Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (2p. 247-366).


LIVRE VII



DEUX TENTATIONS



CHAPITRE PREMIER


— Avez-vous beaucoup vu ces derniers temps votre phénix de science, Lydgate ? demanda M. Toller à M. Farebrother assis à sa droite, à l’un des dîners de Noël qu’il donnait régulièrement.

— Pas beaucoup, et je le regrette, répondit le vicaire, habitué à parer les railleries de M. Toller sur sa foi aux nouvelles lumières médicales. J’habite trop au dehors, et il est fort occupé lui-même.

— L’est-il vraiment ? Je suis heureux de l’apprendre, dit le docteur Minchin avec une suavité mêlée de surprise.

— Il donne une bonne partie de son temps au nouvel hôpital, reprit M. Farebrother qui avait ses raisons pour ne pas laisser tomber le sujet. Je sais cela par ma voisine, mistress Casaubon, qui y va souvent aussi. Elle assure que Lydgate est infatigable et en train de faire de l’institution de Bulstrode vraiment une belle œuvre. Il prépare une nouvelle salle pour le cas où nous aurions le choléra.

— Et il prépare aussi des théories de traitement pour en faire l’essai sur les malades, je suppose, dit M. Toller.

— Allons, Toller, soyez franc, dit M. Farebrother. Vous êtes trop intelligent pour ne pas voir l’avantage d’un esprit jeune et hardi en médecine comme en toute chose, et quant au choléra, j’imagine qu’aucun de nous ne sait au juste ce qu’il aurait à faire le cas échéant. Quand un homme va un peu trop loin dans une voie nouvelle, c’est généralement à lui-même plus qu’à personne qu’il fait du tort.

— Il me semble que vous devriez, vous et Wrench, lui avoir de l’obligation, reprit le docteur Minchin, car il vous a envoyé la crème des malades de Peacock.

— Lydgate a vécu sur un grand pied pour un commençant, dit M. Harry Toller, le brasseur. Je suppose que ses parents du Nord l’ont aidé.

— Je l’espère, appuya M. Chichely, sans quoi il aurait eu tort d’épouser cette charmante jeune fille dont nous raffolions tous. Que diable ! on garde une dent à l’homme qui vous enlève la plus jolie fille de la ville.

— Eh par Dieu ! Et la meilleure aussi, ajouta M. Standish.

— Mon ami Vincy n’approuvait, je le sais, qu’à moitié ce mariage, dit M. Chichely. Il n’a pas voulu faire grand’chose pour eux. Les parents du côté de Lydgate se sont-ils décidés à lâcher de leurs écus ? C’est ce que je ne saurais dire.

— Oh ! je ne trouve pas que Lydgate ait jamais eu l’air de travailler pour vivre, dit M. Toller avec une légère nuance de sarcasme et la conversation en resta là.

Ce n’était pas la première fois que des allusions avaient fait comprendre au vicaire que les dépenses de Lydgate avaient été visiblement trop fortes pour qu’il pût trouver dans sa clientèle les moyens d’y faire face ; mais il lui supposait des ressources ou des espérances de fortune, de nature à justifier ses dépenses excessives au moment de son mariage et à prévenir les conséquences fâcheuses pouvant résulter de ses déboires avec la clientèle. Un soir, ayant pris la peine d’aller à Middlemarch tout exprès pour avoir avec Lydgate une de leurs bonnes causeries d’autrefois, il remarqua en lui quelque chose de surexcité et de contraint, très différent de sa libre façon habituelle de garder le silence ou de le rompre par une brusque entrée en matière, dès qu’il avait quelque chose à dire. Tout le temps qu’ils restèrent dans son cabinet de travail, Lydgate parla presque sans interruption, posant des arguments pour et contre la probabilité de certaines vues biologiques, mais sans s’arrêter à aucune de ces idées bien définies, qui sont comme le poteau indicateur d’une patiente recherche et sur lesquelles il avait coutume d’insister. Il semblait uniquement, en parlant beaucoup, vouloir éviter toute allusion personnelle, et ils ne tardèrent pas à passer au salon, où Lydgate, après avoir prié Rosemonde de leur faire de la musique, se renversa dans un fauteuil sans rien dire, mais avec un étrange éclat dans les yeux. La pensée qu’il avait dû prendre de l’opium traversa l’esprit de M. Farebrother : était-ce contre une névralgie ou contre les fatigues de son métier ?

L’idée ne lui vint pas, que peut-être le mariage de Lydgate n’était pas parfaitement heureux. Il voyait comme tout le monde en Rosemonde une créature aimable et docile, bien qu’il l’eût toujours trouvée peu intéressante, un peu trop le type de la jeune fille accomplie de la pension de demoiselles ; et mistress Farebrother, la mère du vicaire, ne pouvait pardonner à Rosemonde de n’avoir jamais l’air de s’apercevoir de la présence de sa sœur, miss Henriette Noble. Mais enfin, se dit le vicaire, Lydgate s’est épris d’elle et elle doit être à son goût.

M. Farebrother connaissait Lydgate pour un homme fier ; mais ayant lui-même peu de fibres correspondant à celle-là, et peut-être trop peu souci de sa dignité personnelle, en dehors de la stricte dignité d’une conduite sage et exempte de bassesse, il ne pouvait que difficilement s’expliquer la façon dont Lydgate reculait comme devant du feu, à l’idée de laisser échapper un seul mot de ses affaires privées. Peu de temps après la conversation qui s’était tenue chez M. Toller, le vicaire apprit certaines choses qui lui firent rechercher d’autant plus l’occasion de faire savoir indirectement à Lydgate qu’il y avait une oreille toute prête à l’entendre, s’il désirait s’ouvrir à quelqu’un à propos de difficultés quelconques.

L’occasion se trouva à une petite réunion chez M. Vincy, le jour du nouvel an. M. Farebrother avait été invité de façon à ne pouvoir s’y dérober : il ne pouvait pas abandonner ses anciens amis le premier jour de cette année où il allait devenir un homme plus important, à la fois recteur et vicaire. La réunion était tout à fait intime ; toutes les dames de la famille Farebrother s’y trouvaient, les enfants Vincy dînèrent tous à table, et Fred avait persuadé à sa mère que, si elle n’invitait pas Mary Garth, les Farebrother en seraient blessés comme d’un manque d’égard pour eux-mêmes, Mary étant leur amie particulière. Mary vint, et Fred était en joyeuses dispositions quoique sa joie fût assez mélangée : le sentiment de triomphe qu’il éprouvait à faire voir à sa mère l’importance qu’avait Mary aux yeux des principaux personnages de la réunion était un peu troublé par la jalousie, lorsque M. Farebrother venait s’asseoir à côté de la jeune fille. Fred avait pris la douce habitude d’être fort tranquille sur ses propres avantages, jusqu’au jour où il commença à craindre d’être « roulé par Farebrother », et maintenant cette crainte ne le quittait plus guère.

Mistress Vincy, dans son plus éclatant épanouissement de mère de famille, regardait la petite personne de Mary, les boucles rudes de ces cheveux et son visage absolument dépourvu de lis et de roses, et s’étonnait, essayant en vain, de se représenter comment elle pourrait jamais s’intéresser à la tournure de Mary dans sa robe de mariée ou être heureuse d’avoir des petits enfants qui auraient les traits des Garth. La réunion était gaie cependant et Mary particulièrement ; elle était heureuse, pour l’amour de Fred, que ses parents à lui devinssent meilleurs pour elle, et non moins heureuse de leur faire voir en quelle estime la tenaient des gens dont l’opinion devait avoir de la valeur à leurs yeux.

M. Farebrother fit la remarque que Lydgate avait l’air ennuyé et que M. Vincy évitait de parler à son gendre ; Rosemonde était parfaitement gracieuse et calme. Le vicaire, qui l’observa pour la première fois avec une attention particulière, vit bien que la présence de son mari la laissait absolument indifférente et qu’elle n’éprouvait rien de cet intérêt qu’une femme laisse toujours voir pour l’homme qu’elle aime, même lorsque l’étiquette la tient éloignée de lui. Quand Lydgate prenait part à la conversation, jamais elle ne le regardait, pas plus que n’eût fait une statue de Psyché au regard immuablement fixé d’un autre côté ; et lorsqu’il rentra au salon après une absence d’une heure ou deux, elle sembla ne pas s’apercevoir de cette entrée qui, dix-huit mois auparavant, eut produit sur elle l’effet d’un chiffre devant des zéros. Elle avait pourtant, en réalité, parfaitement conscience de la voix et des mouvements de son mari, et son air d’indifférence tout affable et gracieux était une manière d’être étudiée et voulue par laquelle elle satisfaisait son opposition intérieure contre lui sans manquer aux convenance.

Pendant que les dames se trouvaient réunies au salon avant le retour de Lydgate, qui avait été appelé au moment du dessert, mistress Farebrother avait dit à Rosemonde qui était debout à côté d’elle :

— Vous êtes souvent privée de la société de votre mari, mistress Lydgate.

— Oui, la vie d’un médecin est très pénible, surtout quand il est aussi dévoué à sa profession que l’est M. Lydgate, répondit Rosemonde ; et elle s’éloigna avec une parfaite aisance à la fin de ce petit discours correct.

— La vie est terriblement morne pour elle quand elle n’a pas de visites, dit mistress Vincy qui était assise à côté de la vieille dame. Je vous assure que je l’ai bien senti, pendant que Rosemonde était malade et que je restais avec elle. Vous savez, mistress Farebrother, notre maison est une maison gaie. Je suis moi-même d’un naturel gai et M. Vincy aime toujours qu’il y ait quelque chose en train. C’est à quoi Rosemonde a été habituée. C’est bien différent, avec un mari qui sort à toutes les heures, sans qu’on sache jamais quand il rentrera, et d’une humeur réservée et fière, je crois. (L’indiscrète mistress Vincy baissa légèrement le ton pour faire cette parenthèse.) Mais Rosemonde a toujours eu un caractère d’ange ; ses frères la tourmentaient bien souvent, mais ce n’était pas une fille à jamais montrer de l’humeur. Toute petite elle était déjà aussi bonne qu’on peut l’être, et son caractère était le plus charmant du monde. Mais mes enfants ont tous un bon caractère, Dieu merci !

L’affirmation était assez vraisemblable pour quiconque eût regardé mistress Vincy au moment où elle rejetait en arrière les rubans volumineux de son bonnet, et souriait en regardant ses trois petites filles âgées de sept à onze ans. Mais ce regard complaisant fut obligé de comprendre Mary Garth, que les trois petites filles avaient entraînée dans un coin pour lui faire raconter une histoire. Mary finissait précisément le délicieux conte de Rumpelstiltskin, qu’elle savait par cœur d’un bout à l’autre, vu que Letty n’était jamais lasse de raconter elle-même à ses aînés ignorants ce conte qu’elle tirait de certain volume rouge favori. Louisa, la préférée de mistress Vincy, courut à elle en ouvrant de grands yeux sérieux et tout brillants.

— Oh ! maman ! maman ! le petit homme a si fort tapé du pied qu’il n’a pu retirer sa jambe.

— Dieu vous bénisse, mon chérubin ! dit la mère. Vous me raconterez tout cela demain ; allez écouter l’histoire ! et tandis que ses yeux suivaient Louisa qui retourna vite au bienheureux petit coin, elle se dit que, si Fred la priait d’inviter Mary une autre fois, elle ne s’y opposerait pas, puisque les enfants étaient si heureux de l’avoir.

Mais le coin ne tarda pas à s’animer davantage encore, lorsque M. Farebrother entra et, s’asseyant derrière Louisa, la prit sur ses genoux ; sur quoi les petites filles insistèrent pour qu’il entendît Rumpelstiltskin, et que Mary le racontât encore une fois. Le vicaire insista à son tour, et Mary, sans embarras, recommença dans son langage simple, exactement dans les mêmes termes qu’auparavant. Fred, qui était venu s’asseoir auprès d’elle, eût ressenti un triomphe sans mélange à voir l’effet que produisait Mary, si M. Farebrother ne l’avait pas regardée tout le temps avec une admiration visible, tout en feignant, pour faite plaisir aux enfants, de prendre un vif intérêt au récit.

— Vous ne vous intéresserez plus jamais à mon géant qui n’a qu’un œil, Loo, dit Fred quand le récit fut achevé.

— Si vraiment. Racontez-nous son histoire, dit Louisa.

— Oh ! oui, maintenant ! Je suis absolument dépassé, demandez une histoire à M. Farebrother.

— Oui, ajouta Mary, demandez à M. Farebrother de vous raconter l’histoire des fourmis dont la belle maison a été détruite par un géant nommé Tom, qui s’imaginait que cela ne leur faisait rien, parce qu’il ne pouvait les entendre pleurer ni les voir se servir de leur mouchoir de poche.

— Oh ! s’il vous plaît s’écria Louisa en levant les yeux sur le vicaire.

— Non non, je suis un vieux et grave ecclésiastique. Quand j’essaye de tirer une histoire de mon sac, c’est un sermon qui vient à la place. Faut-il vous prêcher un sermon ? demanda-t-il en mettant ses lunettes et en pinçant les lèvres.

— Oui, dit Louisa en hésitant.

— Voyons un peu : contre les gâteaux ? comment les gâteaux ne valent rien quand ils sont sucrés et qu’il y a dedans des raisins de Corinthe ?

Louisa prit la chose presque au sérieux et descendit des genoux du vicaire pour aller vers Fred.

— Oh ! je vois que cela ne va pas, de prêcher un jour de l’an, dit M. Farebrother, se levant et s’éloignant. Il s’était aperçu dernièrement que Fred devenait jaloux de lui et que lui-même préférait toujours Mary à toutes les autres femmes.

— Quelle charmante jeune personne que cette miss Garth ! dit mistress Farebrother qui avait observé tous les mouvements de son fils.

— Oui, dit mistress Vincy, obligée de répondre à la vieille dame qui se tournait de son côté comme pour attendre sa réplique. Il est dommage qu’elle ne soit pas plus jolie.

— Je ne dirai pas cela ; j’aime sa physionomie. Il ne faut pas toujours exiger la beauté, là où le bon Dieu s’est contenté de faire une excellente jeune femme. Quant à moi, j’estime les bonnes mœurs plus encore que la beauté, et miss Garth saura se conduire dans toutes les circonstances de la vie.

La vieille dame prononça ces mots d’un ton un peu tranchant, car ils avaient dans sa pensée un rapport futur avec le fait que Mary deviendrait un jour sa belle-fille ; la situation de Mary vis-a-vis de Fred avait cet inconvénient qu’on ne pouvait guère la rendre officielle. Aussi les trois dames du presbytère de Lowick espéraient-elles encore que Camden choisirait miss Garth.

Il arriva du monde, et le salon fut livré à la musique et à des jeux divers pendant qu’on préparait des tables de whist dans une pièce écartée de l’autre côté du hall. M. Farebrother fit un robber pour faire plaisir à sa mère ; mais il ne tarda pas à donner sa place à M. Chichely et quitta la chambre. Au moment où il traversait le vestibule, Lydgate venait de rentrer et ôtait son par dessus.

— Vous êtes précisément l’homme que je cherchais, dit le vicaire, et au lieu d’entrer au salon ils restèrent à se promener dans le hall et allèrent s’appuyer à la cheminée dont le courant d’air froid animait le brasier ardent. Vous voyez que je m’arrache assez facilement du whist, continua-t-il en souriant à Lydgate, à présent que je ne joue plus pour gagner. C’est à vous que je le dois, mistress Casaubon me l’a dit.

— Comment cela ? dit Lydgate froidement.

— Oh ! vous ne vouliez pas que j’en fusse informé. J’appelle cela une réserve peu généreuse. Pourquoi se pas laisser à un homme le plaisir de sentir que vous lui avez rendu service ? Je ne crains pas, comme certaines personnes, d’avoir de l’obligation à quelqu’un : sur ma parole, je préférerais même en avoir tous les hommes pour leurs bons procédés.

— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire, repartit Lydgate, si ce n’est que j’ai une fois parlé de vous à mistress Casaubon. Mais je ne l’avais pas soupçonnée de manquer à la promesse qu’elle m’avait faite de n’en rien dire.

— C’est à Brooke que cela est échappé l’autre jour seulement. Il a eu la bonté de me dire qu’il était très heureux de me voir en possession de la cure, bien que vous fussiez venu à la traverse de ses plans, que vous m’aviez décerné des doges comme à un Ken ou à un Tillotson et ce genre choses, si bien que mistress Casaubon n’avait plus voulu entendre parler d’un autre.

— Oh ! ce Brooke ! Quelle espèce de fou avec son esprit indiscret et décousu !

— Eh bien, dans l’espèce, son indiscrétion m’a servi, car, au fait, pourquoi n’aimeriez-vous pas que je sache que vous avez voulu me rendre service, mon cher ami ? Et vous m’en avez rendu un très grand, certainement. C’est une dure épreuve pour notre amour-propre de considérer à quel point notre conduite dépend de l’argent que nous avons ou que nous n’avons pas. Jamais homme ne sera tenté de dire à rebours l’oraison dominicale pour plaire au diable, s’il n’a pas besoin des services du diable. Je n’ai plus à présent à dépendre des sourires de la chance.

— Je ne vois pas qu’il soit possible d’acquérir de l’argent autrement que par la chance, dit Lydgate. Dans quelque profession qu’un homme en gagne, ce sera presque sûrement la chance qui le lui amènera.

Ce discours était en contradiction si frappante avec le langage habituel de Lydgate que M. Farebrother y vit cette espèce d’hostilité qui vient souvent de la mauvaise humeur d’un homme très mal dans ses affaires. Il répondit d’un ton d’acquiescement et de bonne humeur :

— Ah ! il faut bien de la patience, à voir comment va le monde. Mais ce qui rend la patience plus facile à un homme, c’est d’avoir des aînés qui l’aiment et qui ne demandent pas mieux que de l’aider autant qu’il dépend d’eux.

— Oh ! oui, dit Lydgate d’un ton indifférent, regardant sa montre et changeant d’attitude, on fait souvent plus d’embarras de ses difficultés que cela n’en vaudrait la peine.

Il comprenait très clairement que c’était son assistance que M. Farebrother venait de lui offrir, et il n’en pouvait supporter l’idée. Nous sommes si étrangement bâtis, nous autres hommes : après avoir été longtemps heureux en pensant au service qu’il avait en secret rendu au vicaire, Lydgate, à cette idée que le vicaire l’avait pénétré et avait deviné qu’à son tour il pouvait avoir besoin d’un service, se reculait et se retranchait dans une invincible réserve. Et d’ailleurs que pouvait-il résulter de cette avance ? Il lui faudrait « révéler son cas », c’est-à-dire avouer que c’était d’espèces sonnantes qu’il avait besoin. En ce moment le suicide lui eût semblé plus facile.

M. Farebrother était trop pénétrant pour ne pas saisir l’intention de la réplique ; et il y avait dans les manières et le ton de Lydgate quelque chose d’entier, en rapport avec sa physionomie qui, lorsqu’il repoussait les avances au premier mot, semblait mettre hors de question du même coup tous les arguments qu’on pourrait alléguer pour le persuader.

— Quelle heure avez-vous ? dit le vicaire en refoulant ses sentiments blessés.

— Onze heures passées, dit Lydgate.

Et ils entrèrent au salon.



CHAPITRE II


Lydgate eût-il été disposé à s’ouvrir franchement de ses affaires à quelqu’un, il savait qu’il n’eût guère été au pouvoir de M. Farebrother de lui fournir le secours dont il avait un besoin immédiat. Avec les notes de l’année qui lui arrivaient de tous les fournisseurs, avec les droits menaçants de Dover sur son mobilier, ne pouvant compter sur autre chose que sur de lentes et partielles rentrées de la part de ses malades qu’il ne fallait pas indisposer, car les beaux honoraires qu’il avait touchés de Freshitt-Hall et de Lowick-Manor avaient été facilement absorbés, il n’eût fallu rien moins qu’un millier de livres pour le sortir de l’embarras où il se trouvait actuellement, et lui laisser en outre, selon la formule courante d’encouragement, le temps de se retourner.

Naturellement le joyeux Noël amenant l’heureux jour de l’an, alors que chacun, en compensation du tracas et de la dépense des cadeaux gracieusement distribués autour de soi, s’attend à être payé de ses notes, l’étreinte des soucis sordides s’était à tel point resserrée sur l’esprit de Lydgate, qu’il ne lui était guère possible de penser avec suite à tout autre sujet, même le plus familier et le plus attrayant. Ce n’était pas un homme de mauvais caractère ; son activité intellectuelle, l’ardente tendresse de son cœur, aussi bien que sa robuste constitution, l’eussent toujours maintenu, dans des conditions tolérables, au-dessus du laisser-aller des petites susceptibilités qui constituent un mauvais caractère. Mais il était, en ce moment, en proie à la pire des irritations, celle qui ne vient pas seulement du ressentiment de contrariétés de tout genre, mais encore, par derrière toutes ces contrariétés, de la conscience de son énergie gaspillée, et d’une préoccupation humiliante, qui était précisément l’opposé de tous ses desseins antérieurs. « C’est à ceci que je pense, et c’est à cela que j’aurais pu penser », murmurait au dedans de lui une incessante amertume, faisant de chaque difficulté un double aiguillon pour son impatience.

Certains personnages ont fait, dans la littérature, une figure remarquable, par leur mécontentement général de l’univers, piège d’ennui, où leurs grandes âmes avaient eu la maladresse de se laisser tomber ; mais le sentiment d’une personnalité prodigieuse, en face d’un monde insignifiant, peut avoir ses consolations. Le mécontentement de Lydgate était autrement dur à supporter : c’était le sentiment qu’il existait autour de lui un grand mouvement de pensée et d’action, tandis que sa personnalité se trouvait resserrée dans le misérable isolement de craintes égoïstes et vulgaires, dans l’anxieuse attente des événements inconnus qui pourraient les alléger. Ses soucis paraîtront peut-être misérablement sordides et indignes de l’attention des personnes haut placées qui ne connaissent les dettes que sur une grande échoue. Sans doute ils étaient sordides, car pour la majorité des hommes, qui n’est pas haut placée, il n’y a qu’un moyen d’échapper à cette humiliation, c’est d’être libre de ce besoin impérieux d’argent, avec tout ce qu’il entraîne de basses espérances et de tentations, anxieuse attente d’une mort, demandes indirectes, désir pareil à celui d’un maquignon de faire passer du mauvais pour bon, recherche d’une fonction qui devrait appartenir à un autre, obligation enfin d’aspirer à la chance sous toutes les formes, fût-ce sous la forme d’une calamité générale.

C’était parce qu’il se débattait contre l’idée de courber la tête sous ce joug humiliant, que Lydgate était tombé dans un état de sombre amertume qui ne faisait qu’agrandir l’éloignement où Rosemonde était de lui. Depuis le jour ou il lui avait révélé l’existence du billet de vente sur le mobilier, il s’était efforcé de l’amener à une sympathique entente sur les mesures à prendre en vue de réduire leurs dépenses, et avec l’approche menaçante de Noël, ses propositions s’étaient précisées davantage. « Nous pouvons nous contenter d’une domestique pour nous deux et vivre petitement, disait-il, et je m’arrangerai avec un seul cheval. » Lydgate avait commencé à apporter des vues plus nettes à l’examen des dépenses de la vie ordinaire, et la dose d’orgueil qu’il avait mise dans les dépenses d’apparat, était bien modeste, comparée à l’orgueil avec lequel il se raidissait maintenant contre l’idée d’apparaître en débiteur, ou de demander à d’autres de l’aider de leur argent.

— Certainement, vous pouvez congédier les deux autres domestiques, si vous voulez, dit Rosemonde, mais j’aurais cru qu’il serait très nuisible à votre position, que nous vécussions sur un pied mesquin. Il faut vous attendre à voir baisser votre clientèle.

— Ma chère Rosemonde, il n’est pas question de choisir. Nous avons commencé à vivre d’une façon trop dispendieuse. Peacock habitait, vous le savez, une maison beaucoup plus petite que celle-ci. C’est ma faute : j’aurais dû être plus sage et je mériterais une volée, si quelqu’un avait le droit de me la donner, pour vous avoir réduite à la nécessité de vivre plus pauvrement que vous n’y étiez habituée. Mais nous nous sommes mariés parce que nous nous aimions, n’est-ce pas ? Et cela nous aidera à nous tirer d’affaire jusqu’à ce que les choses aillent mieux. Allons, chérie, posez cet ouvrage et venez près de moi.

Il était en réalité, sur le compte de Rosemonde, dans un état de froid découragement, mais il redoutait un avenir sans affection et avait résolu de résister à la séparation qui grandissait entre eux. Rosemonde lui obéit, et il la prit sur ses genoux, mais, dans le secret de son cœur, elle était aussi loin de lui que possible. La pauvre enfant voyait seulement que le monde n’était pas organisé à sa guise et Lydgate faisait partie de ce monde ; mais il lui prit doucement le poignet et posa une main sur les siennes ; cet homme plutôt brusque avait beaucoup de tendresse dans ses manières avec les femmes, semblant avoir toujours présents à l’imagination la faiblesse de leur enveloppe et l’équilibre délicat de leur santé, au physique et au moral.

Et il se remit à parler d’un ton de persuasion :

— Je m’aperçois, maintenant que j’examine un peu les choses, Rosy, qu’il passe dans notre ménage une quantité étonnante d’argent. Les domestiques sont, je suppose, peu soigneux, et puis nous avons eu beaucoup de monde. Mais il doit y avoir certainement bien des gens de notre rang qui se tirent d’affaire avec beaucoup moins ; ils se contentent sans doute de choses plus ordinaires, et ils s’occupent des restes. On pourrait dire que la question de revenu seule n’est que très secondaire dans toutes les affaires de ménage, car chez Wrench tout est aussi simple que possible, et il a une clientèle très étendue.

— Oh ! si vous songez à vivre comme les Wrench ! dit Rosemonde avec un petit mouvement de cou. Mais je vous ai entendu exprimer votre dégoût pour cette manière de vivre.

— Oui, ils ont mauvais goût en toutes choses, ils font paraître laide l’économie. Ce n’est pas de cela que nous avons besoin. Je voulais dire seulement que, bien que Wrench ait une excellente clientèle, ils évitent les dépenses.

— Pourquoi n’auriez-vous pas une bonne clientèle, Tertius ? M. Peacok en avait une. Vous devriez faire plus attention à ne pas blesser les gens, et distribuer des remèdes, comme font les autres. Vous aviez certainement bien débuté, et vous avez acquis quelques bonnes maisons. Cela n’avance à rien de se singulariser, vous devriez vous préoccuper de ce qu’on aime en général, dans le public, dit Rosemonde d’un petit ton de reproche décidé.

La colère de Lydgate s’éveilla ; il était disposé à l’indulgence pour la faiblesse féminine, mais non pour des injonctions féminines. Le peu de profondeur de l’âme d’un lutin des eaux peut avoir son charme, tant qu’elle ne devient pas raisonneuse. Mais il se contint et répondit seulement avec une nuance de fermeté autoritaire :

— C’est à moi de juger ce que j’ai à faire dans ma profession, Rosy. Ce n’est pas de cette question qu’il s’agit entre nous. Qu’il vous suffise de savoir que notre revenu sera probablement très maigre, à peine quatre cents livres, peut-être moins, pour un long temps encore, et il faut que nous tâchions d’arranger notre vie en conséquence.

Rosemonde garda le silence pendant quelques instants, regardant droit devant elle, puis elle reprit :

— Mon oncle Bulstrode devrait vous allouer un traitement pour le temps que tous donner à l’hôpital : n’est pas juste que tous travailliez pour rien.

— Il était entendu, depuis le début, que mes services seraient gratuits. Cela n’a pas besoin non plus d’entrer dans notre discussion. Je vous ai indiqué là seule chose probable, dit Lydgate impatiemment.

Puis, se contenant, il continua avec plus de calme :

— Je crois savoir une ressource qui nous délivrerait d’une bonne partie de nos difficultés présentes. J’ai appris que le jeune Ned Plymdale allait épouser miss Sophie Toller. Ils sont riches, et il n’arrive pas souvent qu’il ait une bonne maison vacante à Middlemarch. Je suis sûr qu’ils seraient heureux de nous prendre cette maison avec la plus grande partie de notre mobilier, et disposés à payer largement pour le bail. Je pourrais me servir de Trumbull pour en faire parler à Plymdale.

