Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (2p. 1-122).


LIVRE V



LA MAIN DU MORT



CHAPITRE PREMIER


Dorothée sortait rarement sans son mari, parfois seulement, comme à toute femme de sa condition, lorsqu’elle habite à trois milles d’une ville, il lui arrivait de se rendre seule en voiture à Middlemarch, pour des emplettes ou pour des œuvres de charité. Deux jours après la scène de l’allée des Ifs, elle résolut de profiter d’une de ces occasions, pour aller trouver Lydgate, et lui demander si son mari avait réellement éprouvé quelques symptômes alarmants qu’il lui cachait, et s’il avait insisté pour connaître la vérité sur son état. Elle se sentait presque coupable de chercher des informations auprès d’un autre que son mari lui-même, mais la crainte de n’en pas obtenir de lui, — la crainte d’une ignorance qui pourrait la rendre dure et injuste — triompha de ses scrupules. Elle était sûre, en tout cas, qu’il s’était produit une certaine crise dans l’esprit de son mari : dès le lendemain, il avait adopté une méthode nouvelle dans le classement de ses notes, et il l’avait associée d’une façon inusitée à l’exécution de son plan. La pauvre Dorothée avait à faire provision de patience.

Il était à peu près quatre heures, lorsque sa voiture s’arrêta devant la maison de Lydgate, Lowick Gate ; et, dans sa crainte soudaine de ne pas le rencontrer, elle regrettait de ne pas lui avoir écrit d’avance. Et en effet, il n’était pas chez lui.

— Mistress Lydgate est-elle chez elle ? demanda Dorothée qui ne se souvenait pas d’avoir encore vu Rosemonde, mais se rappelait maintenant les circonstances de son mariage.

— Oui, mistress Lydgate était à la maison.

— Je vais entrer lui parler un instant, si elle veut bien le permettre. Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir, recevoir mistress Casaubon pour quelques minutes ?

Quand la domestique se fut éloignée pour s’acquitter du message, Dorothée put entendre de la musique dont les sons lui arrivaient par une fenêtre ouverte, le chant d’une voix d’homme, puis un piano éclatant en une suite de traits ; mais les roulades cessèrent subitement et la domestique revint lui annoncer que mistress Lydgate serait heureuse de recevoir mistress Casaubon.

Lorsque la porte du salon s’ouvrit, l’entrée de Dorothée produisit une sorte de contraste qui n’était pas rare dans la vie de province, alors que les habitudes des rangs différents de la société se confondaient moins qu’aujourd’hui. Que ceux qui le savent nous disent exactement quelle étoffe portait Dorothée, dans ces jours d’automne encore chauds, quel était ce léger tissu de laine blanche, doux au toucher et doux à l’œil. Sa robe paraissait toujours fraîche comme si elle la mettait pour la première fois, et répandait comme un doux parfum de haies ; elle était toujours en forme de pelisse avec de longues manche pendantes absolument passées de mode.

Ses mouvements et son port de tête étaient pleins de grâce et de dignité ; et autour de ce visage, de ses cheveux simplement séparés, au-dessus de ses yeux candides, le grand chapeau cabriolet, auquel étaient condamnées les femmes de l’époque, ne paraissait pas une coiffure plus extraordinaire que le croissant d’or que nous appelons une auréole. Toujours est-il que, pour les deux personnes présentes, il n’était pas d’héroïne dramatique dont l’entrée eût pu être attendue avec plus d’intérêt que cette de mistress Casaubon. Elle était, pour Rosemonde, une de ces divinités du comté, qui ne frayaient pas avec le commun des mortels de Middlemarch, et dont les moindres particularités dans les manières et l’extérieur étaient pour elle un digne objet d’étude ; Rosemonde n’était pas non plus sans éprouver une certaine satisfaction que mistress Casaubon eût occasion de l’étudier elle-même. À quoi bon en effet être charmante, si les meilleurs juges ne vous voient pas ? et depuis que Rosemonde avait été, chez sir Godwin Lydgate, l’objet des compliments les plus flatteurs, elle était tout à fait sûre de l’impression qu’elle devait produire sur les gens bien nés. Dorothée lui tendit la main avec son affabilité simple et naturelle et regarda avec admiration la ravissante jeune femme de Lydgate, ayant bien conscience sans doute de la présence d’un gentleman debout à quelque distance, mais ne le voyant que comme une forme vague en habit d’homme, dans une perspective éloignée. Ce gentleman était trop occupé de la présence de l’une des deux femmes, pour réfléchir au contraste qu’elles formaient, contraste frappant pour l’œil d’un observateur indifférent. Elles étaient grandes, toutes deux, leurs yeux étaient au même niveau ; mais représentez-vous vous cette blonde et juvénile beauté de Rosemonde, avec sa merveilleuse couronne de cheveux pâles, avec sa robe bleu clair d’une perfection de forme et de coupe à faire pâmer toutes les couturières, un grand col brodé dont le prix valait la peine d’être cité, ses petites mains couvertes de bagues, et cette réserve de manières qui ne s’ignore pas et qui remplace à grands frais la simplicité.

— Je vous remercie beaucoup de me permettre de vous interrompre, dit aussitôt Dorothée. Je suis très désireuse de voir M. Lydgate avant de rentrer, et j’espérais que vous pourriez peut-être me dire où je le trouverais, ou même me permettre de l’attendre ici, s’il ne doit pas tarder.

— Il est au nouvel hôpital, dit Rosemonde, je ne sais pas au juste quand il rentrera ; mais je puis le faire chercher.

— Voulez-vous me permettre d’aller le chercher ? demanda Will Ladislaw en s’avançant.

Il avait déjà pris son chapeau avant l’entrée de Dorothée.

Elle rougit de surprise, mais lui tendit la main avec un sourire de plaisir auquel on ne pouvait se méprendre, en disant :

— Je ne savais pas que ce fût vous ; je ne pensais pas du tout vous trouver ici.

— Irai-je à l’hôpital prévenir M. Lydgate que vous désirez lui parler ? répéta Will.

— Ce serait plus tôt fait, de lui envoyer la voiture, dit Dorothée, voulez-vous être assez bon pour en donner l’ordre au cocher.

Will se dirigeait vers la porte, quand Dorothée, dont l’esprit venait en un instant de repasser par un enchainement de souvenirs, se retourna brusquement.

— J’irai moi-même, dit-elle, je vous remercie. Je désire ne pas perdre de temps avant de rentrer. Je vais aller à l’hôpital et j’y verrai M. Lydgate. Vous m’excuserez, mistress Lydgate. Je vous suis très obligée.

Son esprit était évidemment sous l’empire de quelque soudaine pensée, et elle quitta la chambre, ayant à peine conscience de ce qui l’entourait, s’apercevant à peine que Will lui avait ouvert la porte et offert le bras pour l’accompagner jusqu’à la voiture. Elle prit ce bras, sans rien dire. Will, péniblement contrarié, ne trouva de son côté rien à dire non plus. Il l’aida silencieusement à monter en voiture, ils se dirent adieu et Dorothée s’éloigna.

Durant un trajet de cinq minutes, elle eut le temps de se livrer à des réflexions toutes nouvelles pour elle. Sa résolution de se retirer, son empressement à quitter la chambre, lui étaient venus de l’idée soudaine qu’il y aurait quelque fausseté de sa part à consentir à un nouvel entretien avec Will, qu’elle ne pourrait pas révéler à son mari ; il y avait déjà assez de dissimulation dans le fait d’aller trouver Lydgate. C’était bien là, sans aucun doute, la seule pensée dont elle eût eu conscience ; mais elle avait cédé aussi à un vague sentiment de malaise. Les accents de cette voix d’homme et du piano qui l’accompagnait, auxquels elle n’avait pas fait attention au moment même, seule maintenant dans sa voiture, elle les entendait résonner au plus profond de son âme et elle arriva à faire avec quelque surprise la réflexion que Will Ladislaw passait son temps avec mistress Lydgate, pendant l’absence de son mari. Là-dessus elle ne put s’empêcher de se souvenir qu’il avait aussi passé quelques instants seul avec elle dans des circonstances semblables ; pourquoi donc y aurait-il alors dans ce fait quelque chose de choquant ? Mais Will était parent de M. Casaubon, elle était tenue de lui témoigner de la bienveillance. À certains indices cependant, elle aurait peut-être dû comprendre que M. Casaubon n’aimait pas les visites de son cousin, en son absence. « Peut-être me suisse trompée en bien des choses, » se dit la pauvre Dorothée, tandis qu’elle essuyait rapidement les larmes qui roulaient le long de ses joues.

Elle se sentait confusément malheureuse, et l’image de Will, qui jusqu’ici avait toujours été si pure pour elle, se trouva mystérieusement ternie. Mais la voiture s’arrêta à la grille de l’hôpital. Bientôt après, elle se promenait avec Lydgate autour des pelouses du jardin, et ses sentiments revenaient avec énergie au sujet qui lui avait fait chercher cette entrevue.

