Bernard Descubes

Mon Carnet d’éclaireur/02
Revue des Deux Mondes tome 28, 1915


MON CARNET D’ÉCLAIREUR

II[1]


IX. — REPRISE DE MON SERVICE

Notre groupe, placé en batterie, était face à l’Est, entre Chuignes et Fontaine-les-Cappy. La cinquième, séparée des deux autres batteries, était dissimulée soigneusement, — comme d’habitude, — derrière la crête d’un plateau légèrement ondulé ; à quelques dizaines de mètres en arrière se trouvaient nos avant-trains, abrités dans un large fossé.

Les Bavarois étaient très près de nous, et nous étions tous émus de l’alerte de la veille : le capitaine s’était, en effet, aperçu subitement qu’il n’y avait plus d’infanterie devant nous pour nous protéger, et cela à la nuit tombante. Des conducteurs durent se poster en sentinelles, très loin devant nos pièces pour nous prévenir, en cas d’attaque. Il parait que personne ne dormit cette nuit-là à la batterie, et je le comprends ! Le soir de mon arrivée, l’erreur était réparée ; mais, par prudence, nous gardâmes nos armes à portée de la main.

A mon grand regret, j’avais dû céder « Epopée, » — une bonne petite jument, quoique fragile, — à un jeune sous-officier, chef de la première pièce, qui me donna en échange ce vieil imbécile d’ « Ebrard, » une ancienne connaissance. J’étais navré et fort mal disposé contre ce malheureux « veau ; » mais, à la longue, je finis par m’habituer à sa démarche éreintante et à tous ses défauts, — notamment sa facilité de broncher de l’antérieur droit qui avait été couronné, et qui restait faible. — Je dois pourtant lui reconnaître une résistance remarquable de vieux grognard qui a un long temps de service et de nombreuses grandes manœuvres, excellente qualité pour un cheval d’éclaireur destiné à fournir un travail très dur et irrégulier. J’en ai fait de mémoire un dessin assez ressemblant, car, l’ayant gardé jusqu’au jour de ma blessure, j’ai fini par le connaître sur toutes les coutures… Grand, maigre, long nez fortement arqué, bai très brun, presque noir, il était bien appareillé avec son maître… Roublard comme pas un, il s’arrangeait toujours pour ne pas mourir de faim ; je n’ai jamais vu un pareil vorace ! Il était d’ailleurs fatigué lorsqu’on me l’a donné, et j’ai dû le soigner comme un fils ( ! ) pour le remonter ; en quelques semaines, je l’avais rajeuni de vingt ans, et je m’étais bien attaché à lui. « Ebrard et son Papa » étaient célèbres dans tout le groupe !

Je repris mon service le 28 septembre. Bien de bien remarquable dans la matinée. J’étais chargé d’assurer la liaison avec le 79e ; son colonel était au château où nous étions abrités contre la pluie et les obus que les Bavarois daignèrent nous envoyer avec la préoccupation visible de ne pas nous causer le moindre mal.

Leurs batteries, néanmoins, nous gênaient et on allait combiner une attaque pour les prendre, lorsque nous reçûmes l’ordre de nous rendre immédiatement au Nord de Bray, où ça n’allait pas bien ; une division territoriale, énergiquement attaquée, avait reculé de cinq kilomètres ; il était donc urgent de renforcer notre ligne, la position étant pour nous d’une importance capitale. Des élémens d’infanterie partirent en même temps que nous ; le reste du 20e corps soutint notre contre-attaque les jours suivans, et c’est à cette occasion qu’il fut cité à l’ordre du jour, car non seulement il arrêta la retraite, mais il reprit toutes les positions perdues et rétablit le combat contre un ennemi supérieur, « entraînant par son exemple les corps voisins ébranlés. » C’est là, nous dirent nos officiers, que le () 0e fit le plus beau travail de toute la campagne… Beaucoup d’Allemands s’en aperçurent à leurs dépens !…


X. — BRAY-SUR-SOMME

Le groupe partit donc au trot : j’allais rechercher, à leurs différens postes, nos camarades employés à la liaison. Nous marchions très rapidement, en silence, avec cette espèce d’appréhension que l’on éprouve chaque fois que l’on va prendre une nouvelle position de combat : « Serons-nous mieux ou plus mal que ce matin ? » Chacun se pose la question, mais ne la communique à personne : on ne doit pas s’énerver mutuellement. Et tout d’un coup, voilà la reconnaissance partie au grand galop pour choisir notre emplacement. C’est toujours le même travail : le commandant marche d’abord avec le lieutenant orienteur, suivi du peloton des éclaireurs qui jalonnent la route pour les batteries ; lorsqu’il arrive en vue de l’ennemi, il met pied à terre et, se dissimulant de son mieux, va choisir son observatoire ; les « jalonneurs » amènent alors les batteries à leur place par les chemins les mieux dissimulés. On comprend l’importance qu’il y a à se mettre en position sans être aperçu de l’ennemi ; aussi cette manœuvre s’effectue-t-elle très vite. Les avant-trains sont, ensuite, ramenés en arrière, quelquefois très loin (2 kilomètres), à l’abri des obus ; le plus dur est fait.

Les officiers rejoignent le commandant à son observatoire, souvent à plusieurs centaines de mètres en avant des pièces auxquelles ils sont reliés par le téléphone ; aussitôt que cette liaison est assurée, le feu commence.

A Bray, face à Fricourt, nous étions merveilleusement dissimulés ; les avant-trains très près de nous, l’observatoire facile à joindre ; c’était une excellente position où nous fûmes très tranquilles. Et pourtant, une imprudence d’officiers voisins de nous faillit nous coûter cher ainsi qu’à leur groupe. C’était au moment où notre reconnaissance arrivait sur le terrain ; ils venaient d’être repérés en batterie à 500 mètres en avant de nous et avaient dû quitter leur position pour marcher plus au Nord ; ils firent cette manœuvre au pas, vinrent se grouper devant nous, les trois batteries l’une à côté de l’autre, et repartirent au pas, tout cela en pleine vue de l’ennemi. Ils eurent la chance inouïe de ne pas être atteints par les salves de gros « noirs » qui leur furent envoyées, heureusement dans une fausse direction. C’était peut-être, de leur part, une preuve de grand courage, mais certainement une folie, car ils risquaient de se faire démolir sur place sans pouvoir s’échapper et, par la même occasion, de faire découvrir nos batteries qui arrivaient à ce moment-là au galop.

Le premier jour, il n’y eut rien de bien intéressant. Nous couchâmes en bivouac sur nos positions, les servans à leurs pièces, les conducteurs à leurs chevaux, sans dételer ; la température, très douce, nous permettait de dormir merveilleusement. Aussi la vie ne nous paraissait-elle pas désagréable.

Le lendemain 29, un mardi, première surprise : il nous arrive tout un stock de lettres en retard ; j’en avais 16 espacées du 11 août au 22 septembre ! Deuxième surprise : celle-là, désagréable ; un aéro allemand vint lancer des bombes sur Bray, au moment où nous faisions boire nos chevaux ; chez nous, pas de mal, mais deux femmes et deux officiers d’infanterie furent tués. C’était la première fois qu’il nous arrivait pareille aventure ; l’aéro semble toujours vous dominer et, instinctivement, sentant qu’on ne peut rien contre lui, on se recommande aux puissances célestes. La seule protection contre eux est dans les auto-canons, disposées spécialement pour tirer sous des angles très grands. Nous en avions deux qui, sans leur causer grand mal, leur tirent assez de peur pour mettre fin à leurs exploits. Nos 75 peuvent aussi tirer dessus, mais bien moins commodément ; nous avions appris à le faire et pûmes le leur prouver, à leur grand désarroi.

Enfin, ce jour-là, se place le « coup » du clocher de Fricourt, triomphe du capitaine C… Ce village, pris par les Allemands, était attaqué par l’infanterie qui ne pouvait plus avancer à cause du feu terrible des mitrailleuses qui, installées dans le clocher, décimaient nos malheureux fantassins. Le commandant de l’attaque nous fit demander de démolir le clocher ; désespoir du commandant B…, à qui il répugnait de détruire l’église : « Ce pauvre village a déjà tant souffert ! Ah ! que c’est triste ! » — « Ma foi, mon commandant, » dit le capitaine C…, « puisqu’il est dans mon secteur, je peux toujours essayer d’abattre le clocher, sans toucher à l’église ; à 3 800, c’est possible. » — « Soit, essayez ! ». Et le capitaine essaya. Quand il eut réglé son tir, avec une seule pièce, il prévint les officiers présens et commanda : « Augmentez d’un demi. Par 2 ! » L’obus précédent avait écorné le clocher à la hauteur de l’horloge ; les deux coups commandés tapèrent exactement en son centre ! C’était merveilleux de précision. Pour apprécier l’exactitude de ce tir, il faut savoir qu’à 3 800 mètres, une augmentation d’un demi à l’appareil de pointage signifie qu’il faut porter le tir 1m, 60 plus à gauche. Le jour où les Allemands tireront comme cela, la guerre sera finie depuis longtemps ! Inutile de dire que les mitrailleuses ne se firent plus remarquer !

Le 30, rien à signaler : nous étions de mieux en mieux dans nos abris creusés dans le remblai, pour trois hommes ; la pluie ni la fraîcheur ne nous inquiétaient. Nous y serions bien restés cent ans ! Naturellement, nous dûmes les quitter le lendemain.


XI. — SUZANNE-MARICOURT

Lorsque le groupe quitta sa position, je reçus du lieutenant orienteur l’ordre d’attendre un camarade, parti pour transmettre un renseignement, et d’aller, avec lui, en chercher deux autres qui assuraient la liaison avec l’infanterie. C’était une liaison dangereuse, car les abords du village, du côté français, étaient battus par les mitrailleuses ennemies tirant sur tout homme qui se montrait. Mon camarade connaissait l’endroit ; il préféra y aller plutôt que moi qui n’y étais jamais venu, et il partit, me laissant la garde de nos chevaux dissimulés derrière une meule de paille. Au bout d’une demi-heure qui me parut interminable, tant j’étais inquiet du sort de cet excellent garçon, j’eus la joie de le voir reparaître sans accroc, ayant pu faire prévenir à la voix nos deux autres camarades ; eux aussi passèrent sans mal, si bien que nous étions d’une gaîté folle en allant à la recherche de nos batteries. Il se préparait un « coup dur : » de l’arrière avançaient de nombreux renforts d’infanterie et d’artillerie ; nous pûmes évaluer à 70 batteries de campagne, et de lourde la force d’artillerie opposée aux Allemands ; cela nous donna une grande confiance qui ne fut pas trompée.

Sans trop de difficultés, nous retrouvâmes le groupe en position d’attente, dans un large ravin, ce qui nous permit de manger enfin quelque chose : il était 14 heures et demie, et nous n’avions pas eu une miette de « becquetance. » Enfin, après une bonne heure d’impatience, la reconnaissance partit pour la mise en batterie. Le colonel avait voulu l’indiquer lui-même au commandant, tant elle était importante : de là provenait le retard de notre entrée en action. J’étais « d’observatoire » ce jour-là, avec un ancien brigadier-fourrier de dragons, attaché, depuis sa récente arrivée, au peloton d’éclaireurs. Un autre encore, je ne sais pourquoi, nous suivit.