Rosemonde quitta les genoux de son mari et marcha lentement jusqu’à l’autre bout de la chambre ; quand elle se retourna de son côté, il était évident que les larmes lui étaient venues aux yeux et qu’elle se mordait la lèvre et serrait ses mains l’une contre l’autre pour s’empêcher de pleurer. Lydgate était malheureux, secoué par la colère, il sentait pourtant qu’il serait indigne d’un homme de faire éclater sa colère en ce moment même.

— Je suis désolé, Rosemonde ; je sais combien tout cela est pénible.

— Je pensais au moins qu’après avoir supporté le renvoi de la vaisselle plate et l’inventaire que cet homme est venu faire de notre mobilier, j’aurais pensé que cela suffisait.

— Je vous l’ai expliqué au moment même, chérie ; ce n’était qu’une garantie à donner, et derrière cette garantie, il y a une dette. Et il faut que cette dette soit payée dans le courant des mois prochains, sans quoi nous serons forcés de vendre notre mobilier. Si le jeune Plymdale veut prendre la maison et la plus grande partie du mobilier, nous serons en état de payer cette dette-là ainsi que quelques autres, et nous serons débarrassés d’un logement trop coûteux pour nous. Nous pourrions prendre une maison plus petite : je sais que Trumbull en a une très convenable à louer pour trente livres par an, tandis que la nôtre est de quatre-vingt-dix.

Lydgate prononça ce petit discours de la façon catégorique et brève avec laquelle nous essayons généralement d’assujettir un esprit vague à des faits impérieux. Des larmes roulaient silencieusement le long des joues de Rosemonde ; de temps à autre, elle pressait son mouchoir contre son visage pour les essuyer et restait immobile à regarder le grand vase de la cheminée. C’était pour elle un moment d’amertume plus intense qu’elle n’en avait encore jamais ressenti.

Enfin elle dit sans précipitation et avec une énergie prudente :

— Je n’aurais jamais pu croire qu’il vous plairait de vous conduire ainsi.

— Me plaire ! s’écria Lydgate, quittant sa chaise, enfonçant ses mains dans ses poches et s’éloignant du foyer, ce n’est pas une question de plaire ou de ne pas plaire. Il va sans dire que cela ne me plaît guère ; mais c’est la seule chose que je puisse faire. Ici il tourna sur ses talons et se trouva en face d’elle.

— J’aurais cru qu’il existait bien d’autres moyens que celui-là, dit Rosemonde. Faisons une vente de notre mobilier et quittons pour tout de bon Middlemarch.

— Pour quoi faire ? Quelle est l’utilité d’abandonner mon travail à Middlemarch, pour aller là où je n’en ai point ? Nous serions sans le sou autre part, tout comme nous le sommes ici, répliqua Lydgate avec plus de colère encore.

— Si nous nous trouvons dans cette position, ce sera entièrement votre œuvre, Tertius, dit Rosemonde, se retournant pour lui parler avec la conviction la plus entière. Vous ne voulez pas vous conduire comme vous le devriez vis-à-vis de votre famille. Vous avez offensé le capitaine Lydgate. Sir Godwin a été très bon pour moi, pendant notre séjour à Quallingham, et je suis sûre que, si vous lui montriez le respect convenable et lui parliez de vos affaires, il ferait n’importe quoi pour vous. Mais plutôt que de vous adresser à lui, vous préférez abandonner maison et mobilier à M. Ned Plymdale.

Il y avait dans les yeux de Lydgate quelque chose qui ressemblait à de la férocité, lorsque, avec une violence nouvelle, il répondit :

— Eh bien, puisque vous y tenez, je dis que cela me plaît. J’avoue que j’aime mieux cela que de faire la sottise d’aller mendier inutilement là-bas. Comprenez donc que c’est ce qu’il me plaît de faire

Il mit dans cette dernière phrase un ton qui équivalait à l’étreinte de sa forte main sur le bras délicat de Rosemonde. Mais, avec tout cela, sa volonté n’était pas d’un grain plus forte que celle de sa femme. Elle quitta la chambre aussitôt, sans prononcer une parole, mais avec la résolution arrêtée d’empêcher le projet de Lydgate de s’exécuter.

Il sortit de la maison, mais tandis que son sang se refroidissait, il sentait, comme le plus clair résultat de cette discussion, qu’une crainte s’établissait au dedans de lui-même, à l’idée d’aborder à l’avenir avec sa femme des sujets qui pourraient de nouveau l’emporter à des violences de langage. C’était comme si une fêlure s’était produite dans un cristal délicat, et il avait peur de tout mouvement qui pourrait la rendre fatale. Son mariage ne serait qu’une sorte d’amère ironie, s’ils ne pouvaient continuer à s’aimer. Il avait depuis longtemps pris son parti de ce qu’il croyait être le caractère négatif de Rosemonde, le manque de sensibilité qui se montrait dans son indifférence pour ses désirs particuliers à lui et ses vastes desseins. La première grande déception, il l’avait supportée : il avait vu qu’il lui fallait renoncer au tendre dévouement et à l’adoration docile de la femme idéale, et prendre la vie à un degré plus bas d’espérance, comme la prennent les hommes qui ont perdu un de leurs membres. Mais la femme réelle n’avait pas seulement ses droits, elle avait encore une prise sur le cœur de son mari, et c’était le désir intense de Lydgate que cette prise restât puissante. Dans le mariage, une certitude comme celle-ci : « Elle ne m’aimera jamais beaucoup » est plus facile à supporter que cette crainte : « Je ne l’aimerai plus. Il Aussi, après cet éclat, l’effort intérieur de Lydgate s’attacha uniquement à excuser Rosemonde et à s’en prendre aux pénibles circonstances dont il était en partie l’auteur. Il essaya ce soir-là, en la caressant, de guérir la blessure qu’il lui avait faite le matin, et il n’était pas dans la nature de Rosemonde de bouder ni de repousser des avances ; elle accueillit même avec une joie sincère les témoignages de l’amour de son mari, et de l’influence qu’elle conservait sur lui. Mais ceci était quelque chose de tout à fait distinct d’un sentiment d’amour pour lui.

Lydgate n’eût pas voulu revenir de quelque temps sur le sujet de son plan pour la maison ; il était décidé à l’exécuter, tout en en reparlant le moins possible. Mais ce fut Rosemonde elle-même qui l’aborda un jour au déjeuner en disant doucement :

— Avez-vous déjà parlé à Trumbull ?

— Non, répondit Lydgate, mais j’entrerai chez lui, en passant, ce matin. Il n’y a pas de temps à perdre.

Il prit la question de Rosemonde pour un signe qu’elle retirait son opposition, et lui baisa le front d’un air caressant, lorsqu’il se leva pour sortir.

Dès que l’heure fut assez avancée pour faire une visite, Rosemonde se rendit chez mistress Plymdale, la mère de M. Ned, et entama, par de gracieuses félicitations, le sujet du prochain mariage. Mistress Plymdale, en mère qu’elle était, se dit que Rosemonde s’apercevait peut-être maintenant rétrospectivement de sa faute ; et sentant que l’avantage était pour le moment tout à fait du côté de son fils, elle était trop bonne femme pour ne pas se conduire gracieusement vis-à-vis de Rosemonde.

— Oui, Ned est parfaitement heureux, je dois le dire. Et Sophie Toller est tout ce que je pouvais souhaiter comme belle-fille. Naturellement, son père est en état de faire quelque chose de beau pour elle, on pouvait bien s’y attendre, avec une brasserie comme la sienne. Et la famille réunit toutes les conditions que nous pouvions désirer. Mais ce n’est pas à cela que je regarde. C’est une si gentille fille, rien de maniéré, pas de prétentions, bien qu’au niveau des plus distinguées. Je ne veux pas dire de l’aristocratie titrée. Je ne vois pas grand bien à ce que les gens visent à sortir de leur sphère. Ce que je veux dire, c’est que Sophie est l’égale des personnes les mieux de la ville, et elle s’en contente.

— Je l’ai toujours trouvée très agréable, dit Rosemonde.

— Je regarde comme une récompense pour Ned, qui n’a jamais levé trop haut la tête, d’être tombé tout juste sur les relations de famille les meilleures possibles, continua mistress Plymdale dont les manières naturellement pointues étaient adoucies par le vif sentiment qu’elle voyait la chose sous le juste point de vue. Et pour des gens difficiles comme le sont les Toller, ils auraient pu faire des objections à cette union, parce que quelques-uns de nos amis ne sont pas les leurs. On sait très bien que votre tante Bulstrode et moi sommes des amies intimes depuis l’enfance, et M. Plymdale a toujours été du parti de M. Bulstrode. Et moi-même je préfère les idées sérieuses. Mais les Toller n’en ont pas moins bien accueilli Ned.

— C’est certainement un jeune homme très méritant et de bons principes, dit Rosemonde avec un petit air posé de protection, en retour des salutaires admonestations de mistress Plymdale.

— Oh ! il n’a pas le genre d’un capitaine de l’armée, ni cette espèce de tenue, qui vous donne l’air de considérer tout le monde comme au-dessous de soi, ni cette façon brillante de causer, de chanter, et tous ces talents intellectuels. Mais je sois reconnaissante qu’il ne les ait pas. C’est une pauvre préparation pour cette vie et pour l’autre.

— Oh Dieu, oui ! les apparences ont bien peu à faire avec le bonheur, dit Rosemonde. Il y a, je crois, tout lieu de penser que ce sera un heureux couple. Quette maison prendront-ils ?

— Oh, quant à cela, il faudra qu’ils s’arrangent de ce qu’ils pourront trouver. Ils ont visité la maison de la place Saint-Pierre, voisine de celle de M. Hackbutt ; elle lui appartient, et il est en train d’y faire des réparations très agréables. Je ne suppose pas qu’ils aient occasion de trouver mieux. En vérité, je crois que Ned décidera la question aujourd’hui.

— Il me semble que c’est une jolie maison ; j’aime bien la place Saint-Pierre.

— Oui, c’est près de l’église et dans une bonne situation. Mais les fenêtres sont étroites, et elle est toute eu hauts et en bas. Vous n’en connaîtriez pas une autre qui fût libre, par hasard ? dit mistress Plymdale, fixant sur Rosemonde le regard noir de ses yeux fonds animés d’une idée soudaine.

— Oh ! non, j’entends si peu parler de ces choses.

Rosemonde n’avait prévu ni la question ni la réponse, en partant pour faire sa visite ; elle n’avait voulu que recueillir des informations en vue d’éviter le danger d’avoir à abandonner sa propre maison dans des circonstances particulièrement désagréables pour elle. Quant au manque de sincérité de sa réplique, elle n’y réfléchit pas plus qu’au manque de sincérité qu’elle avait montré en disant que les apparences avaient bien peu à faire avec le bonheur. Son but, elle en était convaincue, était parfaitement justifiable ; ce qui était inexcusable, c’était les intentions de Lydgate ; et elle avait en tête un plan, qui, lorsqu’elle l’aurait mené à bien, prouverait combien c’eût été une fausse démarche pour lui de descendre de sa position.

Elle prit, pour rentrer, le chemin du bureau de M. Borthrop Trumbull, avec l’intention de s’y arrêter. C’était la première fois de sa vie que Rosemonde avait pensé à faire quelque chose qui ressemblât à une affaire, mais elle se sentait à la hauteur de la circonstance. L’idée qu’elle pourrait être obligée de subir ce qu’elle détestait de toute la force de son âme, transformait sa tranquille ténacité en activité inventive. C’était un de ces cas où il ne pouvait plus suffire de s’en tenir à la simple désobéissance, à une sereine et placide obstination ; elle devait agir selon son jugement et elle ne doutait pas de l’excellence de son jugement.

M. Trumbull était dans son arrière-bureau ; il reçut Rosemonde avec ses manières les plus délicates, non seulement parce qu’il était très sensible à ses charmes, mais parce que la libre naturellement bienveillante de son cœur était remuée par la certitude que Lydgate se trouvait dans des difficultés, et que cette femme remarquablement jolie, cette jeune lady douée des charmes personnels les plus éminents, ressentait probablement l’aiguillon du souci, et se trouvait enveloppée dans des circonstances qui étaient en dehors de son empire. Il la pria de lui faire l’honneur de prendre un siège et se tint debout devant elle, rajustant sa personne, et se comportant avec une sollicitude empressée autant que bienveillante. La première question de Rosemonde fut pour s’informer si son mari était venu le matin entretenir M. Trumbull de son intention de se défaire de la maison.

— Oui, madame, oui, il est venu ; il est venu ici, dit le bon commissaire, tâchant de mettre quelque chose d’adoucissant dans cette répétition. Je me disposais à remplir ses ordres, si possible, cet après-midi. Il m’avait prié de ne pas différer.

— Je suis venue pour vous dire de ne pas aller plus loin dans cette affaire, monsieur Trumbull et je vous demanderai de ne pas parler de ce qui en a été dit. Voulez-vous avoir pour moi cette obligeance ?

— Certainement, je le veux, mistress Lydgate, certainement. Les confidences sont sacrées pour moi, en affaires comme en tout. Je dois donc considérer comme retirée la commission dont j’étais chargé ? dit M. Trumbull, rajustant ensemble de ses deux mains les longs bouts de sa cravate bleue, et attachant sur Rosemonde un regard respectueux.

— Oui, s’il vous plaît. Je viens d’apprendre que M. Ned Plymdale a pris une maison, la maison voisine de celle de M. Hackbutt, place Saint-Pierre. M. Lydgate serait fâché qu’on remplît ses ordres sans nécessité. Et il y a encore d’autres circonstances qui rendent cette proposition inutile.

— Très bien, mistress Lydgate, très bien. Je suis à vos ordres, quand il vous plaira de me demander un service, dit M. Trumbull qui éprouva quelque satisfaction à imaginer que de nouvelles ressources s’étaient présentées aux Lydgate. Comptez sur moi, je vous en prie. L’affaire n’ira pas plus loin.

Ce soir-là, Lydgate se sentit un peu tranquillisé en remarquant chez Rosemonde plus d’animation qu’elle n’en avait eu dans ces derniers temps ; elle semblait même attentive à rechercher ce qui pourrait lui plaire, sans qu’il le lui demandât. Il se dit : « Si elle est heureuse, et si je puis sortir de là, qu’est-ce que tout cela ? Tout au plus un étroit marécage que nous avons à traverser au milieu d’un long voyage. Que je puisse m’alléger l’esprit de ces soucis, et je suffirai à la tâche. »

Il était si réconforté par cette idée, qu’il se mit réfléchir à un rapport sur certaines expériences qu’il voulait reprendre depuis longtemps, et qu’il avait négligées par ce sourd désespoir de soi, qui vient à la suite de toutes les petites préoccupations. Il ressentit de nouveau quelque chose de son ancien bonheur à s’absorber dans les profondeurs d’une recherche scientifique, tandis que Rosemonde jouait une douce musique, aussi favorable à sa méditation que le bruit d’une rame, le soir, sur un lac. Il était déjà passablement tard, il avait repoussé tous ses livres et regardait le feu, les mains croisées derrière la tête, plongé dans l’oubli de toutes choses, en dehors de l’expérience définitive à instituer, quand Rosemonde, qui avait quitté le piano et s’était renversée sur sa chaise, tout en le surveillant de l’œil, lui dit :

— M. Ned Plymdale a déjà pris une maison.

Lydgate saisi et bouleversé la regarda en silence pendant un instant comme un homme dérangé au milieu de son sommeil. Puis, rougissant sous l’empire d’un sentiment pénible, il demanda :

— Comment le savez-vous ?

— Je suis passée ce matin chez mistress Plymdale, et elle m’a dit qu’il avait pris la maison voisine de celle de M. Hackbutt, place Saint-Pierre.

Lydgate garda le silence. Il se pressa la tête entre les mains et resta les coudes appuyés sur ses genoux. Il ressentait un amer désappointement, comme si, ouvrant une porte pour sortir d’un lieu suffocant, il l’eût trouvée murée : mais ce dont il ne doutait pas, c’est que la cause de son désappointement était pour Rosemonde une cause de satisfaction. Il aima mieux ne pas la regarder et ne pas lui parler jusqu’à ce qu’il eût surmonté le premier spasme de son irritation. « Après tout, se disait-il dans son amertume, qu’est-ce qui peut intéresser davantage une femme, que la maison et son ménage ? Un mari, sans l’un et l’autre, est une absurdité. » Quand, rejetant ses cheveux en arrière, il la regarda, il y avait dans ses yeux noirs une triste et morne expression de découragement, qui semblait n’attendre plus de sympathie, mais il se contenta de dire froidement :

— Peut-être quelqu’un d’autre se trouvera-t-il. J’ai dit à Trumbull d’avoir l’œil ouvert, s’il échouait avec Plymdale.

Rosemonde ne répliqua rien. Elle se reposait sur l’espoir qu’il ne se passerait rien entre son mari et le commissaire-priseur, avant d’avoir vu quelque incident nouveau justifier son intervention ; elle avait, dans tous les cas, empêché l’événement immédiat qu’elle redoutait.

Après une pause, elle reprit :

— Combien d’argent demandent ces gens désagréables ?

— Quelles gens désagréables ?

— Ceux qui ont fait l’inventaire, et les autres. Je veux dire, combien faudrait-il d’argent pour les satisfaire, de façon que vous n’ayez plus besoin de vous tourmenter ?

Lydgate l’observa pendant un instant, comme il faisait lorsqu’il cherchait à découvrir les symptômes d’une maladie, puis il répondit :

— Oh ! si j’avais pu obtenir de Plymdale six cents livres pour le mobilier et la convenance, j’aurais pu me tirer d’affaire. J’aurais pu payer Dover et donner assez en garantie aux autres pour les faire patienter, à condition de réduire mes dépenses.

— Mais, je veux dire, combien vous faudrait-il si nous restions dans cette maison ?

— Plus que je n’en puis espérer d’aucun côte, dit Lydgate avec une espèce d’amer sarcasme dans le ton. Il s’irritait de voir Rosemonde s’attacher à des désirs impraticables, au lieu de se mettre en face des mesures possibles.

— Pourquoi ne me diriez-vous pas la somme ? insista Rosemonde en marquant doucement qu’elle n’aimait pas ses façons.

— Eh bien, dit Lydgate d’un air de conjecture, il faudrait au moins mille livres pour me mettre à l’aise. Mais, ajouta-t-il d’un ton tranchant, ce que j’ai à considérer, c’est ce que je ferai sans cet argent, et non pas avec.

Rosemonde n’ajouta plus rien. Mais le lendemain elle mit à exécution son dessein d’écrire à sir Godwin Lydgate. Depuis la visite du capitaine elle avait reçu une lettre de lui, et une autre de mistress Mengan, sa sœur mariée, lui adressant ses condoléances sur la perte de son enfant et exprimant vaguement l’espoir de la revoir à Quallingham. Lydgate lui avait dit que cette politesse ne signifiait rien du tout ; mais elle était secrètement convaincue que toute la réserve que la famille de Lydgate montrait avec lui venait de la froideur et du dédain de sa conduite, et elle avait répondu à ces lettres de sa façon la plus charmante, ayant quelque confiance qu’une invitation en règle allait suivre. Mais on avait gardé un silence complet. Le capitaine n’était sans doute pas un grand homme de plume, et Rosemonde se dit que ses sœurs peut-être avaient voyagé à l’étranger. Toutefois la saison était venue de penser que ses amis étaient rentrés chez eux, et dans tous les cas, tout appel de sa part ne manquerait pas de toucher sir Godwin, qui l’avait prise sous le menton en déclarant qu’elle ressemblait à mistress Croly, la célèbre beauté, qui avait fait sa conquête en 1790. Il trouverait charmant, pour l’amour d’elle, de se conduire, comme il le devait, vis-à-vis de son neveu. Rosemonde était naïvement convaincue de ce qu’un vieux gentilhomme devait faire pour lui épargner la peine de tout souci. Et elle écrivit ce qu’elle considéra comme la lettre la plus judicieuse du monde, une lettre qui frapperait sir Godwin comme une preuve de son bon sens parfait, indiquant combien il serait désirable que Tertius quittât un endroit comme Middlemarch pour un lieu plus en rapport avec son mérite, comment le caractère désagréable de ses habitants avait nui à son succès professionnel et comment, en conséquence, il était tombé dans des difficultés d’argent, dont il faudrait un millier de livres pour le sortir tout à fait. Elle ne mentionna point que Tertius n’était pas au courant de sa lettre, car elle ne doutait pas qu’il ne fût, en en approuvant l’envoi, d’accord avec ce qu’elle disait du grand respect de Lydgate pour son oncle Godwin, le parent qui avait toujours été son meilleur ami. Telle était la force de la diplomatie de la pauvre Rosemonde, maintenant qu’elle l’appliquait au affaires.

Tout ceci était antérieur à la soirée du nouvel an chez les Vincy et il n’était pas encore arrivé de réponse de sir Godwin. Ce fut le matin même de ce jour que Lydgate apprit de Rosemonde qu’elle avait révoqué les instructions données pur lui à Borthrop Trumbull. Sentant la nécessité de l’habituer graduellement à l’idée de quitter leur maison de Lowick-Gate, il avait surmonté sa répugnance à lui en reparler, et pendant qu’ils étaient en train de déjeuner, il lui avait dit :

— Je tâcherai de revoir Trumbull ce matin et de lui faire mettre l’annonce de notre maison dans le Pionnier et dans la Trompette. En voyant l’annonce, quelqu’un qui n’aurait pas, sans cela, pensé à un changement, pourrait avoir envie de la prendre. Dans ces villes de province, bien des gens continuent d’habiter leurs vieilles demeures, trop étroites pour leurs familles, devenues plus nombreuses, uniquement parce qu’ils ne savent pas où en trouver une autre. Et Trumbull n’a encore, à ce qu’il paraît, trouvé personne qui veuille mordre à ses avances.

Rosemonde sentit que le moment inévitable était venu.

— J’ai recommandé à Trumbull de ne pas s’occuper davantage de cette affaire, dit-elle, avec un calme prudent, voulant évidemment se mettre sur la défensive.

Lydgate la regarda fixement, dans un étonnement muet, Une demi-heure seulement auparavant, il lui avait attaché ses bandeaux, et lui avait parlé ce petit langage d’affection que Rosemonde, sans y répondre d’ailleurs, acceptait en sereine et ravissante image, adressant de temps à autre miraculeusement à son adorateur un sourire qui laissait voir ses fossettes.

Avec de telles fibres encore vibrantes en lui, le choc qu’il reçut ne put devenir aussitôt et distinctement de la colère ; ce fut un vague sentiment de peine. Il déposa le couteau et la fourchette qu’il avait en mains et, se rejetant en arrière sur sa chaise, il reprit enfin avec une froide ironie dans la voix :

— Puis-je vous demander quand et pourquoi vous avez fait cela ?

— Quand j’ai su que les Plymdale avaient pris une maison, j’ai été lui dire de ne pas leur parler de la nôtre, et en même temps je lui ai dit de ne pas laisser aller les choses plus loin. Je savais que cela vous ferait beaucoup de tort, si l’on apprenait que vous désiriez vous défaire de votre maison et de votre mobilier, et j’y avais une très forte répugnance. Il me semble que ces raisons suffisaient.

— Ce n’était donc rien que je vous eusse, moi, fait connaître des raisons impérieuses d’un autre genre ; ce n’était donc rien que je fusse arrivé à une conclusion différente et que j’eusse donné des ordres d’après cette conclusion, dit Lydgate d’un ton mordant, le tonnerre et les éclairs s’amoncelant sur son front et dans ses yeux.

L’effet que produisait sur Rosemonde la colère d’un autre avait toujours été de la faire rentrer dans un froid mécontentement et de lui donner d’autant plus de calme et de correction, dans la conviction qu’elle n’était pas femme à se mettre dans son tort, quoi que les autres pussent faire. Elle répliqua :

— Je crois que j’avais parfaitement le droit de parler sur un sujet qui me concerne au moins autant que vous.

— Certainement, vous aviez le droit de parler, mais à moi seulement. Vous n’aviez pas le droit de contrecarrer secrètement mes ordres, et d’en agir avec moi comme avec un être privé de raison, dit Lydgate du même ton qu’auparavant, Puis, avec une nuance nouvelle de mépris, il ajouta : Est-il possible de vous faire comprendre quelles en seront les conséquences ? Cela peut-il me servir à quelque chose de vous redire encore pourquoi nous devons tâcher de nous défaire de cette maison ?

— Il ne vous est pas nécessaire de me le redire encore, repartit Rosemonde d’une voix qui s’échappait et tombait de ses lèvres comme des gouttes d’eau froide. Je me rappelais ce que vous m’aviez dit alors… Vous parliez tout juste avec autant de violence que vous le faites en ce moment. Mais cela ne change pas mon opinion, que vous devriez essayer de tout autre moyen, plutôt que de vous décider à une démarche qui m’est tellement pénible. Et quant à faire insérer l’annonce de cette maison dans un journal, je trouve que ce serait absolument dégradant pour vous.

— Et supposez que je ne tienne pas compte de votre opinion, pas plus que vous ne tenez compte de la mienne ?

— Vous pouvez le faire sans doute. Mais je trouve que vous auriez dû me prévenir avant notre mariage, que vous me mettriez dans la pire situation du monde, plutôt que de renoncer à votre volonté.

Lydgate ne répondit pas ; il pencha la tête de côte et serra avec désespoir les coins de sa bouche. Rosemonde, voyant qu’il ne la regardait pas, se leva et posa devant lui sa tasse de café ; mais il n’y prit pas garde et s’enfonça dans le drame intime qui se débattait au dedans de lui, s’agitant parfois sur son siège, appuyant un bras sur la table et s’étreignant la tête. Les émotions et les pensées qui affluaient à son âme ne lui permettaient ni de donner un libre cours à sa colère, ni de s’en tenir simplement à son inflexible résolution. Rosemonde prit avantage de ce silence.

— Quand nous nous sommes mariés, tout le monde mettait très haut votre position. Je n’aurais jamais pu imaginer alors que vous voudriez un jour vendre notre mobilier et prendre une maison dans Bride Street, avec des chambres comme des cages. Pour vivre ainsi, quittons au moins Middlemarch.

— Ce seraient là des considérations très puissantes, répondit Lydgate ironiquement, — cependant une pâleur de frisson s’étendait autour de ses lèvres, tandis qu’il regardait son café sans le boire, — ce seraient des considérations très puissantes, si je ne me trouvais pas endetté.

— Bien des gens ont dû être endettés de la même manière, mais s’ils sont honorables, on a confiance en eux. Certainement, j’ai entendu dire à papa que les Torbit avaient des dettes, et ils ont continué à très bien marcher. Cela ne peut rien valoir, d’agir précipitamment, dit Rosemonde, avec une sereine sagesse.

Lydgate restait assis, paralysé sur sa chaise par des impulsions contraires ; puisque aucun des raisonnements dont il pouvait essayer avec Rosemonde ne semblait capable de lui arracher son consentement, il avait comme un besoin d’écraser, de broyer quelque objet sur lequel il pourrait au moins produire une impression quelconque, ou de dire brutalement à sa femme qu’il était le maître et qu’elle n’avait qu’à obéir. Mais il ne redoutait pas seulement l’effet de semblables extrémités sur leur vie mutuelle, il avait une crainte croissante de la calme et fuyante obstination de Rosemonde, qui ne laisserait jamais le dernier mot à l’affirmation de ses droits ; et puis elle l’avait touché au point le plus sensible de ses sentiments, en lui faisant entendre qu’elle avait été en l’épousant la dupe d’une illusion de bonheur. Quant à dire qu’il était le maître, ce n’était même pas la vérité. La résolution à laquelle il s’était attaché par la force de la logique et par un honorable orgueil commençait à fléchir, au contact de torpille de Rosemonde. Il avala la moitié de sa tasse de café et se leva pour sortir.

— Je puis du moins vous prier de ne pas aller encore chez Trumbull, jusqu’à ce qu’il soit évident qu’il n’y a pas d’autres moyens, dit Rosemonde. Bien qu’elle ne fût pas sujette à la peur, elle sentit qu’il était plus sur de ne pas lui révéler qu’elle avait écrit à sir Godwin. Promettez-moi que vous n’irez pas chez lui avant quelques semaines, ou sans m’en prévenir.