Will Ladislaw, cependant, était mortifié, et il en savait assez clairement la raison. Les chances de rencontrer Dorothée étaient rares et ici, pour la première fois, il venait de s’en présenter une, dans laquelle il n’avait pas paru à son avantage. Ce n’était pas seulement, comme ç’avait été déjà le cas, le sentiment qu’elle n’était pas exclusivement occupée de lui, mais surtout le sentiment qu’elle l’avait surpris dans des circonstance, où il n’était pas, lui, exclusivement occupé d’elle. Au milieu des cercles de Middlemarch qui ne faisaient pas partie de la vie de Dorothée, il se sentait rejeté à une nouvelle et plus grande distance d’elle. Mais ce n’était pas sa faute : depuis qu’il avait pris un appartement en ville, il avait dû faire, sans aucun doute, de nombreuses connaissances ; sa position exigeait qu’il connût tout le monde et toute chose. Personne certainement, aux environs, ne méritait plus d’être connu que Lydgate, et il se trouvait qu’il avait une femme musicienne et bien digne aussi d’être recherchée.

Telle était toute l’histoire de cette situation au milieu de laquelle Diane était descendue d’une façon trop inattendue devant son adorateur. Il y avait là quelque chose de mortifiant. Will sentait bien, au fond, que sans Dorothée il ne se serait pas établi à Middlemarch : et voilà maintenant que son établissement dans cette ville menaçait de le séparer d’elle par ces barrières de l’opinion, plus fatales à la persistance d’un mutuel intérêt que la distance entre Rome et l’Angleterre. Il était facile de défier les préjugés sur le rang et les professions, quand ils se présentaient sous la forme d’une lettre tyrannique de M. Casaubon ; mais les préjugés, comme les corps odorants, ont une double existence, à la fois solide et subtile : — solide comme les pyramides, subtile comme le vingtième écho d’un écho, ou le souvenir de jacinthes qui auront une fois parfumé la nuit. Et Will était d’un tempérament fait pour sentir vivement les plus subtiles impressions ; un homme avec des perceptions plus grossières n’aurait pas senti, comme lui, que, pour la première fois, et bien indépendamment de lui, l’idée de quelque chose d’incorrect dans la parfaite aisance de leurs rapports avait traversé l’esprit de Dorothée, et que leur silence, pendant qu’il la conduisait à la voiture, avait eu, en soi, quelque chose de glacé. Casaubon n’aurait-il pas, dans sa haine et dans sa jalousie, persuadé à Dorothée que Will était descendu au-dessous d’elle dans l’échelle sociale ? Maudit soit Casaubon !

Will rentra dans le salon, et, prenant son chapeau, s’avança d’un air contrarié vers mistress Lydgate qui s’était assise à sa table à ouvrage.

— C’est toujours une fatalité, lui dit-il, d’être interrompu, quand on fait de la musique ou de la poésie. Pourrai-je revenir un autre jour, pour achever au moins de vous rendre Lungi dal caro bene ?

— J’aurai plaisir et profit à vous entendre, repartit Rosemonde. Mais convenez que cette fois c’était une belle interruption. J’envie vraiment votre liaison avec mistress Casaubon. Est-elle très spirituelle ? Elle en a l’air.

— En vérité, je n’y ai jamais songé, dit Will avec humeur.

— C’est tout juste la réponse de Tertius, la première fois que je lui ai demandé si elle était jolie. À quoi donc pensez-vous, vous autres hommes, lorsque vous vous trouvez avec mistress Casaubon ?

— À elle-même, répliqua Will qui n’était pas fâché de provoquer la charmante mistress Lydgate. Quand on est en présence d’une femme parfaite, on ne pense jamais à ses mérites, on a la conscience de sa présence et c’est assez.

— Je serai jalouse, lorsque Tertius ira à Lowick, dit Rosemonde en découvrant ses fossettes, et parlant avec une grâce idéale. Quand il reviendra, je ne serai plus rien pour lui.

— Il ne semble pas que cet effet se soit produit jusqu’ici sur Lydgate. Mistress Casaubon est trop différente des autres femmes pour qu’on puisse les lui comparer.

— Vous êtes, à ce que je vois, un fervent adorateur. Vous la voyez souvent, j’imagine.

— Non, fit Will presque avec humeur. En général, l’adoration est plutôt affaire de théorie que de pratique. Mais je suis en train pour le moment de la pratiquer avec excès, — il faut réellement que je m’arrache d’ici.

— Revenez un de ces soirs, voulez-vous : M. Lydgate sera heureux d’entendre cette musique, et moi je n’en puis autant jouir, quand il n’est pas là.

Lorsque son mari fut rentré, Rosemonde lui dit, en se plaçant en face de lui et tenant de ses deux mains le collet de son habit

— M. Ladislaw était ici, en train de faire de la musique avec moi, quand mistress Casaubon est entrée. Il a paru contrarié. Croyez-vous qu’il fût fâché qu’elle le vît dans notre maison ? Notre situation est plus qu’égale à la sienne, quelle que soit d’ailleurs sa parenté avec les Casaubon.

— Non, non ; s’il a été réellement fâché, ce devait être pour une autre raison. Ladislaw est une espèce de bohème ; il ne se soucie pas des différences entre le cuir et la prunelle.

— Musique à part, il n’est pas toujours très agréable. L’aimez-vous ?

— Oui, je crois que c’est un brave garçon : c’est un mélange, une espèce de bric-à-brac, mais sympathique.

— Savez-vous, je crois qu’il adore mistress Casaubon…

— Pauvre diable ! fit Lydgate en souriant et pinçant l’oreille de sa femme.

Rosemonde s’apercevait qu’elle commençait à connaître beaucoup de choses du monde, surtout en découvrant, — ce qui, dans son temps de jeune fille, lui aurait semblé inconcevable en dehors des vieilles tragédies classiques — en découvrant que les femmes, même après le mariage, pouvaient faire des conquêtes et réduire les hommes à l’état d’esclaves.

À cette époque, les jeunes demoiselles de province, même celles qui étaient élevées chez mistress Lemon, lisaient peu de littérature française plus moderne que Racine, et les journaux ne jetaient pas encore leur éclatante lumière sur les scandales de la vie. La vanité cependant, quand elle est libre de travailler tout le jour dans une tête de femme, peut aller loin en bâtissant sur les plus légères données, surtout sur une donnée telle que la possibilité de conquêtes indéfinies. Quel délice de faire des captifs du haut du trône du mariage, avec un mari comme prince consort à ses côtés, — par le fait, lui-même le premier des sujets — tandis que les esclaves, tout repos de leur vie perdu, lèvent des yeux à jamais sans espoir ! Mais pour le quart d’heure, le roman de Rosemonde tournait principalement autour de son prince consort, et c’était assez pour elle de jouir de sa soumission assurée ; lorsqu’il dit : « Pauvre diable ! »

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle curieusement.

— Eh ! que peut faire un homme, quand il se met à adorer l’une de vous, sirènes ? Il néglige son travail et tout va mal.

— En tout cas, ce n’est pas vous qui négligez votre travail. Vous êtes constamment à l’hôpital, ou à visiter des malades pauvres, ou à réfléchir à des querelles de médecins : et puis, à la maison, vous ne faites que vous pencher sur votre microscope et sur vos fioles. Avouez que vous aimez toutes ces choses mieux que vous ne m’aimez moi-même.

— N’avez-vous pas assez d’ambition pour désirer que votre mari devienne quelque chose de mieux qu’un médecin de Middlemarch ? dit Lydgate, appliquant ses mains sur les épaules de sa femme et la regardant avec une tendre gravité. Je vous ferai apprendre mes vers favoris d’un vieux poète :


Pourquoi notre orgueil ferait-il tant d’effort pour être
Et n’être plus ? Quel bien comparable à celui-là :
Faire des choses dignes d’être écrites, en écrire
De dignes d’être lues, et charmer le monde ?


Ce que je veux, Rosy, c’est de faire des choses dignes d’être écrites, et d’écrire moi-même ce que j’aurai fait. Il faut, mon ange, pour y arriver, qu’un homme travaille.

— Je souhaite naturellement que vous fassiez des découvertes : personne plus que moi ne pourrait souhaiter de vous voir atteindre à une haute position en meilleur lieu. Vous ne direz pas que j’ai jamais essayé de vous empêcher de travailler. Mais nous ne pouvons pas vivre comme des ermites. Vous ne m’en voulez pas, Tertius ?

— Non, chère, non. Je suis trop pleinement heureux.

— Et qu’est-ce que mistress Casaubon avait à vous dire ?