A peine étions-nous parvenus à un chemin légèrement encaissé, où se trouvaient le commandant et les trois servans de l’échelle, commença la plus terrible pluie d’obus que j’eusse encore vue ! Il y avait de tout : du 77, du 105, du 130 et même du 150, heureusement tous percutans, sans quoi aucun de nous n’en serait revenu. Un obus venait à peine d’éclater que le suivant arrivait. Nous comptions une explosion toutes les trois ou quatre secondes… Les premiers étaient tombés plus loin que nous, à peu près vers nos batteries, mais il y eut correction et nous nous trouvâmes exactement dans la hausse courte d’un tir d’arrosage à la française. Je m’en rendis tout de suite compte et suggérai au commandant l’idée d’avancer vers l’ennemi d’une cinquantaine de mètres, ce qui nous sortirait certainement de la zone dangereuse : ce ne fut pas son avis, et nous restâmes à la même place, sous ce feu infernal. Les remblais qui encaissaient le chemin des deux côtés, ayant à peine 70 centimètres de haut, ne nous protégeaient pour ainsi dire pas ; les éclats tombaient tout près avec un ronflement inquiétant. J’avais roulé en boule mon grand manteau que je disposai en bouclier au-dessus de ma tête et de celle d’un servant, tant on a besoin d’établir entre le projectile et sa petite personne n’importe quel obstacle susceptible de diminuer la gravité du choc… Le servant me tenait le poignet et, à chaque obus qui arrivait, m’enfonçait les ongles dans la chair avec une force extraordinaire ; on s’aplatissait contre terre avec une telle crispation qu’on aurait cru s’y enfoncer. Chose étrange, cette fois-là, je n’avais pas peur du tout : évidemment, j’avais chaud, mais ce n’était pas cet affolement du cœur que j’avais remarqué à Flainval. A quoi cela tenait-il ? Je l’ignore ; et pourtant, j’ai bien cru que c’était ma dernière heure. Plusieurs obus éclatèrent en plein dans le chemin, à quatre mètres de nous, devant et derrière. A chaque instant, les talus, dans lesquels nous nous incrustions, étaient ébranlés par la chute des « gros noirs. » J’avais retiré mon lorgnon, pour éviter les cassures des verres, en cas d’ébranlement un peu violent… Lorsque quelques secondes un peu plus tranquilles nous laissaient le temps de penser, à peine disions-nous un mot ; je revoyais tous les miens, là-bas, au Raz, où il devait faire si bon ce jour-là ; quelques épisodes de mon enfance me traversaient rapidement l’esprit ; songeant que l’on priait bien fort pour moi et que j’avais eu de la veine jusqu’à ce jour, je me disais qu’après tout, je m’en tirerais sans doute encore, peut-être avec une bonne blessure, tant est profondément ancré dans l’homme l’instinct de la conservation ! Mais aussitôt l’obus sifflait si près qu’on en sentait le vent et je ne souhaitais qu’une chose : être tué sur le coup pour ne pas souffrir ! Ces impressions diverses sont restées profondément gravées dans ma mémoire ; je ne les oublierai certainement jamais !

Enfin, un obus arrivant plus près encore, nous nous mîmes à courir le long du talus, plus en avant, en file derrière le commandant : nous fîmes ainsi une cinquantaine de mètres, et après avoir été obligés de nous plaquer à terre cinq ou six fois, nous parvînmes sans aucun mal à un endroit du chemin beaucoup plus encaissé où nous étions mieux abrités. Au bout d’un instant, le feu ennemi cessa ; il avait duré exactement cinquante minutes ! (J’avais regardé l’heure.) Alors nous respirâmes plus librement… Ce feu terrible n’avait touché personne dans nos batteries : seuls les téléphonistes et les éclaireurs.avaient été exposés et en furent quittes pour l’émotion ! Il faut avouer que ces Allemands étaient bien maladroits !

Tout heureux d’en être réchappé, je rentrai aux avant-trains, rapprochés des batteries pour la nuit ; sans paille, nous dûmes coucher sur la terre même, enveloppés dans nos couvertures : au bout d’une heure, j’avais le dos glacé ; je m’installai alors sur un avant-train où je dormis en chien de fusil, mais sans souffrir de la fraîcheur. Ainsi se passa notre première journée à Suzanne.


Cette région, où nous allions rester deux semaines, est peu pittoresque et moins jolie que la Lorraine. C’est un plateau immense, très légèrement ondulé, où de rares bosquets piquent les champs de betteraves, coupés seulement par les arbres bordant les routes ; très peu de maisons isolées, des villages plutôt pauvres, peu d’eau.

Notre emplacement était plus gai : à l’Est, l’horizon était limité par la grande route de Péronne à Albert, sur la crête du plateau dont nous occupions un flanc, et dont les Allemands occupaient l’autre ; cependant, l’avantage de la position était pour nous qui tenions le sommet avec le village.

Derrière la route, étaient nos batteries appuyées à gauche par une batterie lourde qu’en séparait un rideau de pins ; un peu en arrière, par une batterie de Rimailhos. Sur la droite s’élevait la croupe où est bâti un petit village, dominant la Somme, environ à 2 kilomètres à l’Ouest de nos pièces, et, sur la même ligne, un immense parc planté d’arbres gigantesques sous lesquels nous avions dissimulé nos avant-trains et nos échelons. Deux routes qui y aboutissaient, celle de Cappy et celle de Bray, assuraient notre ligne de communication.

Le service des éclaireurs fut, cette fois-ci, régulier et peu fatigant ; en moyenne, chacun de nous marchait un jour et une nuit sur trois.

Les premiers jours, on se battit ferme ; nous tirions beaucoup et toutes les batteries restaient, la nuit, sur leurs emplacemens. Au crépuscule, les avant-trains étaient rapprochés et dissimulés le long d’un petit bois où couchaient les conducteurs.

La première nuit, nous n’avions pour nous abriter que nos couvertures ; les suivantes, nous primes grand soin de nous munir de paille dont il existait une grande quantité de meules, et que nous entassions en botte sur les avant-trains ; en les disposant par couches épaisses sur le sol, nous avions des lits très chauds, abrités du vent par les arbres qui nous environnaient, en somme très confortables, tant que la pluie ne s’en mêla pas, auquel cas nous étions, malgré nos précautions, quelque peu humectés… Les fantassins qui couchaient à côté de nous dans leurs tranchées s’étaient vite aperçus que nous étions des mines de paille fraîche et s’en emparaient régulièrement, aussitôt après notre départ : chaque jour, nous étions obligés de recommencer cette corvée.

Aux pièces, les servans étaient encore mieux que nous : leurs chambres, — abris larges et profonds, bien recouverts de paille et de terre, — étaient très chaudes, et la pluie n’y pénétrait pas.

L’observatoire du commandant était derrière une meule, un peu en arrière de la route : c’était un endroit particulièrement « malsain » que nous dûmes quitter. Les beaux arbres de cette malheureuse route, hachés, troués, cassés, formaient un décor lamentable et présentaient à l’ennemi un point de repère grâce auquel il réglait son tir d’autant plus facilement qu’il l’observait du haut d’une cheminée de briqueterie. Aussi, les postes de nos officiers furent-ils copieusement arrosés. Le même jour fut tué le capitaine C… Les capitaines G… et V… reçurent des éclats, le premier à l’épaule, le second, dans son képi, au ras du front. Deux jours auparavant, une de nos meules avait été incendiée et, en pleine vue, les téléphonistes replièrent leur poste et allèrent s’installer au nouvel observatoire, sous une pluie de mitraille. Le commandant, émerveillé de leur courage, les récompensa par des galons ; ils ne les avaient pas volés, car leur fonction était vraiment des plus dangereuses, et il serait difficile de dire combien de fois ils ont dû installer, réparer ou relever leur ligne sous un feu terrible ; n’ayant la plupart du temps rien mangé de toute la journée, parce que leur porter la soupe les eût immédiatement fait repérer ; abrités tant bien que mal dans de petites tranchées qu’ils ne pouvaient préparer qu’avant le jour, sous peine d’être vus. Ils n’avaient pas un instant de repos, continuellement attentifs à transmettre, sans fautes, les ordres des officiers.

Ils donnèrent une nouvelle preuve de leur courage, le jour où fut touché notre pauvre capitaine C…, en le transportant de l’observatoire à la batterie, sur l’échelle recouverte de leurs manteaux et de leurs couvertures, en pleine vue. Les artilleurs allemands avaient bien remarqué ce groupe de quatre hommes transportant au pas un brancard, et se doutaient de ce dont il s’agissait ; ils le prouvèrent bien, les sauvages, en tirant sur ces braves gens quatre salves de 130 fusans, les plus mauvais de leurs obus ! Par miracle, personne ne fut atteint, et le capitaine arriva à ses chères pièces sans nouvelle blessure. Celles qu’il avait reçues étaient malheureusement mortelles : le poignet droit était sectionné et ne tenait plus au bras que par un lambeau de peau ; un éclat avait perforé les intestins et déterminé une hémorragie très violente. Sans une plainte, il commença par donner ordre à l’adjudant-chef de le remplacer à son poste avec ses téléphonistes qu’il remercia ; puis, appelant le plus ancien sous-officier présent, il lui remit l’argent de sa batterie et tous les papiers qu’il signa de la main gauche, sans oublier une recommandation. Les servans s’étaient rapprochés, les larmes aux yeux ; il leur dit, d’une voix déjà lointaine, combien il les remerciait de leurs vaillans services, du dévouement et du courage dont ils avaient constamment l’ait preuve ; c’était, pour lui, la plus grande joie qu’il eût souhaitée de mourir à l’ennemi, au milieu de sa chère batterie avec laquelle on avait si bien travaillé, et ses yeux brillaient d’un feu étrange, tandis que ses hommes l’écoutaient, oppressés : « Enfin, dit-il, mes chers amis, vous aurez le grand bonheur que je n’ai fait qu’entrevoir : vous verrez notre pays victorieux ! Je voudrais vous serrer la main à vous tous que j’aimais tant ; que l’un de vous s’approche et me donne la main ; là… c’est pour toute ma batterie… » Tous pleuraient lorsque les brancardiers vinrent le chercher pour le soigner à Suzanne ; il était déjà presque sans connaissance, mais demanda pourquoi l’on ne voulait pas le laisser mourir dans sa batterie… « Vous emportez mon corps, ma vie reste ici ! »

Ce jour-là, — dimanche 4 octobre, — j’étais aux avant-trains lorsqu’on vint nous annoncer la terrible nouvelle de la blessure du capitaine et demander le médecin. Mon cheval était sellé : j’allai au poste de secours chercher une voiture pour le transport, et je l’amenai ainsi presque à la batterie. Une douloureuse stupéfaction s’était emparée de nous tous en apprenant que le capitaine était en danger, et lorsque je le vis tout pâle, les yeux déjà révulsés, son long corps sans force ; je fus pris d’un découragement immense en pensant que personne ne remplacerait un si bon officier ! Il me reconnut et fit un signe des yeux pour me remercier… J’étais bouleversé ! Quelques sous-officiers vinrent le voir ; tous étaient en larmes. Le docteur dit qu’il essaierait une opération si le blessé avait encore assez de forces ; il fallut renoncer à ce dernier espoir, et le capitaine C… mourut sans une plainte, dans la nuit du 5. Ses dernières paroles furent pour remercier les médecins de leurs soins et dire son bonheur de mourir pour la France. Deux jours après, cul lieu son enterrement auquel purent seulement assister quelques sous-officiers ; un ordre du jour du colonel rendit hommage aux qualités supérieures de cet excellent officier… et ce fut tout… Ses hommes ont gardé son souvenir ; ils en parlent souvent avec tant de regrets !

