Mirabeau aux Champs-Elisées/Texte entier

Garnery (Comédie en un actep. T-46).


MIRABEAU
AUX
CHAMPS-ÉLISÉES.
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,
par Madame de GOUGES,
Repréſentée à Paris, par les Comédiens Italiens ordinaires du Roi, le 15 Avril 1791, avec changement, plufieurs scènes neuves.
Prix, 24 ſols.
À PARIS,
Chez Garnéry, libraire, rue Serpente,
no. 17.


PERSONNAGES


Mirabeau.
J. Jacques.
Voltaire.
Montesquieu.
Franklin.
Henri IV.
Louis XIV.
Desilles.
Fortuné, âgé de 12 ans & en habit de garde nationale.
Le cardinal d’Amboise.
Solon.
Le Destin.
Madame Deshoulières.
Sévigné.
Ninon de l’Enclos.


Une multitude d’ombres des quatre parties du monde.


Chaque acteur doit observer exactement son costume.

PRÉFACE.

Jusqu’à ce moment la littérature eut des charmes pour moi, aujourd’hui c’eſt dans les horreurs et les dégoûts de la compoſition que je dicte ſans ordre cette préface ; c’eſt à-peu-près ma manière.

J’ai donné au public, avec zèle et confiance, une pièce patriotique, il l’a reçue avec indulgence ; je la lui préſente aujourd’hui imprimée, à-peu-près avec ses mêmes défauts et le même empreſſement que j’ai toujours mis dans mes écrits ; je ſais que ce n’eſt point aſſez pour le ſatisfaire, il ne ſuffit pas de piquer ſa curioſité, il faut agacer ſon goût, et c’eſt la coquetterie littéraire qui me manque ; cette coquetterie diffère entièrement de celle des belles ; l’une n’a beſoin que de toutes les grâces de la jeuneſſe, et l’autre au contraire a beſoin de vieillir dans le travail et l’expérience de l’art.

J’ai préſenté aux Italiens, le 12 de ce mois, Mirabeau aux Champs-éliſées ; ſi l’estime et l’enthouſiaſme donnoient l’expression, je n’en trouverois pas d’aſſez forte pour témoigner à cette ſociété toute ma reconnoiſſance. Après avoir reçu ma pièce d’une voix unanime, ils m’annoncèrent qu’ils alloient la mettre, à l’étude pour la jouer vingt-quatre heures après ; j’avoue que je fus moins étonnée de leur empressement, que je ne le fus de la poſſibilité de leur mémoire ; ils n’avoient qu’une seule inquiétude, c’étoit le tems que le copiſte pouvoit exiger pour livrer les rôles ; une voix s’éleva : hé ! pourquoi ne les copierions-nous pas nous-mêmes ! Auſſi-tôt un élan patriotique embrâſa tous les cœurs, et en une demie-heure, en ma préſence, chaque acteur eut copié ſon rôle ; ils firent plus, ils m’obſervèrent pluſieurs changemens, mais le peu de tems qui nous reſtoit ne nous permettoit pas de donner à cette pièce toute la perfection que nous pouvions mutuellement déſirer. En même tems que les acteurs apprenoient la pièce, je crû qu’il étoit prudent de la ſoumettre au goût, aux connaiſſances, d’un connaiſſeur ordinaire ; car il faut que je prévienne le public, que j’ai la manie encore de ne demander des avis qu’à ceux qui n’en ſavent guères plus que moi, et comme cette remarque ne touche ni à leur probité, ni à leurs mœurs, ils ne ſauroient s’en fâcher. Ainſi donc le conſeil me fut donné de retrancher aux trois quarts, le rôle de Louis XIV, en m’aſſurant que ce caractère ſeroit mal vû dans ce moment-ci, parce que je le préſentai du côté favorable. La comédie italienne s’étant preſcrite d’apprendre cette pièce en vingt-quatre heures, fit de nouvelles coupures à ſon tour, et à la repréſentation, mon Louis le Grand étoit bien petit, bien pitoyable, et ma ſurpriſe ne fut pas moins grande que celle du public de le voir arriver là, pourquoi faire ? pour dire un mot et entendre des choſes déſobligeantes. L’improbation générale à cet égard, juſtifie pleinement l’auteur ; mais le public qui n’eſt pas inſtruit, ne l’accable pas moins en attendant ſa juſtification ; il falloit opter dans ce moment, ſe pendre ou ſe juſtifier, le dernier m’a paru plus doux, et perſuadée que les Français ne ſeront pas toujours des bourreaux pour me juger, j’en appelle aujourd’hui à leur juſtice.

Toutes les critiques, ſur cette pièce, qui m’ont été faites, étoient juſtes, mais peut-être l’ouvrage ne les méritoit pas ; qu’on examine quel a été mon but en faiſant paroître Mirabeau aux champs élifées ; c’étoit de rendre hommage à ſa mémoire, ce fut là le premier élan de mon cœur, de mon patriotiſme ; je ne mis que quatre heures pour compoſer cette pièce, et l’on a pu exiger qu’en ſi peu de tems, je fis un chef d’œuvre de la réunion de tous les grands hommes, que j’eus l’art de les faire parler chacun leur langage, non-ſeulement comme ils parloient dans leur vie privée, car on ne diſconviendra pas que nos plus grands hommes ont été toujours ſimples dans la ſociété, mais éloquens, précis, énergiques, tels qu’ils l’ont été dans leurs ouvrages. Mirabeau ſur-tout n’auroit pas mérité les éloges qui lui ſont dus, s’il s’étoit exprimé comme je l’ai fait parler. Comme s’il étoit aiſé de le faire parler ſans puiſer ſon dialogue dans ſes propres écrits, comme s’il étoit aiſé de le remplacer à l’aſſemblée nationale ; Mirabeau, on ſait, quand il n’étoit pas préparé, différoit de tout en tout avec lui-mêne et vous exigeriez, quelque ſoit le ſexe de l’auteur, qu’il eut égalé ce grand-homme dans ſes plus beaux monens. Vous ſerez ſatisfaits ; mon effort ne ſera pas bien grand, il s’agit d’adopter des morceaux de ſes ſublimes diſcours à la ſubſtance de ma pièce ; je crains le disparate, mais vous l’avez voulu. Le paſſage qui m’a paru le plus heureſement ajuſté à cette pièce, eſt l’éloge que Mirabeau a fait ſur la mort de Franklin ; c’eſt Franklin lui-même qui le préſente aux champs éliſées, et qui prononce les mêmes paroles que Mirabeau a prononcé à ſon égard à l’aſſemblée nationale ; tous ceux à qui j’ai fait part de ce changement m’ont aſſuré qu’il étoit bien conçu, j’en accepte l’augure. Mais les femmes ! les femmes ! ſi généreuſes pour leur ſexe, deſquelles on n’a pas apperçu un ſeul coup de main à la repréſentation de cette pièce : et mes amis, mes bons amis ! il faut que je leur diſe un mot puiſque me voilà en chemin. Tous attendoient mon ſuccès ou le craignoient, car l’amitié de ce tems n’exempte pas de la petite jalouſie. Les uns, je le ſais, ont applaudi à ce peu de ſuccès, les plus déſintéreſſés m’ont vu d’un autre œil : le ſentiment de la pitié couvre d’opprobre celui qui l’excite. Aucun n’a eu la noble généroſité de venir me conſoler, et comme ſi j’avois commis des crimes, tous m’ont abandonnée : ah ! quels amis ! ah ! rigoureuſe épreuve ! non, il n’y en a pas d’auſſi sûre que celle du théâtre : les ſuccès couvrent tous les défauts, même les vices ; une chute les donne tous, et les vertus diſparoiſſent.

Ma pièce loin d’échouer a été même applaudie ; elle a excitée la critique, et plus encore l’envie, ce qui m’aſſure qu’elle n’eſt pas ſi mauvaiſe ; mais je n’ai pas de prôneurs ; mais je n’ai pas la maſſe des auteurs qui ſe tiennent ordinairement enſemble pour faire réuſſir leurs ouvrages ; ſeule, iſolée, et en but à tant d’inconvéniens comment attendre même un ſuccès mérité Je ſuis d’ailleurs malheureuſe, je crois à la fatalité, auſſi l’ai-je prouvé par la transmigration des âmes.

Je me ſuis, je crois, rendue recommandable à ma patrie ; elle ne ſauroit oublier jamais que, dans le tems où elle étoit aux fers, une femme a eu le courage de prendre la plume le premier pour les briſer. J’ai attaqué le deſpotiſme, l’intrigue des ministres, les vices du gouvernement : je reſpectai la monarchie et j’embraſſai la cauſe du peuple ; toutes mes connoiſſances alors ont frémi pour moi, mais rien n’a pu ébranler ma réſolution ; le talent ſans doute ne répondoit pas à ma noble ambition, mais je me ſuis montrée ardente patriote ; j’ai ſacrifié au bien de mon pays, mon repos, mes plaiſirs, la majeure partie de ma fortune, la place même de mon fils, et je n’ai reçu d’autre récompenſe que celle qui eſt dans mon cœur ; elle doit m’être chère, elle fait mon bonheur, je n’en ambitionne pas d’autres. Peut-être avois-je droit d’attendre une marque de bienveillance de l’assemblée nationale ; elle qui doit montrer à l’univers l’exemple de l’eſtime que l’on doit à tout citoyen qui ſe conſacre au bien de ſon pays, elle ne peut ſe diffimuler qu’elle a adopté tous les projets que j’avois offerts dans mes écrits avant la convocation ; on dénonce à ſon auguſte tribunal toutes hostilités, et moi je dénonce ſon indifférence pour moi, à la poſtérité. Elle a reçu la collection de mes ouvrages, chaque membre en particulier, le ſeul qui m’a témoigné sa gratitude, eſt l’incomparable Mirabeau lui ſeul a eu la grandeur d’âme de m’encourager, de m’élever peut-être au-deſſus de mes talens ; mais cet éloge n’a fait que me convaincre qu’il rendoit juſlice à mes vues, à mon patriotiſme. Je joints ici ſa lettre pour ma juſtification.