— Elle voulait seulement me questionner sur la santé de son mari, Mais je crois qu’elle va se montrer d’une générosité magnifique pour notre nouvel hôpital. Je crois qu’elle nous donnera deux cents livres par an.


CHAPITRE II


Lorsque Dorothée, en se promenant en compagnie de Lydgate, autour des massifs de lauriers du nouvel hôpital, eut appris de lui qu’il n’y avait pas d’autres signes de changement dans l’état de M. Casaubon, que son anxieux désir de connaître la vérité sur sa maladie, elle garda le silence pendant quelques instants, se demandant s’il y avait eu, de sa part, un mot ou un acte quelconque, de nature à provoquer cette nouvelle inquiétude.

Lydgate, ne voulant pas laisser passer une occasion de travailler à son projet favori, s’aventura à dire :

— Je ne sais pas si votre attention ou celle de M. Casaubon a été attirée par les besoins de notre nouvel hôpital. Les circonstances ont fait qu’il peut paraître un peu égoïste de ma part d’aborder moi-même le sujet ; mais ce n’est pas ma faute : c’est parce que les autres médecins sont en train de soulever une lutte contre cette institution. Vous vous intéressez généralement, je crois, à ces questions ; car je me rappelle que, la première fois que j’ai en le plaisir de vous voir à Tipton-Grange, avant votre mariage, vous m’avez interrogé sur l’influence que pouvaient avoir sur la santé des malheureux leurs misérables logements.

— Oui, certainement, dit Dorothée, en s’épanouissant. Je vous serai extrêmement reconnaissante, si vous voulez bien me dire comment je pourrais contribuer à améliorer un peu les choses. Toute œuvre de ce genre m’a été refusée depuis que je suis mariée. Je veux dire, ajouta-t-elle après un moment d’hésitation, que les gens de notre village vivent dans des conditions relativement confortables, et j’ai eu trop de préoccupations d’un autre côté pour m’en inquiéter plus à fond Mais ici, — dans un endroit comme Middlemarch, — il doit y avoir beaucoup à faire.

— Il y a tout à faire, dit Lydgate avec une brusque énergie. Et cet hôpital est une création de première importance, due entièrement aux efforts de M. Bulstrode, et pour beaucoup aussi à son argent. Mais un homme seul ne peut tout faire dans un projet pareil. Il devait s’attendre à rencontrer de l’appui. Et maintenant il y a lutte, une lutte basse et mesquine suscitée contre cette œuvre par certaines personnes de la ville qui veulent la faire échouer.

— Quelles peuvent être leurs raisons ? demanda Dorothée avec une naïve surprise.

— Plus que tout, et avant tout, l’impopularité de M. Bulstrode. Il n’est pas de peine devant laquelle recule une moitié de la ville pour le simple plaisir de le contrarier. Dans ce stupide univers, la plupart des gens ne conçoivent pas l’utilité d’une chose, si elle n’émane pas de leur parti. Je n’avais eu aucuns rapports avec Bulstrode avant de venir ici. Je le juge impartialement et je vois qu’il a des idées, qu’il a mis sur pied certaines choses que je pourrai faire tourner au profit du bien public. Si un certain nombre d’hommes instruits se mettaient à l’œuvre avec la conviction que leurs observations pourraient contribuer à réformer la doctrine et la pratique médicales, le progrès ne tarderait pas à se faire voir. Telle est mon opinion. J’ai trouvé que refuser de travailler avec M. Bulstrode, ce serait tourner le dos à une occasion d’étendre l’utilité de ma profession.

— Je suis tout à fait d’accord avec vous, dit Dorothée aussitôt séduite par l’exposé que Lydgate venait de faire de la situation. Mais qu’a-t-on contre M. Bulstrode ? Je sais que mon oncle est en bons termes avec lui.

— On n’aime pas ses façons religieuses.

— C’est une raison de plus pour dédaigner une telle opposition, dit Dorothée, éclairant les petites affaires de Middlemarch à la lumière des grandes persécutions.

— Pour ne rien laisser de côté, je vous dirai qu’il y a encore d’autres objections contre lui : il est impérieux, peu sociable ; les commerçants avec lesquels il est en rapport d’intérêts allèguent enfin des plaintes particulières auxquelles je n’entends rien. Mais qu’est-ce que cela a à faire avec la question de savoir si ce ne serait pas une belle œuvre, que d’établir ici un hôpital supérieur à tous ceux que possède le comté ? Quant au motif immédiat de l’opposition, c’est que Bulstrode a remis la direction médicale entre mes mains. J’en suis heureux, sans aucun doute. Cela me donne l’occasion d’accomplir quelques travaux utiles — et je me sens tenu de justifier le choix qu’il a fait de moi. Mais la conséquence, c’est que tous les membres du corps médical de Middlemarch se sont attaqués avec dents et ongles à l’hôpital, et non seulement refusent leur concours, mais s’efforcent de noircir toute l’affaire et d’empêcher les souscriptions.

— Que c’est petit ! s’écria Dorothée avec indignation.

— Il faut s’attendre à lutter pour se frayer un chemin, je le sais bien, on ne peut guère rien faire sans cela. Et l’ignorance des gens d’ici est prodigieuse. Tout ce que je puis prétendre avoir fait, c’est d’avoir mis à profit certaines occasions qui n’étaient pas à la portée de tout le monde ; mais quel moyen d’effacer ces tares blessantes : d’être jeune, nouveau venu, et d’en savoir par hasard un peu plus long que les anciens d’ici ? Et pourtant, si je me crois capable d’établir une meilleure méthode de traitement, — si je me crois en mesure de poursuivre certaines recherches qui seraient un bienfait durable pour la pratique médicale, je serais un misérable lâche de me laisser arrêter par aucune considération de tranquillité personnelle. Et la voie que je dois suivre est d’autant plus claire, qu’il n’y a pas de question pécuniaire en jeu, qui pourrait jeter sur ma persévérance une lumière équivoque.

— Je suis contente que vous m’ayez dit cela, monsieur Lydgate, répondit Dorothée cordialement. Je suis sûre que je pourrai vous aider un peu. J’ai quelque argent et je ne sais qu’en faire ; c’est une pensée qui souvent me tourmente. Je pourrai certainement économiser deux cents livres par an pour un but élevé comme celui-là. Êtes-vous heureux de connaître des choses que vous sentez devoir être sûrement bienfaisantes ! Je voudrais tant pouvoir me réveiller tous les matins avec cette conviction. Il semble qu’il y a tant d’efforts dépensés, dont on peut à peine voir l’utilité.

Il y avait une inflexion mélancolique dans la voix de Dorothée, lorsqu’elle prononça ces derniers mots. Mais elle ajouta aussitôt, plus gaiement :

— Venez nous voir à Lowick, voulez-vous, et nous parler de cela plus au long. J’en dirai un mot à M. Casaubon. Il faut maintenant que je m’en retourne au plus vite.

Elle parla en effet de la chose, le même soir, à son mari, en disant qu’elle aimerait à souscrire pour deux cents livres par an, — elle en touchait annuellement sept cents, revenus de sa fortune personnelle, remise entre ses mains au moment de son mariage. M. Casaubon ne fit d’autre objection qu’une remarque en passant, sur ce que la somme était peut-être disproportionnée au regard d’autres bonnes œuvres, et voyant Dorothée, dans son ignorance, écarter cette réflexion, il donna son assentiment. Il ne s’inquiétait pas lui-même des questions de dépenses, et n’éprouvait nulle répugnance à donner. S’il ressentait jamais vivement une question d’argent, c’était toujours au travers d’une autre passion, bien étrangère à l’amour de la propriété matérielle.

Dorothée lui dit qu’elle avait vu Lydgate et elle lui rendit compte de la conversation qu’elle avait eue avec lui au sujet de l’hôpital. M. Casaubon ne la questionna pas davantage, mais il demeura convaincu qu’elle avait voulu savoir ce qui s’était passé entre Lydgate et lui.

« Elle sait que je suis instruit, » disait la voix intérieure qui ne lui laissait pas un instant de répit ; mais cette nouvelle conviction tacite ne fit qu’éloigner davantage encore toute confiance entre eux. Il se défiait de son affection et quelle solitude nous isole plus que la défiance ?



CHAPITRE III


Cette opposition au nouvel hôpital pour les fiévreux, dont Lydgate avait parlé à Dorothée, on pouvait, comme toutes les oppositions, la considérer sous différents points de vue. Lydgate la regardait comme un mélange de jalousie et de préjugés stupides. M. Bulstrode y voyait non seulement une jalousie de métier, mais la résolution de le contrarier, uniquement inspirée par la haine de cette religion fondamentale, dont il s’était efforcé de devenir, lui laïque, le représentant actif, une haine qui, en dehors de la religion, n’avait pas de peine à trouver de ces prétextes, comme en fournit toujours abondamment le labyrinthe des actions humaines.