Lydgate fit entendre un petit rire bref.

— Il me semble que c’est moi qui pourrais vous demander la promesse que vous ne ferez rien sans m’en prévenir, dit-il en se dirigeant vers la porte.

— Vous vous rappelez que nous allons dîner chez papa aujourd’hui, dit Rosemonde, souhaitant qu’il se retournât encore et qu’il lui fit une concession plus précise.

Mais il murmura seulement :

— Oh oui ! avec impatience et sortit.

Elle trouvait véritablement odieux de sa part, de ne pas songer que c’en était déjà assez pour elle, de toutes les propositions pénibles qu’il avait eu à lui faire, sans montrer encore une si désagréable humeur. Et lorsqu’elle lui avait adressé la modeste demande de différer seulement sa visite à Trumbull, il avait été cruel de sa part de ne pas la rassurer sur ses intentions. Elle était convaincue d’avoir agi, en tous points, pour le mieux ; et chaque parole blessante ou colère de Lydgate n’était qu’une offense de plus à ajouter à la liste qu’elle en conservait sur le cœur. La pauvre Rosemonde avait commencé depuis quelques mois à associer l’idée de son mari avec des sentiments de déception, et le terrible et inflexible lien du mariage avait perdu son charme de délicieux rêves d’avenir. Il l’avait délivrée des désagréments de la maison paternelle, mais il ne lui avait pas donné ce qu’elle avait désiré et espéré. Le Lydgate dont elle avait été éprise était pour elle un assemblage de conditions idéales, dont la plupart s’étaient envolées, faisant place à des détails de chaque jour, au milieu desquels il fallait vivre lentement heure par heure, au lieu de voguer légèrement au travers, en n’en choisissant à la hâte que les côtés agréables. Les nécessités de la profession de Lydgate, à la maison ses préoccupations scientifiques, ses vues particulières sur des choses qui n’avaient jamais figuré dans leurs entretiens, au temps de leurs amours, — toutes ces influences de toutes les heures faites pour l’éloigner de lui, sans même parler de la fâcheuse position où il s’était placé dans la ville, ni de ce premier choc que lui avait produit la révélation de la dette envers Dover, tout cela ne pouvait que lui rendre à charge la présence de son mari. Une autre présence, depuis les premiers jours de son mariage jusqu’à ces derniers mois, avait bien été pour elle une agréable diversion, mais elle avait disparu ; Rosemonde ne voulait pas s’avouer pour combien le vide qui était résulté de ce départ entrait dans son ennui profond et il lui semblait (peut-être avait-elle raison) qu’une invitation à Quallingham et une proposition, pour Lydgate, de s’établir ailleurs qu’à Middlemarch, — à Londres ou dans quelque autre lieu ou l’on serait libre des désagréments de la vie — la satisferait pleinement et la rendrait indifférente à l’absence de Will Ladislaw, à qui elle avait d’ailleurs quelque peine à pardonner son enthousiasme pour mistress Casaubon.

Tel était l’état des choses entre Lydgate et Rosemonde, ce jour de l’an, où ils dînèrent chez M. Vincy, elle, ayant l’air tranquillement indifférente vis-à-vis de lui, en souvenir de sa conduite violente du déjeuner, et lui, portant au cœur des traces bien plus profondes de ce conflit domestique, dans lequel la scène du matin n’était qu’un épisode entre beaucoup d’autres. Ses efforts pénibles, en causant avec M. Farebrother, ses efforts pour exprimer la maxime cynique que toutes les manières de gagner de l’argent étaient au fond les mêmes et que la chance avait une puissance qui réduisait le choix des moyens à l’illusion d’un fou, n’étaient que le symptôme d’une résolution vacillante, un écho engourdi du vieil aiguillon de l’enthousiasme.

Qu’avait-il à faire ? Il voyait encore plus âprement que ne le faisait Rosemonde la tristesse qu’il y aurait à l’emmener dans une étroite maison de Bride Street, où elle n’aurait autour d’elle qu’un chétif ménage, et au dedans d’elle le mécontentement : une vie de privations et la vie avec Rosemonde étaient devenues deux images de plus en plus irréconciliables, depuis que la menace des privations s’était révélée. Mais quand même ses résolutions eussent forcé ces deux images à se combiner, les préliminaires nécessaires à ce dur changement n’étaient même pas visiblement à sa portée ; et bien qu’il n’eût pas donné la promesse que sa femme lui avait demandée, il ne retourna pas chez Trumbull. Il commença même à songer à faire un rapide voyage dans le Nord, et à aller voir sir Godwin. Il avait cru d’abord que rien ne pourrait le déterminer à adresser à son oncle une demande d’argent, mais il ne connaissait pas alors tout entière la pression d’alternatives encore plus pénibles. Il ne pouvait compter sur l’effet d’une lettre ; ce n’était que dans une entrevue, si désagréable qu’elle pût être pour lui-même, qu’il pourrait donner des explications complètes et éprouver l’efficacité des liens du sang. Lydgate n’avait pas plutôt commencé à se représenter cette démarche comme toute simple, qu’il en éprouva une réaction de colère à l’idée que lui, lui qui depuis si longtemps avait résolu de vivre au-dessus des abjects calculs, sans souci intéressé des sentiments ni de la bourse de ces gens, fier d’avoir dans sa vie un autre but que le leur, c’était lui qui maintenant tombait non seulement à leur niveau, mais plus bas encore, au point de les solliciter.



CHAPITRE III


Près de trois semaines de la nouvelle année s’étaient écoutées sans que le vieux sir Godwin Lydgate eût répondu à l’intéressant appel de Rosemonde, dont chaque jour voyait augmenter la déception. Lydgate, ignorant tout de son attente, voyait les notes grossir, avec la pensée que Dover pouvait d’un instant à l’autre user de son privilège sur les différents créanciers. Il n’avait jamais parlé à Rosemonde du projet qu’il nourrissait d’aller à Quallingham, ne voulant pas, avant que le dernier moment l’y forçât, avoir l’air de faire cette concession à ses désirs auxquels il s’était opposé avec tant d’indignation. Mais il pensait en réalité à partir prochainement. Un embranchement de chemin de fer lui permettait de faire le voyage et d’être de retour en quatre jours.

Un matin, après la sortie de Lydgate, il arriva une lettre à son adresse que Rosemonde reconnut pour être de sir Godwin. Elle était pleine d’espoir ; peut-être s’y trouvait-il renfermé pour elle un billet particulier, mais on s’adressait naturellement à Lydgate pour la question d’argent ou pour toute autre offre d’appui ; et le fait qu’on s’adressait à lui, voire même le délai qu’on avait mis à écrire, semblait attester que la réponse était absolument favorable. Rosemonde était trop agitée par ses pensées pour s’occuper d’autre chose que d’un petit ouvrage à l’aiguille dans un coin bien chaud de la salle à manger, tandis que l’importante lettre restait posée devant elle sur la table. Il était près de midi quand elle entendit le pas de son mari dans le corridor, et courant lui ouvrir la porte, elle lui dit de son ton le plus léger :

— Venez, Tertius, voici une lettre pour vous.

— Ah ! dit-il, sans ôter son chapeau mais en passant son bras autour de Rosemonde pour la ramener à sa place. De mon oncle Godwin ! s’écria-t-il tandis que Rosemonde se rasseyait.

Elle l’observa au moment où il ouvrit la lettre. Elle s’attendait à sa surprise. À mesure que les yeux de Lydgate parcouraient rapidement la courte missive, elle lit son visage, ordinairement d’un brun pâle, se couvrir d’une blancheur mate ; ses narines et ses lèvres tremblaient quand il jeta la lettre devant elle, et il éclata violemment :

— La vie ne sera plus possible avec vous si vous voulez toujours agir secrètement, en opposition avec moi, et me cacher vos démarches.

Il s’arrêta court et lui tourna le dos, puis se retourna encore, fit quelques pas, s’assit, se releva de nouveau avec agitation, serrant les poings au fond de ses poches. Il avait peur de prononcer quelque mot irrémédiablement cruel.

Rosemonde aussi avait changé de couleur en lisant. La lettre était ainsi conçue :

« Mon cher Tertius,

» Ne chargez pas votre femme de m’écrire quand vous avez quelque chose à me demander. C’est une manière détournée et enjôleuse à laquelle je n’aurais pas cru de votre part. Il ne m’est jamais arrivé d’écrire à une femme pour affaires. Quant à vous fournir un millier de livres ou même la moitié, je ne puis rien faire de semblable. Ma propre famille me saigne jusqu’au dernier penny. Avec deux fils cadets et trois filles, je ne puis guère avoir d’argent de reste. Vous me paraissez avoir épuisé le vôtre bien rapidement et vous être mis dans une fâcheuse situation. Plus tôt vous vous en irez ailleurs, mieux cela vaudra. Mais n’ayant pas de rapports avec les hommes de votre profession, je ne puis de ce côté vous aider en rien. Comme tuteur, j’ai fait de mon mieux pour vous et vous ai laissé agir à votre guise en ne m’opposant pas à la carrière que vous avez choisie. Vous auriez pu entrer dans l’armée ou dans l’Église. Votre fortune aurait suffi pour cela et vous auriez eu devant vous une perspective d’avancement plus sûre. Votre oncle Charles vous a gardé rancune de n’avoir pas fait comme lui, mais non pas moi. J’ai toujours souhaité votre bien, mais vous devez vous considérer aujourd’hui comme absolument sur vos jambes.

» Votre oncle affectionné,
» Godwin Lydgate. »


Quand Rosemonde eut achevé la lecture, elle resta assise, immobile, les mains croisées sur ses genoux, s’efforçant de ne rien laisser voir de son vif désappointement, et se renfermant dans une sorte de passive tranquillité devant la colère de son mari. Lydgate s’arrêta dans ses mouvements agités, la regarda de nouveau et dit avec une sévérité amère :

— Cela suffira-t-il pour vous convaincre du mal que vous venez de me faite par votre intervention secrète ? Avez-vous assez de raison pour reconnaître maintenant votre incompétence à juger et à agir pour moi, à intervenir avec votre ignorance dans des affaires qu’il m’appartient de décider ?

Ces paroles étaient dures. Mais ce n’était pas la première fois que Lydgate s’était vu trompé par Rosemonde. Elle ne le regarda pas et ne répliqua rien.

— J’étais presque décidé à aller à Quallingham. Il m’en aurait assez coûté, et pourtant cela aurait pu servir à quelque chose. Mais tout cela est en pure perte à présent. Vous avez toujours agi en secret contre moi. Vous me trompez par un faux assentiment et je suis à la merci de vos agissements détournés. Si vous avez l’intention de résister à chaque désir que j’exprime, dites-le et défiez-moi. Au moins alors je saurai ce que je fais.

C’est un moment terrible dans de jeunes existences que celui où le lien étroit de l’amour en est venu à cette puissance d’amertume. En dépit de son empire sur elle-même, une larme s’échappa silencieusement des yeux de Rosemonde et roula sur ses lèvres. Elle ne partait pas, mais sous cette apparente placidité était caché un sentiment intense : elle éprouvait une aversion si complète de son mari qu’elle souhaitait ne l’avoir jamais connu. Sir Godwin lui-même venait de se montrer dur et absolument insensible pour elle ; elle le mettait avec Dover et les autres créanciers au nombre de ces gens désagréables qui ne pensaient qu’à eux-mêmes, sans se soucier de tout l’ennui qu’ils lui causaient. Son père aussi était cruel et aurait pu faire davantage pour eux. En réalité, il n’y avait qu’une seule personne dans le code de Rosemonde qui n’encourût pas son blâme, et cette personne c’était la gracieuse créature aux bandeaux blonds et aux petites mains croisées, qui ne s’était jamais exprimée qu’avec mesure et convenance, et avait toujours agi pour le mieux, le mieux étant naturellement ce qui lui prisait le mieux.

Lydgate, s’arrêtant et la regardant, commençait à éprouver ce sentiment presque affolant de désespoir qui s’empare des êtres passionnés quand leur passion ne rencontre qu’un silence à l’air innocent, une triste mine de victime qui semble les mettre dans leur tort ou du moins faire naître dans le sentiment de la plus juste indignation un doute sur sa justice même. Il avait besoin, en modérant ses paroles, de se convaincre pleinement qu’il était dans son droit.

— Ne voyez-vous donc pas, Rosemonde, recommença-t-il, essayant d’être simplement grave et non plus amer, que rien ne peut nous être si fatal qu’un manque de franchise et de confiance entre nous ? Il est arrivé mainte et mainte fois que j’ai exprimé un désir arrêté, auquel vous sembliez avoir donné votre assentiment ; ce qui ne vous empêchait pas ensuite d’y désobéir en secret. Je ne peux jamais de cette manière savoir sur quoi compter. Il y aurait encore un peu d’espoir pour nous si vous vouliez le reconnaître. Suis-je un animal si déraisonnable et si emporté ? Pourquoi ne seriez-vous pas franche avec moi ?

Toujours le même silence.

— Voulez-vous seulement avouer que vous vous êtes trompée et me donner votre parole qu’à l’avenir vous n’agirez plus ainsi ? reprit Lydgate avec insistance. Mais il y avait dans sa voix quelque chose d’impérieux que Rosemonde fut prompte à saisir.

Elle parla avec froideur.

— Je ne puis certainement faire ni concession ni promesse en réponse à des paroles comme celles que vous m’avez adressées tout à l’heure. Vous avez parlé de mes agissements détournés, de l’intervention de mon ignorance et de mon faux assentiment. Je ne me suis jamais exprimée de la sorte envers vous et il me semble que c’est vous qui me devriez des excuses. Vous avez parlé de l’impossibilité de vivre avec moi. Certes, vous ne m’avez pas rendu la vie agréable ces derniers temps. Est-il si extraordinaire que je m’efforce de prévenir quelques-unes des misères que notre mariage a attirées sur moi ?

Une autre larme tomba au moment où Rosemonde cessa de parler, et elle l’essuya aussi tranquillement que la première.

Lydgate se jeta sur une chaise, se sentant vaincu. Quelle place y avait-il dans l’esprit de Rosemonde pour y loger une seule remontrance ? Il déposa son chapeau, passa son bras par-dessus le dossier de sa chaise et baissa les yeux pendant quelques instants sans parler. Rosemonde avait sur lui le double avantage d’insensibilité à l’endroit de ses justes reproches, et de sensibilité à l’endroit des misères indéniables qui accablaient sa vie de femme. Bien que la duplicité dans l’affaire de la maison eût dépassé tout ce qu’il en connaissait et eût empêché les Plymdale d’en rien savoir eux-mêmes, elle n’avait nullement le sentiment que sa conduite pût être justement qualifiée de fausse. Mais elle se sentait offensée et c’était là ce qu’il fallait que Lydgate reconnût.

Quant à lui, la nécessité de s’accommoder à la nature de Rosemonde, que ses côtés négatifs rendaient inflexible, le tenait comme par des tenailles. Il avait commencé à entrevoir avec alarme la perte irrévocable de l’amour de sa femme et la tristesse qui en résulterait dans leur vie. La plénitude de ses émotions prêtes à déborder lui fit rapidement entrevoir cette crainte mêlée aux premiers mouvements violents de sa colère. C’eût, été assurément une vanterie inutile de sa part de lui dire qu’il était le maître.

« Vous n’avez pas rendu ma vie agréable ces derniers temps. Les misères que notre mariage a attirées sur moi. » Ces mots aiguillonnaient son imagination, de même que la douleur provoque l’exagération de nos rêves. S’il allait tomber, non seulement du haut de ses plus fières résolutions, mais tomber dans les hideuses entraves de la haine domestique ?

— Rosemonde, dit-il, tournant sur elle un mélancolique regard, vous devriez excuser les paroles d’un homme déçu et provoqué. Je ne puis séparer mon bonheur du vôtre. Si je suis fâché contre vous, c’est parce que vous ne semblez pas voir à quel point tout manque de franchise nous sépare. Comment pourrais-je désirer vous faire de la peine en quoi que ce fût, par mes paroles ou ma conduite ? Quand je vous blesse, c’est une partie de ma propre vie que je blesse. Jamais je ne serais fâché contre vous, si vous vouliez être tout à fait sincère avec moi.

— Je ne voulais que vous empêcher de nous précipiter dans la misère, sans aucune nécessite, dit Rosemonde, tandis que ses larmes revenaient sous l’influence d’un sentiment plus doux, maintenant que son mari s’était radouci. C’est si affreusement dur d’être amoindris et mal vus ici par toutes les personnes de notre connaissance et de vivre d’une façon si misérable. Je voudrais être morte avec l’enfant.

Elle parlait et pleurait avec cette douceur qui rend les larmes toutes-puissantes sur un homme au cœur tendre. Lydgate rapprocha sa chaise de celle de Rosemonde, et, de sa forte et tendre main, appuya sa tête délicate contre sa joue. Il ne fit que la caresser sans rien dire, et qu’y avait-il à dire, en effet ? Il ne pouvait lui promettre de la protéger contre la misère qu’elle redoutait, car il ne voyait pas de moyens assurés de le faire. Quand il se leva pour sortir, il se dit qu’elle était dix fois plus à plaindre que lui. N’avait-il pas sa vie au dehors et les constants appels adressés au nom des autres à son activité ! Il désirait tout excuser en elle s’il le pouvait. Mais il était inévitable que dans cette disposition de bienveillante tendresse, il ne songeât plus à elle que comme à un être d’une espèce différente et infiniment plus faible. Et cependant elle l’avait dompté.


CHAPITRE IV


Lydgate avait de bonnes raisons de tenir compte du service que lui rendaient ses clients en l’arrachant à ses soucis personnels. Il n’avait plus assez de libre énergie pour se livrer à des travaux de recherches ou à des méditations purement théoriques ; mais au chevet des malades, l’appel direct à sa science et à sa sympathie lui donnait le surcroît d’impulsion dont il avait besoin pour sortir de lui-même. Ce n’était pas seulement le harnais de la routine, qui est une bonne chose en ce qu’il permet aux hommes incapables de vivre honorablement et aux hommes malheureux de vivre paisiblement c’était à tout instant la vive et immédiate application de sa pensée et de son attention aux besoins et aux épreuves d’autrui. Beaucoup d’entre nous, regardant en arrière dans la vie, diront que l’homme le meilleur que nous ayons connu, a été un de ces hommes de l’art, ce chirurgien peut-être, dont le tact admirable, guidé par une profonde et savante perception, est venu à nous dans notre détresse avec une bienfaisance plus sublime que celle des faiseurs de miracles. — Quelque chose de cette miséricorde deux fois bénie accompagnait toujours Lydgate dans ses visites à l’hôpital ou dans les maisons particulières, servant mieux qu’aucun narcotique à le calmer et à le soutenir dans ses angoisses et dans le sentiment de l’amoindrissement de ses forces intellectuelles.

M. Farebrother, toutefois, ne s’était pas trompé sur le narcotique. Sous la première pression douloureuse des difficultés prévues, et quand pour la première fois son mariage lui était apparu, sinon comme la solitude dans l’esclavage, du moins comme un état de perpétuels efforts pour continuer à aimer sans se préoccuper d’être aimé en retour, Lydgate avait essayé à deux ou trois reprises de recourir à une dose d’opium. Mais il n’avait nul penchant héréditaire ou constitutionnel pour ce moyen passager d’échapper aux poursuites du malheur. Il était fort et capable de boire beaucoup impunément, mais il ne s’en souciait pas, et quand il voyait des gens absorber des spiritueux à côté de lui, il prenait de l’eau pure, témoignant ainsi de la pitié méprisante qu’il éprouvait même pour les premiers degrés de l’excitation que procure la boisson. Il en était de même du jeu. Il avait beaucoup regardé jouer à Paris, s’y intéressant comme à l’observation d’une maladie. Mais il n’était pas plus tenté par l’argent ainsi gagné que par la boisson. Le seul gain qu’il ambitionnât, il voulait le devoir à une suite savante de combinaisons élevées tendant à un résultat bienfaisant. Le succès auquel il aspirait n’avait rien de commun avec la fascination exercée par des tas d’or sur des doigts fiévreux, ou avec le triomphe hébété et sauvage qui se lit dans les yeux de l’homme qui emporte la mise de ses compagnons consternés.

Mais, de même qu’il avait essayé de l’opium, de même sa pensée commença à se tourner vers le jeu, non pour l’excitation fiévreuse qu’il procure, mais parce qu’à force d’y réfléchir il y voyait un moyen facile de se procurer de l’argent sans passer par l’humiliation d’en demander. À Londres ou à Paris, il est probable qu’un tel courant de pensées servies par l’occasion l’eût entraîné dans quelque maison de jeu, non plus pour y observer les hommes mais pour y guetter la chance avec eux dans une commune anxiété. Le besoin pressant de gagner eût triomphé de sa répugnance, si la chance avait daigné lui être favorable. Peu de temps après la réception de la lettre de son oncle qui coupait court à tout espoir de ce côté, un incident se produisit, bien caractéristique de l’influence que les facilités de jouer auraient pu exercer sur Lydgate.

La salle de billard du Dragon Vert était le rendez-vous d’une certaine collection de gens considérés pour la plupart, avec notre ancienne connaissance, M. Bambridge, comme des hommes de plaisir. C’était là que le pauvre Fred Vincy avait contracté une partie de sa mémorable dette, forcé qu’il avait été, après avoir perdu dans un pari, d’emprunter à ce joyeux compagnon. On savait à Middlemarch qu’il se perdait et se gagnait pas mal d’argent au Dragon Vert, et cette réputation ne faisait qu’augmenter dans certains quartiers la tentation de se rendre en ce lieu de plaisir. Lydgate aimait le billard, son adresse musculaire semblait faite pour ce jeu, et, une ou deux fois, dans les premiers temps de son séjour à Middlemarch, il lui était arrivé de faire son tour dans les parties du Dragon Vert. Mais il n’eut plus ensuite le loisir de s’y rendre, et il n’avait aucun goût, d’ailleurs, pour la société qu’il y rencontrait. Un soir pourtant, l’occasion se présenta d’y aller trouver M. Bambridge. Le maquignon s’était engagé à lui trouver un acheteur pour le dernier bon cheval qui lui restait et que Lydgate avait résolu de remplacer par une rosse à bon marché, espérant, à cette réduction de luxe, gagner une vingtaine de livres ; il était en quête maintenant de la moindre somme qui pût l’aider à faire patienter ses fournisseurs. Monter vite en passant à la salle de billard était une manière de gagner du temps. M. Bambridge n’était pas encore là, mais il n’allait pas tarder à venir, au dire de son ami, M. Horrock. Lydgate resta donc et se mit à jouer en attendant. Ce soir-là il avait dans les yeux cet éclat inusité et cette vivacité particulière que M. Farebrother avait déjà une fois observés en lui. Le fait exceptionnel de sa présence fut très remarqué dans la salle ; il s’y trouvait beaucoup de monde, spectateurs et joueurs pariaient avec animation. Lydgate jouait bien, confiant qu’il était en lui-même. Les paris pleuvaient autour de lui, et avec la pensée rapide et séduisante que son gain pourrait bien doubler la somme qu’il devait retirer de la vente du cheval, il se mit à parier lui-même et il gagna coup sur coup. M. Bambridge était entré sans que Lydgate le remarquât. Ce n’était pas seulement le jeu qui l’animait ainsi, mais l’éblouissante perspective d’aller le lendemain à Brassing, où l’on jouait sur une plus grande échelle, et où, par un dernier et vigoureux effort pour attraper l’amorce du diable, il pourrait l’arracher sans l’hameçon, et, à ce prix, s’affranchir des réclamations qui l’assaillaient tous les jours. Il continuait à gagner lorsque entrèrent deux nouveaux personnages. L’un était le jeune Hawley, revenu tout récemment de Londres où il suivait des études de droit ; l’autre, Fred Vincy qui depuis peu avait passé plusieurs soirées dans ces lieux familiers. Le jeune Hawley, joueur de billard consommé, arrivait à la partie avec une main toute fraîche. Mais Fred, stupéfait de voir Lydgate et étonné de l’entendre parier avec une telle surexcitation, se tint à l’écart, en dehors du cercle qui entourait le billard.

Fred Vincy s’était accordé ces derniers temps un peu de relâche, en récompense de ses bonnes résolutions antérieures. Il avait durement travaillé, les premiers six mois, à toutes sortes d’occupations en plein air sous la direction de M. Garth, et, à force de persévérante pratique, il était presque arrivé à corriger son écriture, cette pratique étant peut-être un peu moins dure, en ce qu’elle s’exerçait sous les yeux de Mary. Mais, pendant la dernière quinzaine, Mary était restée au presbytère de Lowick avec les vieilles dames, pendant que M. Farebrother était venu à Middlemarch où il exécutait certains plans pour sa paroisse. Fred, faute de mieux, était retourné au Dragon Vert, en partie pour jouer au billard, en partie pour goûter de nouveau l’ancienne saveur des discussions sur les chevaux, le sport et toutes choses en général, considérées à un point de vue qui n’était pas absolument correct. Il n’était pas allé à la chasse une seule fois durant cette saison, faute de cheval à lui appartenant ; par contre il était allé un peu de tous les côtes, la plupart du temps avec M. Garth dans son cabriolet ou sur le paisible bidet que Caleb pouvait lui prêter.

Fred commençait à trouver que c’était un peu trop, vraiment, d’être ainsi tenu en bride avec plus de sévérité que s’il eût été clergyman. « Oui, miss Mary, vous saurez que c’est un travail presque plus dur d’apprendre à arpenter et à tracer des plans que d’écrire des sermons, lui avait-il dit, désirant lui faire apprécier ce qu’il endurait pour l’amour d’elle. Qu’était-ce qu’Hercule et Thésée, comparés à moi ? Ils faisaient du sport, et ils n’ont jamais eu besoin d’apprendre à écrire comme des teneurs de livres. » Et maintenant que Mary était pour quelque temps éloignée de lui, Fred, comme un gros chien qui ne peut se défaire de son collier, avait brisé l’anneau de sa chaîne et fait une petite escapade sans avoir d’ailleurs l’intention d’aller très vite ni très loin. Il n’y avait pas de raison pour ne pas jouer au billard, mais il était bien décidé à ne pas parier.

Fred avait pour le quart d’heure l’héroïque dessein de mettre de côté la plus grosse partie des quatre-vingts livres que M. Garth lui avait offertes, afin de s’acquitter rapidement de la vieille dette des quatre-vingt-dix livres qu’il avait si malheureusement fait perdre à mistress Garth, à une époque où elle en avait plus besoin qu’aujourd’hui. Ce soir-là pourtant, le cinquième de ses nouvelles visites au Dragon Vert, Fred avait, sinon dans sa poche, du moins en imagination, les dix livres qu’il comptait se réserver pour lui-même de ses appointements de la dernière année ; c’était comme un fonds dont il pourrait risquer quelque chose s’il voyait s’offrir la chance d’un bon pari. Pourquoi pas ? et pourquoi, au milieu de tout ce va-et-vient de souverains autour de soi, n’en attraperait-on pas quelques-uns ? C’était une voie dans laquelle il n’irait plus jamais très avant. Malgré cela, ce soir-là, il avait senti s’éveiller en lui le sentiment prophétique que, s’il se mettait à jouer, il ne tarderait pas à parier, se donnerait la satisfaction de boire un peu de punch, et se préparerait d’une manière générale à se sentir passablement moulu le lendemain matin.

Mais la dernière chose à laquelle Fred se fût attendu, c’était de rencontrer là son beau-frère Lydgate, pour lequel il avait toujours conservé quelque chose de sa première opinion, que c’était un fat plein du sentiment de sa supériorité. Oui, Lydgate était là, l’air à la fois surexcite et méfiant comme Fred aurait pu l’être lui-même. Il en éprouva une impression très vive, plus vive qu’il ne se le serait imaginé, avec ce qu’il savait assez vaguement de la situation de Lydgate, des dettes qu’il pouvait avoir et du refus de son père de lui venir en aide. Le fait est que soudain il perdit toute envie de jouer lui-même. C’était un étrange renversement dans leurs habitudes respectives. Le blond visage de Fred et ses bons yeux bleus, si joyeux d’ordinaire et prêts à donner leur attention à tout ce qui leur promettait de l’amusement, parurent en un moment involontairement graves et presque embarrassés, comme en présence de quelque chose de choquant ; tandis que Lydgate, parfaitement maître de lui-même habituellement, et chez qui un certain air absorbé de méditation accompagnait toujours l’attention la plus ouverte, agissait, observait et parlait en ce moment comme sous l’empire d’une idée fixe, dans l’attitude d’un fauve guettant sa proie.