Verfailles, le 12 ſeptembre 1789.

Je ſuis très-ſenſible, madame, à l’envoi que vous avez bien voulu me faire de votre ouvrage ; juſqu’ici j’avois crû que les grâces ne ſe paroient que de fleurs. Mais une conception facile, une tête forte ont élevé vos idées, et votre marche auſſi rapide que la révolution eſt auſſi marquée par des ſuccès. Agréez, je vous prie, madame, tous mes remercîmens, et ſoyez perſuadée des ſentimens reſpectueux avec leſquels j’ai l’honneur d’être madame, votre très-humble et très-obéiſſant ſerviteur,

Le Comte de Mirabeau.

Les propos injurieux qu’on a répandus ſur mon compte, la noire calomnie que l’on a employée pour empoiſonner tout ce que j’ai fait de méritoire, ſeroient propres à me donner de l’orgueil, puiſqu’il eſt vrai qu’on me traite et qu’on me perſécute en grand-homme ; ſi je pouvois me le perſuader, je réaliſerois le projet que j’ai formé de me retirer entièrementde la ſociété, d’aller vivre dans la ſolitude, étudier nos auteurs, méditer un plan que j’ai conçu en faveur de mon ſexe, de mon ſexe ingrat ; je connois ſes défauts, ſes ridicules, mais je ſens auſſi qu’il peut s’élever un jour ; c’eſt à cela que je veux m’attacher. Cet ouvage eſt de longue haleine, et je ne le préſenterai pas du matin au ſoir ; je veux faire cependant mes adieux comiquement à mes concitoyens ; après avoir mis les morts au théâtre, je veux y mettre les vivans ; je veux me jouer moi-même, ne point faire grâce à mes ridicules pour ne point épargner ceux des autres ; je n’ai pas trouvé de plus vaſte plan, ni de plus original que madame de Gouges aux enfers. On ſe doute aiſément que je me trouverai là avec des perſonnages dignes de mon attention et de mon reſſentiment ; les comédiens français, par exemple… mes bons amis… les bons auteurs qui m’ont reproché impitoyablement leurs fameuſes obſervations ſur quelques ſynonimes, et qui m’ont pillé, volé groſſièrement, comme un certain Labreu qui a eu le front, après avoit eſcroqué à mon fils une pièce des vœux forcés pour le théâtre dont il ſe dit directeur, a eu l’audace de faire mettre ſur l’affiche, par madame de Gouges et monsieur Labreu. Celui-la eſt fort ; c’eſt comme ſi les comédiens italiens diſoient avoir fait une pièce, parce que j’ai conſentie aux changemens qu’ils m’ont demandés. Les petites maîtreſſes aristocrates, les démagogues, les enragés, en un mot, j’irai aux enfers, mais je n’irai pas ſeule, et quelqu’un m’y ſuivra. Je préviens cependant que je ne toucherai aux mœurs, ni à la probité de perſonne, tels font mes principes. Il ſeroit fort plaiſant que cette farce me couvrit de gloire, je n’en ſerois pas ſurpriſe : mon projet de la caiſſe patriotique, la reſponſabilité des miniſtres, les établiſſemens publics pour les pauvres, le moyen d’occuper aux terres incultes, tous les hommes oiſifs, les impôts ſur les ſpectacles, valets, voitures, chevaux, jeux, afin de les détruire par un impôt exhorbitant ; mon eſclavage des noirs, pièce qui a excité injuſtement la haine des Colons, mais qui ne prouve pas moins que j’ai écrit la première dramatiquement pour l’humanité ; trois volumes encore de mes pièces, pas moins estimée des gens de goût, ne m’ont pas attiré un regard général et favorable ; c’eſt bien là le cas de citer ces vers :

» Mon Henri quatre & ma Zaïre,
» Et mon américaine Alzire,
» Ne m’ont valu jamais un ſeul regard du roi ;
» J’avois mille ennemis avec très peu de gloire.
» Les honneurs & les biens pleuvent enfin ſur moi
» Pour une farce de la foire.

P. S. On m’a aſſuré vrai, le bienfait anonime de Mirabeau ; je n’aſſure pas que l’enfant ſoit mort, mais il m’a été indispenſable de l’égorger pour rendre le trait de bienfaiſance public.


Je n’ai pas fait ſeulement cette pièce pour la capitale, je me ſuis empreſſée de la faire imprimer pour les provinces avant ſa repriſe à Paris, perſuadée qu’elles me ſauront bon gré de cet empreſſement ; en outre, je ſupplie & charge toutes les municipalités du royaume, d’après le décret de l’aſſemblée nationale, qui rend aux auteurs leurs propriétés, de prélever ma part & de la répandre ſur les femmes qui ſe ſeront diſtinguées par quelqu’action patriotique, comme celle de Nanci, ainſi que toutes celles qui auront le noble courage de l’imiter.

ENCORE UNE PRÉFACE.

LE lecteur ne manquera pas de dire, cette femme aime bien à préfacer : patience lecteur, je vais tâcher que celle-ci ſoit du moins utile.

Je ſerois tentée de croire que la nature a placé en moi le don de prophétie ; ſi j’avois été fanatique, ah ! combien de miracles j’aurois déjà faits ! Tous mes écrits en pétillent ; on n’y croit pas, parce qu’on les a ſous les yeux, mais un jour on les citera. Ce qui m’encourage à revenir à mes miracles patriotiques, c’eſt que l’athéiſme m’aſſure que, je n’ai point comme Jeanne d’Arcq, à redouter la ſainte grillade ; je pourrois peut-être craindre la lanterne nationale, mais on aſſure que ſes nobles fonctions ſont ſuſpendues, ainſi je vais uſer de tous mes droits de citoyenne libre et zèlée patriote.

Depuis quinze ans j’ai prévu la révolution, de plus grands politiques l’avoient prévu de plus loin ; M. de Saint-Germain et la reine l’ont au moins dévancée de plus de trente ans, non comme le public l’interprête ; le vieux bonhomme St.-Germain a fait machinalement ſes ſoupçons ſur la maiſon du roi, ſans avoir le deſſein de nous être utile ; la reine, en faiſant diſparoître l’étiquette a perdu le reſpect des Français ; j’ai fait jadis une obſervation à ſon égard connue de vingt perſonnes. Il y a à-peu-près quatorze ans que je me trouvai à la porte de la comédie francaiſe quand la reine arriva, jeune, élégante, telle qu’on voit nos petites maîtreſſes les plus recherchées ; ſon air, ſon ton enchantoient les yeux ; mais on murmuroit tout bas. Je dis tout haut : adieu la majeſté royale, un jour cette reine verſera des larmes de ſang ſur ſon inconſéquence ; le pronoſtic ne s’eſt que trop réaliſé. Mais l’inconféquence n’eſt pas vice ; elle eſt attachée à la jeuneſſe, et fait ſouvent l’éloge de l’innocence ; une reine doit-elle être exempte de cette innocence ? Les uns diront oui, les autres diront non ; moi je dis que ce qui eſt fait eſt fait, et ne voyons, mes concitoyens ; que l’avenir. Je plains d’autant plus la reine, que peut-être elle n’a aucuns reproches à ſe faire de tout ce dont on l’accuſe contre le peuple français ; elle n’a donc pas de vrais amis ! Tous les écrivailleurs ont écrit contre elle, et perſonne n’a pris la plume pour la justifier, perſonne n’a eu le noble courage de l’avertir de ce qu’elle doit aux Français, de ce qu’elle ſe doit à elle-même dans un moment comme celui-ci ; ſi il y a un des ariſtocrates, des prêtres réfractaires des prétendus patriotes, c’eſt la reine qui les ſuſcite, et toujours la reine. Quoi ! toujours le menſonge groſſier égarera les hommes, fera triompher le vice et maſquera la vérité ! Elle eſt donc bien mal entourée, cette reine qu’il ne ſe trouve pas, dans aucuns perſonnages de ſa cour, aſſez de force, aſſez de loyauté pour lui dire Madame, tous les efforts de la nobleſſe et du clergé ſont impuiſſans, la révolution eſt décidée il faut embraſſer le nouveau gouvernement avec ſes défauts quand il y en auroit il faut embraſſer la cauſe du peuple et vous concilier de nouveau ſon amour ; il faut éloigner de votre cour tous ceux qui prétendent à la contre-révolution il faut écrire vous-même au peuple et ſans ſortir de la dignité qui convient aux ſouverains une reine bienfaiſante peut un moment deſcendre du trône pour témoigner à ſon peuple que ſon bonheur n’eſt aſſuré qu’autant qu’il eſt heureux lui-même, lui déclarer, ſolemnellement, qu’elle ſera la première à défourdir les trâmes qui viendroient à ſa connoiſſance, contre le repos public, et que ſa majeſté doit encore aſſurer ſon peuple de démaſquer, de pourſuivre, comme criminel de lèze-nation et lèze-majeſté, celle, ou celui de ſa cour, qui voudroit, par de fauſſes allarmes, l’induire en erreur. Ses entours ne manqueront pas d’empoiſonner mes obſervations ; mais comme je n’attends rien, que je ne demande rien, et que je ſuis peu propre à faire ma cour au roi, aux citoyens parvenus je dirai la vérité ſans m’inquiéter ſi elle a bleſſé les oreilles de ceux qui ne l’aime pas. J’en vais dire bien d’autres ; le but ſeul de mes écrits ne tend qu’à la tranquillité publique, au bien général, et c’eſt ainſi que je ſervirai toujours loyalement ma patrie.