De par sa propre et solennelle affirmation, mistress Dollop, l’hôtesse du Hanap, en était arrivée à se convaincre que le docteur Lydgate avait l’intention de laisser mourir les gens à l’hôpital, sinon de les empoisonner, pour le plaisir de les disséquer ; car c’était un fait avéré qu’il avait voulu disséquer mistress Goby, de Farley Street, une femme aussi respectable qu’aucune autre, qui avait des économies avant son mariage, — et c’était une triste affaire pour un médecin qui, s’il valait quelque chose, devait savoir, avant votre mort, ce que vous aviez, et ne pas vous fouiller dans l’intérieur, une fois que vous étiez parti. Si ce n’était pas là la raison même, mistress Dollop voudrait bien savoir où elle était ; mais dans son auditoire dominait le sentiment que son opinion était un rempart, et que, ce rempart détruit, il n’y aurait plus de limites à la dissection des corps. Et n’allez pas croire que l’opinion du Hanap, dans Slaughter-Lane, fût sans importance pour la profession médicale : ce vieux cabaret authentique, le seul vrai Hanap, était le rendez-vous d’une grande association de bienfaisance qui avait mis au vote, quelques mois auparavant, la question de savoir si l’on n’évincerait pas le médecin de longue date, le docteur Gambit, pour le remplacer par ce docteur Lydgate, capable d’accomplir les cures les plus merveilleuses et de sauver des malades absolument condamnés par les autres praticiens. Mais la balance avait été retournée contre Lydgate par deux membres de l’association, aux yeux de qui apparemment c’était une équivoque recommandation que ce pouvoir de ressusciter des gens considérés comme morts, un pouvoir capable d’entraver les vues de la Providence. Dans le courant d’une année, d’ailleurs, il s’était opéré dans le sentiment public un changement dont l’unanimité du cercle Dollop était un indice.

Un an ou deux auparavant, avant que l’on connût rien de l’habileté de Lydgate, chacun le jugeait naturellement à un point de vue différent et avec une apparence de vraisemblance, dont on pouvait peut-être retrouver le point de départ dans le creux de l’estomac ou dans la glande pinéale. Les malades atteints de maux chroniques, ou ceux dont la vie était depuis longtemps usée jusqu’à la corde, comme le vieux Featherstone, avaient été naturellement disposés à essayer de lui ; de même plusieurs personnes qui n’aimaient pas à payer les notes de leur médecin, trouvaient commode d’ouvrir un compte avec un nouveau docteur, et de le faire chercher, sans y regarder, dès que la santé des enfants réclamait un médicament, — occasions dans lesquelles les vieux médecins manquaient de zèle ; et toutes les personnes disposées à se servir ainsi de Lydgate aimaient à le croire habile dans son art. Les bonnes familles de Middlemarch n’allaient pas d’ailleurs changer de médecin sans raisons péremptoires et tous ceux qui avaient employé M. Peacock ne se tenaient pas pour obligés d’accepter un nouveau venu, qui très probablement ne le valait pas, sous le seul prétexte qu’il était son successeur.

Lydgate cependant n’était pas depuis longtemps dans la ville, que déjà on rapportait sur son compte assez de détails pour faire naître des espérances plus précises et transformer les divergences d’opinions en luttes de partisans.

Un bruit qui ne tarda pas à se répandre, c’est que Lydgate ne distribuait pas de drogues. C’était là une façon d’agir également blessante pour les chirurgiens apothicaires, parmi lesquels il se rangeait, et pour les médecins, aux yeux desquels c’était un privilège réservé aux docteurs médecins de Londres, de se faire payer des consultations sans fournir de médicaments. Mais Lydgate n’avait pas acquis assez d’expérience pour prévoir que ce serait les malades qui se sentiraient encore le plus blessés de la nouvelle voie qu’il voulait suivre, et un jour que M. Mawmsey, important épicier du Top-Market, qui n’était pas de ses clients, en causait avec lui, il fut assez inconsidéré pour lui donner en gros l’explication de ses raisons, marquant à M. Mawmsey que ce serait abaisser le caractère de ses confrères et en faire constamment tort au public que de leur faire chercher l’unique rémunération de leurs soins dans l’établissement de longues notes pour des potions et des mixtures.

— C’est ainsi que de véritables médecins, se donnant beaucoup de peine, peuvent arriver à faim peu près autant de mal que de purs charlatans. Pour gagner leur pain, ils sont forcés d’outrer les doses des sujets du roi — et c’est une trahison d’une vilaine espace, monsieur Mawmsey — cela mine fatalement la constitution.

M. Mawmsey n’était pas seulement commissaire des pauvres (son entrevue avec Lydgate se rapportait à ces fonctions), il était aussi asthmatique, et père d’une famille qui s’accroissait rapidement ; c’était donc, au point de vue médical, aussi bien qu’à ses propres yeux, un homme important, pour tout dire, un épicier exceptionnel, portant les cheveux dressés en pyramide élancée comme une flamme, dont les formes scrupuleusement respectueuses étaient du genre cordial, encourageant, plaisamment complimenteur, et s’abstenant prudemment de laisser sortir toute la pleine force de son esprit. C’était sur un ton de plaisanterie amicale que M. Mawmsey avait questionné Lydgate et que celui-ci naturellement lui avait répondu. Mais que les sages se défient d’une trop grande facilité à donner des explications : c’est, pour des calculateurs médiocres, multiplier les sources d’erreur, en allongeant l’addition.

Sans bien savoir de quels sujets du roi il pouvait être question, toutes les notions de l’épicier se trouvaient troublées. Pendant des années, il avait toujours payé des notes où se trouvaient exactement inscrits tous les articles en compte, de façon à être certain d’avoir bien reçu pour chaque demi-couronne, pour chaque pièce de dix-huit pence, quelque chose de mesurable. Il avait agi, en cela, en plein contentement de lui-même, sous sa responsabilité de mari et de père, et regardant une note plus longue qu’à l’ordinaire comme un surcroît de dignité. De plus, indépendamment des effets bienfaisants des drogues, en général, pour lui et sa famille, il avait goûté le plaisir de se former un jugement raisonné sur leur action immédiate, de façon à pouvoir donner un exposé intelligent de la méthode du docteur Gambit, — praticien d’un rang un peu inférieur à Wrench et à Toller, mais spécialement estimé comme accoucheur.

Il y avait là de plus profondes raisons que dans le langage superficiel d’un nouveau venu, langage qui fit plus piètre effet encore dans le salon au-dessus de la boutique, quand il le rapporta à mistress Mawmsey, celle-ci était habituée à ce qu’on eût pour elle la considération due à une mère féconde, — confiée généralement aux soins plus ou moins fréquents de M. Gambit, et prise occasionnellement de crises qui réclamaient le docteur Minchin.

— Ce monsieur Lydgate prétend-il dire que les médicaments ne servent à rien ? dit mistress Mawmsey, en traînant, suivant son habitude, légèrement ses paroles. Je voudrais bien qu’il me dise comment je pourrais me soutenir au moment de la foire, si je ne prenais, un mois à l’avance, des médecines fortifiantes. Pensez à tout ce que j’ai à faire pour attirer les chalands, ma chère (ici mistress Mawmsey s’adressa à une habituée de la maison qui était avec elle), un grand pâté de veau, un filet farci, un bœuf roulé, du jambon, de la langue, etc., etc. Mais ce qui me soutient le plus, c’est la drogue rose et pas la brune. Je m’étonne, monsieur Mawmsey, qu’avec votre expérience vous ayez eu la patience de l’écouter. Je lui aurais dit tout de suite que je m’y connaissais un peu mieux que cela.

— Non, non, non, dit M. Mawmsey. Je n’aurais pas été lui dire mon opinion. Entendre tout et juger pour soi-même, c’est ma devise. Mais il ne savait pas à qui il parlait. Je ne suis pas fait pour qu’il me retourne avec le doigt. Il y a souvent des gens qui prétendent m’instruire, quand ils pourraient tout aussi bien me dire : « Mawmsey, vous n’êtes qu’un imbécile ». Mais j’en souris : je flatte le faible de chacun. Si les médecines nous avaient fait du mal, à moi et à ma famille, j’aurais en le temps de m’en apercevoir, à l’heure qu’il est.

Le lendemain, on répéta à M. Gambit que Lydgate allait partout disant que les médecines ne servaient à rien.

— Vraiment ! dit M. Gambit, levant les sourcil avec une expression de prudente surprise. (C’était un homme robuste et dur, portant un large anneau à son quatrième doigt.) Comment guérira-t-il donc ses malades ?

— C’est ce que je dis, repartit mistress Mawmsey. Croit-il qu’on le payera pour venir simplement s’asseoir en face des gens et repartir ensuite ?

— Eh mais, Lydgate est un garçon de bonne mine, vous savez.