Lydgate, en pariant sur son propre jeu, avait gagné seize livres, mais l’arrivée du jeune Hawley avait changé la face des choses. Il réussissait lui-même des coups de premier ordre et se mit à parier contre Lydgate. La surexcitation nerveuse n’avait été jusque-là chez celui-ci que le résultat de sa confiance en lui-même et en son adresse ; maintenant ce fut l’envie de défier un adversaire. Le défi était plus excitant que la confiance, mais il était moins sûr. Il continua de parier, mais il manqua plusieurs coups. Il persévéra quand même, l’esprit englouti aussi profondément dans ce gouffre béant du jeu que celui de n’importe lequel de tous les vulgaires individus qui flânaient autour de lui. Fred s’aperçut que Lydgate était en train de perdre vite et beaucoup, il vit que d’autres aussi remarquaient l’étrange conduite du médecin, si différent de lui-même, et il commença à se creuser la cervelle pour inventer un moyen d’attirer l’attention de son beau-frère sans le blesser, et peut-être de lui suggérer un motif de quitter la place. Mais il eut beau chercher, il ne lui venait rien à l’esprit, et il allait en désespoir de cause lui demander tout bonnement si Rosy était chez elle ce soir, lorsqu’un garçon s’approcha de lui avec un billet portant que M. Farebrother était en bas et demandait à lui parler. Fred ne fut rien moins qu’agréablement surpris, mais faisant répondre par le garçon qu’il allait descendre tout de suite, il alla à Lydgate comme poussé par une impulsion nouvelle, et l’attirant à l’écart :

— Puis-je vous dire un mot ? lui demanda-t-il. Farebrother vient de me faire prévenir qu’il désire me parler. Il est en bas. J’ai pensé bien faire de vous en instruire, dans le cas où vous auriez peut-être quelque chose à lui dire.

Fred n’avait fait que saisir ce prétexte parce qu’il ne pouvait pas dire : « Vous êtes en train de perdre furieusement et tout le monde vous regarde. Vous feriez mieux de vous aller. » Mais l’inspiration l’eût difficilement mieux servi. Lydgate n’avait pas remarqué Fred jusque-là, et son apparition soudaine en même temps que la présence de M. Farebrother lui produisit l’effet d’une brusque secousse.

— Non, non, répondit Lydgate. Je n’ai rien de particulier à lui dire. Mais la partie est finie, il faut que je m’en aille ; je n’étais venu que pour voir Bambridge.

— Bambridge est là-bas ; mais il est en train de se quereller. Je ne crois pas qu’il soit disposé à parler affaires. Descendez avec moi voir Farebrother. Je m’attends à recevoir de lui un bon savon, et vous me protégerez, dit Fred non sans habileté.

Lydgate ressentait une certaine honte, mais pour rien au monde il ne l’eût laissé paraître en refusant de voir M. Farebrother, et il descendit. Ils ne firent toutefois qu’échanger une poignée de main en parlant de la gelée, et quand ils se trouvèrent tous les trois dans la rue, le vicaire parut empressé de prendre congé de Lydgate. Il ne voulait évidemment que causer seul à seul avec Fred ; aussi lui dit-il doucement :

— Je vous ai dérangé, jeune homme, parce que j’avais en tête une affaire pressante vous concernant. Venez avec moi jusqu’à Saint-Botolphe, voulez-vous ?

La nuit était belle, le ciel couvert d’étoiles, et M. Farebrother proposa de faire un détour par la route de Londres pour gagner la vieille église ; et il commença :

— Je croyais que Lydgate n’allait jamais au Dragon Vert ?

— Et moi aussi, dit Fred. Mais il y était venu pour voir Bambridge, paraît-il.

— Il ne jouait pas, alors ?

Fred s’était dit qu’il n’en parlerait pas, mais il ne put se dispenser de répondre

— Si, il jouait, mais je suppose que c’était accidentel. Je ne l’y avais jamais rencontré auparavant.

— Vous y avez donc été souvent vous-même ces derniers temps ?

— Oh ! à peu près cinq ou six fois.

— Vous aviez, je trouve, de bonnes raisons de renoncer à cette habitude.

— Oui, vous savez ce qui en est, dit Fred qui n’aimait pas à être catéchisé de la sorte. Je vous ai parlé à cœur ouvert.

— C’est ce qui me donne aujourd’hui, je suppose, le droit de vous parler ainsi. C’est chose bien entendue, n’est-ce pas, que nous sommes sur un pied de franche amitié. Je vous ai écouté alors, et je vous prie de vouloir bien m’écouter à présent. Je puis avoir mon tour aujourd’hui, en vous parlant un peu de moi-même.

— Je vous ai la plus immense obligation, monsieur Farebrother, dit Fred, assez peu à son aise et éprouvant comme une crainte vague.

— Pourquoi affecterais-je de nier que vous m’avez en effet quelque obligation ? Mais je vais vous avouer, Fred, que j’ai été tenté de mettre fin à tout cela, en me taisant avec vous aujourd’hui. Quand on est venu me dire : « Le jeune Vincy s’est remis à aller tous les soirs à la salle de billard, il ne gardera pas longtemps le harnais », j’ai été tenté de faire le contraire de ce que je fais, de tenir ma langue et d’attendre, tandis que vous glissiez le long de l’échelle, pariant d’abord et puis…

— Je n’ai pas fait de pari, interrompit Fred vivement.

— Je suis heureux de l’apprendre. Mais, je vous le dis, mon premier mouvement a été de vous regarder faire, vous voir suivre la mauvaise pente, lasser la patience de Garth et perdre la plus belle occasion de votre vie, occasion que vous vous êtes assurée au prix d’un effort qui ne vous a pas peu coûté. Vous devinez, je pense, le sentiment qui a éveillé en moi cette tentation. Je suis sûr que vous le connaissez. Vous avez sûrement deviné que le succès de vos affections est un obstacle sur mon propre chemin.

Il y eut un silence. M. Farebrother semblait attendre de Fred une confirmation du fait et l’émotion qu’on sentait dans les notes de sa belle voix donnait de la solennité à ses paroles. Mais nul sentiment ne pouvait pour le moment apaiser l’alarme de Fred.

— On ne pouvait pas s’attendre à me voir renoncer à elle, dit Fred après un moment d’hésitation ; ce n’était pas le cas de faire montre de générosité.

— Certainement non, du moment que son affection répondait à la vôtre. Mais des attachements de cette nature, alors même qu’ils datent de loin, sont toujours susceptibles de changer. Je puis concevoir sans peine que telle conduite de votre part pourrait bien relâcher le lien qui l’unit à vous. Il faut vous souvenir qu’elle ne vous est liée que conditionnellement, et que, dans ce cas, un autre, qui peut se flatter d’avoir droit à son estime, pourrait arriver à conquérir dans son amour aussi bien que dans son respect cette place assurée que vous auriez laissée échapper. C’est une conséquence que je puis concevoir sans peine, répéta M. Farebrother énergiquement, Il y a un certain rapprochement de sympathie naturelle, qui pourrait prendre l’avantage même sur des relations plus anciennes.

M. Farebrother, avec sa langue très habile, semblait à Fred aussi cruel, dans sa manière de l’attaquer, que s’il eût été pourvu de bec et de serres. Il avait l’horrible conviction que, derrière tout ce récit hypothétique, le vicaire cachait la connaissance de quelque changement survenu dans les sentiments de Mary.

— Sans doute, je sais qu’il pourrait en être fini de moi bien facilement, dit-il d’une voix troublée, si elle se met à comparer !… Il s’arrêta, ne voulant pas trahir tout ce qu’il éprouvait, puis il dit, pressé par l’amertume : Mais je croyais que vous étiez mon ami.

— Je le suis en effet, et c’est pour cela que nous sommes ici. Mais j’ai eu une forte tentation de ne pas l’être. Je me suis dit : « S’il y a apparence que ce jouvenceau se fasse du tort, pourquoi interviendrais-tu ? Ne vaux-tu pas autant que lui, et les seize années de plus que lui que tu as traversées, affamé de ce même bonheur, ne te donnent-elles plus de droits à la satisfaction de tes désirs qu’il n’en a, lui ? S’il y a une chance pour qu’il prenne le chemin de l’hôpital, laisse-le ! peut-être ne pourrais-tu en aucune façon l’empêcher et t-tires-en pour toi le bénéfice. »

Il y eut un silence pendant lequel Fred fut saisi d’un frisson des moins confortables. Il craignait d’apprendre que quelque chose eût été dit à Mary. Il lui semblait entendre une menace plutôt qu’un avertissement. Quand le vicaire reprit la parole, il y avait dans sa voix un changement semblable à une transition rassurante dans le ton majeur.

— Mais j’avais été meilleur que cela une première (ois, et je suis revenu à mes vieilles bonnes intentions. J’ai pensé que je ne pouvais guère m’y affermir davantage, Fred, qu’en vous disant exactement ce qui s’était passé en moi. Et maintenant, me comprenez-vous ? Je désire que vous fassiez son bonheur et le vôtre ; et s’il y a quelque chance pour qu’une parole d’avertissement puisse éloigner de vous tout risque du contraire, en bien ! je l’ai prononcée.

Le vicaire laissa tomber la voix en articulant ces derniers mots. Il se tut. Ils étaient sur une place d’herbe ou la route s’en va du côté de Saint-Botolphe, et il tendit la main à Fred comme pour indiquer que l’entretien était fini. Fred se sentait remué d’une façon toute nouvelle. Quelqu’un de profondément sensible à la contemplation d’une belle action, a dit qu’elle produisait dans l’organisme une sorte de frémissement régénérateur et vous donnait le sentiment qu’on était prêt à commencer une nouvelle vie. Fred Vincy ressentait en ce moment quelque chose de semblable.

— J’essayerai d’être digne… dit-il, s’arrêtant avant d’avoir pu ajouter : de vous aussi bien que d’elle.

Et pendant ce temps M. Farebrother avait repris un élan nouveau pour dire encore :

— Ne vous figurez pas que je croie qu’il y ait, quant à présent, aucun changement dans sa préférence pour vous, Fred. Mettez-vous le cœur bien en repos sur ce point que, si vous restez dans le bon chemin, d’autres choses resteront aussi dans le bon chemin.

— Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait, répondit Fred. Je ne puis rien dire qui me semble mériter d’être dit ; seulement je tâcherai que votre bonté ne se soit pas répandue en vain.

— Cela suffit. Bonsoir, et que Dieu vous bénisse.

Ils se séparèrent ainsi. Mais ils vaguèrent encore longtemps, chacun de son côté, avant de quitter la nuit étoilée. Les réflexions qui occupaient l’esprit de Fred peuvent à peu près se traduire ainsi : « C’eût été certainement une heureuse chose pour elle d’épouser Farebrother, — mais si elle m’aime mieux — et si je suis un bon mari ? »

Quant aux méditations de M. Farebrother, peut-être peuvent-elles se résumer dans un simple haussement d’épaules, accompagné d’une petite réflexion : « Songer au rôle qu’une petite femme peut jouer dans la vie d’un homme, pour que renoncer à elle équivaille à une excellente imitation de l’héroïsme, et que la conquérir équivaille peut-être à une bonne leçon de conduite ! »



CHAPITRE V


Lydgate, heureusement, avait fini par perdre au billard, et il n’en emportait pas d’encouragement à poursuivre plus longtemps la fortune. Il ressentit au contraire un véritable dégoût de lui-même lorsqu’il eut à payer le lendemain une perte de quatre à cinq livres, et partout où il allait, une vision des plus pénibles l’accompagnait, celle du personnage qu’il avait joué, digne émule des habitués du Dragon Vert qu’il avait coudoyés. Entre un philosophe qui a succombé à la tentation de parier et un philistin qui a fait de même dans les mêmes circonstances, il n’y a guère de différence que dans les réflexions qui viennent après coup, et Lydgate eut à ruminer de cette façon une fort désagréable pâture. Son imagination lui montrait comment, par le seul fait d’un simple changement de scène, son aventure eût pu grandir jusqu’à faire de lui un homme ruiné ; il eût suffi, au lieu d’aller au Dragon Vert, d’entrer dans une maison de jeu, là ou l’on pouvait saisir la chance à deux mains au lieu de l’attraper seulement avec le pouce et l’index. Et cependant, alors que la raison étouffait en lui toute envie de jouer, il conservait le sentiment qu’avec la certitude d’une certaine dose de chance, il aurait encore mieux aimé jouer que de prendre le parti qui commençait à s’imposer à lui comme inévitable.

Ce parti était de s’adresser à M. Bulstrode. Lydgate s’était vanté souvent aux autres et à lui-même d’être absolument indépendant de Bulstrode, de ne s’être prêté à ses plans que lorsqu’ils lui permettaient de mettre ses propres idées à exécution ; son orgueil s’était trouvé constamment soutenu, dans leurs rapports personnels, par la pensée qu’il faisait socialement un bon emploi de ce banquier puissant des opinions duquel il ne faisait aucun cas, et dont les motifs lui paraissaient souvent un mélange absurde d’impressions contradictoires ; aussi l’idée d’adresser jamais pour son compte une demande importante à Bulstrode eût-elle rencontré au dedans de lui des obstacles presque insurmontables.

Cependant, au commencement de mars, ses affaires en étaient venues à cette extrémité où l’on commence à reconnaître qu’on a prononcé ses serments dans l’ignorance, et à s’apercevoir qu’on peut commettre tel acte jugé jusque-là impossible à accomplir. Sous le coup de la terrible caution de Dover, qui ne tarderait pas à produire ses effets, voyant l’argent que lui rapportait sa clientèle immédiatement absorbé par le payement des dettes antérieures, courant le risque, si l’on savait le fond des choses, de se voir refuser à crédit ses achats journaliers, et par-dessus tout avec le spectacle désespérant du mécontentement de Rosemonde qui le hantait à toute heure, Lydgate avait fini par se rendre compte qu’il se résignerait inévitablement à demander secours à l’un ou à l’autre. Il avait pensé d’abord à écrire à M. Vincy ; mais, en interrogeant Rosemonde, il se trouva, comme il l’avait soupçonné, qu’elle s’était déjà adressée deux fois à son père, en dernier lieu après la déception qu’elle avait éprouvée du refus de sir Godwin ; « et papa avait dit que Lydgate devait se tirer d’affaire tout seul. Papa a dit qu’il en était venu, après une succession de mauvaises années, à recourir de plus en plus au crédit pour son commerce, et qu’il avait dû renoncer pour son propre compte à bien des douceurs ; il avait trop de charges pour pouvoir disposer seulement d’une centaine de livres. Que Lydgate, a-t-il dit, s’adresse donc à Bulstrode ! Ils ont toujours été comme le gant et la main ! »

En réalité, Lydgate lui-même en était arrivé à la conclusion que, s’il devait emprunter quelqu’un, ses relations avec Bulstrode étaient de nature à donner à sa demande une apparence légitime, différente d’un service purement personnel, comme c’eût été le cas vis-à-vis de tout autre. Bulstrode avait contribué indirectement à lui faire perdre sa clientèle et n’avait pas été médiocrement satisfait d’avoir un médecin à associer à ses plans. Et qui, parmi nous, s’est jamais vu réduit à l’espèce de dépendance où se trouvait Lydgate, sans essayer de croire à certains droits faits pour rendre moins dure l’humiliation de demander ? Dans ces derniers temps, il est vrai, un ralentissement inusité d’intérêt pour l’hôpital s’était comme fait sentir chez Bulstrode ; mais aussi sa santé était devenue plus mauvaise et présentait tous les signes d’une affection nerveuse profondément enracinée. À d’autres égards il ne semblait pas avoir changé. Il avait toujours été fort poli, mais Lydgate avait, du premier jour, observé en lui une froideur très marquée à propos de son mariage et d’autres circonstances particulières, froideur qu’il avait jusque-là préférée à un excès de familiarité. Il n’en différait pas moins de jour en jour. Il voyait auvent Bulstrode, mais sans chercher à profiter d’une occasion en faveur du projet qu’il nourrissait. Tantôt il se disait : « J’écrirai, j’aime mieux cela que des insinuations. » D’autres fois il songeait : « Non, j’ai toujours la ressource, en lui partant, de me retirer au premier signe de refus. »

Cependant les jours passaient, et il n’écrivait pas, et il n’allait au-devant d’aucun entretien particulier. Dans l’horreur qui le faisait reculer devant l’humiliation de se trouver vis-à-vis de Bulstrode dans une attitude de sujétion, il commença à se familiariser avec un autre dessein encore plus éloigné de sa personnalité d’autrefois. Il se mit à réfléchir à ce désir puéril de Rosemonde qui avait souvent excité sa colère, ce désir de quitter Middlemarch sans se préoccuper de ce qu’il ferait après. Se trouverait-il quelqu’un pour lui acheter sa clientèle pour le peu qu’elle valait aujourd’hui ? En ce cas une vente générale pourrait ne paraître que le préliminaire naturel du départ.

Mais à cette démarche, dans laquelle il sentait encore un abandon misérable de son travail présent et un éloignement coupable de ce qui était une voie régulière, susceptible de devenir une voie plus vaste pour une honorable activité, à son départ sans destination justifiée, il y avait encore cet obstacle, que l’acheteur, en admettant qu’il s’en trouvât, ne se présenterait pas assez vite. Et ensuite ? Qu’ils allassent dans une grande ville, dans une ville éloignée, Rosemonde ne trouverait pas dans le pauvre logement qu’elle habiterait une vie capable de la sauver du découragement, et de le sauver lui-même du reproche de l’y avoir plongée. Lorsqu’un homme est au pied de la montagne qu’il faut gravir pour atteindre à la fortune, il peut y rester longtemps en dépit de ses mérites professionnels ; sous le climat britannique, il n’y pas incompatibilité entre la science et les logements garnis. Où l’incompatibilité existe, c’est entre l’ambition scientifique et une femme qui s’accommode mal de ce genre de résidence.

Mais tandis qu’il hésitait ainsi, l’occasion elle-même vint le décider. Un billet de M. Bulstrode pria Lydgate de venir le trouver à la banque. Une certaine tendance à l’hypocondrie s’était manifestée tout dernièrement dans l’état du banquier ; il avait pris pour une menace de folie une privation de sommeil qui n’était en réalité qu’une légère aggravation de certains indices de dyspepsie, habituels chez lui. Il désirait sans tarder consulter Lydgate, bien qu’il n’eût rien de plus à lui dire ce jour-là que ce qu’il lui avait déjà dit maintes fois. Il écouta avidement les paroles rassurantes de Lydgate qui n’étaient elles-mêmes aussi qu’une répétition ; et ce moment, où Bulstrode se sentit rassuré et soulagé en écoutant son médecin, sembla faciliter à celui-ci, plus qu’il ne se l’était figuré à l’avance, la communication relative à ses besoins personnels. Il avait insisté sur ce qu’il vaudrait mieux, pour M. Bulstrode, s’occuper désormais un peu moins d’affaires.

— On voit combien toute tension de esprit, si faible qu’elle soit, peut affecter une constitution délicate, dit Lydgate, à ce moment de la consultation où les remarques tendent à passer du personnel au général, — par l’empreinte profonde que des tourments rongeurs peuvent laisser, pour un temps, même sur des êtres jeunes et vigoureux. Je suis très fort de ma nature, néanmoins j’ai été tout à fait secoué dans ces derniers temps par une accumulation de soucis.

— J’imagine qu’une constitution aussi susceptible qu’est la mienne à présent serait surtout exposée à tomber victime du choléra, s’il visitait notre district. Et depuis son apparition aux environs de Londres, c’est bien le cas d’implorer la protection de l’ « Autel Propitiatoire », dit M. Bulstrode, sans nulle intention d’éviter l’allusion de Lydgate, mais simplement préoccupé de ses inquiétudes pour lui-même.

— Vous avez dans tous les cas contribué à l’application de bonnes mesures pratiques pour la ville, et c’est là le meilleur moyen de demander protection, dit Lydgate avec un profond dégoût pour la métaphore interrompue et la triste logique de cette religion, dégoût quelque peu augmenté par la surdité apparente de la sympathie de Bulstrode.

Mais il était entré dans le mouvement auquel il s’était dès longtemps préparé, et il ne se laissa pas rebuter. Il ajouta :

— La ville a beaucoup gagné sous le rapport de la salubrité et de l’organisation des secours ; et je crois que, si nous avions le choléra à Middlemarch, nos adversaires eux-mêmes seraient forcés de reconnaître que nos dispositions à l’hôpital sont un bienfait public.

— Sans doute, répondit assez froidement M. Bulstrode ; quant à ce que vous me conseillez, monsieur Lydgate, de réduire mon travail intellectuel, je nourris depuis quelque temps un projet, un projet très arrêté dans mon esprit. Je pense à abandonner, au moins temporairement, la direction de beaucoup d’affaires, soit de bienfaisance, soit commerciales. Je songe aussi à changer de résidence pour un temps. Il est probable que je fermerai ou louerai ma propriété des Bosquets, et je choisirai quelque endroit près de la côte, en prenant conseil, bien entendu, quant à la salubrité du lieu. Cette mesure aurait, je pense, votre approbation ?

— Oh ! oui, dit Lydgate, se rejetant au fond de son siège avec une impatience mal réprimée en face des yeux pâles et graves du banquier, et irrité de sa préoccupation si grande de lui-même.

— C’est un sujet, continua le banquier, que je songe, depuis quelque temps déjà, à aborder avec vous, à propos de notre hôpital. Dans les circonstances que je viens de vous indiquer, je devrai cesser, naturellement, d’avoir aucune part personnelle dans la direction, et il est contraire à mes idées de responsabilité de continuer à appliquer de grosses sommes à une institution que je ne puis surveiller et jusqu’à un certain point diriger. J’ai donc résolu, tout bien considéré, au cas où je donnerai suite à mon intention de quitter Middlemarch, de retirer au nouvel hôpital tout autre secours que celui qui subsistera par le fait que j’ai couvert en partie les frais de construction, et que j’ai contribué ensuite par de grosses sommes au meilleur succès de son fonctionnement.

Quand Bulstrode s’arrêta selon sa coutume, la première pensée de Lydgate fut de se demander si peut-être il avait perdu de l’argent. C’était l’explication la plus plausible d’un discours qui venait de porter un coup sensible à ses espérances. Il répliqua :

— Ce déficit, je le crains, ne pourra guère être compensé pour l’hôpital.

— Guère, repartit M. Bulstrode du même ton net et délibéré, si ce n’est par quelques changements de système. Mistress Casaubon est la seule personne sur laquelle on puisse compter avec certitude, comme disposée à augmenter sa subvention. J’ai eu une entrevue avec elle à ce sujet et je lui ai indiqué, comme je vais vous l’indiquer à vous-même, qu’il serait désirable d’acquérir pour le nouvel hôpital un appui plus général, au moyen d’un changement de système.

Un nouveau silence suivit, mais Lydgate ne parla pas.

— Le changement dont je parle, est une fusion avec l’hospice, de façon que le nouvel hôpital soit regardé comme une annexe spéciale de l’ancienne institution et dirigé par le même conseil. Il sera nécessaire, d’une manière générale, de combiner la direction médicale des deux établissements. De cette façon, toute difficulté quant aux meilleurs moyens d’existence de notre établissement sera levée, et les intérêts de la ville dans les questions de bienfaisance cesseront d’être divisés.

M. Bulstrode s’arrêta de nouveau, cessant de regarder Lydgate, et abaissant ses yeux sur les boutons de son habit.

— Il n’est pas douteux que ce soit là un bon projet quant aux voies et aux moyens, dit Lydgate avec une pointe d’ironie dans l’accent. Mais vous ne pouvez vous attendre à ce que je m’en réjouisse dès l’abord ; le premier résultat que j’en vois, c’est que mes confrères vont se mettre en travers de mes méthodes, par la seule raison que ce sont les miennes.

— J’ai moi-même, vous le savez, monsieur Lydgate, hautement apprécié l’application que vous avez faite avec tant de zèle d’un système nouveau et indépendant. J’avais fort à cœur, je le confesse, notre plan primitif, tout en demeurant soumis à la volonté divine. Mais puisque les indications providentielles exigent de moi une renonciation, je renonce.

Bulstrode, dans cette conversation, faisait montre de facultés passablement exaspérantes. La métaphore interrompue et la singulière logique des raisons qui avaient excité le mépris de son auditeur, étaient tout à fait compatibles avec une manière d’établir les faits qui rendait difficile à Lydgate d’exhaler son indignation et son désappointement.

Après un court moment de réflexion il demanda simplement :

— Qu’a dit mistress Casaubon ?

— C’était là le nouveau point que je voulais vous exposer, répondit Bulstrode qui avait préparé dans toutes ses parties son explication ministérielle. Elle est, vous le savez, dans les dispositions les plus libérales et en possession, heureusement, non pas, je le crains, d’une grande fortune, mais de fonds dont elle peut aisément disposer. Elle m’a informé que, bien qu’elle eût destiné une grande partie de ces fonds à un autre emploi, elle était disposée à examiner si elle ne pourrait pas me remplacer entièrement en ce qui concerne l’hôpital. Mais elle désire qu’on lui laisse le temps de mûrir ses idées à ce sujet, et je lui ai dit qu’il n’y avait pas lieu de se hâter, que par le fait mes propres résolutions n’étaient pas encore arrêtées.

Lydgate était prêt à lui dire : Si mistress Casaubon prenait votre place, nous y gagnerions au lieu d’y perdre. Mais il avait encore un poids sur le cœur qui arrêta cet élan de franchise. Il répliqua :

— Je suppose alors que je pourrai en causer avec mistress Casaubon ?

— Sans doute, c’est précisément ce qu’elle désire. Sa décision, dit-elle, dépendra beaucoup de votre avis. Mais, pour le moment, elle se dispose, je crois, à partir en voyage. J’ai ici sa lettre, dit M. Bulstrode la sortant de sa poche et se mettant à lire. « Je suis, présentement, liée d’un autre côté, dit-elle. Je vais dans le Yorkshire avec sir James et lady Chettam, et les résolutions auxquelles je m’arrêterai, à propos de terrains que je dois voir là-bas, décideront sans doute de ce que je pourrai faire pour subventionner l’hôpital. » Ainsi, Lydgate, il n’y a pas besoin de se presser, mais je désirais vous informer à l’avance de ce qui peut éventuellement arriver.

M. Bulstrode remit la lettre dans sa poche et changea d’attitude comme s’il avait terminé son affaire. Lydgate sentit l’espoir lui revenir au sujet de l’hôpital, mais il n’en eut que plus fortement encore conscience des circonstances qui empoisonnaient cet espoir, et il sentit que le moment était venu de faire son effort et vigoureusement pour obtenir de l’aide.

— Je vous suis très obligé de me donner pleine connaissance de tout cela, dit-il avec une intention ferme dans la voix, mais avec quelque chose de saccadé dans le débit qui montrait qu’il parlait à contre-cœur. Je n’ai pas dans ma vie de but plus élevé que ma profession même, et j’avais identifié l’hôpital avec le meilleur usage que je puisse faire quant à présent de ma profession. Malheureusement le meilleur usage ne s’accorde pas toujours avec les meilleurs profits. Tout ce qui a rendu l’hôpital impopulaire a contribué, avec d’autres causes (je crois qu’elles se rapportent toutes à mon zèle professionnel), à me rendre impopulaire en tant que praticien. Les malades que j’acquiers sont en grande partie des gens qui ne peuvent pas me payer. Je les préférerais aux autres, si je n’avais personne à payer pour mon compte.

Lydgate attendit un instant, mais Bulstrode s’inclina seulement, le regardant d’un œil fixe, et il continua du même ton rapide et saccadé :

— Je suis tombé dans des embarras d’argent dont je ne puis voir le moyen de sortir, à moins que quelqu’un, ayant confiance en moi et en mon avenir, ne me fasse l’avance d’une certaine somme sans autre garantie. Il ne me restait que très peu de chose quand je suis venu ici. Je n’ai pas d’espérances de fortune du côté de ma famille. Les dépenses que j’ai faites, par suite de mon mariage, ont de beaucoup dépassé mes prévisions. Le résultat, c’est qu’à présent il faudrait un millier de livres pour me sortir de là ; je veux dire, pour me délivrer du risque de voir tout ce que je possède vendu, en garantie de la plus forte de mes dettes, aussi bien que pour payer les autres, et nous laisser une petite avance qui nous permette de vivre sur notre modeste revenu. Il m’est impossible de m’adresser à mon beau-père pour une telle avance. C’est pourquoi j’expose ouvertement ma situation au seul homme, à son défaut, que je puisse regarder comme ayant quelque rapport personnel avec ma prospérité ou ma ruine.