Mais que font donc nos nouveaux ministres auprès du roi et de la reine, pour n’avoir pas prévenu de semblables observation ? pour n’avoir pas cherché à épurer cette cour qui conſerve encore des vieilles chimères ? et ces chimères loin de lui rendre ſon premier éclat la font baiſſer tous les jours d’un luſtre ? quels charmes a-t-elle donc cette cour pour qu’au bout de trois mois au plus toutes les têtes y tournent ? Les miniſtres ont-ils oublié les intérêts ſacrés qui leur ont été confiés ont-ils oublié la reſponſabilité à laquelle on les a fournis, ont-ils oublié l’eſtime publique qui les a proclamés ? Non, ils n’ont pu l’oublier, et je les en crois encore dignes ; mais comme je l’ai dit, cette cour eſt fatale ; ceux qui la compoſent ſont aimables, inſinuans, ſurtout les femmes, et nos miniſtres ſont des hommes, on en fait bientôt des dieux, et ils le croyent. Le ſalut de l’état eſt entre leurs mains, et il eſt ſi doux de ſe diviniſer ; voilà à-peu-près l’adulation que les courtiſans employent auprès des miniſtres ; mais les tems font changés, et cette vieille politique de cour n’eſt plus de mode. Pour ſe ſoutenir en place aujourd’hui, le ſecret n’en eſt pas merveilleux et l’effort n’en eſt pas pénible : il ne s’agit que d’être impartial et ſincère ; qu’ils n’oublient jamais cette morale, et j’aſſure que tous mourront honorablement dans leur place.

Les projets incendiaires, combinés avec tant d’art par les factieux, et auſſitôt déjoués, ſément l’allarme et perpétuent l’anarchie. Les uns craignent véritablement pour le roi, ſes faux amis viennent à l’appui de cette crainte, et l’on conclut qu’il faut ſouſtraire ſa majeſté à la fureur des deux partis : le roi n’a rien à craindre, et s’il venoit à diſparaître le royaume ſeroit boulverſé, tout ſeroit livré au ſang, aux flammes, et l’état ſeroit perdu ſans reſſources. Mais quelques ſoient leurs atteintes, la malle des bons citoyens eſt trop formidable pour que le roi ſoit en danger ; le roi doit être libre et peu ſans crainte aller dans ſes maiſons de campagne toutes les fois qu’il l’aura décidé. Mirabeau contenoit ces deux partis, en maraudant, dit-on, ſur tous les deux ; il faiſoit ſon profit et celui de l’état pour être fidèle aux principes conſlitutionnels ; ſa véritable ambition était de ramener l’ordre. Il falloit, diſoit-il, dans l’origine, quelqu’un pour graiſſer les roues du chariot populaire, et nous avons trouvé le dindon. Ce dindon n’eſt pas difficile à reconnoître, on dit qu’il recommence encore ſes glapiſſemens, et qu’il chante de nouveau ; ne ſais pas pourquoi il n’eſt pas venu dans l’eſprit de nos graveurs de faire la caricature du dindon couronné ; de toutes ſes dépenſes il ne lui reſte, dit-on, que la rage, et il fomente encore une ſéditon. Le poltron ! le lâche ! peut-il s’aveugler ſur la juſtice, ſur le caractère de l’eſprit français ? peut-il oublier ſon averſion pour les traitres ? peut-il oublier que du ſoir au matin la haine prend la place de l’amour, et quelques ſoient les ſacrifices qu’il a fait de fa fortune, il n’a jamais poſſédé l’eſtime publique, il ne régnera jamais que dans la boue. Comment tout factieux ne frémit-il pas, ne redoute-t-il pas le châtiment que réſerve à ſes attentats la vengeance publique : miſérable ! eſt-ce là les moyens que vous employez pour ſervir la patrie ! des deux côtés elle eſt trahie, des deux côtés elle eſt déchirée et le peuple qui ne fait pas encore diſtinguer ſes vrais amis des traitres qui le trompent ſous un maſque ſpécieux, eſt égaré de nouveau. Je ſais bien que je m’expoſe en parlant ainsi ; le dindon couronné a déjà fait attenter à ma vie, mais il eſt beau de mourir quand on ſert ſon pays.

Quoi, il ne ſera donc pas possible de ramener l’ordre : la nation eſt diviſée, le roi eſt ſans force, le militaire eſt inſubordonné, les chefs bafoués, le général inſulté, le magiſtrat ſans pouvoir, et la loi ſans organe ; tout eſt dans un équilibre épouvantable, le choc peut être terrible, et cependant il eſt tems encore de tout réparer, et de ſauver l’état et les citoyens ; mais il faut par une réunion générale, un concours d’élans patriotiques, ramener le peuple à ſes foyers, à ſes travaux, faire parler la loi dans toute ſa vigueur indiſtinctement pour tous les citoyens, rappeler les fugitifs, engager l’étranger à revenir en France. Hélas ! pour un moment que nous avons à paſſer ſur la terre, laiſſons à nos enfans, à nos neveux les traces d’une conſtitution qui doit aſſurer pour jamais leur bonheur et notre gloire, et ſaisons, s’il nous eſt poſſible, de notre tems, refleurir le royaume.

Voila ce que j’avois à dire ; j’ai dis la vérité telle qu’elle doit être prononcée, sans réſlexions, ſans recherches, ſans m’occuper du ſlyle ; les changemens de ma pièce, la conſtruction de ces préfaces ſont le tems d’un après midi ; ſi j’avois demandé des avis, peut-être aurai-je eue la modeſtie de les ſuivre, mais comme ceux que j’ai ſuivis en deux ou trois occaſions ont été improuvés du public, je m’y préſente comme j’ai toujours fait, avec le déſordre de la nature brute, toujours moi-même et avec toute la ſimplicité de ma parure.

Je ne manquerai pas d’adreſſer cette piéce, avec un double exemplaire, à tous nos miniſtres, en les engageant d’en remettre un au roi et à la reine ; ſi déja ils redoutent la franchiſe, mon franc parler ne les amuſera pas. Cependant M. de Montmorin peut me juſtifier, il ſait que je n’ai pas attendu le droit de dire la vérité ; j’ai oſé la manifeſter avec énergie ſous l’ancien régime, pluſieurs lettres alors de ſa part font ſon éloge et font une preuve de mon patriotiſme. Je n’ai pas été le ſommer de réaliſer ſa bienveillance ; il ne me connoit point, je ne ſuis point ſur le regiſtre des penſions, mon zèle et mon déſintereſſement ſont connus : et j’ai ſacrifié juſqu’à la place de mon fils. Ainſi que mon fils ſoit placé, qu’il ne le ſoit pas, je ne ſervirai pas moins mon pays.

Je ne ſuis point de ces femmes vicieuſes dont les maximes varient comme les modes, qui prêchent la religion quand elle n’a pas beſoin d’appui, qui la détruiſe quand elle n’a plus de ſoutien, qui font la guerre aux morts et aux philoſophes, adulent les vivans, encouragent le crime, et ſacrifient les choſes les plus ſacrées à leur inſatiable ambition à leur égoïſme.

Dans tous mes écrits, j’attaquai Mirabeau comme homme public, moi ſeule peut-être ne l’ai point redouté ; j’ai oſé lui dire que ſi fon cœur étoit auſſi grand que ſon eſprit, l’état étoit ſauvé ; on n’a point oublié cette phraſe dans mon diſcours de l’aveugle ; quand vous tournerez conſtamment votre plume vers le bien, il faudra vous dreſſer des autels. Voilà encore une de mes prophéties accomplies ; il eſt mort, et j’ai fait ſon éloge parce qu’il n’eſt plus.

Vous, Français, qui m’allez lire, quelque ſoit le peu de goût que vous prendrez à cette lecture, apprenez à me connoître et vous rendrez juftice à mes principes ; je finirai par vous recommander, pour vos propres intérêts, d’affermir, d’aſſurer votre roi ſur le trône, et de craindre le ſort des grenouilles de la fable.


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PROLOGUE.

LE DESTIN, dans un char.