Ces événemens nous firent agir avec encore plus de prudence, si possible, dans l’installation des postes d’observation : notamment, ainsi que je l’ai dit, le commandant changea le sien. On était vraiment fort mal. Notre tranchée, très peu profonde et évasée, n’offrait qu’un abri très imparfait ; quand les « zinzins » tombaient trop près, nous nous étendions au fond du trou, avec une seule botte de paille au-dessus de nos têtes, précaution utile, sans laquelle j’aurais reçu un éclat en pleine figure : là encore, j’avais eu de la veine ! Le ciel était sillonné de projectiles, tellement que nous ne reconnaissions plus les Français des Allemands ! Au point de vue des ordres à porter, nous fûmes assez tranquilles ; on ne nous en donna que deux à chacun, les miens pour le capitaine V… En nous quittant, nous nous serrâmes la main, mon camarade et moi, avec un « bonne chance !… » Pour aller à mon poste, je devais d’abord franchir quelques mètres en pleine crête ; ensuite, en longeant le fossé au bord de la route, j’étais caché. La première fois, je ne pris peut-être pas assez de précautions, car « ils » me tirèrent dessus ; mais la seconde, je rampai délibérément et me trouvai, au détour d’un arbre, face à face avec un pauvre petit fantassin de chez nous qui avait le crâne fracassé… Frisson !… Mon camarade revint, lui aussi sans mal, et nous passâmes le reste de notre journée sans autre aventure, moitié causant, d’ailleurs avec beaucoup d’entrain, moitié dormant pour tromper la faim qu’aucune soupe ne nous permettait d’apaiser.

Un incident de la matinée avait été l’arrivée du capitaine V…, sans képi. Il dit au commandant, avec son calme imperturbable, qu’il venait passer un moment à l’abri avec lui, car il était repéré. « Ces imbéciles-là m’ont troué mon képi ; c’est abominable ! » disait-il avec son air de petite-maîtresse… Coquet comme un officier de cavalerie. De très beaux yeux clairs comme le jour, qui jamais ne clignèrent devant le danger et nous fixaient, parfois rieurs, pour souligner une plaisanterie quelconque ; quoiqu’il nous traitât avec quelque hauteur, nous avions très grande confiance en lui : les hommes, au fond, l’aimaient bien… Il causa quelques instans, disant qu’il ne pourrait plus retourner à Reims maintenant qu’on lui avait démoli « sa » cathédrale qu’il avait toujours vue et aimée dès son enfance… « Oui, mon commandant, c’est abominable ! » — « Euh ! euh ! disait l’autre, j’ai une petite maison en Argonne, — et il tirait une grosse bouffée de sa pipe de bruyère toujours rivée à ses dents ; — ces animaux-là l’ont complètement chambardée… » — « Et chez moi, mon commandant, 50 obus, pas 49, 50 obus dans ma maison ! C’est grossier, vraiment, c’est inconcevable ! » Et il blaguait ainsi, tranquillement, avant de retourner à son poste qui était presque entièrement bouleversé.

La journée s’écoula pour nous sans autre incident notable ; les Allemands ne purent en dire autant. Vers le soir, un instant avant de rentrer à leurs pièces, nos officiers aperçurent tout à coup une force d’infanterie d’à peu près 800 hommes, progressant par bonds dans notre direction, sans tirer un coup de fusil, à environ 900 mètres. Ils avaient pu approcher sans être aperçus, grâce à la faible visibilité de leur uniforme qui se fondait parfaitement avec le terrain ; les reflets de leurs baïonnettes seuls avaient attiré l’attention ; il était temps d’agir ! Ce fut terrible ! La 6e tira à balles, la 5e à explosifs, en fauchant ; en moins d’une minute, l’attaque ennemie fut complètement anéantie ; les sections étaient rasées par rangs entiers, et l’effet de nos obus fut tel que, seuls, deux hommes, — dont un semblait blessé, — se relevèrent au milieu des corps de leurs camarades et s’en retournèrent vers leurs lignes, appuyés l’un contre l’autre : tous les autres étaient tués ou blessés !


Je mettais naturellement mes jours de repos à profit pour tâcher de me faire une vie aussi confortable que possible.

Notre coiffeur travaillait tous les jours ; aussi vit-on tomber toutes les barbes hirsutes que nous avions fait vœu de porter pendant la durée de la guerre. Redevenu ainsi plus présentable, je me mis à la recherche d’une femme disposée à laver mon linge et à me faire un peu de cuisine chaude et abondante, qualités peu fréquentes à l’ordinaire. Je dénichai la ménagère rêvée qui, peu à peu, devint tout à fait notre amie. Dans les derniers temps de notre séjour, nous trouvâmes même à coucher dans cette maison pourtant bien remplie par les quatre gosses de la patronne ; notre présence l’aidait à triompher de la peur d’un bombardement de nuit, lequel, d’ailleurs, n’a jamais eu lieu ; mais comme il pleuvait et faisait froid, nous étions ravis d’être à l’abri.

Nous causions longuement aux repas : elle nous racontait le passage des Allemands à Suzanne, au mois d’août, leur retraite ensuite, ses angoisses au sujet de son mari qui combattait dans un régiment territorial ; enfin, c’était toujours la guerre qui revenait dans nos conversations. « Pourvu qu’ils ne passent pas une fois encore ! je m’en irais, voyez-vous, j’emmènerais mes pauvres infints ! » disait-elle avec cet accent épouvantable des gens du Nord. Mais, nous la rassurions en lui disant que, là où nous étions, l’ennemi n’avançait jamais. C’est en causant avec les habitans des pays envahis que l’on se rend bien compte de la tâche du soldat : les garantir jusqu’à la mort contre l’envahisseur. Les troupes ont bien plus de détermination pour défendre leur propre sol que pour attaquer l’ennemi chez lui. J’ai remarqué que nous étions moins acharnés lorsque nos positions étaient éloignées de tout groupement de maisons ; la vue d’un toit à protéger suffisait pour nous rendre inébranlables. On aurait dit que les habitans s’en rendaient compte par l’empressement qu’ils mettaient à revenir chez eux dès que leurs maisons étaient, à nouveau, dans nos lignes, même en pleine zone dangereuse ; cela semble de l’héroïsme pour les autres, pour eux c’est tout naturel : « Vous y êtes bien, » nous disaient-ils, « alors, pourquoi pas nous ? » Cela nous encourageait : nous étions très bien disposés pour ces braves gens, et désireux de leur rendre service, selon nos moyens, tandis que nous avons toujours eu une sorte de mépris pour ceux qui avaient fui devant l’invasion et ne revenaient plus derrière nous. En temps de guerre, on devient difficile sur le chapitre du courage et l’on est véritablement surpris et dégoûté, — c’est le mot, — quand on remarque son absence : aussi émet-on, quelquefois, des jugemens sévères pour « ceux qui tremblotent… »


Lundi 12, était mon jour d’observatoire. Nous étions deux : notre seule distraction fut une série de tirs très bien dirigés par nos différentes batteries sur plusieurs aéros ennemis qui devinrent moins curieux. Nous apprîmes notre prochain départ, probablement vers le Nord, où on se battait sérieusement : les coloniaux devaient rester sur place, tandis que nous filerions vers une destination nouvelle.

C’est la dernière fois que je me trouvai en liaison avec le commandant P… Il était très gentil pour nous, et j’aimais beaucoup l’entendre donner des ordres pour combiner des attaques ou organiser notre défense ; il avait une grande initiative et ne laissait pas l’ennemi tranquille un seul instant. Je me souviens de notre joie quand il lit bombarder par le Kimailho un village où il cantonnait habituellement… Cela me rappelait absolument les livres de la Guerre en rase campagne du commandant Driant, qui passionnèrent mes quinze ans !

J’ai noté également ce jour-là « brume et pluie… » Ce changement de temps nous désolait, car il nous annonçait les mauvais jours d’hiver et le redoublement de nos fatigues.

Une impression un peu plus intéressante se rapporte aux tirs de nuit exécutés presque journellement par la batterie qui restait en position. Comme l’obscurité rend impossible tout pointage et tout réglage, le tir est préparé pendant le jour et réglé sur des piquets-repères, auxquels on fixe une lanterne au moment de commencer le feu ; de cette façon, on peut arroser une zone de terrain que l’on croit occupée par l’ennemi et le gêner terriblement ! Sans doute, le tir de nuit est très lent, à cause de la nécessité d’éclairer le déboucheur, le pointeur et le tireur avec une seule lanterne, — plusieurs lumières nous feraient découvrir, — et cela pour chaque coup. C’est d’ailleurs très décoratif !… Les hommes en manteau, le cou enveloppé dans d’épais cache-nez, la tête couverte du passe-montagne, sont encore à moitié engourdis par le sommeil et saisis par le froid : le plaisir de jouer un mauvais tour aux Allemands et la manœuvre de la pièce ont vite fait de les réchauffer, et, comme toujours, ils regrettent que le tir soit si peu fourni !… Les commandemens sont transmis à voix basse, car, la nuit, la voix porte loin, et il est inutile de donner à l’ennemi la plus petite indication sur notre position ; avec un bâillement, le chef de pièce éclaire ses hommes, on charge… « Feu ! » L’obus file en criant, et son éclatement nous remplit d’aise… La nuit, en effet, le bruit des projectiles dans l’air est tout différent de celui qu’ils font pendant le jour ; cela tient probablement à l’humidité ; toujours est-il qu’ils ont une chanson très méchante, un peu assourdie, qui donne aux attaques de nuit un aspect terrifiant. C’est fini, on éteint la lanterne-repère et on s’enfile vivement dans le calbot, où l’on se pelotonne douillettement l’un contre l’autre, pour reprendre le sommeil interrompu… Dirait-on vraiment qu’on vient de tuer ? L’écho assourdi de la réponse allemande nous parvenait parfois ; ils tiraient sans conviction et naturellement sans nous faire le moindre mal, pour montrer qu’ils ne dormaient pas… « Cause toujours, ma grosse, tu m’intéresses ! » disait, en s’étirant, mon voisin.

Jeudi 13, nous étions tranquilles comme d’habitude, au parc, lorsque l’apparition d’un aéro allemand, se rapprochant de nous à toute allure, nous causa quelque émotion… Rien que quelques mousquetons pour l’inquiéter… nous étions à sa merci et attendions la bombe avec inquiétude, nous abritant autant que possible derrière les arbres… « Planquez-vous ! » Tout le monde à terre… Ce n’est rien, ce n’est pas une bombe… l’aéro passe, laissant descendre une foule de papiers blancs, évidemment pour signaler notre présence à une batterie qui, tout à l’heure, nous portera le bonjour. Mais, — surprise ! — un de nous ramasse un de ces papiers et constate que c’est une proclamation imprimée en français : « Les Allemands, dit-elle, traitent très bien leurs prisonniers, selon toutes les lois internationales et la plus grande humanité ; les 400 000 prisonniers ( ! ) alliés internés en Allemagne sont très heureux de leur sort. Conclusion : n’hésitez pas à passer dans nos lignes, braves Français, nous vous accueillerons à bras ouverts !… »

C’est enfantin ! Quelle idée ont-ils donc de notre moralité pour nous dire de telles bêtises ?