— Ce n’est toujours pas lui que je voudrais appeler, dit mistress Mawmsey, que les autres fassent comme il leur plaît.

C’est ainsi que M. Gambit put quitter l’importante maison de l’épicier, sans craindre de rivalité, mais non sans le sentiment que Lydgate était un de ces hypocrites qui essayent de discréditer les autres, en faisant parade de leur propre honnêteté, et qu’il vaudrait la peine de démasquer un jour. M. Gambit était toutefois satisfait de sa clientèle, une clientèle sentant, il est vrai, un peu le petit commerce, réclamant une réduction sur la note quand on payait comptant. Et il ne trouvait pas que ce fût la peine pour lui de démasquer Lydgate, avant de bien savoir comment s’y prendre. Il n’avait pas reçu une éducation très soignée, et il avait dû, pour faire son chemin, lutter contre le dédain de beaucoup de ses confrères ; mais il n’en faisait pas un moins bon accoucheur pour appeler l’appareil respiratoire « les peumons ».

D’autres hommes du métier se sentaient plus de valeur. M. Toller, qui avait une partie de la plus haute clientèle de la ville, appartenait à une ancienne famille de Middlemarch ; il y avait des Toller dans la magistrature et dans les professions au-dessus du commerce de détail. Tout au rebours de notre irascible ami Wrench, il savait prendre légèrement les choses désagréables ; c’était un homme bien élevé, doucement facétieux, vivant sur un bon pied, très amateur d’un peu de sport à l’occasion, grand ami de M. Hawley et hostile à M. Bulstrode. Il peut paraître étrange qu’avec de si douces habitudes, il fût, en médecine, l’homme des traitements héroïques, saignant, affamant, couvrant de vésicatoires ses malades, avec un tranquille mépris de son exemple personnel ; mais cette inconséquence favorisait la bonne opinion que se formaient les malades de ses capacités ; ils observaient généralement que si M. Toller avait des manières un peu molles, son traitement était aussi énergique qu’on pouvait le désirer. Il était fort apprécié dans son cercle d’amis, et tout ce qu’il insinuait de défavorable à autrui empruntait à son ton d’insouciante ironie une double valeur.

Il se fatigua naturellement de toujours sourire et de dire « Ah ! » chaque fois qu’on lui répétait que le successeur de Peacock ne voulait pas distribuer de médicaments ; et M. Hackbutt lui en parlant un jour, à un grand dîner, entre deux verres de vin, M. Toller repartit en riant :

— Dibbits pourra donc se débarrasser de toutes ses vieilles drogues rances. J’aime beaucoup le petit Dibbits, je suis content de la chance qui lui arrive.

— Je vois ce que vous voulez dire, Toller, reprit M. Hackbutt, et je suis absolument de votre avis. J’en dirai à l’occasion ma façon de penser. Un médecin devrait être responsable de la qualité des médicaments que prennent ses malades. C’est le point de départ logique du système appliqué jusqu’ici et il n’y a rien de plus fâcheux que cette ostentation de réforme, là où il n’y a pas de progrès réel.

— Ostentation, Hackbutt ? dit M. Toller ironiquement ; je ne vois pas cela. On ne peut guère faire de l’ostentation pour une chose à laquelle personne ne croit. Il n’y a pas de réforme en cette matière. La question est de savoir si c’est le droguiste ou le malade qui paiera au médecin son bénéfice sur les médicaments, et si les soins médicaux seront payés à part.

— Ah ! certes, encore une de vos satanées innovations de la charlatanerie fit M. Hawley, passant le carafon à M. Wrench.

— Ce que je combats, moi, reprit celui-ci qui, habituellement sobre, se laissait volontiers aller à boire quand il était en compagnie, et en devenait plus irritable, ce que je combats, c’est la manière dont les hommes de notre profession sont en train de souiller leur propre nid, avec toutes les clameurs qu’ils élèvent dans le pays, comme si un praticien général ne pouvait pas être un gentleman, tout en vendant des drogues. Je repousse cette imputation avec dédain. Je le dis ici, la jonglerie la moins digne d’un gentleman qu’un homme puisse commettre, c’est d’arriver au milieu de ses confrères avec des innovations qui constituent une diffamation pour leurs procédés sanctionnés et consacrés par le temps. Telle est mon opinion, et je suis prêt à la soutenir contre quiconque me contredirait.

La voix de M. Wrench était devenue extrêmement aiguë.

— Mon cher ami, dit M. Toller, entrant pacifiquement dans la conversation et regardant M. Wrench, on marche plus souvent encore sur les pieds des médecins que sur les nôtres, à nous, praticiens généraux. Et puis, voyez-vous, au regard de la clientèle, cette réforme est une absurdité. Il n’y aura pas un malade qui en soit content, et certainement pas ceux de Peacock qui ont été habitués aux évacuants, saignées. Passez-moi le vin.

La prédiction de M. Toller se trouva en partie justifiée. Si M. et mistress Mawmsey, qui n’avaient nulle idée d’employer Lydgate, avaient été un peu troublés par son aversion supposée pour les drogues, il était inévitable que ceux qui l’appelaient le surveillassent avec quelque inquiétude, pour voir s’il employait bien tous les moyens possibles dans les cas qu’il avait à soigner.

Mais, dans cette période critique de ses débuts, Lydgate fut heureusement aidé par ce que nous autres, mortels, appelons inconsidérément la chance. Il n’est pas, je crois, de médecin nouveau qui soit jamais arrivé dans un endroit, sans y faire des cures qui frappent tout le monde — des cures qu’on peut appeler les certificats de la chance, et qui méritent autant de crédit que toutes les cures écrites ou imprimées. Plusieurs malades guérirent pendant que Lydgate les soignait, quelques-uns même revinrent de dangereuses maladies et on remarqua que le nouveau docteur, avec ses nouvelles méthodes, avait au moins le mérite de ramener les gens du bord de la tombe. Le bruit qu’on faisait en de telles occasions était particulièrement désagréable à Lydgate, en ce qu’il lui donnait précisément cette sorte de prestige que peut souhaiter la médiocrité sans scrupule, fait pour servir de prétexte aux imputations des autres médecins, dont l’aversion naissante lui reprocherait d’encourager ces énormes bourdes de l’ignorance, pour se faire mousser. Sa fierté eût été tentée de s’en justifier tout haut, sans la sage réflexion qu’il était aussi inutile de combattre les interprétations de l’ignorance que de fouetter le brouillard, — et la chance persistait à se servir de ces interprétations.

Mistress Larcher, charitablement inquiète de certains symptômes alarmants dans la santé de sa femme de ménage, pria le docteur Minchin, un jour qu’il vint la voir, de s’occuper un peu d’elle et de lui donner un certificat pour l’hôpital ; sur quoi, après l’avoir examinée, M. Minchin rédigea un exposé de son cas, dans lequel il reconnut une tumeur, et recommanda la personne munie du billet, Nancy Nash, comme malade externe. Nancy laissa lire le papier du docteur Minchin aux gens dans le grenier desquels elle logeait, et la tumeur dont elle était affligée devint un sujet de conversation et d’apitoiement dans les boutiques du voisinage, une tumeur qu’on déclarait d’abord de la taille et de la dureté d’un œuf de canard, puis, un peu plus tard dans la journée, de la dimension de votre poing. La plupart des interlocuteurs pensaient qu’on serait obligé de faire une opération pour l’enlever, mais l’un avait entendu parler d’une certaine huile, l’autre d’une espèce de chiendent, propres à attendrir et à réduire toutes les grosseurs internes, à condition d’en prendre assez, — l’huile en ramollissant graduellement, le chiendent en l’absorbant peu à peu.

Cependant, lorsque Nancy se présenta à l’hôpital, il se trouva que c’était un des jours où Lydgate y était de service. Après l’avoir questionnée et examinée, Lydgate dit à voix basse à l’interne : « Ce n’est pas une tumeur, c’est une crampe, » Il lui fit une prescription, et lui dit de rentrer se reposer.

La douleur s’étant portée sur une autre région, Lydgate lui continua ses soins dans son grenier pendant une quinzaine de jours, au bout desquels, elle se trouva tout à fait guérie et retourna à son ouvrage. On n’en continua pas moins, dans le quartier, à parler de son cas, comme d’une tumeur, et mistress Larcher elle-même ; car lorsqu’on raconta la merveilleuse cure de Lydgate au docteur Minchin, il ne se soucia pas, bien entendu, d’avouer que le cas n’était pas une tumeur et qu’il s’était trompé en le jugeant tel, mais répondit : « En vérité ! Ah ! je savais bien que c’était une affaire de chirurgie et nullement fatale. » Il avait pourtant été intérieurement fort ennuyé, lorsqu’il s’était informé à l’hôpital de la femme qu’il y avait recommandée deux jours auparavant, d’apprendre l’exacte vérité de la bouche de l’élève chirurgien, qui n’était pas fâché de vexer en toute impunité le docteur Minchin : il déclara en particulier qu’il était indécent de la part d’un praticien général de contredire aussi publiquement le diagnostic d’un médecin, et il conclut avec Wrench que Lydgate décidément manquait trop désagréablement aux lois des convenances.