Je viens de faire trancher les jours du grand Mirabeau. J’ai vu trembler pour la première fois la main de la parque ; un enfant a ſuivi de près ce grand homme, tel étoit mon deſſein…

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Il faut convenir que l’eſpèce humaine est bien bizarre ; quel uſage fait-elle du génie qu’elle a reçu de la nature, en préférence à tous les autres animaux ? foibles mortels ! que vous êtes loin du bonheur que vous cherchez ! Il eſt cependant ſi près de vous, mais la dévorante ambition qui vous tourmente, mais cette ſoif inſatiable de vos intérêts particuliers vous fait empoiſonner tous ces dons que le ciel a répandus ſur la terre ; ah ! ſi je ne veillois pas à leur proſpérité, les hommes s’entregorgeroient enſemble & ſans ſavoir pourquoi. Quel exemple de morale je donne aux Français, en leur enlevant à la fleur de l’âge, un de leur plus fort ſoutien. Ils murmurent actuellement contre ma rigueur : hommes injuſtes, jettez un regard profond ſur vos inconſéquences, ſur vos préventions, & vous reconnoîtrez tous vos torts : vous n’avez perſécutez & vous ne perſécutez encore que ceux qui ſe ſacrifient pour le bien public. Vous ne ſavez les apprécier que quand ils ne font plus ; il en eſt bien tems ! Je ne peux cependant m’en défendre, j’aime les Français, leur caractère, leur eſprit, leur folie même ; mais dans ce moment de vertige qui les égare, s’ils allaient conſpirer contre moi, je n’en ſerois pas étonné, ils en ſont bien capables ; mais je les défie de m’ateindre, je ſuis un peu trop haut pour redouter cette fameuſe lanterne ; en vérité leur révolution eſt bien originale… Ils ſont arrivés, ſans répandre de ſang, a un degré de perfection conſtitutionnelle, où toute autre nation en auroit rougi la terre. Mais feront-ils aſſez conſtans, allez raiſonnables pour ne pas détruire un travail ſi merveilleux… C’eſt-là mon ſecret ; voyons comme ils vont ſe conduire après la mort de Mirabeau ; voyons s’ils ſauront m’engager à leur nommer un ſucceſſeur à ce grand génie. Allons tout préparer aux Champs-Eliſées pour le recevoir ; ah ! combien les grands hommes de la France, vont être étonnés & affligés de le voir arriver parmi eux ; mais j’eſpère les conſoler par les dons que je vais faire à leur patrie ; je vais tout diſpoſer, & que la terre & le ciel. applaudiſſent aujourd’hui à mes bienfaits.

À meſure que le char s’enfuit dans la couliſſe, le nuage ſe diſſipe & découvre les Champs-Elysées avec les ombres.

MIRABEAU
AUX
CHAMPS-ÉLISÉES,

COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE.


Les ombres doivent être coſtumées chacune dans leur genre.

L’ouverture doit être une muſique douce & paiſible, mêlée de quelques traits plaintifs.

Le théâtre repréſente les Champs-Eliſées.

Toutes les ombres ſont errantes dans le fond du théâtre, quand le rideau ſe lève. On doit voir un eſpèce de nuage imitant une vapeur, elle ſe diſſipe inſenſiblement. Cette vapeur doit terminer la pièce à la fin du chœur.


Scène PREMIERE.

J.-JACQUES, VOLTAIRE, MONTESQUIEU.
Voltaire.

Je te dis encore, Monteſquieu, les tems ſont changés. Les ſiècles de l’ignorance ont diſparus : la lumière s’eſt répandue ſur toute la terre ; tes principes ſur les gouvernemens ne ſont plus de ſaiſon ; partout l’homme reconnoît les loix de la nature, partout ſa douce morale ſe fait ſentir dans les cœurs. J. Jacques a déployé, mieux que nous, cette loi divine.

J. Jacques.

Voltaire, ne m’envie point cet avantage : tu as poſé les premières baſes de tout ce qui s’eſt opéré de grand & d’utile en France.

Voltaire.

Nons fûmes ennemis ſur la terre, quand nos véritables principes devoient nous rapprocher : quand nous tendions tous deux au même but : mais la gloire, la jalouſie, je n’en fus pas exempt. Ah ! combien de fois tu m’as fait trembler. (à part) le boureau ! il brûloit le papier avec ſa plume de feu.

J. Jacques.

Nous ne nous reſſentons plus, dans ce ſéjour de la paix, de ces inquiétudes terreſtres. Mais, Monteſquieu eſt bien ſombre. Quoi ! tu parais ſouffrir de notre converſation : ta mémoire ne fauroit périr : tes ouvrages ont encore beaucoup de partiſans dans tout l’univers ; mais voudrois-tu prétendre que les hommes fuſſent partout les mêmes ? Il n’est qu’une vérité : tout change l’homme utile ne meurt jamais, & quelque fois la nouvelle forme du gouvernement Français, tes écrits n’en ſeront pas moins immortels.

Montesquieu.

L’indulgence te ſied bien : il t’eſt permis d’être généreux, quand tes écrits l’emportent ſur les miens ; mais les crois-tu bien propres à l’eſprit français ; le gouvernement eſt, dans ce moments ſans force & ſans dignité ; le commerce eſt anéanti, & le marchand eſt en faillite ; le délabrement des trois ordres a produit la pénurie dans les finances ; les manufactures ſont déſertes ; l’ouvrier ſans travail, le pauvre ſans ſecours ; les arts & les talens ont diſparus avec les émigrans.

Voltaire.

Ils reviendront, & tout ſe rétablira ſous une meilleure forme.

J. Jacques.

L’état étoit énervé ; le miniſtère étoit vicieux ; le peuple, écraſé d’impôts, ſouffroit ſes maux ſans murmurer dans ſon horrible eſclavage ; fatigué de la tyrannie qu’on exerçoit ſur lui ſans pitié, il a reconnu ſes droits, ſa force. Peut-être a-t-il été trop loin ; mais c’eſt l’effet de toutes les révolutions.

Montesquieu

Combien de victimes périront avant d’arriver à ce point de perfection que vous eſpérez. Le généreux Deſilles, ce jeune militaire, partiſan de la bonne cauſe n’a pas moins été aſſaſſiné par ſes propres ſoldats.

Voltaire.

Ils étoient gagnés ; mais après ce récit qu’il nous a fait de l’état actuel de la France, de la prévoyance des légiſlateurs, de la vigilance des citoyens à diſſiper les complots des factieux, tu dois avoir actuellement plus de confiance à une révolution auſſi ſagement dirigée. Mirabeau ſurtout a l’art de contenir les deux partis ; je n’en ſuis pas étonné ; ſon génie devoit un jour détruire les deſpotes ; les fers, la priſon, l’exil, les baſtilles, rien n’a pu le détourner de ſa vaſte carrière. Que ce grand homme ſoit encore vingt ans ſur la terre, & je te promets, Monteſquieu, que la France rependra une nouvelle ſplendeur.

Montesquieu

Je crains, au contraire, que la nouvelle constitution n’ait point cette énergie que tu lui ſupposes. Les trois ordres ſont indubitablement nécessaires à l’esprit d’un gouvernement monarchique. Le caractère français est changeant : c’est par son inconstance qu’il aime tout ce qui flatte sa vanité. J’ai travaillé pour le bien de mon pays, et suivant vous je n’ai fait qu’un ouvrage ! Mais croyez-vous, l’un et l’autre cette constitution bien affermie ?

Voltaire.

Il n’y a pas de doute : tout est actuellement, je gage, dans le meilleur ordre.

J. Jacques.

Il y a long-temps que nous n’avons eu des nouvelles de la France ; il y a long-temps qu’il n’a paru aux Champs-Élisées de bons patriotes.

Montesquieu.

Je ſuis aux aguets de quelqu’arrivant. Je suis aussi curieux que vous de connoître l’état actuel de ce royaume. Voici Henri IV avec Desilles ; il ſemble qu’ils veulent nous éviter : laiſſons-les s’entretenir à leur aise. (Ils sortent.)


Scène II

HENRI IV, DESILLES.
Henri IV.

Viens, jeune et brave Desilles, éloignons-nous de toutes ces ombres, dont la présence trouble la douceur de nos entretiens. Louis XIV s’irrite aux récits que tu nous fais des grands changemens que tu as vu s’opérer en France. Parle-moi pour moi seul, j’en aurai plus de plaiſir. Parle-moi de ce bon peuple Français ; de mon petit-fils, de vos législateurs, de cet incomparable Maribeau, dont tu nous as fait un si grand récit.

Desilles.

Cher Henri, idôle de la France ! ce peuple, toujours cher à ta mémoire, voit encore en toi ton petit-fils qui marche sur tes traces. Les Français, en extirpant tous les abus qui entouroient le trône, ont rendu à leur monarque sa véritable existence. Mirabeau, Mirabeau surtout a développé ce grand principe si important au salut de l’état. Le Peuple et le Roi ; voilà ses maximes. Point d’intermédiaire entre ces deux puissances.

Henri IV.

Que ce récit m’intéresse ; mais que je crains les effets de ces innovations. Je ſais à quel degré le fanatiſme peut pousser sa vengeance. En vain J. Jacques & Voltaire nous donnent ici de grandes espérances fondées sur leurs immortels écrits, je ne puis vaincre mes inquiétudes.

Desilles.

On n’est donc pas exempt aux Champs-Elisées de tout pénible souvenir ? Quant à moi, je n’y ai ressenti jusqu’à présent qu’une douce paix.

Henri IV.

Dans ce séjour, mon fils, nous conservons l’empreinte de notre caractère primitif ; et telle est, mon ami, la cause de ces rapports frappans que l’on trouve entre les grands hommes nés à des époques souvent fort éloignées. Après plusieurs siècles de repos, chacun de nous revient à la vie : mais notre génie ne change jamais : nos goûts, nos humeurs sont constamment les mêmes ; ainsi tu ne trouveras pas ici l’ombre de Louis XII ; le père du peuple, ni celle de l’orateur grec Demoſthènes. Toutes les deux sont en ce moment sur la terre. Le Destin a rendu à Louis XII sa couronne sous le nom de Louis XVI, et à ton cher Mirabeau, la sagacité, la profondeur et l’éloquence de cet orateur athénien, également célèbre par son amour pour la patrie, et par ſa haine déclarée pour les factieux.

