreux, comme disaient nos aïeux.

C’est pour cela que Napoléon Ier voulait aussi faire démolir tout ce groupe et réunir les Tuileries au Palais-Royal par des galeries, des arcs et des colonnades. Malheureusement, ce projet grandiose entre tous n’a jamais été réalisé et naturellement aujourd’hui, avec les constructions modernes, il n’y a plus à y penser.

— Non, là, vraiment, la main sur la conscience, sans pose indécente à l’érudition de pacotille ou au raffinement de petit maître débauché, est-ce qu’il faut tant que ça regretter le bon vieux temps ?

— Cela dépend, vous savez le mot d’un vieux curé du commencement de ce siècle : Sous l’ancien régime, c’était de fameux cochons, mais il faut avouer que l’on s’amusait ferme.

— À ce point de vue, vous avez raison !