Lydgate ne vit pas dans cette affaire un motif de se priser davantage, ou de mésestimer plus particulièrement Minchin ; de semblables redressements d’erreurs ne sont pas rares entre hommes d’égal mérite. Mais le bruit public s’empara de ce merveilleux cas de tumeur qu’on ne distinguait pas clairement d’un cancer, et qui, pour appartenir à l’espèce voyageante, était considéré comme doublement grave, si bien qu’une bonne partie des préjugés entretenus contre la méthode de Lydgate, en matière de drogues, céda devant la preuve faite de sa merveilleuse habileté dans la guérison rapide de Nancy Nash, — Nancy Nash qui avait souffert mille morts d’une tumeur enracinée qu’il avait contrainte à disparaître.

Qu’y pouvait faire Lydgate ? À une dame qui s’émerveille de votre habileté, il est malséant de dire qu’elle se trompe et qu’elle est absurde dans son étonnement. Et quant à entrer dans l’explication de la nature des maladies, ce n’eût été qu’une infraction de plus aux convenances professionnelles. Il fut ainsi obligé de céder devant le gage de succès qu’il devait à cette louange ignorante, qui passe à côté de la valeur véritable.

Dans le cas d’un malade plus en évidence, M. Borthrop Trumbull, Lydgate sentit qu’il avait fait œuvre de quelqu’un qui n’était pas le premier médecin venu, quitte à n’en recueillir encore que des suffrages équivoques. L’éloquent commissaire priseur fut attaqué d’une pneumonie ; ancien client de Peacock, il fit chercher Lydgate qu’il avait exprimé l’intention de patronner. M. Trumbull était un homme robuste, un sujet excellent, sur lequel on pourrait faire l’essai de la méthode expectante, suivre et noter la marche d’une maladie intéressante, abandonnée le plus possible à elle-même ; et en voyant la manière dont il décrivait toutes ses sensations, Lydgate devina qu’il aimerait à ce que son médecin le mît dans sa confidence, et lui laissât en quelque sorte une part dans sa propre guérison. Le commissaire priseur apprit sans beaucoup d’étonnement que sa constitution physique était de nature à pouvoir, sous une surveillance convenable, être abandonnée à elle-même, de manière à offrir l’exemple admirable d’une maladie clairement dessinée dans toutes ses phases, et qu’il avait probablement la rare force morale de pouvoir fournir volontairement sur lui-même la preuve d’un traitement rationnel, et de faire ainsi, du désordre de ses onctions pulmonaires, un bienfait général pour la société.

M. Trumbull admit volontiers et partagea énergiquement l’opinion qu’une maladie chez un homme comme lui n’était pas une occasion ordinaire pour la science médicale.

— Ne craignez rien, monsieur ; vous ne parlez pas à quelqu’un de tout à fait ignorant de la vis medicatrix, dit-il avec son ton ordinaire de supériorité, auquel sa difficulté à respirer ajoutait une expression légèrement pathétique.

Et il supporta, sans faiblir, la privation complète de tout médicament, puissamment soutenu par l’application du thermomètre qui indiquait l’importance de sa température, par le sentiment qu’il fournissait des matières pour le microscope, et par la connaissance qu’il acquérait de plusieurs mots nouveaux paraissant appropriés à la dignité de ses sécrétions. Lydgate avait l’esprit de lui donner la jouissance de petites conversations techniques.

On peut facilement imaginer que M. Trumbull quitta son lit de malade avec une forte disposition à parler d’une maladie dans laquelle il avait manifesté sa force d’âme aussi bien que la force de sa constitution ; et il ne se fit pas faute d’accorder son crédit à un médecin qui avait su discerner la qualité du malade auquel il avait affaire. Le commissaire n’était pas dépourvu de générosité, il aimait à donner aux autres ce qui leur était dû, s’en sentant les moyens. Il avait attrapé les mots « méthode expectante » et modulait des variations sur cette phrase et d’autres aussi savantes, à l’appui de sa déclaration que Lydgate savait une ou deux choses de plus que le reste des médecins, et était beaucoup plus versé dans les secrets de sa profession que la majorité de ses confrères.

Un peu plus tard, la maladie de Fred Vincy était enfin venue donner à l’hostilité de M. Wrench contre Lydgate un motif personnel plus défini. Le nouveau venu, en tant que rival, menaçait de devenir une calamité, et c’était certainement déjà une calamité, que les critiques et les réflexions qu’il dirigeait contre ses aînés, laborieux travailleurs qui avaient eu autre chose à faire que de s’occuper de théories non encore éprouvées. Sa clientèle s’était étendue dans plusieurs quartiers, et, dès le premier moment, le bruit qu’il appartenait à une famille de l’aristocratie l’avait fait inviter à peu près partout, de façon que les autres médecins furent obligés de le rencontrer à des dîners dans les meilleures maisons de la ville ; or, être forcé de se rencontrer avec un homme qu’on n’aime pas n’est pas toujours fait pour engendrer un attachement mutuel. Sur aucun sujet, ils n’étaient entre eux plus d’accord, que pour déclarer unanimement que Lydgate était un jeune personnage arrogant, et disposé, malgré cela, dans l’espoir d’occuper plus tard une situation prépondérante, à montrer envers Bulstrode une rampante servilité. Quant à M. Farebrother, dont le nom servait de drapeau au parti antibulstrodien, on attribuait son habitude de défendre Lydgate et de le traiter en ami, à sa façon inexplicable de combattre dans les deux camps.

Il y avait là une ample préparation à l’explosion de dégoût professionnel que fit éclater l’annonce des lois que rédigeait Bulstrode pour la direction du nouvel hôpital, lois d’autant plus exaspérantes qu’il était alors absolument impossible de s’opposer à sa volonté et à son bon plaisir, tout le monde, à l’exception de lord Medlicote, s’étant refusé à contribuer à la construction des bâtiments, sous prétexte qu’on préférait réserver son argent pour le vieil hospice. M. Bulstrode en supporta tous les frais et ne regretta pas longtemps d’avoir acheté le droit de mettre à exécution ses plans de réforme, sans rencontrer d’obstacle de la part d’associés mal disposés.

Cet hôpital était devenu pour lui un objet d’immense intérêt, et il aurait volontiers continué à y mettre tous les ans une grosse somme, afin de pouvoir le diriger en dictateur sans l’assistance d’aucun conseil ; mais il avait un autre projet favori dont l’exécution réclamait aussi beaucoup d’argent : il voulait acheter des terres dans les environs de Middlemarch, et souhaitait, en conséquence, de voir assurer le fonctionnement de l’hôpital par des souscriptions étrangères. En attendant, il poursuivait son plan d’action. L’hôpital devait être réservé aux fièvres de tous les genres : Lydgate devait avoir la haute direction médicale, afin d’y poursuivre librement toutes les recherches comparatives dont ses études, à Paris surtout, lui avaient montré l’importance ; les autres médecins auraient une influence consultative, mais nul pouvoir de contrevenir aux décisions finales de Lydgate ; la direction générale était remise exclusivement aux mains de cinq directeurs, associés avec Bulstrode, et ayant un droit de vote proportionnel à l’importance de leurs souscriptions.

Il y eut refus immédiat, de la part de tous les médecins de Middlemarch, de faire des visites médicales à l’hôpital des fièvres.

— Très bien, dit Lydgate à M. Bulstrode, nous avons un excellent élève chirurgien, très capable d’administrer les médicaments, c’est un garçon qui a de la tête, et adroit de ses mains ; nous ferons venir deux fois par semaine Webbe, de Crobsley, qui est un aussi bon praticien de province qu’aucun des autres ; et pour toutes les opérations exceptionnelles, Protherœ viendra de Brassing. Il faudra que je travaille davantage, voilà tout ; et j’ai déjà renoncé à ma place à l’hospice. Le plan réussira en dépit des autres, et alors ils seront heureux d’y entrer. Les choses ne peuvent pas durer comme elles sont : il y a quantité de réformes urgentes ; et puis il se trouvera peut-être des jeunes gens qui seront heureux de venir étudier ici. Lydgate était plein d’ardeur.