Desilles.

Ah ! je le reconnois à ces traits.

Henri IV.

Mais toi, brave Desilles, ne sais-tu pas encore quel homme tu as été avant de porter ce nom ? Rappelle-toi donc ton analogie avec ce jeune romain qui, pour sauver sa patrie, se précipita tout armé dans le gouffre qui s’étoit ouvert au milieu du Forum.

Desilles.

Oui, je me rappelle à présent tout ce que je fus. Le Destin m’a choisi, sans doute, pour les actions d’éclat. Je ne me plains pas de mon sort. Puissai-je toujours terminer de même ma carrière. Pour, toi Henri, le modèle des bons rois, on n’a pas ignoré même sur la terre, qu’avant d’être Henri IV, tu étois Titus… Mais quelle est cette rumeur parmi les ombres.

Henri IV.

J’apperçois Voltaire et Rousseau qui s’approchent de nous ; sachons ce qu’il y a de nouveau.



Scène III

Les précédens, J. JACQUES, VOLTAIRE.
Henri IV.

Hé bien, ſublime, & bienfaiſant philoſophe de la France, que venez-vous nous apprendre ?

Voltaire.

Éaque, Minos & Radamanthe s’avancent vers les portes. Nous ſoupçonnons qu’ils vont au-devant de quelqu’ombre digne, ſans doute, de leur empreſſement.

J. Jacques.

On a entendu du côté de la Terre des cris de douleur qui ſont les préſages d’une grande perte. Caron a paré ſa barque, & Cerbere ſemble avoir adouci ſes affreux hurlemens. On nous & annoncé qu’il ſe préparoit une fête pour recevoir cette ombre. Quel eſt donc ce Génie qui vient habiter parmi nous ?

Voltaire.

Voyez défiler toutes les ombres vers l’entrée des champs Eliſées. Seroit-ce quelqu’auteur dramatique à qui l’on prépareroit une pareille fête ? Seroit-ce quelque législateur, ami de l’humanité, plus digne encore de cet hommage ?

Henri IV.

J’éprouve, en ce moment, une terreur juſqu’à préſent inconnue en ces lieux. Je chéris comme vous la France ; ſi ce mortel nous venoit de cette contrée & que la patrie eut perdu un de ſes plus fermes appuis, mon cœur en ſeroit trop affecté. J’apperçois Louis XIV. À ſon air ſoucieux, je vois que cet arrivant ne lui fait pas plaiſir.


Scène IV.

LOUIS XIV s’approche d’un air fier, avec pluſieurs de ſes courtiſans.
VOLTAIRE, HENRI IV, DESILLES, LOUIS XIV, J. JACQUES.
Henri IV à Louis XIV.

Louis XIV a l’air mécontent. Quel chagrin peut donc éprouver ſon cœur dans le ſéjour de la paix & de l’égalité.

Louis XIV.

Cette égalité n’eſt pas mon élément : je ſens que je devrois règner.

Henri IV.

Sur tes paſſions ſans doute ; mais ta raiſon eſt donc bien foible ? puiſqu’elle n’a pû encore te faire jouir de la tranquillité dont nous jouiſſons tous. Tu veux être encore roi parmi les ombres.

Louis XIV.

Ces remontrances populaires ne peuvent s’éléver juſqu’à moi, ah ! que ne ſuis-je encore ſur la terre !

Henri IV.

Eh ! qu’y ferois-tu actuellement ?

Louis XIV.

La queſtion eſt neuve pour mon oreille, ce que j’y ferois ? J’y règnerois ; en me montrant je redeviendrois le maître !

Henri IV.

De qui ?

Louis XIV.

Du monde entier, des Français, quelque ſoit le charme de cette égalité, de cette indépendance dont, ici, on m’étourdit les oreilles ; je les connois, ils aiment les grands rois.

Henri IV.

Dis, les grands hommes, & les bons rois. Tu ſus te faire admirer ; mais on ne t’aima point : tu n’as ébloui les Français que par ton luxe ; on ne peut les ſéduire aujourd’hui que par des vertus.

Louis XIV.

Oublie-t-on tout ce que j’ai fait de grand ?

Henri IV.

Oui, tes fameuſes conquêtes ; la terre n’étoit pas aſſez grande pour ſatisfaire ton ambition.

Louis XIV.

Eſt-ce par mon ambition que la poſtérité me juge ? as-tu oublié mes belles actions ? Si je fus deſpote, je ſçu faire fleurir les arts, le commerce ; je ſçu diſtinguer l’homme de mérite de l’intriguant de cour : les femmes ni mes miniſtres ne me gouvernoient point. Je portai dans toute l’Europe le goût des ſciences ; on me doit peut-être ce foyer de lumières dont les Français ſont ſi fiers aujourd’hui. J’encourageai les talens, je recompenſai les belles actions ; ſi j’eu des foibleſſes, j’ai ſçu les effacer, j’ai ſçu avouer des fautes. Un de mes courtiſans oſa juſtifier un jour mon enfance indocile : Il n’y avoit donc point de verges dans mon royaume lui répondis-je… J’ai ſçu préſerver mes enfans de la mauvaiſe éducation que j’avois reçue, mes défauts appartiennent à mes inſtituteurs, mes vertus ſont de moi. Je ſuis mon ouvrage.

Voltaire.

Je ne puis m’empêcher de l’admirer encore.

Rousseau.

Il eut l’art de ſe faire adorer.

Desilles.

Quel dommage que ce fut là un deſpote !

Henri IV.

Oui, tu as mérité, j’en conviens, ſous quelques rapports, l’eſtime & la reconnoiſſance des Français ; mais aujourd’hui ils ne ſont plus les mêmes, & tu ſerois mal vu ſur le trône.

Louis XIV.

Je ne te blame point. Nous ne pouvons changer notre caractère : un jour peut-être le mien retrouvera ſa place d’autres temps, d’autres mœurs, & crois qu’aujourd’hui même, je trouverois encore en France des partiſans.

Henri IV.

Qui n’oſeroient ſe montrer. Mais… quels ſons lugubres ! C’eſt ſans doute, cet ombre qui arrive.

Desilles.

L’on vient à nous.



Scène V

MONTESQUIEU, les précédens.
Montesquieu.

Amis de la France, Franklin vous amène un de ſes plus fermes appuis ?

Henri IV.

Ah ! que nous annoncez-vous.

On entend la muſique du convoi de Mirabeau, par M. Goſſec ; pendant cette ſcène muette, les ombres vont & viennent ſur le théâtre & s’avancent toutes au-devant de Mirabeau.



Scène VI

MIRABEAU, dans l’affliction ; FRANKLIN, le ſoutenans ; les Acteurs précédens.
Desilles.

Que vois-je ? Mirabeau !…

Franklin, l’interrompant.

Mirabeau eſt mort. (il continue avec chaleur.)

Il eſt retourné au ſein de la divinité, il vit parmi nous, le génie qui affranchit la France, & verſa ſur l’Europe des torrens de lumières. L’homme que ſe diſpute l’hiſtoire des ſciences & des empires tenoit, ſans doute, un rang élevé dans l’eſpece humaine ; l’antiquité eut élevé des autels au puiſſant génie qui, au profit des humains, embraſſant dans ſa penſée le ciel & la terre, ſut dompter la foudre & les tyrans.

Voltaire.

Philoſophe courageux, bienfaiſant légiſlateur, la Parque vient d’enlever à la plus grande des nations, ceſſe de t’affliger & viens reſpirer avec nous l’air pur de l’Eliſée.

J. Jacques à Voltaire.

Ah ! ne lui envie pas la douceur de verſer encore des larmes : la cauſe de ſa douleur eſt ſi belle.

Mirabeau.

Ô J. Jacques ! ô mon maître ! eſt-ce toi ?

Voltaire.

Ceſſe de te livrer à d’inutiles regrets.

Mirabeau d’un ton animé.

Ah ! ce n’est pas la vie que je regrette, j’ai ſçu vivre, j’ai ſçu mourir en homme ; j’avois pour un ſiècle de courage, quand la mort a glacé mon cœur ; mais écoute, n’entends-tu pas les accens douloureux de ce peuple affligé ; de ce peuple dont je n’ai connu toute l’affection pour moi, qu’à l’instant même qui m’en a ſéparé pour jamais ; de ce peuple aimant & ſenſible que je ne pourrai donc plus ſervir. Je frémis en ſongeant que le trouble & la confuſion peuvent encore détruire l’effet de la plus belle, de la plus ſublime des révolutions : que l’empire peut-être livré aux différens partis de ſéditieux qui, pour leurs vues particulières, ne cherchent qu’à jetter l’alarme & à ſemer la diſcorde. Je frémis d’apprendre au premier inſtant que cette belle monarchie eſt diſſoute, & que les factieux s’en partagent les lambeaux.

J. Jacques.

On ne peut régénerer un état ſans courir les riſques de le perdre ; voilà ce que j’ai craint ; voilà ce que j’avois prévu dans mes écrits.

Voltaire.

Mais ſi on le ſauve à la fin ?

Mirabeau.

Je préférerai le règne d’un deſpote, à l’anarchie.

Montesquieu.

Les pouvoirs intermédiaires, ſubordonnés & dépendans, conſtituent la nature d’un bon gouvernement monarchique.

Franklin.