Précisément, deux jours avant, nous avions eu l’occasion d’interviewer un Allemand, pris en portant par erreur la soupe dans les tranchées françaises construites pendant la nuit, au lieu d’aller ravitailler ses congénères ; c’était un jeune instituteur, l’air intelligent et vif, et j’ai pu, rappelant mes souvenirs d’allemand, causer un bon moment avec lui. Entre autres choses intéressantes, il me dit que les Autrichiens avaient complètement battu les Russes (on venait de nous annoncer leur retraite de Galicie), qui, à Tannenberg (Prusse orientale), avaient aussi été écrasés par les Allemands ! Quelques jours auparavant, nous avions appris la victoire russe d’Augustovo… Je n’essayai même pas de le détromper, j’y aurais eu trop de peine ! Il nous trouvait beaucoup moins méchans qu’on ne le lui avait dit, et nous remercia bien des cartes et des cigarettes que nous lui donnâmes avec un bout de pain ; au demeurant, persuadé de la victoire finale de ses compatriotes, injustement attaqués par la France et l’Angleterre… Toujours la même, chanson ! Quelle terrible surprise pour les Allemands, lorsque l’histoire leur montrera, implacable, à quel point ils ont été trompés, bafoués, conduits par le bout du nez par leur Empereur et la caste militaire !

Le 13, un ordre du jour porta à notre connaissance la fameuse circulaire adressée à tous les officiers par l’état-major allemand, et dont une phrase commençait ainsi : « Si nous voulons tâcher d’égaler l’artillerie française… » Il y était aussi question de l’habileté des Français à se cacher des aéroplanes, « qui ne découvraient pas leurs positions, » et de l’audace de leurs aviateurs que les pilotes allemands devraient imiter… Ce document symptomatique, qui a été reproduit longtemps après par la presse française, nous avait vivement intéressés : on l’avait trouvé sur un colonel allemand fait prisonnier.

Enfin, vers le soir, nous parvint, par la voie des journaux, une grave nouvelle, celle de la prise d’Anvers. Elle nous causa bien une certaine déception, mais je pris la parole avec véhémence pour rassurer les camarades et leur démontrer, d’une façon irréfutable, « qu’il n’y avait pas là de quoi se frapper. » Ils furent convaincus ; cela valait mieux que de les laisser en proie au doute qui les aurait amenés à désespérer de l’issue de la guerre, par une pente toute naturelle. D’ailleurs, je pensais vraiment que, puisque l’armée belge était sauve, il n’y avait que demi-mal.


XII. — ALBERT — LA BOISSELLE :

Dimanche 18, en pleine nuit, nous quittons Maricourt, afin de nous trouver à la pointe du jour un peu à l’Est d’Albert, face à La Boisselle, pour soutenir une attaque sur ce dernier point : marche très pénible, à cause de l’obscurité, de la pluie et de la fraîcheur. Il y a devant nous de l’artillerie lourde, précédée elle-même par de l’infanterie, qui avance très lentement ; nous marchons comme des tortues, nous arrêtant à tout instant ; c’est énervant au possible ! Notre rôle d’éclaireurs, en marche, est de jalonner la route pour les batteries qui nous suivent, tandis que l’officier orienteur nous précède et reconnaît le bon chemin ; de jour, c’est excessivement facile, mais, de nuit, c’est pénible, — particulièrement quand il fait très sombre, — à cause du sommeil qui nous poursuit, nous couche sur nos sacoches, et contre lequel il faut continuellement réagir. On s’endort ainsi, souvent, une ou deux minutes, jusqu’à ce que l’appel d’un camarade « qui ne vous voit plus » vous réveille en sursaut, ou que le cheval bronche sur un caillou.

Enfin, nous approchons de notre position de batterie ; un combat de nuit est engagé ; la fusillade crépite, tandis que les grosses pièces « balancent » de terrifiantes marmites qui geignent lamentablement dans le brouillard, et que les fusées éclairantes inondent le sol d’une nappe de lumière crue, aveuglante ; c’est une impression sinistre, quoique l’on soit, évidemment, plus en sécurité qu’en plein jour.

Je suis encore « d’observatoire. » Il faut se hâter de s’installer ; le jour se lève, et bientôt nous serons vus. Nous gagnons rapidement la meule, — il y a toujours une meule ! — auprès de laquelle est déjà creusée une excellente tranchée… Pas de trous à faire, on pourra au moins grignoter tranquillement un bout de pain et un peu de chocolat. Nos trois capitaines ont leur téléphone à côté de nous, et quand le jour permet d’y voir suffisamment, le feu commence. C’est excessivement intéressant, le réglage dans de telles conditions : chacun, pour son compte, fait les corrections nécessaires, qu’annonce tout haut le capitaine ; nous pouvons, de cette façon, apprécier nos dispositions à commander un tir. Nous bombardons des tranchées et des batteries ennemies à environ 3 500 ; eux ne peuvent apercevoir nos pièces, mais notre poste est en pleine vue, à gauche devant et à droite. Ce ne sera pas drôle quand il faudra communiquer !

La matinée commence tranquille, simplement troublée par l’éclatement prématuré d’un de nos shrapnells, dont les balles sifflent à quelques mètres de nous. Les Allemands ne nous tirent pas dessus, c’est vraiment remarquable ! Mais voilà qu’il faut un agent de liaison au général qui commande l’attaque ; le lieutenant de réserve, un garçon tout à fait charmant, m’emmène ; il est aussi grand que moi, et, après nous être défilés, pliés en deux, pendant quatre cents mètres, nous arrivons en pleine vue des Allemands. A quoi bon « se planquer ? » Et nous nous redressons de toute notre hauteur, ce qui est moins fatigant, gardant simplement notre képi à la main comme dernière concession au sacro-saint principe du défilement. Les Allemands deviennent décidément économes de munitions, car ils n’estiment pas utile de tirer, comme ils n’auraient pas manqué de le faire au début de la campagne, sur ces deux insolens « poilus » qui osent se montrer ! Le poste du général n’est plus qu’un simple chemin creux que quelques artilleurs « améliorent, » c’est-à-dire transforment en tranchée ; l’ennemi est à 2 000 mètres ; heureusement qu’il ignore l’importance de ce groupe d’officiers et d’agens de liaison ! Quel beau coup, s’il « descendait » un état-major de brigade ! Heureusement il n’a rien vu et il ne verra rien de toute la journée, trop occupé à se défendre contre nos attaques.

Il y en a déjà eu une qui est arrivée à 100 mètres de La Boisselle, mais les mitrailleuses nous ont empêchés d’avancer ; on prépare la seconde avec du 75 et du Rimailho : ce bombardement est des plus réjouissans ! Les 155 sont des obus terribles dont les ravages, énormes démoralisent les troupes les plus décidées ; à 2 kilomètres, — le vent porte vers nous, — on distingue les hurlemens des éclats volant dans tous les sens !

La journée se passe ; les abris sont terminés ; les officiers s’y installent et je les écoute causer de la défense de Paris, du changement de ministère qui est arrivé si à propos, de nos premiers échecs déjà réparés et de la certitude que nous avons maintenant de « les tenir. » Je ne puis rien dire à cause de mon grade et je le regrette, car je suis capable de comprendre, comme eux, et je souffre de mon ignorance des faits qu’ils connaissent mieux que moi.

La nuit tombe, nous rentrons au moment où se décide une troisième attaque ; nous passerons la nuit sur notre position, pour soutenir, s’il en est besoin, notre infanterie ; les hommes s’installent dans leurs « chambres, » tandis que je me mets en route avec un peu d’inquiétude pour remplir la mission suivante : « Allez porter ces deux plis à l’échelon et au premier groupe ; impossible de vous renseigner sur leurs positions ni de vous donner le mot qui ne nous est pas encore parvenu ! » Par bonheur, je rencontre, en route, un camarade qui venait de l’échelon et m’y accompagne, sans quoi je me serais infailliblement perdu, tant il faisait noir (d’ailleurs, je ne connaissais pas les chemins). Un peu plus loin, un lieutenant de réserve me donne le mot. Nous repartons à la recherche du premier groupe, riant et blaguant, tandis que nos chevaux hennissent à qui mieux mieux. Avec une veine colossale, nous trouvons facilement les officiers que nous cherchions et, après m’être acquitté de ma mission, je veux revenir par le chemin que nous avons déjà pris et qui est assez long ; mon compagnon veut en chercher un plus court ; je le suis… Quelle équipée ! Après avoir failli tomber dans un canal, nous manquons de nous enlizer dans un marais que nous avions pris pour un honnête pré. Enfin, après bien de la peine, nous nous dépêtrons des fils de fer au milieu desquels nous étions tombés, — mon cheval s’en était introduit un entre le fer et le sabot, et comme nous n’avions pas de pince pour le couper, il fallut le casser à la main : vingt-cinq minutes de rage ! — et nous manquons d’écraser une sentinelle qui ne veut pas nous laisser passer : de surprise, j’ai oublié le mot qui doit m’ouvrir tous les passages !

Pour en finir, nous reprenons notre premier chemin, parti le plus sage, puisque c’est la seule voie qui nous soit connue.

Il est très tard, naturellement, lorsque nous retraversons Albert : impossible de rien trouver dans cette malheureuse ville complètement abandonnée et presque entièrement ruinée ! Les Allemands se sont acharnés particulièrement sur l’église ; ils sont si maladroits qu’elle n’a presque rien reçu, mais toutes les maisons qui l’environnent sont détruites ! Ce vide et ce silence de mort sont lugubres et donnent une impression d’épouvante et de cauchemar : muets d’horreur et de rage, nous allongeons insensiblement l’allure pour quitter cette cité de malheur, et arrivons enfin vers minuit et demi à notre bivouac, non sans avoir eu, une fois de plus, maille à partir avec des fils de fer de clôture.


XIII. — EN PAS-DE-CALAIS — MONCHY

Une grande étape, le mardi 20 ; par Hénencourt, Senlis, Hédauville, Forceville, Bertrancourt, nous arrivons en Pas-de-Calais, à Couin. Pays très laid, village effroyablement pauvre, sans la moindre ressource ; beaucoup de troupes, nous y recevons des hommes du dépôt. Couché dans une maison abandonnée, sur du foin.

Le lendemain, nous continuons à monter vers le Nord, par Hénu, Gaudiempré et Humbercamps, rencontrant en chemin un régiment de goumiers et de spahis : drôles d’uniformes, un peu effarans, mais quels beaux chevaux !

La maîtrise de Monchy et de ses abords était d’une grande importance pour les Allemands ; au moment de la prise de contact dans cette région, les Français les avaient d’abord refoulés progressivement, village par village, puis, devant des forces supérieures, ils avaient, momentanément, plié, mais, finalement, s’étaient à nouveau rendus maîtres du terrain précédemment occupé par eux, sauf Monchy, qui formait une pointe saillante des lignes allemandes, menaçant notre front : nous allions tenter de l’enlever.

La préparation de l’attaque débuta par de nombreuses reconnaissances d’avions ; presque chaque jour, nous étions attaqués par des avions allemands, mieux armés et plus rapides, mais nous veillions au grain et, sitôt que nous le pouvions, tapions dans les taubes avec joie ! Puis, la lourde entra en action pour démolir les batteries et les gros abris ennemis.