— Je ne reculerai pas, vous pouvez y compter, monsieur Lydgate, répondit M. Bulstrode. Tant que je vous verrai apporter votre énergie à l’exécution d’intentions élevées, vous aurez mon appui qui ne faiblira point. Et j’ai l’humble confiance que la grâce divine, qui a jusqu’ici secondé mes efforts contre l’esprit du mal en cette ville, ne me sera pas retirée. Je ne doute pas de pouvoir me procurer des directeurs capables de m’aider. M. Brooke, de Tipton, m’a déjà offert son concours avec la promesse de contribuer annuellement de sa bourse : il n’a pas spécifié la somme, — elle ne sera probablement pas forte. Mais ce sera un membre utile dans le conseil.

Un membre utile, cela voulait peut-être dire un homme qui ne proposerait jamais rien de nouveau et voterait toujours avec Bulstrode.

L’aversion des médecins pour Lydgate ne se déguisait plus guère. Ni le docteur Sprague, ni le docteur Minchin ne se posaient en adversaires de la science et des idées de Lydgate pour l’amélioration du traitement médical : ce qu’ils n’aimaient pas, disaient-ils, c’était son arrogance que personne ne pouvait nier. Ils donnaient à entendre qu’il était insolent, prétentieux, ne se jetait dans les innovations inutiles que par amour du bruit et de l’étalage, en pur charlatan.

Le mot charlatan une fois jeté en l’air ne pouvait manquer d’être ramassé.

— M. Bulstrode, ajoutaient quelques-uns, avait bien trouvé dans Lydgate l’homme qu’il lui fallait ; un charlatan de religion était fait pour aimer les autres espèces de charlatans.

Après cela, on répéta dans plusieurs quartiers de la ville que Lydgate ne craignait pas de jouer avec les plus respectables constitutions pour satisfaire ses projets ; et combien était-il donc plus probable encore, qu’avec ses expériences inconsidérées il mettrait sens dessus dessous les malades de l’hôpital ; sans compter qu’il fallait pour comble s’attendre, comme l’avait dit l’hôtesse du Hanap, à le voir, sans scrupules, découper leurs corps en morceaux.

Les choses en étaient là, quand Lydgate s’ouvrit à Dorothée de la question de l’hôpital. Nous avons vu qu’il supportait l’hostilité et les sottes et ridicules inventions de ses adversaires avec beaucoup de bonne humeur, sentant qu’elles venaient en grande partie de ses premiers succès.

— Ils ne me feront pas partir, dit-il en causant confidentiellement dans le cabinet de M. Farebrother. J’ai trouvé ici une bonne occasion d’accomplir les projets qui me tiennent le plus à cœur et je suis presque assuré d’arriver à un revenu qui suffira à nos besoins. J’avancerai peu à peu, le plus tranquillement possible. Je n’ai pas de séductions maintenant, qui m’appellent hors de chez moi ou de mon travail. Et je suis de plus en plus convaincu qu’il sera possible de démontrer l’homogénéité d’origine des tissus. Raspail et d’autres sont sur la même piste, moi j’ai perdu du temps.

— Je n’ai pas le pouvoir de prophétiser en ces matières, répondit M. Farebrother, qui avait aspiré pensivement quelques bouffées de sa pipe, pendant que Lydgate parlait ; mais, pour ce qui est de l’hostilité de la ville, vous en viendrez à bout, si vous êtes prudent.

— Comment faire pour être prudent ? Je ne fais absolument que ce qui s’offre à moi. Je ne peux rien à l’ignorance et au dépit des autres, pas plus que Vésale autrefois. Il n’est pas possible de régler sa conduite sur des éventualités absurdes que personne ne saurait prévoir.

— Parfaitement vrai : je ne voulais pas dire cela. Je ne parlais que de deux choses. L’une, c’est de vous tenir aussi indépendant que vous pourrez de Bulstrode : vous pouvez sans doute, en marchant avec lui, continuer à faire d’utiles travaux pour vous-même, mais ne vous laissez pas lier. Peut-être vous semble-t-il que c’est un sentiment personnel qui me fait parler, et il y a bien un peu de cela, je l’avoue, mais le sentiment personnel n’a pas toujours tort, quand on le réduit à des impressions qui n’en font qu’une simple opinion.

— Bulstrode ne m’est rien, dit Lydgate avec insouciance, en dehors de l’intérêt public. Quant à lui être étroitement lié, je ne l’aime pas assez pour cela. Mais quelle était l’autre chose que vous vouliez me dire ? ajouta-t-il en se caressant la jambe le plus confortablement du monde, sans se sentir grand besoin de conseil.

— Eh bien, voici. Prenez garde — Experto crede, — prenez garde de vous laisser empêtrer dans des affaires d’argent. Je sais, par un mot qui vous est échappé un jour, que vous n’aimez pas mon habitude de tant jouer d’argent aux cartes. Vous avez assez raison en cela. Mais tâchez de ne jamais tomber dans cette situation, d’avoir besoin de petites sommes que vous n’avez pas. Ce que je vous dis là est peut-être superflu ; mais on est toujours porté à se ménager à soi-même une certaine supériorité, en donnant aux autres à la fois le mauvais exemple et de bons sermons.

Lydgate, qui ne les eût guère acceptées d’un autre, accueillit très cordialement les allusions de M. Farebrother. Il ne put s’empêcher de se souvenir qu’il avait contracté dernièrement quelques dettes, mais celles-là lui avaient paru inévitables, et il n’avait pas l’intention maintenant de faire autre chose que de vivre sur un pied modeste. Le mobilier pour lequel il s’était endetté n’aurait pas besoin d’être renouvelé, ni la cave non plus, d’ici longtemps.

Bien des pensées le réjouissaient à cette heure — et avec raison. Quand un homme se sent de l’enthousiasme pour un but noble et élevé, il est soutenu dans les petites hostilités par la mémoire des grands travailleurs qui ont dû, eux aussi, se frayer un chemin par la lutte et non sans blessures, et qui planent dans son esprit comme de saints patrons lui prêtant une aide invisible. Un peu plus tard, dans cette même soirée où il avait eu cette conversation avec M. Farebrother, il était chez lui, ses longues jambes étendues sur le divan, les mains croisées derrière sa tête renversée en arrière, dans son attitude favorite de méditation ; Rosemonde, assise au piano, jouait une mélodie après l’autre, et tout ce que son mari (l’éléphant sensible qu’il était) en savait, c’est qu’elles s’accordaient avec sa disposition d’âme, comme de mélodieuses brises de mer.

Il y avait à ce moment quelque chose de très beau dans le regard de Lydgate, et quiconque l’aurait vu aurait été tenté de parier pour son œuvre. Dans ses yeux noirs, sur sa bouche et sur son front, régnait cette placidité qui vient de la plénitude des pensées contemplatives, alors que l’esprit ne cherche pas, mais contemple seulement, et que le regard semble rempli de ce qu’il y a derrière lui.

Rosemonde quitta le piano et vint s’asseoir sur une chaise tout près du divan en face de son mari.

— Est ce assez de musique pour votre agrément, mon seigneur ? dit-elle en joignant les mains sur ses genoux et en revêtant un petit air d’humilité.

— Oui, chère, si vous êtes fatiguée, répondit Lydgate doucement, en tournant les yeux et en les attachant sur elle, mais sans bouger autrement. La présence de Rosemonde, en ce moment, ne comptait peut-être pas plus qu’une goutte d’eau apportée à un lac, et son instinct de femme ne s’y trompa pas.

— Qu’est-ce qui vous absorbe, demanda-t-elle, se penchant en avant et rapprochant son visage de celui de Lydgate.

Il décroisa ses mains et les passa doucement derrière les épaules de sa femme.

— Je pense à un grand homme, qui était à peu près de mon âge, il y a trois cents ans, et qui avait déjà ouvert à l’anatomie une ère nouvelle.

— Je ne puis deviner, dit Rosemonde en secouant la tête. Nous avions l’habitude, en jouant, de deviner des personnages historiques, chez mistress Lemon, mais pas des anatomistes.

— Je vais vous le dire. Son nom était Vésale. Et sa seule ressource, pour arriver à connaître l’anatomie, comme il l’a fait, c’était d’aller déterrer des cadavres la nuit dans les cimetières et les lieux d’exécution.

— Oh ! fit Rosemonde avec une expression de dégoût sur sa jolie figure. Je suis bien contente que vous ne soyez pas Vésale. N’aurait-il pas pu trouver un moyen un peu moins horrible que celui-là ?  ?

— Non, il ne le pouvait pas, dit Lydgate, poursuivant trop gravement sa pensée pour prêter beaucoup d’attention à sa réponse. Il ne put se procurer un squelette complet qu’en enlevant du gibet les os blanchis d’un criminel, il les enterra et en secret il allait les chercher, dans le silence de la nuit.

— J’espère que ce n’est pas un de vos grands héros, dit Rosemonde moitié gaiement et moitié avec inquiétude, sans quoi, vous allez vous lever au milieu de la nuit, pour vous rendre au cimetière de Saint-Pierre. Vous savez combien vous m’avez dit que les gens étaient fâchés ici à propos de mistress Goby. Vous avez déjà assez d’ennemis.