Je n’approuve pas ces diſpoſitions républicaines chez les Français, j’ai long-tems vécu. Maintes fois je me ſuis vu forcé de changer d’opinion, même dans les matières de la plus grande importance. Ainſi je crois qu’il est impolitique & inconſtitutionnel en France, de ne point aſſurer le pouvoir du gouvernement monarchique, parce qu’il n’y a point de gouvernement, qu’elle qu’en ſoit la forme, qui ne puiſſe être bon, s’il et bien adminiſtré.

Mirabeau.

Ah, Franklin ! que n’ai je laiſſé ma patrie dans une ſituation auſſi paiſible, auſſi heureuſe, auſſi floriſſante que tu as laiſſé la tienne ; mais quelles font ces deux ombres que mon récit paroit attendrir ? Henri IV ! Defilles ! (il leur donne la main.) Salut, ſalut, nos amis ; & cet autre ?…

J. Jacques.

Vous ne le reconnoiſſez pas ?…

Mirabeau

Oui, j’y ſuis à préſent ; à ſon air majeſtueux, à cet air conquérant…

Voltaire.

Et quelque fut le rang où le ciel l’eut fait naître,
Le monde en le voyant eût reconnu ſon maître.

Mirabeau à Voltaire

Vous êtes, je crois, l’auteur de cet éloge ?

Voltaire.

J’aimai un peu trop la gloire des rois, je n’en diſconviens pas ; mais c’étoit alors la mode.

Louis XIV.

Elle reviendra.

Mirabeau.

Je le ſouhaite pour le bonheur de la France ; cependant tu me permettras d’y mettre des limites.

Louis XIV.

M’oterois-tu le droit de déclarer la guerre, & de faire la paix.

Mirabeau.

Pour avoir voulu l’accorder au pouvoir exécutif, j’ai failli perdre la confiance publique.

Montesquieu.

Que nous dis-tu ?

Henri IV.

Apprends-nous…

Mirabeau.

Tant qu’on n’a calomnié que ma vie privée, je me ſuis tû, ſoit parce qu’un rigoureux ſilence eſt une juſte expiation des fautes purement perſonnelles telles excuſables qu’elles puiſſent être, & ne voulant attendre que du tems & de mes ſervices l’estime des gens de bien ; ſoit encore par ce que la verge de la cenſure publique, m’a toujours paru infiniment reſpectable, même placée dans des mains ennemies ; mais lorſqu’on a attaqué mes principes comme homme public, je n’ai pû me tenir à l’écart, ſans déſerter un poſte d’honneur qui m’avoit été confié ; j’ai rendu un compte ſpécial de ma conduite. Cet aveu étoit d’autant plus important, que, placé parmi les utiles tribuns du peuple, je lui devois un compte plus rigoureux de mes opinions. Son jugement étoit d’autant plus néceſſaire, qu’il s’agiſſoit de prononcer ſur des principes qui diſtinguent la vraie théorie de la liberté, de la fauſſe ; ſes vrais apôtres, des faux apôtres ; les amis du peuple, de ſes corrupteurs ; car le peuple, dans une conſtitution libre, a auſſi ſes hommes de cour, ſes paraſites, ſes flatteurs, ſes courtiſans, ſes eſclaves. Je pris la parole ſur une matière ſoumiſe depuis longtems à de longs débats : un preſſant péril, de grands dangers dans l’avenir devoient exciter toute l’attention du patriotiſme. Ces mots de paix & de guerre ſonnoient fortement à l’oreille. Falloit-il déléguer au roi le droit de faire la paix & la guerre, ou devoit-on l’attribuer au corps légiſlatif ? En un mot je m’étois propoſé la queſtion générale qu’on devoit réſoudre, d’attribuer concurremment le droit de faire la paix & la guerre, aux deux pouvoirs que la conſtitution avoit conſacrés.

Louis XIV.

Les Français ne ſont donc plus les mêmes. Si les talens, le génie donnoient comme le rang, la couronne ; ſans doute tu l’aurois méritée.

Mirabeau en ſouriant

Ne me ſouhaite pas un ſi fatal préſent : c’eſt un peſant fardeau qu’une couronne en ce moment ; mais ton petit-fils ſaura par ſa prudence, par ſa bonté, par ſes vertus la rendre plus déſirable.

J. Jacques.

Sans doute tu n’as pas quitté la vie ſans donner quelques idées ſur les ſucceſſions.

Voltaire.

Et ſur l’éducation ; c’étoit bien eſſentiel.

Mirabeau.

Mes amis, j’ai pourvu à tout ; ce ſont mes derniers ouvrages, je n’ai pas eu la douceur de les lire à mes collègues. Mes dernières paroles furent : Je combattrai les factieux juſqu’à mon dernier ſoupir, de quel parti, de quel côté qu’ils ſoient, & telle étoit ma ferme réſolution ; mais déjà la mort circuloit dans mes veines. Je me hatai de mettre la dernière main à mon diſcours ſur les ſucceſſions, & à mon plan d’éducation nationale. J’ai tout laiſſé entre les mains de mon meilleur ami, qui me ſecondera, j’en ſuis bien aſſuré ; il n’eſt pas que vous n’ayez ouï parler de cet homme, de ce prêtre qui n’est pas moins néceſſaire aux intérêts de l’état qu’à ceux du vrai culte. Il a porté la hache ſur tous les abus du ſaint ſiége. il a déraciné le labyrinthe qui entouroit l’autel, il a démontré l’auguſte vérité.

Voltaire.

Il faut un culte qui diſtingue le bon prêtre du fanatique & de l’impoſteur. J’ai introduit la philoſophie, j’ai prêché la tolérance, mais ſi Dieu n’exiſtoit pas, il faudroit l’inventer.

Montesquieu.

Ainſi donc, vous avez détruit les prérogatives du clergé & de la nobleſſe, & vous aſſurez votre conſtitution bonne ! Vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un État deſpotique.

Franklin.

On doit l’adopter avec ſes défauts s’il y en a ; parce que je crois qu’il faut en France un gouvernement monarchique, & que s’il vient à dégénerer en deſpotifme, ce ne ſera pas la faute de la conſtitution : pour aſſurer le bonheur du peuple, il dépend entièrement de l’opinion, de la bonté du gouvernement, auſſi bien que de la ſageſſe, & de l’intégrité de ceux qui gouvernent.

J. Jacques.

Comme il dépend des pères de famille d’aſſurer également le bonheur de tous leurs enfans. Je te demande Mirabeau, quelques-unes de tes réflexions ſur les diſpoſitions teſtamentaires. Ah ! combien il est important que les humains ſoient éclairés ſur cette matière.

Mirabeau.

Eh quoi ! n’eſt-ce pas aſſez pour la ſociété des caprices & des paſſions des vivans ? Faut-il encore ſubir leurs paſſions quand ils ne ſont plus ? N’eſt-ce pas aſſez que la ſociété ſoit actuellement chargée de toutes les conséquences réſultantes du deſpotiſme teſtamentaire, depuis un tems immémorial juſqu’à ce jour ? Faut-il qu’on lui prépare encore tout ce que les teſtateurs futurs peuvent y ajouter de maux par leur dernière volonté trop biſarre, dénaturée même ? N’a-t-on pas vu une foule de ces teſtamens, où reſpiroient tantôt l’orgueil, tantôt la vengeance ; ici un injuſte éloignement, là une prédilection aveugle. La loi caſſe les teſtamens appellés ab irato ; mais tous ces teſtamens qu’on pourroit appeller a decepto, a moroſo, ab imbecilli, a delirante, a ſuperbo, la loi ne les caſſe point, & ne peut les caſſer. Combien de ces actes ſignifiés aux vivans par les morts, où la folie ſemble le diſputer à la paſſion, où le teſtateur fait telles diſpofitions de la fortune, dont il n’eut oſé, de ſon vivant, faire confidence à perſonne ; des diſpoſitions telles, en un mot, qu’il a eu beſoin, pour ſe les permettre, de ſe détacher entièrement de ſa mémoire, & de penſer que le tombeau ſeroit ſon abri contre le ridicule & les reproches. (Toutes les ombres applaudiſſent à ce diſcours.)

Toutes les ombres ensemble.

Bravo, bravo ! Mirabeau.

Voltaire.

La plupart de ces ombres reconnoiſſent leurs erreurs & leur injuſtice, dans ces réflexions & leurs regrets témoignent aſſez combien tu mérites l’eſtime des morts & des vivans.

Louis XIV.

Ta préſence étoit bien néceſſaire ſur la terre ; tu devois vivre plus long-temps.

Mirabeau.

J’ai travaillé nuit & jour pour rendre à ma patrie ſa ſuperbe ſplendeur, j’y ai ſacrifié mon exiſtence. Je la croyois inaltérable. Je me ſuis trompé en cela, & voilà l’homme ; mais j’ai rempli ma tâche ſur la terre, & je ſuis ſatisfait. Après avoir été la terreur des potentats dès l’aurore de ma jeuneſſe, qui, d’un autre côté, ne fut exempte d’erreurs ; vers le midi de ma vie j’ai joui de l’eſtime publique. J’ai fait le bien de mon pays. J’ai terminé à quarante-deux ans une carrière glorieuſe. Je vois encore le peuple ému, attendri ; j’entends ſes cris de douleur à ma dernière heure ; mon âme encore errante dans les airs voit ce peuple verſer des larmes. Qu’il eſt beau de mourir, quand on a défendu ſa cauſe.