Lydgate avait horreur de s’entendre parler ainsi. Mais enfin il avait parlé, et avec une netteté laquelle on ne pouvait se méprendre.

M. Bulstrode répliqua sans hâte, mais aussi sans hésitation :

— Je suis peiné, quoique point surpris, je l’avoue, de cette communication, monsieur Lydgate. Pour ma part, j’ai regretté votre alliance avec la famille de mon beau-frère, qui a toujours eu de fâcheuses habitudes de prodigalité et qui s’est déjà fortement endetté envers moi pour des sommes prêtées dernièrement à un moment critique. Je vous donnerais le conseil, monsieur Lydgate, au lieu de vous enfoncer dans de nouvelles obligations et de continuer une lutte incertaine, de faire simplement banqueroute.

— Cela n’améliorerait pas mes perspectives d’avenir, dit Lydgate avec amertume en se levant ; quand même ce serait une chose plus agréable en elle-même.

— C’est toujours une épreuve, dit M. Bulstrode. Mais l’épreuve est notre partage ici-bas, et c’est un correctif nécessaire. Je vous recommande de bien peser le conseil que je vous donne.

— Merci, dit Lydgate sans savoir au juste ce qu’il disait. Je ne vous ai que trop longtemps retenu. Adieu, monsieur.



CHAPITRE VI


Si les desseins de Bulstrode s’étaient modifiés, s’il s’était produit un revirement dans son intérêt pour certaines œuvres, comme l’affirma ou le laissa voir sa conversation avec Lydgate, c’est qu’il avait eu à traverser une dure épreuve depuis la vente Larcher, depuis que Raffles avait reconnu Ladislaw et que le banquier avait vainement tenté un acte de restitution qui aurait pu amener la divine Providence à lui épargner les pénibles conséquences de sa faute passée.

Sa conviction que Raffles, à moins d’être mort, reviendrait avant longtemps à Middlemarch s’était vue justifiée. La veille de Noël, il avait reparu aux Bosquets. Bulstrode était chez lui pour le recevoir et l’empêcher de communiquer avec le reste de la famille, mais il ne put faire que les circonstances de cette visite ne fussent de nature à le compromettre et à alarmer sa femme. Raffles se montra cette fois plus intraitable que dans ses premières apparitions ; son état chronique d’agitation mentale, l’effet croissant de l’intempérance habituelle, effaçaient rapidement chez lui toute impression de ce qu’on lui disait. Il insista pour ne pas quitter la maison, et Bulstrode, entre deux maux, se dit que cet arrangement valait tout autant que de le laisser retourner en ville. Il le garda dans sa propre chambre toute la soirée et le vit se mettre au lit, tandis que Raffles s’amusait de l’ennui qu’il causait à ce compagnon de faute si correct et si hautement prospère ; il aimait à voir, disait-il facétieusement, le plaisir que prenait son ami à recevoir un homme qui lui avait rendu service sans en obtenir tout son salaire. Sous ces plaisanteries bruyantes se cachait un calcul astucieux, une froide résolution d’extorquer, dans un nouveau marché, quelque chose de mieux à Bulstrode, pour se voir soulagé de cette nouvelle application de torture. Mais son astuce avait un peu dépassé le but.

La torture avait certainement été plus loin chez Bulstrode que les libres grossières de Raffles ne pouvaient lui permettre de l’imaginer. Il avait dit à sa femme que, s’il prenait soin de cette misérable créature, victime du vice, c’était simplement pour l’empêcher de se nuire à elle-même ; il fit entendre, sans employer la forme directe du mensonge, qu’il existait un lien de famille qui l’attachait à ce soin, et que certains signes d’aliénation mentale chez Raffles commandaient une grande prudence. Il se chargerait lui-même d’emmener ce malheureux le lendemain matin en voiture. Ces allusions fournissaient tout naturellement à mistress Bulstrode des renseignements plausibles à l’usage de ses filles et des domestiques, elles expliquaient pourquoi il ne permettait à personne d’entrer dans la chambre, même pour y porter à boire et à manger. Mais il demeurait assis dans une agonie de terreur, redoutant qu’on n’entendît Raffles dans ses bruyantes et trop claires évocations du passé, redoutant que mistress Bulstrode ne fût peut-être même tentée d’écouter à la porte. C’était une femme d’habitudes honnêtes et droites, et il était peu probable qu’elle recourût à un si vil moyen pour arriver à une découverte pénible ; mais la crainte était plus forte chez Bulstrode que le calcul des probabilités.

Raffles avait poussé la torture trop loin et produit un effet qui n’était pas dans ses plans. En se montrant désespérément intraitable, il avait fait sentir à Bulstrode qu’il ne lui restait plus d’autre ressource qu’une attitude d’énergique défi. Après avoir fait mettre Raffles au lit pour la nuit, le banquier commanda sa voiture fermée pour le lendemain matin, sept heures et demie. À six heures, il était déjà habillé depuis longtemps, et avait dépensé en prières une partie de sa souffrance ; s’il y avait eu quelque fausseté dans sa conduite, s’il avait dit ce qui n’était pas vrai devant Dieu, il invoquait pour détourner de lui le pire des maux les mobiles qui le faisaient agir. Bulstrode reculait devant le mensonge direct avec une énergie peu en rapport avec le nombre de ses méfaits plus indirects. Mais beaucoup de ces méfaits étaient comme les subtils mouvements musculaires, dont nous ne tenons pus compte dans la conscience de nos sensations, bien que ce soient eux qui nous fassent toucher au but sur lequel nous avons fixé nos désirs. Et ce n’est que lorsque nous avons la vive conscience d’une chose, que nous arrivons à la vive conception qu’elle est vue par l’Omniscience.

Bulstrode s’avança avec son bougeoir jusque devant le lit sur lequel Raffles paraissait en proie à un rêve pénible. Il resta silencieux, dans l’espoir que la présence de la lumière servirait à éveiller doucement et graduellement le dormeur, dont il craignait qu’un réveil trop soudain n’amenât quelque éclat. Il avait pendant quelques minutes surveillé les frémissements et les palpitations qui semblaient devoir se terminer par le réveil, lorsque Raffles, avec un gémissement à demi étouffé, se leva en sursaut et regarda tout autour de lui avec terreur, tremblant et respirant bruyamment. Mais ce fut tout, et Bulstrode déposant le bougeoir attendit qu’il revînt à lui.

Au bout d’un quart d’heure Bulstrode se rapprocha, et d’un air froid et péremptoire qu’il n’avait pas montré jusque-là :

— Je suis venu, lui dit-il, vous appeler de bonne heure, monsieur Raffles, parce que j’ai commandé la voiture pour sept heures et demie, et que je me propose de vous conduire jusqu’à Ilsely, où vous pourrez soit prendre le chemin de fer, soit attendre une diligence.

Raffles allait parler, mais Bulstrode le prévint par ces mots impérieux :

— Taisez-vous, monsieur, et écoutez ce que j’ai à dire : Je vous donnerai de l’argent aujourd’hui et je vous fournirai une somme raisonnable de temps en temps, quand vous vous adresserez à moi par lettre ; mais si vous revenez vous présenter ici, si vous retournez à Middlemarch, si vous vous servez de votre langue de injurieuse pour moi, de quelque manière que ce soit, vous aurez à vivre sur tels fruits que votre malignité pourra vous rapporter, sans secours de ma part. Personne ne vous payera pour flétrir mon nom : je sais le pire que vous puissiez faire contre moi, et je le braverai, si vous osez encore vous imposer à moi. Levez-vous, monsieur, et faites ce que je vous ordonne, sans bruit, ou j’enverrai chercher un agent de police pour vous faire quitter ma demeure, et vous pourrez colporter vos histoires dans tous les cabarets de la ville, mais vous n’aurez pas une pièce de six pence de moi pour y payer vos dépenses.

Bulstrode avait rarement, dans sa vie, parlé avec une telle énergie nerveuse : il avait passé une grande partie de la nuit à réfléchir à ce discours et à ses effets probables, et, sans croire qu’il se mettrait ainsi à l’abri de tout retour de Raffles, il s’était arrêté à l’idée que c’était la meilleure attitude. Il réussit, dans cette matinée, à imposer la soumission à cet homme déjà usé, et dont l’organisme empoisonné faiblissait devant le maintien froidement résolu de Bulstrode. Raffles se laissa emmener tranquillement avant l’heure du déjeuner de la famille. Les domestiques imaginèrent que c’était quelque parent pauvre et ne s’étonnèrent pas qu’un homme correct comme leur maître, qui portait haut la tête dans le monde, eût honte d’un tel cousin et désirât se débarrasser de lui. La course de dix milles que fit le banquier avec son compagnon abhorré, était un triste commencement de jour de Noël ; mais, à la fin de la course, Raffles avait recouvré sa gaieté, il s’en allait avec une satisfaction suffisamment expliquée par la centaine de livres que le banquier lui avait données. Des motifs divers avaient poussé Bulstrode à cette générosité, sans que lui-même les eût minutieusement approfondis en détail. Pendant qu’il était reste à surveiller Raffles dans son sommeil agité, l’idée lui était certainement venue à l’esprit, que cet homme avait subi un grand ébranlement depuis son premier don de deux cents livres. Il avait eu soin de lui répéter, d’un ton tranchant, sa résolution de ne plus se laisser exploiter ; et il avait essayé de pénétrer Raffles d’un fait, c’est qu’il en était arrivé lui-même, Bulstrode, à la conviction qu’il n’y avait pas plus de risques à le braver qu’à acheter son silence. Mais, lorsque délivré de cette exécrable présence, Bulstrode revint à sa tranquille demeure, il ne rapportait pas avec lui la confiance de s’être assuré autre chose qu’un répit. C’était comme si, au sortir d’un horrible cauchemar, il ne pouvait en secouer les images avec leur odieux cortège de sensations, comme si, sur toutes les choses agréables qui entouraient sa vie, un reptile venimeux avait laissé ses traces gluantes.

Qui peut savoir à quel point compte, au plus profond de la conscience, le jugement qu’on prête aux autres sur soi-même, jusqu’au jour ou cet édifice d’opinion est menacé de ruine ?

Le soin que prenait sa femme d’éviter toute allusion à ses pressentiments inquiets ne faisait qu’augmenter chez Bulstrode le sentiment qu’ils s’accumulaient au fond de son cœur. Il avait été habitué à goûter chaque jour la saveur de la suprématie et le tribut d’une complète déférence ; aussi la certitude qu’on l’épiait maintenant ou qu’on le jugeait, avec le soupçon de l’existence d’un secret déshonorant, faisait trembler sa voix quand il pariait pour l’édification des autres. Pour des hommes d’un tempérament inquiet, comme Bulstrode, prévoir est souvent pire que voir, et son imagination augmentait sans cesse en lui l’angoisse d’une honte imminente ; car si la manière dont il avait bravé Raffles ne tenait pas cet homme éloigné, — et tout en demandant cette grâce au ciel, il l’espérait à peine, — alors la honte était certaine. En vain il se répétait que, si Dieu le permettait, ce serait une épreuve envoyée d’en haut, un châtiment, une préparation ; il reculait devant ce tourment ardent qu’il se représentait, et il jugeait qu’il devait être plus profitable à la gloire divine de le faire échapper au déshonneur. Cette crainte avait fini par l’amener à prendre ses dispositions pour quitter Middlemarch : si l’on devait rapporter sur son compte de tristes vérités, il serait alors à une distance moins brûlante du mépris de ses anciens voisins ; et sur une nouvelle scène où sa vie n’aurait pas atteint le même degré de sensibilité, son bourreau, s’il l’y poursuivait, serait moins formidable. Il serait extrêmement pénible à sa femme de quitter la ville, et, pour d’autres motifs encore, il eût préféré demeurer là où il avait pris racine. Aussi ne fit-il d’abord ses préparatifs qu’avec réserve, désireux de laisser toutes les portes ouvertes à un prompt retour, si quelque intervention de la Providence devait dissiper ses craintes. Il se prépara à abandonner la direction de la banque et tout contrôle actif dans les affaires commerciales du voisinage, sous le prétexte de l’affaiblissement de sa santé, mais sans renoncer pour l’avenir à y rentrer jamais. Ce parti entraînerait quelque surcroît de dépense et une diminution de revenu, sans parler des pertes que lui avait déjà fait éprouver la mauvaise marche générale des affaires ; sur l’hôpital qui se présentait comme un chapitre principal de dépenses, il pourrait du moins beaucoup économiser.

Telle était l’épreuve qui avait déterminé sa conversation avec Lydgate. Mais, à cette époque, ses dispositions n’avaient pas, en général, dépassé le point où il lui serait encore loisible de les révoquer, si elles cessaient de se montrer nécessaires. Au milieu de ses craintes, il différait constamment les démarches décisives ; comme il arrive à un homme en danger de faire naufrage ou d’être lancé hors d’une voiture par des chevaux emportés, il conservait obstinément le sentiment que quelque chose arriverait pour empêcher le pire, et que ce serait peut-être agir inconsidérément que de gâter sa vie par une transplantation tardive, avec la difficulté surtout d’expliquer à sa femme d’une façon satisfaisante ce projet d’exil indéfini du seul endroit où elle aimât à vivre.

Au nombre des affaires que Bulstrode avait à régler, en cas d’absence, se trouvait l’administration de la ferme de Stone-Court, et sur cette matière, comme sur toutes celles qui concernaient ses propriétés de Middlemarch et du dehors, il avait consulté Caleb Garth, cet agent unique, plus jaloux toujours des intérêts de son patron que des siens propres.

À l’égard de Stone-Court, Bulstrode voulait conserver prise sur le fonds et s’arranger de façon à pouvoir, à sa convenance, retrouver dans cette exploitation son délassement favori, et Caleb lui avait conseillé de ne pas se fier à un simple intendant, mais de louer à l’année la terre et le matériel, en prélevant sur les revenus une part déterminée.

— Puis-je me fier à vous pour me trouver un tenancier à ces conditions, monsieur Garth ? demanda Bulstrode, et voulez-vous m’indiquer la somme qui devrait vous revenir annuellement pour diriger toutes ces affaires que nous avons discutées ensemble ?

— J’y penserai, reprit Caleb de sa façon brusque. Je verrai comment je pourrai en venir à bout.

S’il n’avait eu à se préoccuper de l’avenir de Fred Vincy, M. Garth n’aurait probablement pas vu de bon œil un surcroît à son travail, dont sa femme redoutait toujours l’excès pour lui à mesure qu’il avançait en âge. Mais en quittant Bulstrode après cette conversation, il lui vint, à propos du louage de Stone-Court, une idée très séduisante. Pourquoi Bulstrode ne consentirait-il pas à l’y voir placer Fred Vincy, sous condition que lui, Caleb, serait responsable de l’administration du domaine ? Ce serait un excellent apprentissage pour Fred ; il pourrait se faire là un modeste revenu et avoir encore du temps de reste pour acquérir plus d’expérience en le secondant dans d’autres affaires. Il parla de son idée à mistress Garth avec un ravissement si évident qu’elle se serait reproché de refroidir sa joie en lui exprimant sa crainte constante qu’il n’en entreprît trop.

— Ce garçon serait heureux comme quatre, si je pouvais lui dire que tout cela est arrangé. Pensez, Suzanne, il avait eu l’esprit toujours fixé sur cette terre, pendant des années avant la mort du vieux Featherstone. Et ce serait la plus jolie tournure que puisent prendre les choses, s’il avait, en fin de compte, l’espoir de l’administrer comme il faut, avec intelligence, en se mettant aux affaires. Car il est assez probable que Bulstrode le laisserait continuer, et peu à peu acquérir le matériel. Il n’a pas encore décidé, à ce qu’il me semble, s’il se fixera, oui ou non, quelque part ailleurs d’une façon définitive. Je n’ai jamais de ma vie été plus satisfait d’une idée. Et alors, les enfants pourraient se marier bientôt, Suzanne.

— Vous ne toucherez rien de ce plan à Fred, avant d’être sûr du consentement de Bulstrode, répliqua mistress Garth d’un ton de doux avertissement. Et quant au mariage, Caleb, ce n’est pas à nous autres, vieilles gens, de contribuer à le hâter.

— Oh ! je ne sais pas, dit Caleb, en balançant la tête. Le mariage est un frein. Fred aurait moins besoin de mon mors et de ma bride. Toutefois je ne dirai rien, jusqu’à ce que je sache sur quel terrain je marche. Je reparlerai à Bulstrode.

Il choisit la première occasion de le faire. Bulstrode ne portait rien moins qu’un vif intérêt à son neveu Fred Vincy, mais il avait un grand désir de s’assurer les services de Garth en plusieurs affaires embrouillées, où il était sûr de perdre considérablement, si elles étaient sous une direction moins consciencieuse. Aussi ne fit-il pas d’objection à la proposition de M. Garth ; il avait même une autre raison encore pour consentir volontiers à un arrangement qui devait profiter à un membre de la famille Vincy. Mistress Butstrode, ayant entendu parler des dettes de Lydgate, s’était inquiétée de savoir si son mari ne pourrait pas faire quelque chose pour la pauvre Rosemonde, et très tourmentée en apprenant de lui qu’il n’était pas facile de porter remède aux affaires de Lydgate, et que le parti le plus sage était de les laisser « suivre leur cours », mistress Bulstrode lui avait dit alors pour la première fois :

— Je trouve que vous êtes toujours un peu dur envers ma famille, Nicolas. Et je n’ai certainement pas de raison de renier aucun de mes parents. Il se peut qu’ils soient trop mondains, mais personne n’a jamais rien eu à dire sur leur honorabilité.

— Ma chère Henriette, dit Bulstrode évitant les yeux de sa femme qui se remplissaient de larmes, j’ai fourni à votre frère de gros capitaux. On ne peut attendre de moi que je prenne soin de ses enfants mariés.

Il n’y avait rien à dire à cela, et les observations de mistress Bulstrode se réduisirent en pitié pour la pauvre Rosemonde, dont l’éducation extravagante portait les fruits qu’elle avait toujours prévus.

Mais, se rappelant cette conversation, Bulstrode sentit que, le moment venu d’entretenir sérieusement sa femme de son projet de quitter le pays, il serait heureux de lui parler d’un arrangement qui pourrait être pour le bien de son neveu Fred. Provisoirement il l’avait avertie qu’il songeait à fermer les Bosquets pendant quelques mois et à prendre une maison sur la côte méridionale.

C’est ainsi que M. Garth obtint l’assurance qu’il désirait, à savoir qu’au cas où Bulstrode quitterait Middlemarch pour un temps indéterminé, Fred Vincy serait autorisé à prendre la tenure de Stone-Court aux conditions proposées.

La perspective de cette « bonne tournure donnée » aux choses exaltait tellement Caleb qu’il aurait eu toutes les peines du monde, sans une petite gronderie affectueuse de sa femme, à ne pas tout révéler à Mary, désireux de donner « du réconfort à cette enfant ». Il se retint cependant, et garda strictement cachées pour Fred certaines visites qu’il fit à Stone-Court, afin de se rendre plus complètement compte de l’état des terres et du matériel, et d’en faire une estimation préliminaire. Il apportait à ces visites plus d’empressement que la rapidité probable des événements ne l’exigeait ; mais un ravissement stimulait son cœur de père, en songeant à cette part de bonheur probable qu’il tenait en réserve, comme un cadeau de fête, pour Fred et pour Mary.

— Mais supposez que tout ce projet se trouve n’être à la un qu’un château en l’air ? dit mistress Garth.

— Eh bien, eh bien, repartit Caleb, le château ne s’écroulera sur la tête de personne.



CHAPITRE VII


Dans l’après-midi de ce même jour où il avait reçu Lydgate, M. Bulstrode se trouvait dans son bureau à la banque, lorsqu’un commis vint lui annoncer que sa voiture l’attendait et que M. Garth était à la porte et demandait à lui parler.

— Certainement, dit Bulstrode, et Caleb entra. Asseyez-vous, je vous prie, monsieur Garth, commença le banquier de son ton le plus suave. Je suis heureux que vous soyez encore arrivé à temps pour me trouver ici. Je sais que vous comptez vos minutes.

— Oh ! fit Caleb doucement en penchant la tête de côté, tandis qu’il s’asseyait et posait son chapeau à terre. Il se tenait les yeux baissés, le corps incliné en avant, laissant pendre entre ses jambes ses longs doigts dont chacun se mouvait à son tour, comme s’il classait à sa place chacune des pensées qui remplissaient son grand front calme.

M. Bulstrode, comme toutes les personnes qui connaissaient Caleb, était habitué à la lenteur avec laquelle il abordait tout sujet dont il sentait l’importance. Il s’attendait à ce qu’il l’entretînt de l’achat de quelques maisons dans Blindman’s-Court, dans le but de les démolir, sacrifice que compenserait largement l’affluence d’air et de lumière qu’on gagnerait à la disparition de ces bâtisses. C’était par des propositions de ce genre que Caleb était quelquefois gênant pour ses patrons ; mais il trouvait en général Bulstrode disposé à entrer dans ses projets d’amélioration, et jusqu’ici ils avaient bien marché ensemble. Cependant, lorsqu’il reprit la parole, ce fut pour dire d’une voix un peu éteinte :

— Je reviens justement de Stone-Court, monsieur Bulstrode.

— Vous n’avez rien trouvé qui clochât là-bas, j’espère demanda le banquier. J’y étais hier moi-même. Abel a bien réussi cette année avec les agneaux.

— Eh bien, dit Caleb levant les yeux d’un air grave, il y a quelque chose qui cloche. C’est un étranger qui me paraît très malade. Il a besoin d’un médecin et je suis venu vous le dire. Son nom est Raffles.

Il vit le choc que produisirent ces paroles sur Butstrode, ébranlé dans tout son être. Le banquier avait cru que ses craintes sur ce point étaient trop constamment en éveil pour être prises au dépourvu ; mais il s’était trompé.

— Pauvre diable ! dit-il d’un ton de compassion, bien que ses lèvres tremblassent. Savez-vous comment il y est venu ?

— Je l’y ai amené moi-même, répondit Caleb tranquillement. Je l’ai recueilli dans mon cabriolet. Il était descendu de la diligence et cheminait à pied, quand je l’ai rejoint, un peu au delà du bureau de péage. Il se rappela m’avoir vu une fois avec vous à Stone-Court et me pria de le faire monter. Je vis qu’il était malade, et il me parut qu’il fallait commencer par le mettre à l’abri. Et maintenant, vous ferez bien, je crois, de ne pas perdre de temps à lui faire donner des soins. Ici Caleb s’arrêta, reprit son chapeau et se leva lentement de son siège.

— Certainement, dit Bulstrode avec la promptitude d’un esprit en éveil. Peut-être voudrez-vous bien me rendre le service, monsieur Garth, d’entrer chez M. Lydgate en passant, ou plutôt, non, restez. Il doit être à l’hôpital à cette heure. Je vais lui envoyer mon domestique à cheval à l’instant même avec un billet, après quoi j’irai moi-même à Stone-Court.

Bulstrode écrivit à la hâte un billet, et sortit pour le remettre lui-même à son domestique. Quand il rentra, il trouva Caleb debout dans la même attitude, une main sur le dossier de la chaise, tenant de l’autre son chapeau. « Peut-être, se disait Bulstrode dans sa préoccupation, peut-être Raffles n’a-t-il parlé à Garth que de sa maladie ? Garth doit être surpris, comme il a pu l’être déjà, de voir ce vilain personnage se targuer d’intimité avec moi, mais il ne sait rien. Il a de l’amitié pour moi. Et moi, je peux lui être utile. »

Il souhaitait vivement de recueillir la confirmation de cette heureuse conjecture, mais c’eût été trahir de la crainte que de faire des questions sur ce que Raffles avait dit ou fait.

— Je vous suis extrêmement obligé, monsieur Garth, dit-il avec sa politesse ordinaire. Mon domestique sera de retour dans quelques instants, et j’irai moi-même alors voir ce qu’on peut faire pour ce malheureux. Peut-être avez-vous à me parler de quelque autre affaire ? Dans ce cas veuillez vous asseoir.

— Merci, dit Caleb faisant un petit geste de la main droite pour décliner l’invitation. Ce que j’ai à vous dire, monsieur Bulstrode, c’est que je vous prie de remettre vos affaires en d’autres mains que les miennes. Je vous suis obligé de m’avoir aussi parfaitement accueilli, et de vos bons procédés tant pour la location de Stone-Court que pour tout le reste. Mais force m’est d’y renoncer.

Une certitude aiguë entra comme une lame de poignard dans le cœur de Bulstrode.

— Voilà qui est bien soudain, monsieur Garth.

— En effet, dit Caleb. Mais c’est absolument arrêté. Il faut que j’y renonce.

Il parlait avec une fermeté très douce, et il s’apercevait toutefois que Bulstrode semblait comme se rapetisser devant cette douceur, son visage paraissant se rétrécir et ses yeux se détournant du regard qui s’arrêtait sur lui. Caleb ressentit une profonde pitié, mais il lui eût été impossible d’invoquer des prétextes pour expliquer sa résolution, de quelque utilité que cela eût pu être pour lui.

— Vous avez été amené à cela, je présume, par quelques calomnies sur mon compte, proférées par ce malheureux, dit Bulstrode, anxieux maintenant de connaître le pire.

— C’est vrai. Je ne puis nier que j’agisse d’après ce que je lui ai entendu dire.

— Vous êtes un homme consciencieux, monsieur Garth, un homme, j’en suis certain, qui se sent responsable devant Dieu. Vous ne voudriez pas me faire tort, en vous hâtant d’ajouter foi à une calomnie, reprit Bulstrode, cherchant les moyens de justification les mieux appropriés au caractère de son interlocuteur. C’est une pauvre raison pour renoncer à une association qui, je crois pouvoir l’affirmer, sera mutuellement avantageuse.

— Je ne voudrais faire tort à personne, en tant qu’il dépend de moi, dit Caleb, quand même je croirais avoir Dieu avec moi. Je ne me crois pas dénué de pitié pour mon semblable. Mais, monsieur, je ne puis faire autrement que de croire vrai ce que m’a dit Raffles. Et je sens que je ne puis être heureux en travaillant avec vous ou en tirant profit de vous. Cela blesse ma conscience. Il faut donc que je vous prie de chercher un autre agent.

— Très bien, monsieur Garth. Au moins, veuillez me dire le pire que vous ayez appris. Il faut que je sache quel est l’infâme propos dont je suis exposé à être la victime, dit Bulstrode, tandis qu’une certaine colère commençait à se mêler à son humiliation devant cet homme qui sacrifiait si tranquillement ses intérêts.

— Cela n’est pas nécessaire, dit Caleb agitant la main, baissant légèrement la tête et sans quitter l’accent de douceur où se sentait l’intention charitable d’épargner un homme digne de pitié. Ce qu’il m’a dit ne passera jamais mes lèvres, à moins que quelque chose que je ne puis prévoir maintenant ne me l’arrache de force. Si, par amour du gain, vous avez mené une conduite répréhensible et privé les autres de leur dû, en les trompant, afin d’avoir davantage pour vous-même, je pense que vous vous repentez ; vous voudriez revenir sur ce que vous avez fait et ne le pouvez pas. Cela doit être une pensée amère. — Caleb s’arrêta un moment et secoua la tête. Ce n’est pas à moi à rendre la vie plus dure pour vous.

— Mais vous me la rendez plus dure ! dit Bulstrode ne pouvant retenir ce cri sincère et suppliant. Vous me la rendez plus dure en me tournant le dos !

— Je suis pourtant forcé de le faire, dit Caleb encore plus doucement et en levant la main. J’en suis peiné, je ne vous juge pas et je ne dis pas : « C’est un méchant, et moi je suis juste, » à Dieu ne plaise. Je ne sais pas tout. Un homme peut mal agir, et sa volonté peut en sortir pure, bien qu’il ne puisse plus rendre la pureté à sa vie. C’est un triste châtiment. Si tel est votre cas, en bien ! j’en suis très affligé pour vous. Mais j’ai le sentiment intime que je ne puis continuer à travailler avec vous. Voilà tout, monsieur Bulstrode, le reste est enterré à jamais en tant qu’il dépend de ma volonté. Et je vous souhaite le bonjour.