Enfin, le 75 eut aussi à donner de la voix, non contre le 77, car il y en avait très peu, mais contre les tranchées de la Garde devant Monchy. Ce bombardement avait lieu tous les jours, deux fois, pendant 5 minutes, à 50 coups par batterie. Au signal donné, les 12 batteries de 75, appuyées par les deux de lourde, ouvraient le feu. Chaque seconde apportait l’écho d’un coup tiré et d’un éclatement ; le tapage était infernal et affolant et, pour nous qui, de l’observatoire, pouvions merveilleusement voir les coups porter, c’était un spectacle féerique, diabolique, inouï ! A 300 mètres, à droite et à gauche du village, et tout le long de sa lisière, il tombait un obus tous les 12 mètres, en tir progressif fauché, tantôt à balles, tantôt à explosifs ; quand, au bout d’un instant, les coups se faisaient plus espacés et cessaient enfin, nous laissant les oreilles bourdonnantes, nous apercevions deux nuages d’épaisse fumée blanche (pour les shrapnells) et noire (pour les explosifs) flottant doucement au-dessus des premières maisons, trouées ça et là par la flamme d’un incendie. Une demi-heure, nouveau bombardement dans les mêmes conditions ; la nuit étant alors tombée, ce n’était plus des flocons de fumée qui nous révélaient la chute des obus, mais la flamme de leurs éclatemens ; on eût dit une rampe de lampes électriques s’allumant à la cadence des étincelles des magnétos, comme on en voit aux stands d’automobiles au Salon de l’Auto. On ne peut se douter de ce qu’est le tir du 75 tant qu’on n’a pas vu un pareil spectacle.

Les ravages produits par ces bombardemens durent être terribles, car nos aviateurs nous rapportèrent que les tranchées, entièrement bouleversées, étaient remplies de cadavres, et que, sur plus de 400 mètres en arrière, la terre était, positivement, cachée par les corps de ceux qui avaient, vainement, cherché leur salut dans une fuite impossible ! Et cela dura six jours, avec une petite ouverture matinale de quelques coups au grand concert du soir.

L’excitation produite par cette chose extraordinaire à laquelle nous assistions était telle, que les fantassins et les officiers sortaient des tranchées et se dressaient sur le parapet, à mi-corps, et même de toute leur hauteur, pour mieux voir le jour, les Allemands nous envoyèrent 8 shrapnells dont les balles tombèrent à un mètre de nous : ce n’est qu’aux trois derniers que nous nous aperçûmes que c’était sur nous qu’on tirait ! À ce moment, on nous eût permis d’aller en avant, que nous serions partis à l’assaut, armés simplement de nos revolvers !

Le mardi 27, je fus attaché comme agent de liaison au poste de commandement du commandant chef de l’artillerie de notre secteur. Il était installé à la mairie-école de Berles-au-Bois, qui avait vraiment l’allure d’un quartier général, avec ses fils téléphoniques partant dans toutes les directions et les nombreux officiers et estafettes allant et venant continuellement. Prenant mon service dès le jour, je restais d’ordinaire dans la salle du conseil municipal, aménagée à présent en central téléphonique, en compagnie des autres « liaisons » dormant, causant et lisant quelques livres puisés dans la bibliothèque de l’instituteur, entre autres, la Guerre et la Paix de Tolstoï. A chaque instant, il y avait à transmettre des communications aux différens chefs d’unités dépendant du commandant ; c’était intéressant pour nous qui pouvions, ainsi, comprendre ce qui se passait.

Le jeudi paraissait devoir s’écouler aussi calme que les jours précédens, lorsque une, puis deux, puis trois, puis encore beaucoup d’autres marmites de 150 vinrent nous rappeler que nous n’étions pas là pour nous amuser et que nous ferions bien d’aller voir à la cave comment on s’y trouvait !… On y transporta les appareils téléphoniques et, en nous tassant beaucoup, nous trouvâmes tous notre place, officiers et agens de liaison. Les Allemands bombardaient copieusement le village et il paraissait assez malsain de risquer le nez dehors ; plusieurs fantassins avaient eu à s’en plaindre. Les chasseurs à pied s’étaient, eux aussi, soigneusement abrités, et nous attendions tous avec philosophie que les artilleurs de la Garde en eussent assez pour reprendre nos occupations, momentanément interrompues ; ce fut l’affaire de deux heures ; après quoi, nous sortîmes prendre l’air et inspecter les lieux : les dégâts étaient, surtout, matériels, quelques maisons démolies, sans grand mal pour les habitans ou les soldats. Mais, mon pauvre « Ebrard » l’avait échappé belle ! Un gros obus, éclatant dans l’écurie où je le mettais habituellement, avait démoli le toit et le plafond dont les débris couvraient mon cheval ; par un hasard inouï, il n’avait pas la moindre égratignure, ce que je constatai avec joie, après l’avoir épousseté et débarrassé de tous les plâtras qui le saupoudraient, lui donnant un air ridicule encore accru par l’émotion de ce fâcheux contretemps. J’ai déjà dit que ce prodigieux animal était doué d’une résistance peu commune, et il m’en donna une fois encore la preuve, en dévorant toute son avoine, comme si rien ne s’était passé !

Les jours suivans, nous dûmes rester à la cave, par suite d’un bombardement peu nourri, mais continuel. C’est à ce moment-là qu’eurent lieu les attaques de Monchy par nos braves fantassins. A chaque fois, ils parvinrent aux fils de fer protégeant les premières tranchées ennemies : — deux compagnies pénétrèrent même dans le village ; cernées toute la journée, elles parvinrent à s’en échapper le soir et à regagner nos lignes ; — mais le feu des mitrailleuses allemandes arrêtait net toutes nos tentatives de franchir cette zone découverte. Trois jours de suite, nous renouvelâmes ces attaques sans plus de succès ; nos pertes furent sérieuses, mais les Allemands en avaient éprouvé de plus terribles, du fait de notre artillerie. Nous suivions la marche des attaques au téléphone ; c’était d’abord les ordres concernant leur préparation par l’artillerie ; puis, l’avance lente de l’infanterie et des sapeurs du génie qui devaient couper les fils de fer, bouleverser les barricades et les tranchées, à l’aide de pétards à la mélinite ; ensuite, le dispositif de l’attaque elle-même. Les minutes passaient, longues… et les nouvelles arrivaient, espacées, brèves… « Le feu de l’artillerie parait avoir causé de fortes pertes à l’ennemi. » — « L’attaque est partie à 16 h. 30. » — « Nos troupes sont à 50 mètres des tranchées ennemies ; à tel endroit, deux sections ont enlevé une barricade et sont maîtresses des premières maisons du village. » — « Malgré plusieurs assauts, il n’a pas été possible d’arriver aux mitrailleuses ennemies qui nous font beaucoup de mal ; le combat continue. » — « Nous suspendons l’attaque ; on va établir des boyaux de communications avec les deux sections isolées pour le ravitaillement et les renforcer, de façon à conserver le terrain gagné. » Et plus tard, le compte rendu des pertes : 200 tués, autant de blessés… Toutes ces paroles portant l’espoir ou l’inquiétude qui frappaient le récepteur avec la même sonorité métallique, que de sentimens divers elles éveillaient en nous, forcément passifs par notre rôle même, mais dont l’esprit, tendu comme la corde d’un arc, agissait en même temps que nos camarades dont nous entrevoyions, fugitivement, là-bas, le sublime effort !

La dernière attaque eut lieu le 1er novembre.

Le 2, dans tous les villages de notre front, fut dite la messe de la Toussaint. L’église était trop petite pour contenir la foule de soldats de tous les régimens qui se pressaient pour l’entendre ; beaucoup durent rester dehors, aux portes, tête nue, l’oreille tendue vers le chœur d’où parvenait, comme un murmure, la voix de l’aumônier, des servans et quelques mesures des chœurs chantés par tous les assistans. Dans le cimetière, autour de l’église, beaucoup de tombes fraîches surmontées d’inscriptions de la veille, avec la mention : « Mort pour la patrie. » Au loin, le canon grondait, inlassablement… Les mots de patrie, de victoire, de mort, de paradis, revenaient dans les paroles du prêtre : que de belles choses à dire devant un tel auditoire composé d’hommes auxquels la lutte et la mort sont devenues si familières ! en avait-il jamais rencontré un aussi favorable, aussi bien disposé à comprendre ? Un écrivain de talent aurait fait une bien jolie page en dépoignant ce poignant tableau, d’ailleurs reproduit à tant d’exemplaires, car à la même heure, dans toutes les églises près de la ligne de feu, c’était la même cérémonie si touchante, le même pieux pèlerinage de tous les combattans, tous membres de la même famille, la même évocation des camarades dont nous célébrions la glorieuse mort à l’ennemi. Derrière le front, dans le pays que nous avions garanti de l’invasion, on n’a pas vu de si belles choses !

La journée fut calme, plus de marmites, plus d’ordres à transmettre ! Je passai un bon moment avec deux chasseurs parisiens : le plus vieux, ingénieur ; l’autre, de ma classe, danseur de café-concert. Cette différence de condition et d’âge ne les empêchait pas d’être les deux meilleurs amis du bataillon. Les renseignemens, — les « décisions » comme on dit au régiment, — les plus récens, pronostiquaient notre prochain départ dans le Nord, où, paraît-il, on se battait ferme. Tant mieux, on verra du pays !

C’est, en effet, le lendemain que nous quittâmes la position de Monchy, regrettant nos merveilleux abris, qui, cette fois, étaient de vraies maisons souterraines, avec leurs cheminées creusées en terre, leurs escaliers tournans pour éviter la pluie et le vent, et leur toit de 0m, 80 d’épaisseur. Durant ce séjour de plus d’une semaine, nous n’avions pas eu de pertes à déplorer du fait de l’artillerie ennemie qui nous tira rarement dessus ; mais un accident stupide vint, un soir, jeter la consternation parmi nous. Les servans d’une pièce avaient mal construit leur abri, imprudemment étayé sur des murs de betteraves et de terre peu solides, et tout à coup, vers 10 heures du soir, la pluie fit s’écrouler le tout sur la tête des sept malheureux qui dormaient paisiblement. L’un d’eux put donner l’alarme. En un instant, tous les hommes se précipitèrent au secours de leurs camarades ; mais la couche de terre qui les ensevelissait était épaisse, et il fallut de longues minutes avant de les dégager. Les trois derniers ne respiraient plus quand on les retira ; des tractions rythmées fort longues en firent revenir deux à la vie ; quant au troisième, tout effort fut inutile ! N’est-il pas écrasant, ce destin qui permet à un homme d’échapper à la mitraille pendant trois mois, pour le laisser périr misérablement étouffé sous des betteraves ? Plus que les obus et les balles, cet accident nous faisait sentir notre faiblesse.


XIV. — MARCHE VERS LE NORD

L’étape du mardi, 3 novembre, fut longue et rapide : passant par La Herlière, Avesnes-le-Comte et Berles, nous fîmes bien quarante kilomètres jusqu’à Mondain, où eut lieu la grande halte.

Mercredi 4, petite étape matinale par Izel-les-Hameaux, jusqu’à Noyelle-Vion ; cantonnement ; puis, à 8 heures du soir, départ sous la pluie ; marche lente derrière le 79e, qui allait embarquer à Saint-Fol, pour la Belgique, croyait-on. Froid ! Boue ! Cafard ! Nous traversons ainsi Manin, Givenchy, Ambrines et Maizières, pour arriver à Ternas vers une heure du matin. Heureusement, la grange dans laquelle nous couchions était pleine de foin et de paille, ce qui nous réchauffa et sécha nos vêtemens.