J. Jacques.

Et ſur-tout quand on l’a gagnée. Je ne te parle pas de mon contrat ſocial.

Mirabeau.

Ton contrat ſocial ! il est dans les mains de tout le monde. Il eſt la pierre angulaire de la conſtitution.

Voltaire.

N’ai-je pas auſſi contribué pour quelque choſe à la révolution.

Mirabeau.

Ah ! beaucoup, Voltaire, oui, beaucoup ; mais l’inſtant le plus brillant de ton triomphe n’eſt pas encore arrivé. Encore, encore quelques momens, & je te le dis en confidence, certain évêque du Tibre, dont les projets ne font encore que ſermenter ſourdement, ajoutera bientôt à ta gloire, & à ta célébrité. Mais qu’elles ſont ces trois ombres qui conduiſent vers nous un enfant qui ne m’eſt pas inconnu ?

Voltaire.

Ne ſois pas étonné de l’air de ſatisfaction qui brille ſur leurs viſages. Ces trois femmes furent chacune, dans leur genre, l’honneur & l’ornement de leur ſexe. C’eſt Deshoulières, Sévigné, & l’aimable Ninon de l’Enclos.


Scène VII

DESHOULIÈRES, SÉVIGNÉ, NINON DE L’ENCLOS, les Acteurs précédens.
Mirabeau.

Je ne puis vous exprimer combien j’ai de plaisir à les voir : mais cet enfant…

Desilles.

Il nous eſt inconnu, comme à toi.

Fortuné.

Ô mon protecteur ! Ô ſublime Mirabeau ! la parque a tranché le fil de mes jours ; mais j’avois aſſez vécu. J’ai joui du bonheur de t’entendre. J’étois à la tête de ma compagnie à ta pompe funèbre. Je t’ai vu dépoſer dans ce ſuperbe édifice, qui n’aura déſormais d’autres titres. Aux grands hommes, la patrie reconnoiſſante.

Mirabeau.

Cher enfant ! ſi jeune perdre la vie, & par quel accident ?

Fortuné.

Il étoit près de minuit quand je rentrai chez moi après cette cérémonie. Froid, pâle, j’avois la mort dans l’ame. Envain ma pauvre mère me prodiguoit tous ſes ſecours ; envain cette chère mère cherchoit à me conſoler, elle me déroboit des larmes que je ſentois tomber ſur mon cœur. Nous perdions en toi notre protecteur, & la patrie perdoit ſon plus ferme ſoutien. Ma douleur étoit mortelle ; on a eu recours, ſur le champ, à un médecin ignorant ; mais pourquoi m’en plaindre ? ſes remèdes ſans doute étoient ſuperflus. Je ne regrette que ma mère ; mais je bénis le ſort qui me rapproche de vous.

Mirabeau.

Cher enfant ! elle avoit mis toutes ſes eſpérances en toi.

Fortuné.

Dieu ! veille ſur ſes jours. Au ciel ! je t’implore pour elle : conſole la plus tendre, la meilleure de toutes les mères. Hélas ! ſi tu n’avois voulu que me ravir à ſon amour, & laiſſer ce grand homme (en regardant Mirabeau) encore ſur la terre. Il y étoit ſi néceſſaire, lui ſeul contenoit les factieux, il étoit l’appui de la veuve, de l’orphelin, & j’en ſuis un grand exemple.

Mirabeau.

Que dites-vous jeune homme ?

Fortuné, l’interrompant

Je veux dire ce que tu nous as forcé de cacher ſur la terre. On a pu t’imputer que tu n’avois pas de mœurs. On a pu te refuſer une ame généreuſe, un cœur ſenſible… ombres, écoutez. J’avois un père attaché, par naiſſance & par principes, à la vieille conſtitution. Ces chimères de nobleſſe le rendoit ſouvent inabordable ; ma mère & moi nous en ſouffrions beaucoup. Elle eſt iſſue du ſang du tiers-état, c’eſt vous dire qu’elle eſt bonne patriote. Son mari prenoit plaiſir depuis quelque tems à la mortifier en metant la main ſur ſon épée. Ah ! s’il n’eut pas été mon père… mais, quelques mois après la révolution, une eſpece de langueur le mit au tombeau. Il avoit diſſipé toute la fortune de ma mère : il ne lui reſtoit que des bienfaits de la cour, & en mourant nous perdîmes toutes nos reſſources. Ma mère, plus affligée pour moi que pour elle-même, étoit au déſeſpoir. Ah ! combien l’amour d’une mère éléve ſon courage. Sans demander des avis à perſonne, elle ſe préſente à la porte de l’incomparable Mirabeau.

Mirabeau voulant lui mettre la main ſur la bouche.

C’en eſt aſſez, c’en eſt aſſez.

Fortuné

Non, je dirai tout.

Henri IV, prenant la main de Fortuné.

Aimable enfant ; pourſuis, nous t’entendrons avec plaiſir.

Fortuné

Ma mère dans les pleurs ſe jette à ſes pieds. Ce n’est pas pour moi, dit-elle, que je vous ſupplie ; c’eſt pour mon fils : il n’a plus de père, il ne me reſte rien pour l’élever. Mirabeau la relève avec attendriſſement. Cet abaiſſement, madame, eſt l’effet de votre amour maternelle ; mais il m’offense. Parlez-moi ſans me prier ; que puis je faire pour vous ? Placer mon fils, s’écrie ma mère. Comme légiſlateur je n’ai aucun pouvoir particulier. Vous êtes jeune, belle, bientôt on ſuſpecteroit les ſervices que je voudrois vous rendre ; mais, madame, j’ai des amis, je les ferai agir ; c’eſt tout ce que je puis vous promettre. Il nous conduit froidement juſqu’à ſa porte. À peine ſommes-nous arrivés chez nous qu’un notaire apporte à ſigner à ma mère un contrat de douze cens livres de rente réverſibles ſur ma tête. Ma mère demande l’auteur de ce bienfait : on s’obſtine à nous le taire : nous le devinons aiſément. Nous volons chez lui, ſa porte nous eſt refuſée. Quelques jours après, je reçois le brevet de capitaine dans le régiment de Royal-Dauphin avec un bon de ſix cents livres pour mon entretien. Hélas ! je n’en ai pas joui longtems. J’ai perdu mon bienfaiteur, & ma vie a été le prix de ma reconnoiſſance.

Henri IV.

Quel age avez vous, enfant trop aimable ?

Fortuné.

Douze ans.

Voltaire.

Ton raiſonnement avoit dévancé ton age ; il n’y a donc plus d’enfans en France ?

Fortuné.

Ils ne ſont pas plus hauts que cela, (déſignant avec la main une certaine hauteur,) qu’ils montent déjà la garde chez le roi.

Louis XIV.

Mon petit fils eſt donc gardé par des pigmées.

Mirabeau.

Par des géans auſſi, Louis XIV ; il eſt plus en ſûreté avec ces pigmées, que tu ne le fus jamais avec ton impoſante maiſon.

Voltaire.

Quel eſt donc, charmant enfant, cet édifice, aux grands hommes, la patrie reconnoiſſante.

Fortuné.

C’eſt le temple, où vous ſerez tous réunis. Ô Mirabeau ! quels honneurs n’a-t-on pas rendus à ta mémoire : non, jamais la reconnoiſſance publique n’éclata d’une manière plus ſolemnelle, & plus touchante.

Louis XIV.

La cérémonie étoit donc bien pompeuſe ?

Fortuné.

Si la cérémonie fut grande & majeſtueuſe, ce ne fut point par l’étalage faſtueux d’un luxe inſultant ; mais un peuple entier y verroit des larmes. Entre deux files de notre garde nationale, un gros de cavalerie ouvroit la marche, ſuivi de vingt mille volontaires en deuil & ſans armes ; les commiſſaires des quarante-huit ſections, la municipalité de Paris & ſon département précédoient immédiatement le ſarcophage, qu’on ne voyoit point élevé pompeuſement ſur un char triomphal ; mais nos légiſlateurs même, tes collégues, qui le ſuivoient en corps, diſputoient aux ſoldats citoyens l’honneur de te porter. Les miniſtres, la maiſon du roi, & quelques milliers d’hommes armés terminoient le convoi : ajoutez à ce détail le ſilence profond des ſpectateurs qui rendoit plus pénétrans les ſons d’une muſique déchirante, les cliquetis aigus des cimballes, les roulemens ſourds & lugubres du tambour : ajoutez y la conſternation qui ſe peignoit ſur tous les viſages, & les douces larmes de ce ſexe intéreſſant & ſenſible à qui tu deſtinois des plans utiles à ſa gloire, comme à ſon bonheur, & vous ne pourrez vous faire qu’une imparfaite idée des ſentimens dont mon ame eſt encore pénétrée.

Mirabeau

Dieu ! que ce récit m’intéreſſe. Ô mes concitoyens ! qu’ai-je fait pour avoir mérité une auſſi ſenſible reconnoiſſance. J’ai contribué, comme vous, au bien de la patrie. J’emportois vos regrets, n’étoit-ce pas aſſez pour me déchirer l’ame. Ô français ! français, vous ne ceſſerez jamais d’être généreux.

Louis XIV.

Et les miniſtres qui accompagnoient la cérémonie, ſont-ils du choix de mon petit fils ?

Fortuné.

Oui ſans doute, & du choix de ſon peuple.

Louis XIV.

Dans quel rang les a-t-on pris ?

Mirabeau.