— Un moment, monsieur Garth, dit Bulstrode précipitamment. Je puis compter, alors, sur votre assurance solennelle que vous ne répéterez ni à homme ni à femme au monde ce qui, admettant qu’il s’y trouvât une ombre de vérité, n’est cependant qu’une représentation malveillante des choses.

La colère de Caleb s’éveilla et il s’écria avec indignation :

— Pourquoi l’aurais-je dit, si je ne le pensais pas ? Je n’ai pas de raisons de vous craindre. Des récits comme ceux-là ne tentent jamais ma langue.

— Excusez-moi, je suis tout troublé, je suis la victime de ce misérable.

— Arrêtez ici. Demandez-vous plutôt si vous n’avez pas contribué à le rendre pire, alors que vous avez profité de ses vices.

— Vous me faites tort en croyant trop facilement à ses paroles, dit Bulstrode oppressé, comme par un cauchemar, de l’impuissance où il était de nier absolument ce que Raffles pouvait avoir dit. Toutefois, le fait, que Caleb ne le lui avait pas exposé de façon à exiger de lui une négation catégorique, lui laissait encore un moyen d’échapper.

— Non, dit Caleb levant la main comme pour repousser une pareille imputation. Je suis prêt à croire le mieux, si ce mieux est prouvé. Je ne vous enlève aucune chance favorable. Quant à parler, je considère comme un crime de dévouer la faute d’un homme, à moins d’être assuré qu’il le faille pour sauver l’innocent. Voilà ma façon de penser, monsieur Bulstrode, et ce que je dis, je n’ai pas besoin de le jurer. Je vous souhaite le bonjour.

Quelques heures plus tard, quand il fut de retour chez lui, Caleb dit à sa femme incidemment qu’il avait eu quelques petites difficultés avec Bulstrode, et qu’en conséquence il avait renoncé à toute idée de pendre Stone-Court, ayant même refusé de s’occuper plus longtemps de ses affaires.

— Il voulait sans doute trop se mêler de tout, n’est-ce pas ? dit mistress Garth, s’imaginant que son mari avait été touché au point sensible et qu’on n’avait pas voulu lui laisser faire ce qu’il trouvait bien dans ses travaux.

— Oh ! fit Caleb, inclinant la tête et agitant gravement la main. Et mistress Garth savait que cela signifiait qu’il n’avait pas l’intention d’en dire plus long sur un sujet.

Quant à Bulstrode, il était presque aussitôt monté à cheval et parti pour Stone-Court, anxieux d’y arriver avant Lydgate. Il avait l’esprit peuplé d’images et de conjectures qui étaient le langage de ses espérances et de ses craintes.

La connaissance que Caleb Garth avait de son passé et son refus de rester sous sa direction avaient été pour lui une profonde humiliation ; à cette humiliation toutefois se mêlait un sentiment de sécurité par ce fait, que c’était à Garth et à Garth seul que Raffles eût parlé. Il interprétait cette circonstance comme un gage que la Providence voulait lui épargner des conséquences plus graves ; il pouvait encore espérer le secret. Raffles malade amené à Stone-Court plutôt qu’ailleurs : le cœur de Bulstrode s’agitait à la vue des éventualités que ces événements évoquaient. Que les choses tournassent de façon à le mettre à l’abri de tout péril de déshonneur, à le laisser respirer en parfaite liberté, sa vie désormais serait consacrée à Dieu plus qu’elle ne l’avait jamais été. Il élevait ce vœu vers le ciel, comme s’il devait amener le résultat auquel il aspirait, il s’efforçait de croire au pouvoir de cette pieuse résolution, à son pouvoir d’agir sur la mort même. Il savait qu’il devait dire : « Ta volonté soit faite ! » et il le répétait souvent. Mais son désir intense restait toujours, que la volonté de Dieu fût la mort de cet homme détesté.

Cependant, lorsqu’il fut arrivé à Stone-Court, il ne put voir le changement qui s’était opéré chez Raffles sans en éprouver une violente secousse. N’eût été sa pâleur et sa faiblesse, Bulstrode n’aurait attribué ce changement qu’au seul désordre de son cerveau. Au lieu de son humeur bruyante et tracassière, il montrait une terreur profonde et mal définie, il semblait vouloir détourner la colère de Bulstrode en disant qu’il n’avait plus d’argent, on lui avait volé la moitié de ce qu’il possédait. Il n’était venu que parce qu’il était malade et qu’on le traquait ; il y avait quelqu’un à ses trousses, il n’avait rien dit à personne, il était resté bouche close. Bulstrode, ne comprenant pas la signification de ces symptômes, vit, dans cette sensibilité nerveuse nouvelle, un moyen de faire peur à Raffles et de l’amener à une confession sincère, et il l’accusa de mentir. N’était-ce pas mentir que d’affirmer n’avoir rien révélé, alors qu’il venait de parler à l’homme qui l’avait recueilli dans sa voiture et amené à Stone-Court ? Raffles nia avec des invocations solennelles. À vrai dire, l’enchaînement des idées s’était interrompu chez lui, et le récit détaillé et empreint de terreur qu’il avait fait à Caleb Garth avait été débité sous l’empire d’impulsions tenant à une sorte de délire qui pour le moment paraissaient sommeiller. Le cœur de Bulstrode de nouveau s’affaissa, à ce signe qu’il ne pouvait avoir de prise sur esprit de ce malheureux et qu’on ne pouvait se fier à aucune de ses paroles ; comment savoir alors ce qu’il lui importait le plus de connaître, s’il avait, oui ou non, gardé réellement le silence vis-à-vis de tout le monde dans le voisinage, en dehors de Caleb Garth ? La femme de charge lui avait dit sans la moindre contrainte dans ses manières que, depuis le départ de M. Garth, Raffles lui avait demandé de la bière, puis n’avait plus rien dit et semblait très malade. De ce côté on pouvait conclure qu’il n’y avait pas eu trahison. Mistress Abel pensait, comme les domestiques des Bosquets, que cet homme étrange était de la race de ces parents désagréables qui comptent parmi les soucis des riches ; elle avait d’abord rattaché cette parenté à M. Rigg, et là où il y avait eu un legs de propriété, la présence bourdonnante de grosses mouches de cette espace paraissait assez naturelle. Comment il pouvait être parent de Bulstrode, cela n’était pas aussi clair, mais mistress Abel convint avec son mari qu’on ne pouvait pas savoir, proposition qui embrassait à ses yeux une vaste signification dans le domaine des choses de l’esprit, et là-dessus elle secouait la tête, sans se livrer à de plus longues réflexions.

Moins d’une heure après, Lydgate arriva. Bulstrode vint à sa rencontre en dehors du parloir où était Raffles et lui dit :

— Je vous ai fait appeler, monsieur Lydgate, pour un malheureux qui a été autrefois à mon service, il y a bien des années. Il a passé depuis en Amérique où il s’est laissé aller, j’en ai peur, à des habitudes de paresse et de débauche. Dans le dénuement où il est tombé, il a droit à ma compassion. Il avait une parenté éloignée avec Rigg, le propriétaire de ces lieux avant moi, c’est ainsi qu’il a trouvé son chemin jusqu’ici. Je le crois sérieusement malade. Il a dans tous les cas l’esprit fort troublé. Je me sens tenu à faire pour lui tout ce que je pourrai.

Lydgate, encore sous l’impression pénible de sa dernière conversation avec Bulstrode, n’était pas disposé à lui adresser une parole inutile ; s’inclinant légèrement, il se contenta de demander son nom.

Après avoir considéré et examiné à fond le malade, Lydgate ordonna qu’on le mît au lit et qu’on le tînt dans la plus grande tranquillité, puis il passa avec Bulstrode dans une autre chambre.

— C’est un cas sérieux, je le crains, dit le banquier avant que Lydgate ne commençât à parler.

— Oui et non, répondit Lydgate avec hésitation. Il est difficile de se prononcer sur le résultat possible de complications déjà anciennes ; mais d’abord, cet homme a une robuste constitution. Je ne serais pas porté à croire cette crise fatale, bien que l’organisme soit sans contredit dans un état critique. Il a besoin de soins assidus et attentifs.

— Je resterai ici moi-même, dit Bulstrode, mistress Abel et son mari ont peu d’expérience. Je puis sans inconvénient passer ici la nuit, si vous voulez bien avoir l’obligeance de remettre un billet de ma part à mistress Bulstrode.

— Cela ne me paraît pas nécessaire, dit Lydgate. Le malade me semble pour le moment assez docile et retenu par la crainte. Il pourrait devenir moins traitable. Mais vous avez un homme dans la maison, n’est-ce pas ?

— J’ai plus d’une fois passé des nuits ici par amour de la retraite, reprit Bulstrode avec indifférence. Je suis tout à fait disposé à faire de même aujourd’hui. Mistress Abel et son mari pourront me relayer et m’aider, si c’est nécessaire.

— Très bien, alors il suffit que je vous donne mes instructions.

— Ainsi, vous ne regardez pas la situation comme désespérée ? dit Bulstrode, quand Lydgate eut achevé de donner ses ordres.

— Non, à moins qu’il ne survienne de nouvelles complications. Il peut se produire une crise pire que celle-ci ; mais je ne serais pas étonné qu’il allât mieux au bout de quelques jours, en suivant le traitement que j’ai prescrit. Il faut de la fermeté. Rappelez-vous, s’il demande n’importe quelles liqueurs, de ne pas lui en donner. C’est un de ces cas dans lesquels, à mon avis, les malades sont plus souvent tués par le traitement que par la maladie. Toutefois de nouveaux symptômes pourront se manifester. Je reviendrai demain matin.

Après avoir attendu le billet qu’il devait remettre à mistress Bulstrode, Lydgate s’éloigna à cheval, ne cherchant pas à former de conjectures sur l’histoire de ce Raffles, mais repassant dans sa mémoire toute la discussion que venait de soulever dernièrement la publication des expériences du docteur Ware en Amérique, sur le traitement des cas d’empoisonnement par l’alcool comme celui-ci. Lydgate s’était déjà intéressé à la question pendant son séjour à l’étranger : il était fermement convaincu que la méthode la plus générale, qui était de permettre l’alcool et d’administrer sans scrupules de fortes doses d’opium n’était pas la vraie, et il avait plusieurs fois, en agissant d’après ses idées, obtenu des résultats favorables.

« Cet homme est sérieusement malade, pensait-il, mais il y a encore de la ressource en lui. Il a l’air d’être un objet de compassion pour Bulstrode. C’est une chose étrange que le mélange de dureté et de tendresse que l’on rencontre côte à côte dans le caractère des hommes. Bulstrode paraît bien l’être le plus dépourvu de sympathie que j’aie jamais vu, vis-à-vis de certaines gens, et cependant il s’est donné beaucoup de peine et a dépensé beaucoup d’argent pour des œuvres de bienfaisance. Je suppose qu’il a quelque moyen de découvrir ceux auxquels le ciel s’intéresse, et il a décidé que le ciel ne s’intéressait pas à moi. »

Ce filet d’amertume provenait chez lui d’une source abondante qui, en s’élargissant toujours, remplissait le courant de ses pensées à mesure qu’il approchait de Lowick-Gate. Il n’était pas rentré depuis sa première entrevue de la matinée avec Bulstrode, ayant été rejoint à l’hôpital par le messager du banquier et, pour la première fois, il revenait chez lui à bout de ressources, ne voyant plus d’expédient nulle part ni d’espoir de se procurer de l’argent, cet argent nécessaire pour s’épargner à lui-même la perte fatale de ce qui rendait sa vie conjugale tolérable encore, de tout ce qui les sauvait, lui et Rosemonde, de cet isolement absolu dans lequel ils seraient forcés de reconnaître de combien peu de réconfort ils étaient l’un pour l’autre. Il était plus supportable de vivre sans recevoir de tendresse, que de sentir que sa tendresse à lui ne pouvait compenser pour elle d’autres privations. Les souffrances que faisaient endurer à son orgueil les humiliations passées et à venir étaient assez douloureuses ; c’est à peine cependant s’il les distinguait lui-même de cette douleur plus aiguë qui les dominait, la douleur de prévoir que Rosemonde en viendrait à le considérer comme la cause première de ses déceptions et de son malheur. Il n’avait jamais aimé les expédients de la pauvreté et jamais, avant son mariage, ils n’étaient entrés dans ses perspectives d’avenir. Maintenant il commentait à se représenter comment deux êtres qui s’aimaient et avaient un fonds de pensées commun, pourraient rire de leur mobilier râpé, de leurs calculs sur la quantité de beurre et d’œufs qu’ils pouvaient se permettre. Mais le rayon de cette poésie semblait aussi loin de lui que l’insouciance de l’âge d’or ; il n’y avait pas assez de place dans l’esprit de Rosemonde pour que les choses de luxe n’y parussent pas l’essentiel. Il descendit de cheval dans une disposition d’esprit très sombre et entra dans la maison sans s’attendre à y rien trouver d’accueillant et de réconfortant que son dîner, et réfléchissant qu’avant la fin de la soirée il serait sage de prévenir Rosemonde de sa démarche auprès de Bulstrode et de son échec. Il serait bien aussi de ne pas perdre de temps à la préparer à tout.

Mais son dîner l’attendit longtemps avant qu’il lui fût possible d’y toucher ; car il s’aperçut en entrant que la maison avait déjà eu la visite d’un agent de Dover, et lorsqu’il demanda où était mistress Lydgate, on lui répondit qu’elle était dans sa chambre à coucher. Il monta et la trouva étendue sur son lit, pâle et muette, sans une réponse même dans l’expression de son visage aux regards ou aux paroles qu’il lui adressa. Il s’assit près du lit, et se penchant sur elle lui dit avec un cri presque suppliant :

— Pardonnez-moi pour cette infortune, ma pauvre Rosemonde ! Ne pensons qu’à nous aimer.

Elle le regarda silencieusement, avec le même désespoir morne sur le visage. Mais les larmes commencèrent à remplir ses yeux bleus, et sa lèvre trembla. Lydgate, l’homme fort, avait eu trop à endurer ce jour-là. Il laissa tomber sa tête à côté de celle de Rosemonde et sanglota. Il ne l’empêcha pas d’aller chez son père le lendemain matin de bonne heure. Il lui sembmait qu’il ne devait plus maintenant l’empêcher de rien faire de ce qui lui plairait. Elle rentra une demi-heure après, disant que papa et maman désiraient qu’elle vînt chez eux et y restât aussi longtemps que les choses seraient dans ce misérable état. Papa assurait qu’il ne pouvait rien pour la dette, attendu que, s’il payait celle-ci, il s’en trouverait une douzaine d’autres. Il valait mieux qu’elle restât chez ses parents jusqu’à ce que Lydgate lui eût préparé de nouveau une demeure confortable.

— Vous y opposez-vous, Tertius ?

— Faites comme vous voudrez. Mais les choses n’en sont pas venues à une crise immédiate. Rien ne presse,

— Je ne m’en irai pas avant demain, dit Rosemonde. Il faut le temps d’emballer mes effets.

— Oh ! j’attendrais un peu plus longtemps ; on ne sait pas ce qui peut arriver, dit Lydgate avec une ironie amère, je puis me casser le cou, et cela rendrait les choses plus faciles pour vous.

C’était aussi un malheur pour Lydgate et Rosemonde que la tendresse du mari, qui était tout à la fois une impulsion instinctive et un ferme parti pris, fût inévitablement interrompue par ces éclats indignés d’ironie ou de reproche. Elle ne les trouvait absolument pas justifiés et la révolte, que cette sévérité exceptionnelle excitait en elle, courait le risque de rendre à la fin inacceptable cette tendresse toujours persistante.

Lydgate ne répliqua rien et sortit pour faire ses visites. Il se sentait meurtri, brisé ; sous ses yeux une ligne noire se marquait, que Rosemonde n’y avait pas encore vue. Elle ne pouvait plus le regarder. Tertius avait une manière de prendre les choses, qui les rendait vraiment mille fois plus pénibles pour elle.


CHAPITRE V


La première chose que fit Bulstrode après le départ de Lydgate, ce fut d’inspecter les poches de Raffles ; il ne doutait pas d’y trouver, sous forme de notes d’hôtel, des indications sur les différents lieux où il avait dû s’arrêter, de manière à pouvoir contrôler son affirmation qu’il était venu tout droit de Liverpool, parce qu’il était malade et sans argent. Bulstrode trouva en effet plusieurs notes entassées dans son portefeuille, mais les plus récentes étaient bien toutes de Liverpool, à l’exception d’une seule portant la date du jour même ; celle-ci était roulée et chiffonnée dans l’une de ses poches de derrière, avec une affiche de la foire aux chevaux de Bilkley ; c’était le compte de sa dépense pour les trois jours qu’il avait passes à l’auberge de Bilkley, ville située à quarante milles au moins de Middlemarch. La note était grosse, et Raffles étant arrivé sans bagage, il paraissait probable qu’il avait laissé derrière lui sa valise en payement, afin de garder de l’argent pour la route ; car sa bourse était vide, il n’avait que quelques pence éparpillés dans ses poches.

Ces indices, que Raffles était réellement resté éloigné de Middlemarch depuis sa mémorable visite de Noël, rendirent à Bulstrode quelque sécurité. Dans un endroit lointain, au milieu de gens étrangers à Bulstrode, quelle satisfaction eût pu trouver l’humeur agressive et vantarde de Raffles à raconter de vieilles histoires scandaleuses sur un banquier de Middlemarch ? et quel mal y aurait-il, même s’il avait parlé ? L’essentiel maintenant était de le bien surveiller, aussi longtemps qu’on pouvait craindre ces divagations intelligibles, ces mouvements inconscients qui le poussaient à parler et sous l’influence desquels il avait sans doute agi vis-à-vis de Caleb Garth. Bulstrode redoutait beaucoup de le voir saisi d’un de ces mouvements en présence de Lydgate ; après avoir ordonné à la femme de charge de se coucher tout habillée afin d’être toute prête s’il l’appelait, il resta seul à veiller, alléguant son peu de disposition au sommeil et son désir inquiet de suivre exactement les prescriptions du médecin. Il s’y conforma scrupuleusement, bien que Raffles demandât à tout instant du brandy en déclarant qu’il enfonçait, que la terre se dérobait sous lui. Il était là, sans repos ni sommeil, mais toujours abattu et soumis. Il refusait de prendre la nourriture permise par Lydgate et semblait concentrer toute sa terreur sur Bulstrode ; il essayait de conjurer sa colère et sa vengeance, le suppliant de ne pas le laisser mourir de faim, déclarant avec des serments énergiques n’avoir jamais dit un mot contre lui à nul mortel ; — et cela même Bulstrode n’aurait pas voulu que Lydgate l’entendît ; mais un symptôme plus inquiétant se manifesta durant les accès violents de son délire : aux premières lueurs du matin, Raffles s’imagina tout à coup qu’un médecin était là, près de lui, lui déclarant à lui-même que Bulstrode voulait le laisser mourir de faim pour le punir d’avoir parlé, lui qui n’avait rien dit à personne.

Le caractère impérieux et la force de volonté de Bulstrode le servirent bien. Durant cette nuit et cette matinée pénibles, cet homme d’apparence délicate, en proie lui-même à des troubles nerveux, qui avait l’air d’un cadavre animé, revenu au mouvement, mais non à la chaleur, trouva dans sa situation critique le stimulant dont il avait besoin ; maître de lui, son esprit froidement impassible songeait dans un travail intense aux précautions qui devraient assurer sa sécurité. Il avait beau élever au ciel ses prières, méditer sur son devoir de se soumettre au châtiment que Dieu lui infligeait, plutôt que de souhaiter du mal à un autre, à travers tous ses efforts pour résumer sa pensée sous une forme nette et précise, perçait et grandissait avec une force irrésistible l’image de l’événement souhaité. Et à la suite, la justification de ses désirs. L’idée de la mort de Raffles s’imposait à lui, et cette mort, c’était sa propre délivrance. Qu’était-ce que le passage de cette vie à une autre pour ce malheureux être ? S’il était dans l’impénitence, n’était-ce pas le cas des criminels publics ? Et pourtant la loi ne craignait pas de décider de leur sort. Qu’aujourd’hui la Providence décrétât la mort, ce n’était pas un péché de la considérer comme l’issue désirable, à la condition que ses mains demeurassent pures et qu’il se conformât rigoureusement à ce qui était prescrit. — Mais là encore on pouvait se tromper. Les prescriptions humaines étaient choses faillibles. D’après Lydgate, certains traitements pouvaient hâter la mort ; pourquoi n’en serait-il pas de même de sa méthode à lui ? Naturellement l’intention était tout, dans la question du bien et du mal.

Et Bulstrode s’appliqua à tenir son intention séparée de son désir. Son intention formelle était, il n’en doutait pas, d’obéir aux prescriptions du médecin ? Pourquoi aurait-il essayé d’en contester la valeur ? Ce n’était pas autre chose que l’artifice habituel du désir. Nos désirs s’accommodent mieux du doute ; l’incertitude des résultats, l’obscurité qui semble dénoter une absence de lois leur fournissent un espace plus vaste pour se déployer. Cependant il obéit scrupuleusement à ces ordres.

C’était à Lydgate que toutes ses inquiétudes se rapportaient et le souvenir de ce qui s’était passé entre eux la veille lui revenait, accompagné d’impressions que rien n’avait éveillées en lui pendant la scène même. Il s’était peu soucié alors de blesser ou de ne pas blesser les sentiments de Lydgate. Et maintenant il se ressouvint de cette scène avec le désir de se le rendre favorable, ou mieux de se l’attacher par un sentiment puissant d’obligation personnelle. Il regretta de n’avoir pas fait sur-le-champ un sacrifice d’argent même déraisonnable, car, en cas de soupçons désagréables, en admettant la possibilité de révélations échappées à Raffles pendant son délire, Bulstrode sentait que la reconnaissance d’un bienfait considérable aurait pu lui créer un appui dans l’esprit de Lydgate. Mais le regret était peut-être venu trop tard.

Étrange, pitoyable conflit dans l’âme de cet homme malheureux qui avait aspiré pendant des années à devenir meilleur, qui avait discipliné ses passions égoïstes et les avait revêtues d’une enveloppe sévère, qui avait pu ainsi continuer sa route comme entouré d’un chœur de voix pieuses, jusqu’au jour où une terreur s’était élevée dans son âme, rendant muettes pour chanter ces voix dont les cris unanimes imploraient le salut.

Lydgate ne parut que tard dans l’après-midi ; il avait compté venir plus tôt, mais en avait été empêché, disait-il, et ses regards troublés n’échappèrent pas à Bulstrode ; il se mit tout de suite à examiner son malade et s’informa minutieusement de tout ce qui s’était passé. Raffles était plus mal, il refusait presque toute nourriture, ne pouvait dormir et ne cessait de divaguer, mais toujours sans excitation furieuse. Contrairement aux appréhensions de Bulstrode, il s’aperçut à peine de la présence de Lydgate et continua à parler et à murmurer d’une façon incohérente.

— Que pensez-vous de lui ? dit Bulstrode lorsqu’ils furent seuls.

— Les symptômes sont plus mauvais.

— Vous avez moins d’espoir ?

— Non, je crois toujours qu’il pourra en revenir. Allez-vous rester ici vous-même ? demanda Lydgate à Bulstrode d’un ton brusque qui le mit mal à l’aise, bien qu’en réalité il n’y eût dans la question nulle intention soupçonneuse.

— Oui, je pense, dit Bulstrode parvenant à se dominer, mistress. Bulstrode est prévenue des raisons qui me retiennent. Mistress Abel et son mari n’ont pas l’expérience nécessaire pour qu’on s’en rapporte absolument à eux, et ce genre de responsabilité ne peut guère faire partie de leur service. Vous avez de nouvelles instructions à donner, sans doute ?

Lydgate insista surtout pour qu’on n’administrât l’opium qu’à doses extrêmement modérées, et seulement dans le cas où l’insomnie persisterait après plusieurs heures. Il avait eu la précaution d’apporter de l’opium avec lui, et il donna à Bulstrode des instructions minutieuses sur les doses et sur le moment où il faudrait les suspendre, sous peine de danger pour le malade ; il recommanda encore de ne pas donner d’alcool.

— D’après ce que j’observe chez le malade, conclut-il, le narcotique est ce que je redoute le plus. Il peut se soutenir même avec très peu de nourriture. Il y a encore chez lui beaucoup de force.

— Vous avez l’air malade vous-même, monsieur Lydgate, ce qui est chez vous une chose des plus inhabituelles, je puis même dire sans précédent, depuis que je vous connais, dit Bulstrode, faisant preuve d’une sollicitude aussi opposée à son indifférence de la veille, que son insouciance présente pour sa propre fatigue était opposée à l’inquiétude habituelle qu’il avait de sa santé. Vous m’avez l’air excédé.

— Oui, je le suis, dit Lydgate brusquement, son chapeau à la main, prêt à partir.

— Est-ce quelque chose de nouveau, je le crains ? reprit Bulstrode. Veuillez donc vous asseoir.

— Non, je vous remercie, dit Lydgate avec quelque hauteur. Je vous ai dit hier quel était l’état de mes affaires. Il n’y a rien à ajouter sinon que l’exécution commence chez moi. Il suffit d’une courte phrase pour exprimer une grande dose de souffrance. Je vais vous souhaiter le bonsoir.

— Restez, monsieur Lydgate, restez, J’ai réfléchi depuis à ce dont vous m’avez parlé. J’ai été pris hier par surprise et n’ai considéré la chose que superficiellement. Mistress Bulstrode se préoccupe de sa nièce, et je serais moi-même affligé d’un changement calamiteux dans votre position. J’ai de grosses charges, mais, tout bien considéré, je regarde comme juste de faire un léger sacrifice plutôt que de vous laisser sans secours. N’avez-vous pas dit qu’il vous suffirait d’un millier de livres pour vous délivrer de vos soucis présents et vous permettre de reprendre pied ?

— Oui, dit Lydgate, en qui une vive joie surmontait tout autre sentiment. Cela payerait toutes mes dettes et me laisserait encore quelque avance. Je pourrais introduire des économies dans notre manière de vivre, et peu à peu ma clientèle se relèverait.

— Voulez-vous attendre un moment, monsieur Lydgate. Je vais vous signer un chèque de cette valeur. Je sais que le secours, pour être efficace, doit être complet.

Pendant que Bulstrode écrivait, Lydgate alla à la fenêtre, songeant à son foyer, à sa vie dont le bel élan venait d’échapper à l’abîme, dont les grands desseins étaient libres encore.

— Vous pouvez me donner un reçu de ceci, monsieur Lydgate, dit le banquier s’avançant vers lui avec le chèque. Et bientôt, je l’espère, vous vous trouverez dans des circonstances qui vous permettront de me rembourser peu à peu. En attendant, je me réjouis de penser que vous serez à l’abri de difficultés nouvelles.

— Je vous suis profondément reconnaissant, dit Lydgate. Vous avez fait renaître à mes yeux la perspective de travailler avec quelque bonheur et quelque chance d’arriver à bien.