Repos le lendemain toute la journée. Il y avait longtemps que je n’avais rien reçu de chez moi ; pas de nouvelles, et « fauchmann » (sans le sou).

Le 6, vendredi, départ vers midi, autant qu’il m’en souvienne. Nous montons franchement vers la Belgique, par Bryas, Valhuon, Auchel, Burbure, villages serrés les uns sur les autres et importans : malheureusement, un brouillard intense nous empêche de voir autre chose que les côtés de la route ; des convois automobiles, d’une longueur désespérante, nous croisent ou nous dépassent continuellement : il se prépare certainement quelque chose de grave ! Vers 18 heures, grande halte à Lillers. Ah ! voilà les Anglais ! Ce sont les premiers que nous voyons : des infirmiers, du train, des motocyclistes. Il y a des ressources en ville. Sans perdre de temps, nous nous procurons du pain, de la charcuterie et du vin, terriblement cher ! que nous dégustons en compagnie d’un vieux « sergent » décoré de la médaille de Victoria et du Transvaal, avec lequel j’entre délibérément et fraternellement en contact : nous avions bien un peu de peine à nous comprendre parfaitement (surtout lorsqu’il parlait de Béthune, qu’il prononçait à l’anglaise) ; mais ça allait tout de même, et nous nous séparâmes avec un cordial « good luck ! » (bonne chance ! ) et un solide shake-hand.

A 20 heures et demie, nous repartons de Lillers : brouillard intense, soleil. Nous couchons chez une aimable « débitante, » qui nous confectionne du café au lait et des tartines beurrées, et nous fait sécher nos frusques pendant que nous dormons dans ses lits, restant elle-même dans un fauteuil toute la nuit. Au moment du départ, nous eûmes encore un petit déjeuner chaud. Dans ces conditions-là, on ferait la guerre pendant dix ans !

Nous repartons samedi, de bonne heure, traversant l’armée anglaise. Quelle tenue superbe ! Comme ils ont l’air solides, et comme ils doivent bien se battre ces Tommies rasés, rouges, pleins de gaieté et de dignité ! C’est pour nous un vrai plaisir de les voir, car nous les sentons forts ; ils sont excellens camarades, nous proposant de délicieuses cigarettes et une tasse de thé, tandis que nous n’avons rien à leur offrir. Les chevaux sont superbes de santé, gras et le poil luisant, avec des harnachemens très propres et pratiques. Nous remarquons surtout leur service d’automobiles merveilleusement organisé, pour la Croix-Rouge comme pour le ravitaillement, et aussi les tracteurs à vapeur, tout neufs, pour les poids lourds ; beaucoup de motocyclistes, bien « moulés, » équipés comme de riches touristes. La camaraderie des sous-officiers avec leurs hommes est aussi très frappante, d’ailleurs rendue facile par leur sentiment très développé de « respectability » qui fait que chacun sait se tenir à sa place.


XV. — EN BELGIQUE

Nous franchissons, à 12 h. 18, la frontière belge, sur la route de Westoutre. Ce n’est pas sans un certain regret que je quitte notre terre de France, qui, jusqu’ici, m’a été favorable. La terre belge me sera-t-elle aussi bonne ? Oui, je pense, car maintenant je ne suis plus un étranger indifférent pour elle, mais un ami !

La route est encombrée de convois anglais et français et de cavalerie française démontée : nous croisons au moins un régiment de cuirassiers et de dragons de tous les numéros, qui portent le lebel, le sac et la capote des fantassins.

Grande halte à Westoutre ; dans un café à enseigne flamande, — tout est flamand à présent, — je change ce qui me reste de monnaie française ; mais on ne trouve ni à boire ni à manger dans le pays : il y a trop de troupes. Nous continuons notre route jusqu’à Wlamertingue, à l’Ouest d’Ypres. C’est une gentille petite ville propre, avec ses maisons dont la façade est très caractéristique (je ne sais quel nom les architectes donnent à cette disposition du toit), et toutes les fenêtres tendues de rideaux de dentelles.

Nous formons le parc tout près de la voie ferrée, sur laquelle passent des trains de blessés ; le cantonnement est établi dans une maison en construction, où, avec de la paille, nous nous trouvons suffisamment bien. Le canon tonne terriblement ; le vent nous apporte l’écho de la fusillade et la crécelle des mitrailleuses…

Je sors un instant en ville, bondée de troupes de toutes armes, françaises et anglaises, et me mets à la recherche d’une « Herberg, » où passer la journée au chaud ; celle où j’entre est tenue par un aimable Wallon, dont l’accent rend encore plus drôle ses protestations d’amitié à l’égard des « petits soldats, tu sayes ? » Avec quelques camarades, je m’assieds au fond d’une salle basse, très propre, où des soldats causent en buvant du café ; trois Anglais, sérieux comme des papes, préparent le thé et les indispensables rôties. Je lie conversation avec eux : ce sont des cavaliers du 1er Royal-Dragoon, en campagne depuis les premiers jours d’août ; ils ont été en Belgique, à Charleroi, à Saint-Quentin, à Compiègne, à Senlis, et sont. ensuite revenus vers le Nord avec le reste des troupes anglaises ; eux aussi combattent dans les « tranches, » comme de simples fantassins, ce qui ne leur sourit guère ; ils préféreraient la lutte contre les uhlans, des « cowardls » (couards), me disent-ils, « qui ne valent rien. » Nous échangeons café, cigarettes et thé, et causons ainsi pendant deux heures, comme de vieux amis, nous quittant sur le traditionnel « good luck. »

Dimanche 8. Nous avançons de quelques kilomètres sur la route d’Ypres, près d’un village où nous restons en réserve : journée tranquille ; le ciel est sillonné d’une quantité d’aéros alliés ou allemands. Un combat aérien se livre au-dessus de nos têtes : un Voisin tire, en plongeant avec sa mitrailleuse, sur un taube qui rejoint ses lignes au plus vite.

Sur la route, passent des Anglais de toutes armes ; leurs fantassins marchent au pas très allongé, à cadence lente, portant le fusil comme un bâton, d’un air nonchalant ; les officiers, jeunes et bien taillés, ont la cigarette aux lèvres et le stick à la main ; ils sont « positivement » en promenade. Les voitures de ravitaillement, lourdes et larges, sont traînées par un seul attelage de gros et forts chevaux aux longs poils, tandis que des hommes du train, perchés sur les voitures, ou les suivant en groupe, chantent d’une voix gutturale et affreusement fausse, au grand étonnement de notre trompette, qui ne conçoit évidemment pas que des gens aussi respectables se lâchent à ce point…

Vers le soir, nous rejoignons Wlamertingue. Il fait très sombre et, à notre arrivée en ville, nous distinguons à peine quels sont ces fantassins devant lesquels nous défilons. « Qui êtes-vous ? » — Le 37e, et vous ? » — « Le 60e. » — « Ah ! le 60e : Bravo, voilà des bons ! Voilà des vrais « poilus ! » Le 60e, laissez passer le 60e ! Faites place, c’est des « poteaux ! » C’est une véritable ovation que nous font ces braves gens avec lesquels nous travaillâmes maintes fois et qui apprécièrent notre aide ! Cette reconnaissance de la part de camarades de combat, s’exprimant en termes rudes, militaires, est très émouvante et nous touche profondément ; nous aussi, nous les félicitons, car ils le méritent, et ils nous font tant plaisir !… On sent que des troupes comme celles-là, s’estimant mutuellement parce qu’elles ont pu apprécier leur valeur dans l’action, ont une grande cohésion qui les rend redoutables. On trouvera peut-être que je suis toujours en admiration devant mon 20e corps, mais c’est qu’il n’était composé que d’élémens très bons, en qui les voisins pouvaient mettre toute leur confiance : sa force morale était donc considérable.

Même cantonnement que la veille. Je profite de ma soirée pour apprendre les mots flamands indispensables pour nous ; mon professeur, une petite Belge de 12 ans, met beaucoup de complaisance à m’instruire ; d’ailleurs, qui connaît l’allemand, comprend le flamand. Je m’étais promis d’apprendre cette langue durant mon séjour en Belgique pour rapporter de ce pays un souvenir durable… J’en ai bien rapporté un, mais moins utile.

Lundi 9. Au matin, le groupe attend que la route soit dégagée pour se rendre à sa nouvelle position ; des réfugiés, très nombreux, passent devant nous, se hâtant vers l’arrière ; ils fuient Ypres, en flammes, que les Allemands bombardent depuis la veille. Un pauvre vieux, tremblant d’indignation, nous apprend ce nouveau méfait des Allemands : « La plus belle ville de Flandre, messieurs ! Il n’en reste plus que des ruines ! » Hélas ! nous n’en sommes plus à nous étonner de rien : « À ajouter sur la note à payer, » pensons-nous, et nous jetons un œil attendri à nos petits canons qui allongent leur fine silhouette dans le brouillard…

Comme hier, ainsi que le reste du corps d’armée, nous sommes en réserve, mais, cette fois-ci, à 2 kilomètres au Sud d’Ypres. Les Allemands attaquent furieusement sur l’Yser ; nous ne sommes pas en forces, mais la position est bonne, ils ne passeront pas. Cependant, le pays nous produit mauvaise impression : comme c’est plat ! désespérément plat ! pas de crêtes, pas de masques ; comment défiler nos batteries des vues de leurs observateurs perchés dans les clochers ou, simplement, dans les arbres ? Cela n’est guère facile, en effet, car malgré la plantation rapide d’un bosquet artificiel, nous sommes vus et on nous tire dessus. Heureusement que leurs projectiles sont mauvais ! Deux gros 150, de la taille d’un enfant d’un an, tombent dans nos attelages, entre les caissons et les avant-trains pleins d’obus, et n’éclatent pas ! Quelle chance inouïe ! Mais il y aurait danger à rester plus longtemps dans cette position, et le commandant que j’ai averti du fait nous ramène en arrière. Nous sommes alors tranquilles ; ils tirent à 200 mètres à côté, très peu d’ailleurs, toutes les cinq ou dix minutes. A la nuit, nous regagnons Wlamertingue péniblement, car la route, étroite, est encombrée par les ravitaillemens anglais, obligés de s’arrêter à tout instant pour dégager les voitures tombées dans ces maudits fossés profonds et pleins d’eau. Il n’y a que moi qui connaisse un peu d’anglais, et cela est fort utile pour nous entendre avec nos braves alliés, d’humeur toujours égale…

Mardi 10 novembre Nous croisons un train blindé anglais, armé de quatre gros canons (environ 150 millimètres) de marine, tous baptisés selon le vrai humour britannique ; les deux premiers s’appelaient « Loulou » et « Little Willie. » Ces puissantes batteries roulantes rendirent de grands services, en raison de leur possibilité de se transporter rapidement aux points menacés, et de se dérober avec une égale facilité au feu des grosses pièces ennemies.

Arrêtés dans un grand pré, non loin d’une route bordée de quelques maisons, nous nous disposons en bataille par pièces attelées, soigneusement alignées, pour la parade de décoration du commandant B… il était déjà chevalier de la Légion d’honneur, mais ses deux blessures, le courage et la compétence dont il fit preuve, lui valurent la croix d’officier. Le général commandant le corps vint la lui remettre : vif, alerte, gai, un « bon zigue, » comme disent ses troupiers qu’il aime comme un père. Cette cérémonie peu banale, se déroulant au son du canon, nous eût impressionnés par sa martiale simplicité, si elle n’avait été précédée de la mise au clair de nos sabres, opération vraiment drôle ! Ces pauvres coupe-choux, rouilles, tordus, cassés, étaient bien peu décoratifs et plutôt comiques ; celui du lieutenant G… était tellement oxydé qu’il lui avait fallu l’aide de deux hommes pour dégainer.