Confondus dans la ſeule claſſe de tous les citoyens, leurs vertus & leur mérite les ont ſeuls diftingués.

Louis XIV.

J’aprouve actuellement la révolution ; elle eſt digne d’un grand monarque, & des grands hommes qui l’ont opérée.

Madame de Sévigné.

As-tu laiſſé en main ſûre ce plan dans lequel tu deſtinois à mon ſexe un paſſage utile à ſon bonheur & à ſa gloire ?

Madame Deshoulières.

On l’aura détourné à ſa mort. On ne veut pas que nous ſoyons ſur la terre les égales des hommes ; ce n’eſt qu’aux champs Eliſées que nous avons ce droit.

Ninon de l’Enclos.

Ailleurs auſſi, mais c’eſt un foible avantage.

Deshoulières.

Les femmes trouveront peut-être le moyen de regénérer auſſi leur empire.

Mirabeau.

Pour opérer en France une grande, une heureuſe révolution, il en faudroit, meſdames, beaucoup comme vous.

Ninon.

Tu as raiſon : en général les femmes veulent être femmes, & n’ont pas de plus grand ennemis qu’elles mêmes. Que quelqu’une ſorte de ſa ſphère pour défendre les droits du corps, auſſi-tôt elle ſoulève tout le ſexe contre elle : rarement on voit applaudir les femmes à une belle action, à l’ouvrage d’une femme.

Mirabeau.

La remarque le fera.

Ninon.

Par les hommes donc. Ah ! meſſieurs, que les femmes entendent bien peu leurs intérêts.

Sévigné.

Il eſt indubitable qu’un gouvernement ne peut ſe ſoutenir, ſi les mœurs ne ſont pas épurées.

Ninon.

Et de qui dépend cette révolution : en vain l’on fera de nouvelles loix, en vain l’on boulverſera les royaumes ; tant qu’on ne fera rien pour élever l’ame des femmes, tant qu’elles ne contribueront pas à se rendre plus utiles, plus conſéquentes, tant que les hommes ne ſeront pas aſſez grands pour s’occuper ſérieuſement de leur véritable gloire, l’état ne peut proſpérer : c’eſt moi qui vous le dis ; mais qui vient nous interrompre ?



Scène VIII

LE DESTIN, SOLON, LE CARDINAL D’AMBOISE, les acteurs précédens, avec pluſieurs des quatre parties du monde, comme des Chinois, des Turcs, des Eſpagnols, des Romains, &c.
Le Destin.

Ombres paiſibles, l’heure est venue de rendre à la terre un grand homme qui remplace celui qu’elle vient de perdre ; & voici celui que j’ai choiſi.

Toutes les Ombres.

Solon, Solon va renaître.

Henri IV.

C’est le cardinal d’Amboiſe que le Deſtin a choiſi ; c’eſt un miniſtre ſage, bienfaiſant qui doit renaître en France.

Toutes les Ombres Françaises.

Oui, nous opinons pour le cardinal d’Amboiſe.

Le Destin.

Oui, je veux vous ſatisfaire. Ce grand ministre va renaître auſſi.

D’Amboise.

Serai-je encore élu évêque de Montauban ?

Mirabeau.

Que n’as-tu pu devancer ton époque ! cette ville n’auroit pas été de nouveau le théâtre des fureurs ſacerdotales. Les fanatiques ce ſont efforcés d’égarer la conſcience du peuple ; ainſi on n’a pu briſer les chaînes du deſpotiſme, ſans ſecouer le joug de la foi. Quelle impoſture groſſière ! non, la liberté loin de nous avoir preſcrit un ſi impraticable ſacrifice, nous a rendus tous freres : que tous bons citoyens regardent cette égliſe de France dont les fondemens s’élancent & ſe perdent dans ceux de l’empire lui-même. Qu’ils voient comme elle ſe régénère avec lui, & comme la liberté, qui vient du ciel, auſſi bien que notre foi, ſemble montrer en elle la compagne de ſon éternité & de ſa divinité.

D’Amboise.

La province de Normandie, a-t-elle été agitée & perſécutée par la nobleſſe ? ma préférence y ſeroit-elle néceſſaire ?

Mirabeau.

La nobleſſe eſt fort paiſible en Normandie, & ſes habitans ſont trop éclairés aujourd’hui.

D’Amboise.

Serois-je aſſez heureux pour travailler à la réforme de ces ordres religieux qui obèrent l’état, & qui propagent la maſſe des pareſſeux.

Le Destin.

Tu n’auras pas à cet égard de réforme à faire. Sois bon miniſtre, rends-toi digne toujours de la confiance de ton roi, concilie-toi l’amour de la nation, & travaille ſans relâche aux intérêts du peuple. Sois laborieux, doux, honnête, aie de la fermeté, du bons ſens, & ſur-tout ton expérience précieuſe, je te rends ton caractere primitif.

D’Amboise.

Reparoîtrai-je en France avec ce même coſtume ?

Le Destin.

Oui, & s’il étoit néceſſaire, je te donnerois la thyare pour réformer tous les abus.

Le C. d’Amboise.

Je ne la défirerois qu’à ce prix.

Le Destin.

J’aime les Français, je veux les combler de mes bienfaits ; pour toi, Solon, tu va renaître à la place de ce légiſlateur.

Solon, au Destin.

Divinité, dont la domination eſt ſi favorable, ou ſi fatale aux mortels, ne pouvant m’y ſoustraire, vous voulez que je retourne ſur terre, & je ne réſiſte point à vos décrets ; mais dans quelle contrée prétendez-vous me placer ? vais-je revoir Athènes ? m’enverrez-vous à Rome ?

Le Destin.

La ville de Rome, mon fils, a un peu changé de face depuis Titus ; & ce théâtre aujourd’hui. conviendroit peu à ton caractère. Qui ſerois-tu ? toi qui ne peut ſupporter l’hypocriſie, les complots des factieux ; mais il eſt une autre contrée qui, à l’opulence près, te retracera Rome & Athènes. C’eſt dans la capitale de France.

Solon.

En France ! c’eſt pour la France que vous me deſtinez. Que la porte s’ouvre ; je ſuis prêt à partir.

Le Destin.

Va, Solon, va prêcher ta douce morale ſous le règne du meilleur des rois. Soutiens la cauſe du peuple. Va te couvrir d’une nouvelle gloire. Là, tu trouveras des âmes qui ſimpathiſeront avec la tienne ; ſois prompt, ſois vigilant. Que toutes tes vertus reprennent leur première énergie, ou plutôt je te donne les vertus & les talens de cette ombre fière dont nous célébrons aujourd’hui l’arrivée. Si jamais ton antique Athènes renaît de ſa cendre, je l’enverrai à ſon tour y prendre ta place.

Mirabeau.

L’exemptez-vous des foibleſſes humaines ?

Le Destin.

Je ne prétend l’exempter de rien. Ces erreurs tiennent peut-être, plus qu’on ne croit aux vertus que je lui donne en partage. Qu’il ſoit bon patriote, courageux, protecteur de la liberté, ami sûr, publiciſte éclairé. Je jette un voile ſur le reſte.

Ninon de L’Enclos, à Mirabeau.

Apprends-nous donc…

Desilles.

Et ton Traité d’Éducation Nationale.

Toutes les Ombres, à la fois.

Nous brûlons de l’entendre.

Henri IV.

Ceſſe de t’affliger ; voilà deux ſucceſſeurs pour un…

Mirabeau.

C’en eſt trop pour me remplacer ; je voudrois vous ſatisfaire ; mais mon cœur eſt encore ſi plein, que je ne puis en ce moment que vous expoſer le réſultat de tous mes principes, & de tous mes écrits.

Le Destin.

Que la fête commence : qu’on lui élève un trône.

Henri IV.

Viens, digne ſoutien de l’empire français ; cette place eſt réſervée à ton génie, à ton amour pour la patrie ; & toutes les ombres vont t’entourer pour t’entendre.

Mirabeau.

Quoi ! voudriez-vous me faire monter ici à la tribune.

Louis XIV.

La tribune ! mais c’eſt un trône.

Mirabeau, ſur le trône.

Elle fut de mon vivant plus qu’un trône à mes yeux.

Ombres, qui m’écoutez, & qui vous intéreſſez au bonheur de la France, qui désirez connoître & mes travaux & mes opinions ſur l’état actuel & futur de ce beau royaume, je vais en deux mots vous en inſtruire :

J’ai paſſé ma vie à étudier l’eſprit de différens gouvernemens. J’ai parcouru l’immenſité de notre antique hiſtoire. Plein des grands exemples qu’elle nous offre, je me ſuis armé contre le deſpotiſme ; mais j’ai vu d’ailleurs le vice des formes républicaines, & j’ai cherché à en préſerver ma patrie régénérée. Tel a été le but principal de tous mes écrits. Puiſſe la France n’oublier jamais que la ſeule forme de gouvernement qui lui convienne, eſt une monarchie ſagement limitée.

Le Destin.

Qu’on ceigne ſon front de la couronne civique.

Deux ombres portent la couronne.
Madame de Sévigné, prend la couronne & la dépoſe ſur la tête.

Tu l’as méritée.

Ici le chœur commence,
On enlève Mirabeau ſur le trône, & on lui fait faire le tour du théâtre ; une musique douce & tendre termine, piano, piano la marche.
Fin de la pièce.







Se vend,


Chez la veuve Ducheſne, rue Saint-Jacques.
Chez la veuve Leſclapart, rue du Roule.
Et chez Girardin, au palais-royal.