Ce bon mouvement de Bulstrode, après réflexion sur son refus, parut assez naturel à Lydgate, il n’était pas mal d’accord avec le côté libéral du caractère du banquier. Mais tandis qu’il mettait au trot son cheval, afin d’annoncer plus tôt la bonne nouvelle à Rosemonde et de prendre l’argent à la banque pour payer l’agent de Dover, une pensée lui traversa l’esprit avec une impression pénible, comme si une sombre volée d’oiseaux de mauvais augure avait passé devant ses yeux, la pensée du changement qui s’était opéré en lui dans l’espace de ces quelques mois : en être venu à se sentir inondé de joie, parce qu’il venait de contracter une lourde obligation personnelle, inondé de joie de recevoir de l’argent de Bulstrode

Le banquier avait le sentiment d’avoir fait quelque chose pour neutraliser une de ses causes d’inquiétude, et pourtant il n’en était guère plus rassuré. Il ne pesait pas dans toute leur étendue les motifs qui lui avaient fait désirer d’obtenir les bonnes grâces de Lydgate, mais ces motifs n’en étaient pas moins là vifs et pressants, comme un agent irritant dans ses veines. L’homme qui fait un vœu ne s’ôtera pas pour cela les moyens de le rompre. Ce n’est pas qu’il en ait l’intention déterminée ; mais les désirs qui tendent à le briser travaillent sourdement en lui, se frayent leur chemin dans son cœur et lui détendent les nerfs, au moment même où il se répète les raisons qu’il a eues de se lier par son vœu. Voir Raffles se rétablir et recouvrer le libre usage de ses odieuses facultés, comment Bulstrode eût-il pu le souhaiter ? L’image qui lui apportait du soulagement, c’était celle de Raffles mort, et c’était à ce genre de soulagement que tendait indirectement sa prière, lorsqu’il implorait le ciel de délivrer, si c’était possible, le reste de ses jours ici-bas d’une ignominie qui briserait à tout jamais en lui un instrument du service de Dieu. L’opinion de Lydgate ne donnait nullement l’assurance que cette prière serait exaucée ; et à mesure que la journée avançait, Bulstrode sentait croître son irritation de la persistance de vie chez cet homme, qu’il eût voulu voir tomber dans le silence de la mort. Une impérieuse volonté excitait en lui des mouvements féroces contre cette existence de brute, sur laquelle la volonté seule n’avait pas de pouvoir. Il se dit à lui-même qu’il se fatiguait trop ; il ne veillerait pas le malade la nuit prochaine, il le confierait à mistress Abel qui, en cas de besoin, appellerait son mari.

À six heures, Raffles n’ayant eu que des instants d’un sommeil fiévreux et agité dont il se réveillait avec une excitation nouvelle et en criant qu’il se sentait enfoncer, Bulstrode commença à lui administrer de l’opium, selon les instructions de Lydgate. Au bout d’une demi-heure environ, il appela mistress Abel, il lui dit qu’il lui était impossible de veiller plus longtemps, qu’il lui fallait pour cette nuit confier le malade à ses soins, et il lui indiqua d’après les prescriptions de Lydgate la quantité de chaque dose. Mistress Abel n’avait rien su jusque-là des ordonnances de Lydgate ; elle n’avait fait que préparer et apporter exactement tout ce que Bulstrode demandait. Elle s’informa donc de ce qu’elle avait à faire auprès du malade, en dehors de l’opium à lui administrer.

— Rien pour le moment, si ce n’est de lui offrir de la soupe et de l’eau de seltz. Vous pourrez venir me consulter, si vous avez besoin d’autres indications ; à moins de changement notable, je ne rentrerai plus cette nuit dans la chambre du malade. Vous appellerez votre mari, si c’est nécessaire. J’ai besoin de me coucher de bonne heure.

— Vous en avez grand besoin, monsieur, pour sûr, dit mistress Abel, et aussi de vous soutenir par quelque chose de fortifiant, plus que vous n’avez fait depuis deux jours.

Bulstrode s’éloigna sans inquiétude de ce qui pourrait échapper à Raffles dans ses divagations, ce n’était guère plus maintenant qu’un murmure incohérent ne pouvant plus donner lieu à des conjectures dangereuses. Quoi qu’il en fût, on ne pouvait l’éviter. Il descendit d’abord au parloir lambrissé, se demandant s’il ne ferait pas seller son cheval et ne rentrerait pas chez lui au clair de lune, abandonnant pour ici-bas tout souci des conséquences. Puis il regretta de n’avoir pas prié Lydgate de revenir dans la soirée. Peut-être son opinion aurait-elle changé depuis le matin, peut-être trouverait-il Raffles dans un état moins rassurant ? Ferait-il chercher Lydgate ? Si Rames allait réellement plus mal et se mourait lentement, Bulstrode sentait qu’il pourrait se mettre au lit et s’endormir plein de gratitude envers la Providence. Mais était-il plus mal ? Et si Lydgate en le voyant disait simplement qu’il n’y avait rien de nouveau chez le malade, qu’il pourrait ne pas tarder à s’endormir, et finalement se remettre ! À quoi bon alors le faire chercher ? Bulstrode faiblissait à l’idée de cette possibilité. Il n’y avait pas de pensées, pas de réflexions qui pussent l’empêcher d’envisager cette éventualité de voir Raffles guéri, le même homme qu’auparavant, avec de nouvelles forces pour le tourmenter, l’obligeant à emmener sa femme vieillir loin de ses amis et du lieu de sa naissance, emportant dans son cœur un soupçon qui l’éloignerait à jamais de lui.

Il était demeuré une heure et demie environ en proie à ce conflit moral, à la seule clarté du foyer quand, à une pensée soudaine, il se leva de son siège. Il n’avait pas dit à mistress Abel quand il faudrait cesser les doses d’opium.

Il alluma une bougie et resta longtemps immobile. Mistress Abel avait peut-être déjà donné plus d’opium que Lydgate n’en avait ordonné. Mais il était excusable, dans l’état de fatigue où il se trouvait, d’avoir oublié une partie de la prescription. Il monta enfin l’escalier, son bougeoir à la main, sans savoir s’il irait tout droit à sa chambre pour se coucher, ou s’il passerait par la chambre du malade pour y rectifier son oubli. Il s’arrêta dans le corridor, le visage tourné vers la porte de Raffles, et il l’entendit gémir et murmurer. Il ne dormait donc pas ! qui pouvait savoir s’il ne valait pas mieux manquer aux prescriptions de Lydgate, puisque le sommeil ne venait pas ?

Il rentra dans sa chambre. Il n’avait pas achevé de se déshabiller, que mistress Abel frappa à la porte.

— S’il vous plaît, monsieur, ne pourrais-je pas avoir un peu de brandy ou quelque chose comme cela à donner à ce pauvre malheureux ? Il semble défaillir et ne veut rien accepter, et d’ailleurs rien que de l’opium, ce n’est guère fortifiant ; et il répète de plus en plus qu’il enfonce dans la terre.

Elle fut surprise de voir que Bulstrode ne répondait pas. Un combat se livrait en lui.

— Je crois qu’il mourra sûrement faute de nourriture, s’il continue ainsi. Quand je soignais mon pauvre maître, M. Robisson, j’avais toujours à lui donner du porto et du brandy et un grand verre à la fois, ajouta mistress Abel avec une intention de reproche dans l’accent.

M. Bulstrode ne répondant pas tout de suite, elle continua :

— Ce n’est pas le moment de faire des économies, quand les gens sont à la porte du tombeau, et vous ne le voudriez pas non plus, monsieur, j’en suis sûre. Sans quoi je lui donnerais bien de notre rhum à nous, que nous avons ici tout près. Mais après l’avoir si bien veillé et soigné, et fait tout ce qui était en votre pouvoir…

Ici une clef fut jetée par la porte entr’ouverte, accompagnée de ces mots prononcés d’une voix rauque :

— Voici la clef du cellier. Vous y trouverez une provision de brandy.

Le matin de bonne heure, vers six heures, M. Bulstrode se leva et passa quelque temps en prière. Quelqu’un suppose-t-il que la prière faite dans l’intime secret du cœur doive être nécessairement sincère, qu’elle remonte nécessairement aux racines de l’action ? La prière ainsi faite est un langage silencieux, et le langage est une forme représentative. Quel homme peut se représenter lui-même absolument tel qu’il est, même dans ses propres réflexions ? Bulstrode n’avait pas encore débrouillé au fond de sa pensée les impulsions confuses des dernières vingt-quatre heures.

Il écouta dans le corridor, où l’on entendait une respiration pénible et intermittente. Puis il sortit dans le jardin et regarda le givre matinal répandu sur l’herbe et sur les jeunes feuilles du printemps. Lorsqu’il rentra dans la maison, il tressaillit à la vue de mistress Abel.

— Comment est votre malade ? endormi, je pense ? dit-il en s’efforçant de donner à sa voix un accent d’enjouement.

— Il est tombé bien bas, monsieur, dit mistress Abel. Il s’est affaibli peu à peu entre trois et quatre heures du matin. Voulez-vous, s’il vous plaît, y aller et l’examiner. J’ai pensé que cela ne ferait rien de le quitter. Mon mari est allé aux champs, et la petite fille surveille le déjeuner.

Bulstrode monta. Du premier coup d’œil il comprit que Raffles n’était pas dans le sommeil qui rend la vie, mais dans le sommeil qui entraîne toujours et toujours plus profondément dans le gouffre de la mort. Il regarda tout autour de la chambre et vit une bouteille de brandy et le flacon d’opium presque vide. Il le mit de côté et emporta la bouteille de brandy pour la renfermer dans le cellier.

Pendant son déjeuner il se demanda s’il allait partir tout de suite pour Middlemarch, ou s’il attendrait l’arrivée de Lydgate. Il se décida à attendre et dit à mistress Abel qu’elle pouvait aller à son ouvrage, qu’il resterait seul dans la chambre du malade.

Tandis qu’il y était assis et contemplait l’ennemi de son repos entrant irrévocablement dans le grand silence, il se sentait plus en paix qu’il ne l’avait été depuis bien des mois.

Sa conscience se calmait, doucement enveloppée par la certitude du secret, comme sous l’aile d’un ange envoyé d’en haut pour sa délivrance. Il prit son portefeuille pour parcourir des notes concernant les arrangements qu’il avait projetés et commencé à mettre à exécution en vue d’un départ, et il se demandait ce qu’il en ferait, maintenant que son absence serait de courte durée. De toutes manières ce serait une occasion favorable pour certaines économies devenues nécessaires par suite de l’abandon momentané de différentes affaires, et il espérait encore que mistress Casaubon contribuerait pour une large part aux dépenses de l’hôpital. Le temps s’écouta pour lui dans ces réflexions jusqu’au moment où un changement notable dans la respiration entrecoupée du malade attira toute son attention vers le lit, et le força de songer à cette vie qui s’en allait, et qui avait été un jour si utile à la sienne, qu’il avait été heureux de trouver assez vile pour en disposer à son gré. C’était sa satisfaction d’alors qui le poussait à se réjouir maintenant de voir cette vie toucher à son tenue. Et qui pouvait dire que la mort de Raffles eut été hâtée ? Qui pouvait savoir ce qui l’aurait sauvé ?

Lydgate arriva peu après, juste à temps pour assister à l’arrêt final de la respiration. À son entrée dans la chambre, Bulstrode remarqua sur son visage une soudaine expression qui indiquait moins la surprise que la nécessité de reconnaître qu’il s’était trompé. Il resta debout près du lit en silence pendant quelques instants, les yeux dirigés sur le mourant, avec cette expression d’effort continu où se lisait le débat intérieur qui se livrait en lui.

— Quand ce changement a-t-il commencé ? demanda-t-il en regardant Bulstrode.

— Je ne l’ai pas veillé la nuit dernière, dit Bulstrode. J’étais exténué et je l’ai laissé aux soins de mistress Abel. Il est tombé dans le sommeil, m’a-t-elle dit, entre trois et quatre heures. Lorsque je suis entré ici avant huit heures, il était à peu près dans cet état.

Lydgate ne fit pas d’autre question, mais observa le malade en silence jusqu’au moment on il prononça :

— Tout est fini !

Le matin de ce jour, Lydgate se sentait libre et plein d’espoir. Il était rendu à son travail avec tout son entrain d’autrefois et se sentait assez fort pour supporter tous les manquements de sa vie conjugale. Il avait la conscience que Bulstrode avait été son bienfaiteur. Mais ce qui venait de se passer le troublait. Il ne s’était pas attendu à une telle fin. Cependant il ne savait guère comment questionner Bulstrode sans courir le risque de l’offenser. Il pouvait interroger la femme de charge, mais quoi ! l’homme était mort. À quoi bon supposer que l’ignorance ou l’imprudence de quelqu’un avait pu le tuer. Et après tout, lui-même pouvait s’être trompé.

Bulstrode et Lydgate retournèrent ensemble à cheval à Middlemarch, causant de choses et d’autres : du choléra, des chances du bill de réforme à la Chambre des lords et de la ferme décision des Unions politiques. Bulstrode parla de la nécessité d’élever à Raffles une tombe au cimetière de Lowick, en ajoutant qu’à sa connaissance le pauvre homme n’avait pas d’autre parent que Rigg, qu’il avait dit être particulièrement indisposé contre lui ; et ce fut tout.

En rentrant chez lui, Lydgate eut la visite de M. Farebrother. Le vicaire n’était pas venu en ville le jour précédent ; mais la nouvelle qu’on procédait à une saisie dans la maison de Lydgate était arrivée à Lowick vers le soir, apportée par M. Spicer, cordonnier et sacristain de la paroisse, qui la tenait de son frère, le respectable poseur de sonnettes de Lowick-Gate. Depuis le soir où Lydgate était descendu de la salle de billard avec Fred Vincy, les réflexions de Farebrother à son sujet avaient été assez mélancoliques. Jouer une ou deux fois au Dragon Vert eût été une bagatelle de la part d’un autre, mais chez Lydgate c’était un signe entre beaucoup d’autres, qu’il devenait différent de lui-même, du Lydgate que l’on avait connu autrefois. Il en arrivait à faire lui-même des choses qu’il considérait comme souverainement méprisables. Quoi qu’il en fût de ce changement, attribué en partie à certains mécontentements de sa vie conjugale dont le vicaire avait appris quelque chose par de vulgaires bavardages, M. Farebrother ne doutait pas que ses dettes, dont le bruit public s’occupait de plus en plus, ne fussent la cause principale de cette conduite étrange, et il commença à craindre qu’il ne fût illusoire d’espérer pour Lydgate un secours quelconque de ses amis ou d’ailleurs.

Le refus qu’il avait essuyé, lors de sa première tentative pour obtenir la confiance de Lydgate, ne l’encourageait pas à en tenter une seconde. Mais, lorsqu’il apprit qu’on était venu saisir chez lui, le vicaire se décida à surmonter sa répugnance.

Lydgate venait de congédier un pauvre malade auquel il s’intéressait vivement, et il s’avança vers Farebrother pour lui tendre la main avec un air de bonne humeur qui ne laissa pas d’étonner celui-ci. Voulait-il marquer son fier refus de sympathie et de secours ? N’importe, sympathie et secours lui seraient offerts.

— Comment allez-vous, Lydgate ? Je suis venu vous voir, parce que j’ai eu connaissance de certaine chose dont je m’affligeais pour vous, commenta le vicaire du ton d’un bon frère, où ne perçait pas l’ombre d’un blâme.

Ils s’étaient assis tous deux et Lydgate répondit aussitôt :

— Je crois savoir ce que vous voulez dire. Vous aviez appris qu’on faisait une saisie dans la maison ?

— Oui, est-ce vrai ?

— C’était vrai, dit Lydgate d’un air dégagé, comme s’il lui était facile d’en parler maintenant. Mais le danger est écarté, la dette est payée. Je suis hors d’affaire quant à présent ; délivré de mes dettes, je serai en état, je l’espère, de recommencer ma route en suivant un plan meilleur.

— Combien je suis heureux de l’apprendre, dit le vicaire en se laissant aller au fond de son siège, et parlant de cette voix basse et rapide qui accompagne souvent le soulagement d’un poids moral ; j’aime mieux cela que toutes les nouvelles du Times ! Je vous avoue que je venais chez vous le cœur bien oppressé.

— Merci d’être venu, dit Lydgate cordialement. Je jouis d’autant mieux de l’affection que je suis plus heureux. J’ai été certainement bien écrasé. J’ai peur d’éprouver avant peu que mes meurtrissures sont encore douloureuses, ajouta-t-il en souriant un peu tristement. Mais pour le moment tout ce que je puis sentir, c’est que je suis débarrassé de mon instrument de torture.

M. Farebrother resta un moment silencieux, puis il reprit avec gravité :

— Mon cher ami, laissez-moi vous faire une question. Pardonnez-moi, si je prends cette liberté.

— Je ne crois pas que vous veuillez rien me demander qui pût m’offenser.

— Eh bien, donc, j’ai besoin de cela pour avoir l’âme tout à fait en repos. N’auriez-vous pas, dites, afin de payer vos dettes présentes, contracté une autre dette qui pourrait dans la suite vous accabler plus péniblement encore ?

— Non, répliqua Lydgate rougissant légèrement, rien ne me force à vous taire, puisque le fait est là, que c’est à Bulstrode que j’en ai l’obligation. Il m’a fait un prêt superbe, un millier de livres, et il a les moyens d’en attendre le remboursement.

— Eh bien ! voilà qui est généreux, dit M. Farebrother, faisant effort pour touer l’homme qu’il n’aimait pas.

Un sentiment de délicatesse l’empêchait de s’appesantir même en pensée sur ce fait, qu’il avait toujours recommandé à Lydgate de se garer de tout amalgame personnel avec Bulstrode.

Il ajouta aussitôt :

— Bulstrode doit évidemment s’intéresser à la prospérité de vos affaires, après que vous avez travaillé avec lui de manière à réduire votre revenu plutôt qu’à l’augmenter. Je suis heureux de penser qu’il a agi dans cet ordre d’idées.

Lydgate se sentait mal à l’aise devant ces suppositions bienveillantes. Elles rendaient plus distinct à son esprit le sentiment pénible dont il avait ressenti les premières agitations vagues quelques heures auparavant, et qui lui disait que dans les raisons de Bulstrode pour passer si subitement de la plus froide indifférence à une telle générosité il pouvait n’y avoir eu qu’égoïste calcul. Il laissa passer les suppositions bienveillantes. Il ne pouvait pas raconter l’histoire de son emprunt ; mais elle lui était plus vivement présente que jamais, comme aussi ce fait, que, dans sa délicatesse, le vicaire avait laissé de côté, ce lien d’obligation personnelle envers Bulstrode que lui-même, Lydgate, avait été le plus résolu à éviter.

Au lieu de lui répondre il se mit à lui parler de ses projets d’économie et du point de vue différent d’où il en était venu à considérer sa vie.

— J’installerai une clinique de chirurgie, dit-il. Je crois réellement que je m’y suis mal pris. Et si cela ne fait rien à Rosemonde je prendrai un élève. Je n’aime pas ces choses-là, mais si on les accomplit consciencieusement, elles n’ont vraiment rien d’humiliant. J’ai eu une cruelle meurtrissure pour mon début ; cela fera paraître plus doux désormais les petits frottements.

Pauvre Lydgate ! Ce « si cela ne fait rien à Rosemonde », qu’il avait laissé échapper involontairement comme une partie de sa peine, était un indice significatif du joug qu’il portait. Mais M. Farebrother était heureux d’associer ses fermes espérances à celles de Lydgate, il ne savait rien sur son compte de nature à éveiller pour le moment aucun pressentiment mélancolique, et il prit congé de lui avec des félicitations affectueuses.



CHAPITRE IX


Cinq jours après la mort de Raffles, M. Bambridge se tenait debout sous le large porche qui menait à la cour du Dragon Vert, dans l’attitude d’un homme qui a du temps à perdre.

Toute figure humaine de cet acabit plantée sous le porche à cette heure de l’après-midi, était aussi sûre d’attirer de la compagnie qu’un pigeon qui a trouvé quelque chose à becqueter. M. Hopkins, le marchand de drap d’en face, aux manières doucereuses, fut le premier à se rendre à ce genre d’appât, recherchant d’autant plus volontiers un peu de causerie masculine que sa clientèle ne comptait guère que des femmes. M. Bambridge le prit de haut avec le drapier, sentant que Hopkins était naturellement heureux de lui parler ; il n’avait pas l’intention de perdre beaucoup de paroles pour Hopkins. Il ne tarda pas toutefois à se former un petit groupe d’auditeurs plus importants : les uns s’arrêtaient en passant, les autres venaient voir ce qu’il y avait de nouveau au Dragon Vert, et M. Bambridge trouvait digne de lui maintenant de raconter maintes choses remarquables sur les superbes haras qu’il avait visités, sur les marchés qu’il avait faits pendant un voyage dans le Nord dont il venait de rentrer. Que les gentlemen ici présents se le tinssent pour dit, s’ils se croyaient capables de lui montrer quelque chose qui surpassât une certaine jument baie pur sang, prenant ses quatre ans, ils feraient bien de commencer par aller la voir à Doncaster. Il y avait aussi une paire de chevaux noirs qu’il allait mettre en dressage et qui rappela vivement à son souvenir une autre paire qu’il avait vendue à Faulkner, en « 19 » pour cent guinées, et que Faulkner avait revendue cent soixante, deux mois plus tard.

La conversation était devenue très animée, lorsqu’on vit arriver M. Frank Hawley. Il n’était pas homme à compromettre sa dignité en flânant au Dragon Vert ; mais apercevant Bambridge, il s’approcha pour demander au maquignon s’il avait trouvé l’excellent cheval de cabriolet qu’il s’était engagé à lui procurer. M. Hawley fut prié d’attendre un peu : on allait lui montrer un certain gris choisi à Bilkley, si celui-là ne satisfaisait pas ses désirs, à un cheveu près, Bambridge ne savait pas ce que c’était qu’un cheval, ce qui était bien l’invraisemblance la plus monstrueuse que l’on pût concevoir. Au même moment un cavalier passa lentement dans la rue.

— Bulstrode ! murmurèrent à la fois deux ou trois voix. M. Hawley se retourna pour jeter un regard indifférent sur le dos du cavalier, mais Bambridge en le suivant des yeux fit une grimace.

— Par Jupin !… cela me rappelle, et il commença en baissant un peu la voix, — j’ai raccroché à Bilkley autre chose encore que votre cheval de cabriolet, monsieur Hawley, j’ai raccroché une jolie histoire sur Bulstrode. Savez-vous comment il a fait sa fortune ? À tout gentleman curieux de petites informations particulières je puis en fournir gratis. Si chacun recevait ce qu’il mérite, Bulstrode pourrait aller dire ses prières à Botany-Bay.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda M. Hawley, fourrant ses mains dans ses poches et, s’avançant de quelques pas. S’il se trouvait que Bulstrode fût un misérable, Hawley aura été bon prophète.

— Je le tiens d’un individu qui était un ancien camarade de Bulstrode. Je vais vous dire où je l’ai avisé pour la première fois. C’était à la vente Larcher, mais je ne savais rien de lui alors, et il m’a filé entre les doigts. Il était à la recherche de Bulstrode, sans aucun doute. Il m’a dit connaître tous ses secrets et pouvoir le taxer à n’importe quel taux ; ça ne l’a pas empêché de jaser avec moi à Bilkley. Il avait avalé un verre de brandy. Dieu me damne, si je crois qu’il avait l’intention de se faire le dénonciateur de son complice, mais c’est un de ces individus vantards… vantard à se vanter d’un éparvin au jarret d’un cheval, comme si ça rapportait de l’argent. Un homme doit savoir ou il convient de s’arrêter.

— Quel est le nom de cet homme ? ou peut-on le trouver ? dit Hawley.

— Quant à savoir où on peut le trouver, je l’ai laissé à la Tête de Sarrasin ; il s’appelle Raffles.

— Raffles ! s’écria M. Hopkins. J’ai fourni son enterrement hier. Il a été enterré à Lowick ; M. Bulstrode a suivi le convoi ; un enterrement fort décent.

La nouvelle ne manqua pas de produire une forte sensation parmi les auditeurs. M. Bambridge poussa une exclamation dont : « Mille démons ! » était le terme le plus doux, et M. Hawley fronçant le sourcil et penchant la tête en avant, reprit :

— Comment ! Où est mort cet homme ?

— À Stone-Court, répondit le drapier. La femme de charge a dit que c’était un parent de son maître. Il y est arrivé malade le vendredi.

— A-t-il été soigné par un médecin quelconque ?

— Oui, par M. Lydgate. M. Bulstrode l’a veillé une nuit. Il est mort le troisième jour au matin.

— Continuez, Bambridge, dit M. Hawley avec insistance. Qu’est-ce qu’a raconté cet individu sur le compte de Bulstrode ?

Le cercle des auditeurs était devenu de plus en plus nombreux, la présence du secrétaire de la ville était une garantie qu’il se passait là quelque chose qui méritait l’attention ; et M. Bambridge débita son récit en présence de sept personnes. C’était en résumé ce que nous savons, y compris ce qui se rapportait à Will Ladislaw, avec addition de couleur et de circonstances locales. C’était ce que Bulstrode avait tremblé de voir révélé, ce qu’il avait espéré enterrer à tout jamais avec le cadavre de Raffles, c’était ce spectre acharné de sa vie passée dont il se croyait délivré par la Providence, tandis qu’il passait à cheval devant la porte du Dragon Vert. Oui, par la Providence. Il ne s’était pas encore avoué qu’il eût rien fait pour contribuer à ce résultat ; il avait accepté ce qui semblait s’être offert à lui. Il était impossible de prouver qu’il eût rien fait pour hâter le départ de l’âme de cet homme.

Mais l’histoire se répandit à travers Middlemarch. M. Franck Hawley poursuivit ses investigations en envoyant à Stone-Court un commis de confiance, pour recueillir de la bouche de mistress Abel le plus de détails possible au sujet de Raffles et de sa maladie. Il apprit ainsi que c’était M. Garth qui avait amené l’individu à Stone-Court dans son cabriolet ; M. Hawley saisit en conséquence la première occasion de voir Caleb, et, après l’avoir entretenu d’une affaire d’arbitrage, il essaya de le questionner adroitement sur Raffles. Il ne parvint pas à arracher à Caleb une seule parole défavorable à Bulstrode ; restait cependant le fait que Garth était bien forcé d’admettre, c’est qu’il avait renoncé dans le courant de la semaine dernière à travailler pour Bulstrode. M. Hawley en tira ses conclusions, et, convaincu que Raffles avait raconté son histoire à Garth, et que c’était pour cela que Garth avait abandonné les affaires de Bulstrode, il en informa M. Toller quelques heures plus tard. La version circula, et à force de circuler elle perdit tout ce qu’elle avait encore de dubitatif, et on la regarda comme une information venant en droite ligne de Caleb, si bien que le mieux informé des historiens eût pu conclure que Caleb était le principal révélateur des méfaits de Bulstrode. M. Hawley ne fut pas long à s’apercevoir qu’il n’y avait de prise pour la loi ni dans les révélations de Raffles ni dans les circonstances de sa mort. Il s’était rendu en personne au village de Lowick, afin d’y examiner les registres et de discuter l’affaire avec M. Farebrother.

Celui-ci ne fut pas plus surpris que l’homme de loi de voir un vilain secret mis an jour sur le compte de Bulstrode, bien que son sentiment naturel de justice fût assez fort pour avoir toujours empêché son antipathie de conclure. Mais tandis qu’ils causaient ensemble, une autre association d’idées se faisait jour silencieusement dans l’esprit de Farebrother ; il se représentait à l’avance ce que bientôt on allait dire tout haut, il le voyait, clair comme deux et deux font quatre. En même temps qu’il apprenait les raisons qui tenaient Bulstrode dans la crainte de Raffles, la pensée lui vint que cette crainte pouvait n’avoir pas été étrangère à la subite générosité du banquier envers son médecin, et tout en se refusant à admettre que Lydgate eût en quelque sorte accepté cette somme comme prix de son silence, il eut le pressentiment que cette complication d’événements pourrait amener pour la réputation de Lydgate de fâcheuses conséquences. Voyant que M. Hawley ne savait rien encore du changement de situation de Lydgate et de l’acquittement de ses dettes, il prit soin de glisser sur tout ce qui pouvait y avoir trait.

— Eh bien, dit-il avec un profond soupir, désirant mettre fin à la discussion, c’est une étrange histoire. Ainsi notre ardent Ladislaw a une généalogie bigarre — une jeune personne de caractère et un patriote polonais musicien : voilà la souche d’où il est très naturellement sorti ; mais je n’aurais jamais supposé de greffe du côté de ce juif, prêteur sur gages. On ne sait jamais à l’avance ce que produira un mélange quelconque. Il y a telles espèces d’immondices qui servent à clarifier.

— C’est tout juste à quoi je me serais attendu, s’écria M. Hawley, quelque sang maudit et étranger, juif, corse ou bohémien.

— Je sais que c’est une de vos bêtes noires, Hawley. Mais c’est en réalité un garçon désintéressé et pas vulgaire, dit M. Farebrother en souriant.

— Aïe ! aïe !… c’est là votre corde whig, dit M. Hawley, qui aimait à répéter que ce damné Farebrother était un si bon et si aimable homme qu’on le prendrait pour un tory.