La parade finie, nous reprenons notre disposition le long des haies et des arbres, afin de nous cacher des aéroplanes ; on faisait un peu de pansage quand, tout à coup, un lièvre nous est signalé par des Anglais qui organisaient une battue dans les champs voisins. Immédiatement, tous les hommes du groupe se précipitent à la poursuite du malheureux animal, lui lançant toutes sortes de projectiles : bâtons, fouets, quarts, képis, manteaux, que sais-je encore ? Un conducteur de la première pièce l’arrête au moment où il s’échappait… Il était temps ! A peine sommes-nous calmés de cet incident inattendu qu’un autre lièvre déboule vers nous, à fond de train ; deuxième charge, deuxième capture. Mis en goût, nous fouillons le terrain en rabatteurs, et ramenons une quantité de gibier, lièvres, lapins et perdrix, aux batteries qui les capturent au passage. Cette chasse passionne tout le monde, y compris les officiers qui, à cheval ou à pied, se montrent aussi amusés que les hommes… Les Anglais eux-mêmes interrompent leur partie de foot-ball pour se joindre à nous ; l’intérêt est à son paroxysme, quand un cri de terreur vient nous glacer d’épouvante : « Un gendarme ! » En effet, un gendarme français s’avance vers nous au galop, nous faisant signe de ne pas bouger ; mais, comme une volée de moineaux, nous prenons la fuite, et rentrons hors d’haleine à nos batteries. Le fougueux pandore déclare au commandant avoir reçu l’ordre du général de lui ramener tous ceux qui chassent le lièvre… « Eh bien ! mon ami, dit le commandant, je vais faire former mon groupe par quatre, officiers en tête, et nous allons vous suivre, car nous y avons tous participé. » Et, sous les huées et la risée générale, deux de nos servans qui n’avaient pu échapper au gendarme, furent emmenés, tête basse, au général qui la leur lava gentiment.

Cette scène comique, nous privant ainsi d’un agréable et innocent passe-temps, nous avait désolés, et c’est avec plaisir que nous reçûmes enfin l’ordre d’entrer en action. Vers midi, les Allemands, en nombre très supérieur, arrachèrent Dixmude à nos vaillans marins ; il était urgent d’arrêter leur progression ; aussi nous nous mîmes en route sans retard, à 16 heures, vers le point menacé, distant d’une trentaine de kilomètres pour le moins. Brouillard, nuit noire, sommeil comme toujours ; je me souviens seulement que nous traversâmes Elverdinghe. A 2 heures du matin, nous arrivons à Outcapelle et couchons sans dételer près de nos pièces, tout heureux de trouver un peu de paille pour nous isoler de la boue et nous protéger de la pluie.

Mercredi 11 novembre, réveil à 5 heures un quart. Départ à 6 heures et demie pour mettre en batterie. Dans la ville, des marins, des Belges ; il n’y a visiblement pas de troupes ici. Il pleut, nous trottons sur la grande route toute défoncée par le charroi et les obus. Voici des tranchées creusées par le génie belge, et puis, à droite de la route, le 4e groupe, déjà en batterie. Nous jalonnons la route… C’est malsain, ici ! Déjà des shrapnells ! Et pourtant, il est à peine jour ; que sera-ce, dans une heure et quand nous tirerons ?

Nous passons dans des prés coupés de ruisseaux qu’on franchit sur d’étroits ponceaux ; le chemin est affreusement glissant, étroit, bordé de fossés pleins d’eau ; il ne faudra pas se tromper quand il-fera nuit ! Nous mettons en batterie ; aucun masque, quelques branches ; nous sommes à 250 mètres des tours de l’église de Dixmude d’où on nous voit merveilleusement. J’ai bien peur pour nos pièces aujourd’hui. Les éclaireurs s’installent dans une ferme où se trouve le commandant du 61e d’artillerie dont dépend l’artillerie du secteur : nos deux groupes, les deux siens, et deux batteries belges de 75, un peu en arrière, à gauche ; pas de lourde, tandis que déjà les Allemands nous arrosent de marmites, surtout de leur damné 130 fusant, à fumée verte, qui est si dangereux. Enfin, nous en avons bien vu d’autres.

L’ordre nous est donné de rejoindre le lieutenant M… « là-bas avec les marins, près de l’Yser. » Nous partons ; les shrapnells tombent un peu partout ; les ruisseaux nous obligent à des détours continuels. Nous nous égarons. Enfin, nous arrivons près d’une ferme en ruines devant laquelle sont les tranchées de marins. Longeant le canal, nous remontons vers la mer ; ce n’est pas là ; retournons… Mais… ça tombe ici ! Les obus sifflent sans interruption ; rasant les tranchées, les défenseurs quittent leurs créneaux et gagnent leurs abris ; l’un d’eux est tué net, au moment où il se lève de la tranchée : un énorme tas de fumier, derrière lequel nous nous sommes couchés, est tout à coup retourné complètement… Juste le temps de bondir dans un abri des marins… Il fait chaud ! C’est comme cela, parait-il, depuis le début ; on leur a demandé de tenir nuit et jour ; il y a trois semaines qu’ils sont là, seuls, sans mitrailleuses, sans projecteurs, sans fils de fer, sans grenades à main, sans grosses pièces : juste quelques 75 belges. C’est seulement depuis peu que des Français sont arrivés ; nous les encourageons en disant que si nous sommes là, nous autres, c’est que, probablement, d’autres renforts vont venir. Et puis, la conversation languit ; les obus tombent drus, impossible de sortir de la tranchée ; ce serait de la folie pure. Nous restons là, un instant, silencieux… Et brisés de fatigue, nous nous endormons… Deux heures après, — comment ! si longtemps ? — la canonnade n’a pas cessé ; que faire ? Un « col bleu » arrive courant, disant que la tranchée est à demi bouleversée ; personne aux créneaux ; ils sont intenables ! Le temps passe, nous espérons une accalmie, mais en vain. Trois heures ! La canonnade cesse enfin. Quatre marins vont chercher un camarade tué, et l’enterrent derrière les abris, à côté des autres tombes marquées de croix portant l’inscription, grossièrement taillée au couteau : « Mort pour la pairie, 1914. » Plusieurs viennent aussi dire un dernier adieu à leur « pays ; » les yeux mouillés de larmes, avec des soins infinis, ils l’enveloppent dans sa couverture de campement, le déposent au fond du trou et vite, la sueur aux tempes, le recouvrent de terre belge, ce petit Français… Une courte prière, et c’est fini… Ils vont se laver les mains, couvertes de son sang, et reviennent satisfaits d’en avoir fini ! « Demain, on lui fera une couronne de branches et on arrangera un peu sa tombe. » Comme c’est triste ! Oh non ! Ils ne connaissent pas cela au pays, heureusement 1 Et quand nous reviendrons, ils ne sauront pas ce que nous avons vu, ils ne se rendront pas compte ! Nous quittons ces braves gens et rentrons aux batteries ; là, nous pourrons nous renseigner, mais personne aux pièces ? Qu’y a-t-il donc ? D’énormes entonnoirs les entourent, un cheval mort est couché là, tout près, derrière la troisième pièce : « Eh bien, mon lieutenant ? » demandons-nous au lieutenant G… — Eh bien ! c’est le « coup dur ! » A la batterie, M… tué en nous portant la soupe ; tout le peloton de la 4e hors de combat, les six servans blessés. A la 4e, quatre tués, sept blessés. A la 6e, deux tués, huit blessés ! Voilà ! C’est terrible ; nous avons été pris dès nos premiers coups sous leur feu ; ils voient trop bien nos lueurs ! Restez là, ajoute-t-il, vous aurez des choses à faire. » Nous restons, l’angoisse à la gorge et le chagrin au cœur… La nuit tombe, des incendies s’allument devant nous, à droite et à gauche, nous éclairant par flambées comme en plein jour : le vent souffle violemment ; le ciel se charge de nuages, c’est la tempête. Au poste des officiers, nous prenons des ordres ; une seule lumière masquée soigneusement ; nous nous étonnons que cette maison ne soit pas détruite comme toutes les autres. C’était celle d’un espion ; ils ne savent pas que nous l’avons fusillé.

Les batteries vont cantonner à Outcapelle ; demain, elles prendront une position plus favorable. On attelle. Il pleut à seaux ; le vent est d’une violence extrême ; il fait noir comme dans un four ; un incendie s’éteint et projette des lueurs rouges sur le paysage ; les deux autres redoublent de vigueur. C’est étonnant qu’on ne nous tire pas dessus, nous sommes si bien éclairés. En route ! Avec beaucoup de mal nous trouvons les ponceaux et les chemins du matin ; nous avançons prudemment… Mais la 4e doit s’arrêter : deux caissons sont tombés dans le fossé, il faut les retirer. La 6e passe devant… Bon ! un canon à l’eau ! Les chevaux, pris dans les traits, ne peuvent se dégager, le vent éteint à tout instant les lanternes, on ne voit rien, on ne s’entend pas. Un autre caisson glisse, à son tour, dans le fossé. Et voilà la fusillade qui crépite à notre gauche. Si les Allemands passent, nos pièces sont prises sans qu’il nous soit possible de résister… Allons, n’attendons pas la 6e, passons. A une allure de tortue, nous franchissons peu à peu tous les obstacles, sans, mal ; au bout d’une heure, nous sommes enfin sur la grand’route. Quelques minutes après, nous arrivons au cantonnement ; on va donc pouvoir se sécher et avaler ne fut-ce qu’un morceau de pain : il est 21 heures et nous n’avons rien mangé depuis 6… On m’appelle : c’est un ordre à porter à Neeucapelle. Je ne connais pas le chemin ; mais je rencontre en route le lieutenant P… qui me pilote ; il a une lanterne électrique, grâce à laquelle nous évitons de nous perdre. J’arrive à une heure : je repartirai à 3 heures et demie avec des servans pour remplacer les hommes blessés de la 4e pièce… Ereinté, je me couche sur une table dans la salle où est installé noire poste de secours ; il y a un bon feu dans le poêle : Je m’y réchauffe et m’endors… Quelle journée ! Fatigue, pluie, mort, incendie, tempête, faim, veille, rien n’y manque.


Pourquoi, devenu si palpitant, ce carnet fut-il brusquement interrompu ?

Pour la journée du 12 novembre, je n’ai plus de notes, mais je me souviens de tout fidèlement.

Je reprends mon récit au moment où, vers 5 heures, j’arrive à Outcapelle avec les nouveaux servans de la 4e pièce ; les hommes de la 5e batterie ont passé la nuit dans l’église, à côté des blessés et des pauvres femmes qui, avec leurs enfans, viennent se réfugier et prier dans le seul asile qui leur soit ouvert ; ils en sortent au moment où la 6e arrive au village, ayant passé toute la nuit à retirer des fossés pleins d’eau ses canons et ses caissons ; les pauvres gens sont harassés. Les deux batteries restantes partent pour la mise en batterie ; je suis jalonneur. La position d’aujourd’hui est meilleure ; à 1 500 mètres en arrière de celle d’hier, dans un petit fossé qui masque tant bien que mal les pièces et leurs caissons et abritera toujours un peu le personnel. Il fait un bon soleil qui sèche et réchauffe nos habits trempés et nous ragaillardit. Les avant-trains sont dans une cour de ferme sur laquelle les Allemands lancent quelques inoffensifs fusans, sans conviction, heureusement ; n’empêche qu’ils nous ont vus ou qu’ils sont bien et vite renseignés. Je pars à l’observatoire à la recherche d’un itinéraire défilé que nous découvrons facilement et qui nous donne assez de sécurité ; en chemin, une ferme nous offre les moyens de nous lester d’un café au lait copieux ; il nous faudra rester toute la journée sans manger, comme la veille, probablement. Un poste de secours du 94e territorial y est installé ; nous y laissons nos chevaux.

L’observatoire est dans la première tranchée, sur la rive gauche de l’Yser, à dix mètres de l’eau ; nous regardons par des créneaux, prudemment ; mais, aujourd’hui, ils ne tirent pas ; les premières maisons de Dixmude sont à 900 mètres ; une prairie extra plate, sans un obstacle, nous laisse la vue libre jusqu’à la ligne de tranchée allemande ; essayer d’en déboucher serait une folie pure ; nous sommes tranquilles. Ici, ils ne passeront pas !

On m’envoie à la recherche d’un servant qui doit apporter la nouvelle lunette à corne, instrument d’une extrême précision, très précieux pour l’observation. Je rencontre en route un lieutenant d’artillerie belge, accompagné d’un servant qui suit toutes nos positions. Nous sommes tellement infestés d’espions que j’ai presque envie de leur demander leurs papiers !… Et, au contraire, c’est ce qui m’arrive, à moi, un instant après : je marchais tranquillement les mains dans les poches, le manteau simplement jeté sur les épaules, le képi enveloppé de mon passe-montagne marron, mon cache-nez autour du cou, le nez chaussé de magnifiques lunettes à l’épreuve du vent terrible qui ne cessait de souffler en rafales ; avec ma figure rasée, il faut avouer que je pouvais avoir l’air suspect… Un sergent de territoriale m’appela et me conduisit à son capitaine qui m’interrogea, à vrai dire, peu sévèrement ; je m’amusais follement ; je n’avais pas mon livret militaire, mais ma plaque d’identité commença à ébranler ses soupçons et, quand il vint trouver mes officiers, il dut bien reconnaître que j’étais un vrai artilleur français, sans mauvais dessein pour son pays… Deux jours avant, il avait fusillé deux espions déguisés l’un en marin, l’autre en brigadier de cuirassiers !

Revenu à la tranchée, je vais me reposer quelques instans dans une petite maison, à dix mètres de là ; il y a des lits, on pourra dormir. Et ainsi, le temps passe, rien de notable. Les Allemands tirent sur notre gauche ; nous sommes tranquilles. C’est étonnant comme nous sommes tranquilles ! Les territoriaux, s’enhardissant peu à peu, sortent de leurs abris et vont chercher de la paille afin d’en tapisser soigneusement leur « canias ; » mais, au lieu de se défiler avec précaution, ils marchent, insoucians, par groupes de trois ou quatre, tant et si bien qu’ils finissent par attirer l’attention des Allemands qui tirent dessus, à fusant d’abord. Les premiers coups sont longs, et le feu est peu nourri ; les percutans remplacent les fusans, pour démolir les tranchées. Nous finissons par y accorder un peu d’attention… Décidément, il vaut mieux quitter la maison : si elle « prenait, » nous serions ensevelis sous ses débris. Au moment où je franchis la porte, des sifflemens bien connus m’avertissent de l’arrivée d’un « train ; » je bondis derrière un mur… À peine suis-je couché, que les quatre « gros noirs » (des 150) éclatent tout près ; les « voltigeurs » grognent partout, à droite et à gauche, mais le mur tient bon. Je me relève, assez satisfait, on le devine, et rejoins dans notre tranchée L… et le lieutenant M… entre lesquels je me place ; nous étions tous équipés en prévision d’un coup dur, nous obligeant à faire de la place aux marmites. Il est environ 17 heures : « Vous avez vu, mon lieutenant, la dernière salve ? Juste le temps de me planquer ! » Le lieutenant allait me répondre, quand un autre sifflement, — « Bon Dieu ! que c’est près ! » — nous fit nous coucher contre terre, ce qui était inutile, la tranchée étant recouverte de branches épaisses avec 40 centimètres de terre bien tassée… mais ces mouvemens instinctifs ne se dominent pas… Bzzz !… Encore un autre, deux autres… une détonation très violente, semblant s’être produite derrière la tranchée, et, en même temps, un coup de bâton très sec, très fort sur mon pied gauche. Je pense : « Ça y est, je suis touché ! Où donc a-t-il éclaté celui-là ? ». — « Dans la maison, dit un fantassin, elle est démolie ! » — Sapristi ! la maison que nous venions de quitter ! « J’en ai, mon lieutenant, au pied ! — Moi aussi, au pied. » En somme, quelques secondes d’émotion et c’est tout. Le lieutenant réclame son képi, égaré on ne sait où… Au bout d’un moment, il sort seul ; je préfère attendre un peu ; mieux vaut être sûr que les zinzins ne tombent plus… Ma jambe est très engourdie, jusqu’aux cuisses ; je ne souffre pas beaucoup… Voyons ! je n’ai plus d’éperon ; le houzeau est troué, la chaussure aussi ; alors, je dois être blessé… Une forte contusion, avais-je cru d’abord, mais je sens que ma chaussure est pleine d’eau, ce doit être du sang. La cheville n’est sans doute pas atteinte, elle fonctionne sans trop de mal… Allons ! cela n’est peut-être pas grand’chose.

Je sors de la tranchée, m’appuyant sur l’épaule d’un camarade ; une autre maison à 50 mètres sert de poste de secours aux territoriaux ; j’y arrive assez facilement. C’est le commandant B… lui-même, qui me fait le premier pansement ; il est très gentil : « Je vais vous arranger cela ; je commence à savoir, vous comprenez ; je l’ai vu faire assez pour mes bras ! » Mon pied saigne beaucoup, et je ne puis plus le poser à terre… Je commence à sentir la douleur. On va être obligé de me porter sur un brancard au second poste de secours, à 500 mètres… J’avoue que, pendant les quelques minutes qu’a duré le parcours, j’avais une crainte terrible que les Allemands ne nous tirassent dessus : je me sentais alors incapable de m’abriter de leurs projectiles ! Mes quatre porteurs sont éreintés, les pauvres ; ils sont tout essoufflés quand on arrive, enfin ! A la ferme où j’ai pris ce matin mon « coffee-milk, » les bonnes gens me reconnaissent et me tendent la main… D’autres éclaireurs viennent me voir ; c’est bon d’être entouré ainsi !

Premier pansement sérieux ; pas d’éclat dans ma plaie, tant mieux ! Eau oxygénée… Aïe… aïe… aïe… ça pique ! C’est fini ; le pansement me serre beaucoup pour arrêter l’hémorragie ; maintenant, c’est vraiment douloureux ; j’ai des secousses nerveuses très désagréables dans la jambe.

Le lieutenant M… arrive tout pâle ; il a voulu marcher…, une syncope ; il revient vite ; on le panse aussi et nous voici tous deux, côte à côte, dans la salle où dînent des officiers ; il n’y a pas eu de perte au groupe aujourd’hui, nous sommes heureusement les deux seuls blessés.

C’est long d’attendre ainsi ; il ne dit rien, moi non plus, naturellement… Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Enfin, vers 8 heures, la voiture légère des téléphones vient nous chercher ; on nous emmène. Dieu ! que de secousses !… Le commandant de l’artillerie du secteur nous prête son auto ; on est bien dans cette limousine… tandis que nous croisent, venant du ravitaillement, toutes les sections de vivres et de munitions avançant péniblement dans la boue, la pluie et l’obscurité.

A Furnes, les médecins de la marine nous donnent quelques soins ; on consent à desserrer un peu mon pansement qui me fait beaucoup souffrir et on embarque dans un wagon à bestiaux, sur de la paille ; le lieutenant M… va plus loin, je ne sais où, nous ne nous reverrons plus qu’à Brest. Avec moi, il y a seulement un blessé, sergent d’infanterie, qui ne sait plus ce qu’il fait, tant la fièvre l’a abruti ; il a des pansemens à la tête, aux mains, aux jambes, et ne peut dire un mot… Les deux infirmiers ont toutes les peines du monde à le faire tenir tranquille. Quant à moi, ils m’installent le plus confortablement possible et me débarrassent de mon revolver. Je m’endors immédiatement, tant je suis fatigué…

Au milieu de la nuit, je ne sais où, on me transporte dans un wagon de voyageurs ; sitôt recouché sur la banquette, je retombe dans un profond sommeil… Comme il y a longtemps que je n’ai si bien dormi ! — Nouveau réveil, au bout de combien de temps ? Le wagon est plein de blessés maintenant… Une infirmière nous demande avec son accent « qui chante » si nous avons besoin de quelque chose, bouillon, café chaud… »

Il me semble, en buvant ce bouillon chaud, que je reviens dans un lieu de délices où tout est bon comme au paradis A tâtons, dans l’obscurité, pour se rendre compte de la position des blessés, la main de cette infirmière effleure ma figure… Dieu ! que c’est doux une main de femme ! Oh oui ! décidément, maintenant c’est de la douceur et de la bonté que je verrai partout…

Au matin, le 13, nous arrivons à Dunkerque ; on nous transporte dans un grand hall à marchandises où est installé un poste de secours anglais. Les pansemens sont changés : teinture d’iode cette fois… Mal ! Ces Anglais sont très doux ; comme ils font attention pour atténuer les souffrances de ces pauvres blessés !

Nous restons là, impatiens de savoir ce que l’on va faire de nous. Paris ! Un train vers Paris ! Oh ! si je pouvais le prendre ! Mais on n’y conduit que ceux qui peuvent marcher. Je serai de la « fournée » du Duguay-Trouin qui nous conduira à Cherbourg. Bah ! ce n’est pas si loin de Paris ; peut-être m’en-verra-t-on près de chez moi ! A midi, on nous transporte en auto à bord du navire-hôpital ; le mauvais pavé du quai nous secoue terriblement… Enfin, cette fois-ci, nous sommes couchés dans des hamacs, très serrés, sur deux rangées superposées ; ce ne sera guère confortable, mais peut-être partirons-nous bientôt. Hélas, non ! Il nous faudra rester là deux jours pleins, jusqu’au dimanche. C’est suffisant pour faire connaissance avec les voisins ; malgré la souffrance, on est gai… Les marins sont gentils et la soupe bonne et abondante ; décidément, c’est un changement à vue. Et à présent, que dirai-je de plus ? L’heure du départ arrive enfin ; au lieu de Cherbourg, c’est à Brest qu’on nous conduisit. Il faisait beau et le soleil réconfortait un peu tous ces malheureux plus ou moins fatigués par deux jours de traversée. Les mousses vinrent nous chercher à quai avec des brancards et c’est sur leurs épaules que je fis, à midi, mon entrée à l’hôpital de l’Arsenal, le mardi 17 novembre 1914.

Ici s’arrête mon « carnet d’éclaireur. »


BERNARD DESCUBES.


  1. Voyez la Revue du 1er août.