M. Hawley rentra chez lui, ne voyant dans les soins donnés par Lydgate à Raffles qu’un élément de témoignage contre Bulstrode. Mais la nouvelle se répandit rapidement que, d’un moment à l’autre, Lydgate s’était trouvé à même non seulement de se débarrasser de la saisie exercée dans sa maison, mais encore de payer toutes ses dettes ; grossie des commentaires et des conjectures qui lui donnaient un nouveau corps et un nouvel élan, d’autres personnes que Hawley ne tardèrent pas à en être instruites et ne furent pas longues à trouver un rapport significatif entre cette soudaine affluence d’argent et le désir de Bulstrode d’étouffer le scandale. N’eût-on pas eu la preuve que l’argent venait de Bulstrode, qu’on l’aurait infailliblement deviné ; car on savait auparavant que ni son beau-père ni personne de sa famille ne ferait rien pour aider Lydgate, et on ne tarda pas d’ailleurs à posséder la preuve certaine, d’abord par un commis de la banque, puis par mistress Bulstrode elle même qui parla innocemment du prêt à mistress Plymdale, laquelle en parla à sa belle-fille Toller, laquelle en parla à tout le monde. L’affaire devenue publique prit tant d’importance que la nécessité s’imposa de donner quelques dîners à l’occasion d’un tel scandale. Tous les jours, femmes, veuves, filles, avec leurs ouvrages, allèrent prendre le thé les unes chez les autres et l’esprit de sociabilité, depuis le Dragon Vert jusqu’à Dollop, en acquit une saveur que n’aurait pu lui donner la question du bill de réforme.

On ne doutait pas que derrière la générosité de Bulstrode vis-à-vis de Lydgate se cachât quelque motif inavouable. M. Hawley fut le premier à réunir chez lui, avec une société choisie, M. Toller, M. Wrench et les deux médecins consultants, tout exprès pour discuter bien à fond les probabilités de la maladie de Raffles, leur répétant tous les détails qu’on tenait de mistress Abel, en concordance avec le certificat de Lydgate, et d’après lesquels la mort devait être attribuée au delirium tremens. Les médecins, qui naturellement étaient encore tous dans les vieux errements sur la manière de traiter cette maladie, déclarèrent qu’il leur était impossible de rien voir dans ces détails, qu’on pût interpréter comme un motif plausible de soupçon. Mais les raisons morales de soupçon n’en étaient pas moins toujours là, les raisons puissantes que Bulstrode avait évidemment pour souhaiter de se débarrasser de Raffles, et le fait qu’à ce moment critique, il avait donné à Lydgate le secours dont depuis quelque temps déjà il devait connaître la nécessité. Ils ne croyaient guère non plus Bulstrode homme à se laisser arrêter par des scrupules, et quant à Lydgate, pourquoi eût-il été plus difficile à corrompre que tant d’autres aussi fiers que lui, devant le besoin d’argent ? Quand même il n’aurait été payé que pour garder le silence sur le passé de Bulstrode, ce fait seul jetait un jour odieux sur Lydgate, auquel on reprochait depuis longtemps de chercher à se grandir en se faisant l’acolyte du banquier, et de jeter le discrédit sur les anciens de sa profession. Aussi, malgré qu’il n’y eût pas, dans les circonstances de la mort de Raffles à Stone-Court, de signes manifestes de culpabilité, la société choisie de M. Hawley se sépara avec le sentiment que l’affaire avait « mauvaise mine ». Mais cette vague conviction de culpabilité, qu’il était difficile d’établir, et qui suffisait à provoquer des hochements de tête et des insinuations de la part des anciens et des plus considérables de la profession, avait pour l’esprit public en général toute la puissance supérieure que donne le mystère au fait qu’il accompagne. Chacun préférait ses propres conjectures à la connaissance pure et simple du fait, car la conjecture devenait bientôt plus certaine que la connaissance même et elle s’accommodait plus facilement de l’incompatible. Tout ce qu’on avait même pu savoir du passé de Bulstrode arrivait à se confondre dans la masse du mystère, comme autant de métal en fusion à verser dans le dialogue, pour lui faire prendre toutes les formes fantastiques qu’il plaisait au ciel de lui donner.

Tel était le sentiment général, sanctionné et représenté notamment par mistress Dollop, la remarquable hôtesse du Hanap dans Slaughter-Lane, qui savait remettre à leur place certains clients disposés à croire que leur récit des choses du dehors avait quelque valeur, à côté de ce qui lui avait surgi dans l’esprit, à elle. Comment cela lui était venu, elle ne le savait pas elle-même, mais c’était là devant elle comme inscrit avec de la craie sur le devant de la cheminée.

— Oui, Bulstrode avait la conscience si noire, il pourrait le confesser, que si les cheveux de sa tête connaissaient les pensées de son cœur il les arracherait par la racine. Hypocrite comme il l’est et menant les choses tambour battant, si bien qu’il n’y avait pas dans le pays un seul ecclésiastique assez bon pour lui, il a été forcé de prendre le diable dans son conseil, mais le diable a été trop fort pour lui.

— Aïe ! aïe !… c’est un complice qu’on ne peut chasser du pays une fois qu’il est entré, dit M. Crabbe le vitrier. Mais j’ai entendu dire que Bulstrode voulait déjà s’enfuir, de crainte d’être démasqué.

— Il sera bien chassé bon gré, mal gré, dit M. Dill, le barbier, qui venait d’arriver. J’ai rasé ce matin Fletcher, le commis de Hawley, qui a mal au doigt, et il dit que tout le monde est d’accord pour se débarrasser de Bulstrode. M. Thesiger lui-même est contre lui et voudrait le voir hors de la paroisse. Et il y a des gens dans la ville qui assurent qu’ils aimeraient autant dîner avec un forçat ; pour mon compte je l’aimerais certes mieux, a dit Ftetcher : car qu’est-ce qui vous soulève plus le cœur qu’un homme qui a toujours sa religion à la bouche, donnant à entendre que les dix commandements ne lui suffisent pas, quand avec cela il est pire que la moitié des habitants des prisons ? C’est Fletcher lui-même qui a tenu ce langage.

— Ce sera malgré tout dommage pour la ville, si l’argent de Bulstrode en sort, fit observer M. Limp d’une voix chevrotante.

— Oh ! il y a des gens qui valent mieux et qui dépensent plus mal leur argent, dit un teinturier dont les mains cramoisies ne semblaient pas d’accord avec l’honnête figure.

— Mais il ne gardera pas son argent, d’après ce que je peux augurer, dit le vitrier. Ne dit-on pas que quelqu’un aurait le droit de l’en dépouiller ? On aurait le droit, à ce qu’il paraît, de lui enlever jusqu’au dernier penny, si on allait devant les tribunaux.

— Non pas ! objecta le barbier qui se sentait chez mistress Dollop un peu au-dessus de son entourage. Fletcher dit qu’il n’en est rien. Il prétend qu’on pourrait prouver mille fois de qui ce jeune Ladislaw est fils, et qu’on n’en serait pas plus avancé. Il n’en toucherait pas pour cela un penny.

— Voyez-vous cela maintenant ! s’écria mistress Dollop avec indignation. Je remercie le Seigneur d’avoir rappelé à lui mes enfants, si c’est là tout ce que la loi peut faire pour les orphelins. Ainsi donc, quels que puissent être votre père et votre mère, cela ne vous servirait de rien ! que Fletcher parle ainsi, si bon lui semble, mais, je dis, moi, que vous ne me ferez pas dire comme Fletcher.

— Mais il y a encore autre chose de plus important à considérer que l’argent, remarqua le vitrier. Il y a ce pauvre malheureux qui est mort et enterré. Autant que j’en puis juger, il avait dû connaître des jours où il était un gentleman, et un autre gentleman que Bulstrode !

— Un autre gentleman ! Je puis le garantir, dit mistress Dollop, et un homme autrement beau de sa personne d’après ce que je sais. Comme me le disait M. Baldwin, le collecteur d’impôts, debout à la place même où vous êtes assis, tout l’argent avec lequel Bulstrode est arrivé dans cette ville, c’est de l’argent volé et escroqué. Eh bien ! monsieur Baldwin, vous ne m’apprenez rien, lui ai-je répondu : cela me retourne le sang de le voir, depuis qu’il est venu ici dans Slaughter-Lane pour acheter cette maison au-dessus de ma tête. Les gens ne regardent seulement pas la couleur de la cuve à pétrir, et ils vous fixent, comme s’ils voulaient voir dans votre épine dorsale pour rien du tout. Voilà ce que j’ai dit, et M. Baldwin peut m’en rendre témoignage.

— Et c’est aussi absolument exact, ajouta M. Crabbe, car, d’après ce qu’on sait, ce Raffles, comme on l’appelle, était un homme vigoureux et aux fraîches couleurs comme on aime à en voir, et de la meilleure compagnie, bien qu’il ne soit que trop certain qu’il repose mort dans le cimetière de Lowick, et, autant que j’en puis juger, il y a des gens qui pourraient en dire plus long sur la manière dont il y est allé.

— Je veux bien vous croire, s’écria mistress Dollop. Quand un homme a été attiré dans une maison isolée et que ceux qui peuvent payer des hôpitaux et des gardes-malades pour la moitié du pays s’arrangent pour veiller eux-mêmes jour et nuit, ne permettant à personne d’approcher, sauf à un docteur qui est réputé pour ne reculer devant rien, qui était d’abord aussi pauvre qu’on peut l’être et auquel il est arrivé tout à coup tant d’argent qu’il peut payer M. Byles, le boucher, dont la note pour les meilleurs morceaux remontait à douze mois à la dernière Saint-Michel, je n’ai besoin de personne pour venir me dire qu’il s’est passé là une chose plus grave que les choses pour lesquelles on met des offices dans le livre des prières. Je n’ai que faire de rester là debout, à clignoter, à fermer les yeux et à réfléchir.

Et mistress Dollop regarda autour d’elle de l’air d’une hôtesse accoutumée à dominer son monde.

— Pourquoi ne déterrerait-on pas cet homme et ne ferait-on pas venir le coroner ? proposa le teinturier. On l’a fait mainte et mainte fois. S’il y a eu une vilaine action de commise, ce serait le moyen de le découvrir.

— Pas avec eux, monsieur Jonas, dit mistress Dollop énergiquement. Je les connais, les médecins. Ils sont trop rusés pour être découverts. Et ce M. Lydgate qui voulait couper et déchiqueter tout le monde avant que le souffle fût seulement sorti du corps. Il est assez clair, l’avantage qu’il voulait tirer de ses visites chez des gens respectables. Il connaît des médecines, soyez-en sûr, qu’on ne peut ni voir, ni sentir, ni avant de les avaler ni après. Savez-vous quoi ? J’ai vu moi-même des gouttes ordonnées par le docteur Gambit, qui est le médecin de notre cercle et un brave homme, et qui a amené au monde plus d’enfants vivants qu’aucun autre à Middlemarch, je dis que j’ai vu moi-même des gouttes qu’on pouvait verser dans un verre, — c’était comme s’il n’y avait rien eu, — et qui ne vous empoignaient pas moins le lendemain. Ainsi c’est à votre bon sens à juger de ce lui en est. Ne m’en parlez pas. Tout ce que je dis, c’est que c’est une bénédiction qu’on n’ait pas fait entrer ce docteur Lydgate dans notre cercle. Plus d’une mère aurait pu s’en repentir pour son enfant.

Les points principaux de cette discussion chez Dollop étaient devenus le sujet général des conversations dans toutes les classes de la ville, le bruit en était parvenu d’un côté au presbytère de Lowick, de l’autre à Tipton-Grange. Chez les Vincy, comme chez les amies de mistress Bulstrode, on en avait discuté avec de tristes réflexions sur la pauvre Henriette, et Lydgate en était encore à s’apercevoir qu’on le regardait de travers, et Bulstrode lui-même ne soupçonnait pas encore qu’on fût sur la piste de ses secrets. Peu habitué à des rapports bien cordiaux avec ses voisins, il ne pouvait guère s’apercevoir de la froideur nouvelle, et il était décidé maintenant à rester à Middlemarch.

— Nous ferons un voyage à Cheltenham d’ici un ou deux mois, avait-il dit à sa femme. On peut y trouver de grandes ressources au point de vue religieux, en même temps que l’air et les eaux et nous nous trouverons très bien de quelques semaines de ce séjour tranquille et bienfaisant.

Il croyait réellement aux ressources religieuses dont il parlait, et il avait la ferme intention de consacrer désormais sa vie à Dieu avec un redoublement de zèle en expiation de ses derniers péchés, dans lesquels d’ailleurs place restait à l’hypothèse, hypothèse qui se retrouvait dans ses prières pour en obtenir le pardon : « Si en ceci j’ai transgressé, Ta volonté. »

Quant à l’hôpital, il évita d’en reparler à Lydgate, craignant de manifester un changement de desseins trop prompt aussitôt après la mort de Raffles. Il pensait bien, dans le secret de son âme, que Lydgate le soupçonnait d’avoir avec intention contrevenu à ses ordres, et qu’avec ce soupçon il devait en chercher la cause. Mais rien ne lui avait été révélé de l’histoire de Raffles, et Bulstrode voulait surtout éviter de rien faire qui pût donner l’éveil aux soupçons mal définis de Lydgate ; quant à la certitude que telle ou telle méthode de traitement pût sauver ou tuer un malade, Lydgate était le premier à combattre un tel absolu ; n’ayant pas le droit de parler, il avait toutes les raisons pour garder le silence. Aussi Bulstrode se sentait-il en sûreté comme par une grâce providentielle ; un seul incident l’avait vivement impressionné, la rencontre fortuite de Caleb Garth, qui avait ôté son chapeau devant lui avec un air de douce gravité.

Il s’élevait cependant contre lui une forte opposition de la part des principaux habitants de la ville.

Une importante réunion avait été convoquée à l’hôtel de ville à propos d’une question sanitaire, à laquelle l’apparition d’un cas de choléra à Middlemarch donnait un caractère d’urgence. Depuis l’acte du Parlement qui autorisait certaines impositions pour les mesures sanitaires, on avait établi un conseil de surveillance spécial au sein duquel whigs et tories s’étaient entendus déjà pour l’application de ces mesures. La question, maintenant, était de savoir si, pour convertir en cimetière un terrain en dehors de la ville, on aurait recours à l’impôt ou à des souscriptions particulières. Le meeting allait s’ouvrir et toutes les personnes ayant quelque importance dans la ville étaient tenues de s’y rendre.

M. Bulstrode, comme membre du conseil, quitta la banque un peu avant midi, avec l’intention d’appuyer le projet de souscriptions particulières. Dans le trouble et l’agitation de ces derniers temps, il s’était tenu à l’arrière-plan, et il sentait qu’il allait reprendre ce jour-là son ancien rôle d’homme d’action et son influence dans les affaires publiques de la ville où il comptait finir ses jours. Parmi les différentes personnes cheminant dans la même direction il aperçut Lydgate ; ils se rejoignirent, causèrent de la question qui allait se débattre et entrèrent ensemble.

On eût dit que toutes les personnes notables étaient arrivées avant eux. Mais il y avait encore des places libres au haut bout de la grande table centrale et ils se frayèrent un chemin jusque-là. M. Farebrother était assis du côté opposé, non loin de M. Hawley ; tous les médecins étaient présents ; M. Thesiger occupait le fauteuil du président, avec M. Brooke de Tipton à sa droite.

Lydgate remarqua un échange singulier de regards, lorsque Bulstrode et lui vinrent prendre leurs places.

Après que l’affaire eut été exposée par le président qui indiqua les avantages d’acheter par souscriptions une étendue de terrain assez vaste pour servir définitivement de cimetière général, M. Bulstrode, dont la voix un peu aiguë mais contenue et fluide était bien connue de la ville dans des réunions de ce genre, se leva et demanda l’autorisation d’exprimer son avis. Lydgate eut le temps de surprendre de nouveau cet échange singulier de regards, avant que M. Hawley, se levant, eût prononcé de sa voix ferme et retentissante :

— Monsieur le président, je demande, avant que personne émette son opinion sur ce point, qu’il me soit permis de parler d’une question qui importe au sentiment public et qui est regardée, non seulement par moi, mais par bien d’autres gentlemen ici présents, comme un préliminaire essentiel.

La manière de parler de M. Hawley, alors même que son terrible langage ne dépassait pas les convenances parlementaires, avait quelque chose de formidable dans sa brièveté et son sang-froid. M. Thesiger lui donna la parole. Bulstrode se rassit et M. Hawley continua :

— Dans ce que j’ai à dire, monsieur le président, je ne parlerai pas seulement en mon nom. Je parle avec l’assentiment et à la demande expresse de non moins de huit de mes concitoyens qui nous entourent ici même. C’est notre sentiment unanime, qu’il faut adjurer M. Bulstrode, et je l’adjure en cet instant, de renoncer aux fonctions publiques qu’il occupe ici, non seulement comme contribuable, mais comme gentleman parmi des gentlemen. Il y a des faits et il y a des actes qui, vu les circonstances, échappent à la loi, bien qu’ils soient peut-être pires que beaucoup d’autres légalement punissables. Les honnêtes gens et les gentlemen, s’ils ne veulent pas de la compagnie des gens qui commettent de tels actes, ont à se défendre eux-mêmes de leur mieux, et c’est ce que moi et les amis que je pourrais appeler mes clients, dans cette circonstance, sommes résolus à faire. Je ne dis pas que M. Bulstrode ait été coupable d’actions malhonnêtes, mais je l’adjure, soit de nier et de réfuter publiquement les récits scandaleux rapportés contre lui par un homme mort à l’heure qu’il est, et mort dans sa maison, rapports d’où il ressort qu’il a été engagé des années durant dans des affaires véreuses et qu’il a gagné sa fortune par des moyens déshonnêtes, soit de se retirer des dignités qui n’ont pu lui être conférées que comme à un gentleman parmi des gentlemen.

Tous les yeux dans l’assistance étaient tournés vers Bulstrode qui, depuis la première mention de son nom, avait passé par une crise d’émotions presque trop violentes pour sa constitution débile. Lydgate, ébranlé lui-même comme si la terrible interprétation de son vague pressentiment venait de lui être révélée, Lydgate, en voyant le usage livide de Bulstrode se contracter de douleur, sentit néanmoins son propre mouvement de ressentiment et de haine céder chez lui à cet instinct de l’homme habitué à guérir qui songe d’abord à secourir et à soulager celui qui souffre.

Bulstrode eut l’intuition rapide que sa vie n’était, au fond, qu’une vie manquée, qu’il était un homme déshonoré, incapable d’affronter le regard de ceux vis-à-vis desquels il s’était érigé en censeur, que Dieu l’avait renié à la face des hommes et le laissait exposé sans défense au mépris triomphant de ceux qui se réjouissaient de voir leur haine justifiée, il eut le sentiment de l’inutilité absolue de cette équivoque qu’il avait faite avec sa conscience en jouant sur la vie de son complice, équivoque qui se retournait maintenant contre lui avec le dard acéré d’un mensonge découvert ; toutes ces pensées traversèrent son être comme une agonie de terreur qui ne réussit pas à tuer et laisse les oreilles ouvertes pour entendre encore le flot montant de l’exécration. Le sentiment soudain du péril après le sentiment de la sécurité recouvrée, revint s’imposer, non pas à l’organisation grossière d’un criminel, mais aux nerfs impressionnables d’un homme, dont toute l’intensité de vie s’était toujours portée vers ce rôle de suprématie que les circonstances mêmes lui avaient crée.

Mais dans ce sentiment intense se trouvait aussi la force de réagir. À travers toute son infirmité physique, frémissait le nerf tenace de la volonté ambitieuse et décidée à la préservation de soi-même, dont la flamme n’avait cessé de jaillir de son être pour dissiper toutes les craintes doctrinales, et qui, même alors qu’il était assis là, objet de compassion pour les miséricordieux, commençait à s’animer et à brûler sous sa pâleur de cendre. Avant que les derniers mots fussent sortis de la bouche de M. Hawley, Bulstrode sentit qu’il répondrait et que sa réponse serait une riposte. Il n’osa pas se lever et dire : « Je ne suis pas coupable, toute cette histoire est fausse ; » si même il l’avait osé, la sensation aiguë d’être démasqué, qu’il éprouvait en ce moment, lui eût fait paraître cet effort pour se sauver aussi inutile que de chercher à couvrir sa nudité sous un frêle lambeau qui se déchirerait au moindre effort.

Il régna pendant quelques instants un silence complet, tandis que tous les regards de l’assemblée étaient fixés sur Bulstrode. Il était assis, absolument immobile, fortement appuyé au dossier de sa chaise, n’osant se hasarder à se lever et quand il commença à parler il pressa de ses deux mains les deux côtés de son siège. Mais sa voix était parfaitement intelligible, seulement plus rauque que de coutume, et il s’exprimait distinctement, tout en s’arrêtant entre chaque phrase comme si la respiration lui manquait. Il dit, en se tournant d’abord vers M. Thesiger, puis regardant M. Hawley :

— Je proteste devant vous, monsieur, en votre qualité de ministre chrétien, contre les menées qu’une haine virulente a dictées contre moi. Ceux qui me sont hostiles sont heureux d’ajouter foi à toutes les injures dont une langue venimeuse vient de me couvrir. Et leurs consciences deviennent sévères à mon égard. Osez dire que la calomnie dont on veut me rendre victime m’accuse d’actions illicites… — Ici la voix de Bulstrode s’éleva et prit un accent plus amer, pour ne plus sembler bientôt qu’un faible cri. — Qui sera mon accusateur ? Ce ne seront pas les hommes dont la vie non seulement n’est pas chrétienne, mais scandaleuse, ce ne seront pas les hommes qui se servent eux-mêmes des plus vils instruments pour arriver à leur but, dont la profession est un tissu de chicaneries, qui ont dépensé leur revenu à satisfaire leurs grossières jouissances, tandis que j’ai consacré le mien à l’avancement des œuvres utiles, en vue de cette vie et de l’autre.

Après le mot : chicanerie, il s’éleva dans la salle un bruit croissant de murmures et de sifflets, tandis que quatre personnes se levaient à la fois : M. Hawley, M. Toller, M. Chichely et M. Hackbutt, mais l’explosion instantanée de M. Hawley imposa le silence aux autres.

— Si c’est de moi que vous parlez, monsieur, je vous convoque, vous et les vôtres, à faire l’examen de ma vie professionnelle ; quant à chrétien ou pas chrétien, je répudie votre christianisme fait de blague et de cafardise ; et quant à la façon dont je dépense mon revenu, il n’est pas dans mes principes de venir en aide à des drôles et de dépouiller des enfants de leur héritage, afin de soutenir la religion et de m’ériger en saint Rabat-Joie. Je n’affecte aucune rigidité de conscience. Je n’ai pas trouvé jusqu’ici qu’il y eût besoin de fameux exemples pour y mesurer vos actions, monsieur ; et encore une fois, je vous adjure, soit de vous expliquer d’une manière satisfaisante sur les faits qui vous sont imputés, soit d’abandonner des fonctions où, à quelque prix que ce soit, nous refusons de vous avoir pour collègue. Je dis, monsieur, que nous refusons d’agir de concert avec un homme dont le caractère ne s’est pas lavé des révélations infamantes qu’ont jetées sur lui non seulement des rapports, mais des faits récents.

— Permettez, monsieur Hawley, dit le président.

Et M. Hawley, encore frémissant, s’inclina, déguisant mal son impatience, et s’assit, les mains enfoncées dans ses poches.

— Monsieur Bulstrode, il ne me paraît pas désirable de prolonger la discussion présente, dit M. Thesiger, se tournant vers le banquier pâle et tremblant. Je suis forcé de me ranger en partie à l’opinion émise par M. Hawley comme expression du sentiment général, estimant que vous devez à votre profession chrétienne de vous laver, si possible, de certaines diffamations malheureuses. Pour ma part, je serais disposé à vous en fournir pleinement l’occasion et à vous prêter attention. Mais je dois dire que votre attitude présente est fâcheusement incompatible avec ces principes sur l’honneur desquels je suis tenu de veiller, et avec lesquels vous avez cherché à vous identifier. Je vous conseille pour le moment, comme votre pasteur, et en homme qui espère vous voir réhabilité dans l’estime générale, de quitter la place et de ne pas interrompre plus longtemps la délibération de nos affaires.

Bulstrode, après un moment d’hésitation, prit son chapeau qui était à terre et se leva lentement, mais il saisit en chancelant le coin de sa chaise, de telle sorte que Lydgate, qui l’observait, fut convaincu qu’il n’aurait pas la force de s’éloigner sans soutien. Que faire ? Il ne pouvait laisser un homme s’affaisser à ses côtés, faute de secours. Il se leva, donna son bras à Bulstrode et le conduisit ainsi hors de la salle ; mais cet acte, qui eût pu être un devoir facile et de pure compassion, lui fut en ce moment inexprimablement amer. Il lui semblait qu’il apposait sa signature à cette association de sa personne avec Bulstrode, dont il voyait maintenant toute la signification, telle qu’elle avait dû se présenter à l’esprit des autres. Il eut la conviction que cet homme, qui s’appuyait en chancelant sur son bras, ne lui avait donné les mille livres que pour acheter son silence, et que de façon ou d’autre on était intervenu dans le traitement de Raffles pour un vilain motif. Les conclusions s’enchaînaient d’assez près. La ville connaissait le prêt d’argent, y voyait un marché et croyait qu’il l’acceptait comme un marché.

Le pauvre Lydgate, tandis que son cœur battait sous la terrible étreinte de cette révélation, n’en était pas moins moralement tenu de reconduire M. Bulstrode à la banque, d’envoyer chercher sa voiture et d’en attendre l’arrivée pour le ramener chez lui.

Cependant on en avait fini avec la question du meeting pour se jeter, parmi les différents groupes, dans des discussions animées sur cette affaire de Bulstrode et de Lydgate.

M. Brooke, qui n’avait d’abord saisi que des allusions imparfaites et se trouvait fort mal à l’aise « d’avoir été un peu trop loin en appuyant Bulstrode », se fit mettre au courant des choses et ressentit une certaine tristesse charitable, en causant avec M. Farebrother, du jour fâcheux sous lequel on en était venu à considérer Lydgate. M. Farebrother allait s’en retourner à pied à Lowick.

— Montez dans ma voiture, dit M. Brooke. Je fais un détour pour voir mistress Casaubon. Elle devait rentrer du Yorkshire hier au soir. Elle aura plaisir à me voir, vous savez.

Ils firent route ainsi, M. Brooke bavardant, exprimant l’espoir qu’il n’y avait rien eu réellement de bien noir dans la conduite de Lydgate, ce jeune homme qu’il avait jugé tout à fait au-dessus du niveau ordinaire, lorsqu’il lui avait apporté une lettre de son oncle, sir Godwin. M. Farebrother parla peu. Il était profondément affligé : avec sa fine perception de la faiblesse humaine, il ne pouvait être assuré que, sous la pression de besoins humiliants, Lydgate ne fût pas tombé au-dessous de lui-même.

Lorsque la voiture s’arrêta à la grille du manoir, Dorothée était dehors sur la terrasse, et elle vint à leur rencontre.

— Eh bien, ma chère, dit M. Brooke, nous revenons tout droit d’un meeting, un meeting pour des questions sanitaires, vous savez.

— M. Lydgate y était-il ? demanda Dorothée qui, tête nue, sous les rayons étincelants d’avril, avait un air de santé et d’animation. J’ai besoin de le voir et de causer longuement avec lui au sujet de l’hôpital. Je me suis engagée à le faire vis-à-vis de M. Bulstrode.

— Oh ! ma chère ! dit M. Brooke, nous avons appris de mauvaises nouvelles, de mauvaises nouvelles.

Ils se dirigèrent en traversant le jardin vers la porte du cimetière. M. Farebrother était pressé de rentrer au presbytère, et Dorothée apprit toute la triste histoire.

Elle écouta avec un profond intérêt et demanda à entendre deux fois les faits et les impressions concernant Lydgate. Après un court silence, s’arrêtant à la porte du cimetière, et s’adressant à M. Farebrother :

— Vous ne croyez pas, dit-elle énergiquement, que Lydgate soit coupable d’une bassesse ? Je ne veux pas le croire. Découvrons la vérité et lavons-le de cette accusation.