— Ainsi en avait Vésale, Rosy. Il n’est pas surprenant que les petits médecins aveugles de Middlemarch soient jaloux, quand quelques-uns des plus grands docteurs se sont montrés féroces contre Vésale, parce qu’ils avaient cru en Galien et que Vésale a démontré que Galien était dans l’erreur. Il l’ont traité d’imposteur, de monstre venimeux. Mais la charpente humaine était un fait, et le fait était pour lui, et il s’en est tiré à son honneur.

— Et qu’est-ce qui lui est arrivé par la suite ? demanda Rosemonde avec un peu plus d’intérêt.

— Oh ! il a eu bien des luttes à soutenir jusqu’à la fin. Et, à un certain moment, elles l’ont assez exaspéré pour lui faire brûler une bonne partie de ses œuvres. Et puis, il a fait naufrage en se rendant de Jérusalem à Padoue, où il allait occuper une chaire. Il est mort assez misérablement.

Il y eut un moment de silence avant que Rosemonde reprît :

— Savez-vous, Tertius, j’ai souvent souhaité que vous n’eussiez pas été médecin.

— Non, Rosy, ne dites pas cela, dit Lydgate en l’attirant plus près de lui. C’est comme si vous disiez que vous voudriez avoir épousé un autre homme.

— Pas du tout ; vous avez assez de talents pour être propre à tout : vous auriez pu aisément devenir tout autre chose. Et vos cousins, à Quallingham, pensent tous que vous êtes descendu au-dessous d’eux en choisissant votre profession.

— Que les cousins de Quallingham aillent au diable ! Cela ressemble bien à leur impudence, de vous tenir à vous un semblable langage.

— Pourtant, dit Rosemonde, je ne trouve pas que ce soit une belle profession, mon ami. — Nous savons qu’elle avait dans ses opinions beaucoup de calme ténacité.

— C’est la plus grande profession du monde, Rosemonde, répliqua Lydgate gravement. Et me dire que vous m’aimez, sans aimer en moi l’homme médecin, c’est la même chose que de dire que vous aimez la pêche, mais que vous n’en aimez pas l’arôme. Ne dites plus cela, chérie, cela me fait de la peine.

— Très bien, docteur Grave-Visage, dit Rosy en montrant ses fossettes. Je déclarerai à l’avenir que je raffole de squelettes, et de déterreurs de cadavres, et de petits fragments contenus dans des fioles, et de querelles avec tout le monde, qui aboutiront à vous faire mourir misérablement.

— Non, non, pas si terrible que cela, dit Lydgate, renonçant à lui faire plus ample remontrance et se résignant à la caresser.



CHAPITRE IV


Tandis que Lydgate, marié sous d’heureux auspices et tout-puissant à l’hôpital, avait le sentiment qu’il luttait pour la réforme médicale contre Middlemarch, Middlemarch, de son côté, avait de plus en plus conscience de la lutte nationale qui s’élevait pour un autre genre de réforme.

— Les choses vont croitre et mûrir comme dans une année à comète, disait Will à M. Brooke. Le tempérament public va bientôt arriver à une chaleur de comète, maintenant qu’on a abordé la question de la réforme. Il y aura sans doute avant peu une nouvelle élection, et jusque-là Middlemarch se sera mis quelques idées de plus dans la tête. C’est au Pionnier et dans les meetings politiques qu’il nous faut travailler pour le moment.

— Bien dit, Ladislaw ; nous ferons ici de l’opinion quelque chose de neuf, répliqua M. Brooke, seulement j’entends garder mon indépendance dans la question de la réforme, vous savez. Je ne veux pas aller trop loin.

— Si vous entrez dans le principe de la réforme, il faut vous préparer à accepter ce que la situation vous présentera. Si chacun tirait de son côté contre tous les autres, tout s’en irait bientôt en lambeaux.

— Oui, oui, je suis d’accord avec vous. Je me rattache tout à fait à ce point de vue. Je soutiendrais Grey, vous savez. Mais je ne demande pas à changer l’équilibre de la constitution et je ne crois pas que Grey le voulût non plus.

— Mais c’est ce que demande le pays, dit Will. Il faut une Chambre des communes qui ne soit pas encombrée de membres de la classe des propriétaires, mais qui compte en nombre suffisant des représentants des autres intérêts. Et quant à se contenter d’une réforme qui ne soit pas cela, c’est comme de prétendre à un petit morceau d’une avalanche qui a déjà commencé de grandir.

— Voilà qui est bien, Ladislaw. C’est la vraie manière d’établir les choses. — Écrivez-moi cela un peu plus au long maintenant. Il faut commencer à amasser des documents sur les sentiments du pays aussi bien que sur la détresse générale ; et la machine du monde est en train de se détraquer. Mettez cela dans le Pionnier. Vous avez un certain art d’établir les faits — n’oublions pas Burke non plus. — Quand je pense à Burke, je ne peux m’empêcher de souhaiter que quelqu’un ait un petit bourg de poche à vous donner, Ladislaw. Vous ne serez jamais élu, vous savez ; que nous réformions tant que nous voudrons, nous aurons toujours besoin de talents. Cette avalanche et ce grondement, voyez-vous, c’était vraiment un peu comme Burke. J’ai besoin de ce genre de choses, non pas d’idées, vous savez, mais d’une manière de les rendre.

— Les bourgs de poche seraient une très belle chose, dit Ladislaw, à condition d’être toujours dans la bonne poche, et d’avoir toujours un Burke à portée.

Will n’était pas fâché de cette comparaison flatteuse même dans la bouche de M. Brooke ; quand on a la conscience de s’exprimer mieux que les autres, il est dans la nature humaine de trouver un peu dur que cette supériorité passe inaperçue, et, dans sa soif d’admiration pour tout ce qui en est digne, de s’accommoder encore d’un applaudissement de raccroc, s’il tombe juste à point. Will sentait que ses raffinements littéraires étaient presque toujours au-dessus de la généralité des esprits à Middlemarch ; mais il commençait à aimer le travail qu’il avait entrepris d’abord avec assez peu d’ardeur, Il se demandait : Pourquoi pas ? et il étudiait la situation politique avec autant d’intérêt qu’il en avait jamais donné à la métrique ou à l’étude du moyen âge. Que Will n’eût pas eu le désir de vivre là où vivait Dorothée, que peut-être seulement il eût su quoi faire d’autre, nous ne l’eussions sûrement pas vu à cette époque occupé à méditer sur les besoins du peuple anglais ou à critiquer la politique anglaise. Il eût bien plutôt voyagé en Italie, de côté et d’autre, sans but précis, esquissant le plan de nombreux drames, essayant de la prose et la trouvant trop maigre, essayant des vers et les trouvant trop artificiels, entreprenant de copier des fragments de vieux tableaux, les quittant parce qu’ils ne valaient rien, et reconnaissant qu’après tout la culture de soi-même était l’essentiel, ce qui ne l’eût pas empêché de sympathiser chaudement en politique avec la liberté et le progrès. N’arrive-t-il pas souvent que le sentiment du devoir reste comme endormi au fond de notre être, jusqu’à ce que le travail vienne prendre la place du dilettantisme et nous fasse comprendre que la valeur de nos actes n’est pas matière indifférente ?

Ladislaw avait accepté maintenant sa part de travail, bien que son travail ne fût pas ce quelque chose de flottant et d’indéterminé qu’il avait rêvé jadis comme ce qu’il y avait de plus noble au monde et comme seul digne d’efforts persévérants. Il était prompt à s’exalter pour tout ce qui touchait à la vie et aux actions humaines ; la révolte, facile à exciter chez lui, ne le rendait que plus ardent dans ses sentiments publics. En dépit de M. Casaubon et de son exil de Lowick, il était plutôt heureux, acquérant dans la voie de l’utile beaucoup de connaissances nouvelles, dirigées vers des buts pratiques, dont profitait la popularité du Pionnier, il était célèbre jusqu’à Brassing (qu’importait l’exiguïté de l’arène ; ses écrits n’étaient pas plus mauvais que la plupart de ceux qui atteignent les quatre coins de l’univers).

Si M. Brooke était parfois un peu irritant, Will trouvait dans le partage de son temps entre ses visites à la Grange et de bonnes heures de retraite dans son appartement de Middlemarch, un remède contre l’impatience.

— Poussons un peu la cheville, se disait-il, et M. Brooke pourrait entrer au cabinet, tandis que je deviendrais sous-secrétaire d’État. C’est l’ordre commun des choses ; les petites vagues font les grandes et elles commencent comme les autres. Je suis mieux ici, que si j’avais suivi les conseils de M. Casaubon ; j’y ai du moins les coudées franches pour travailler comme il me plaît, sans avoir à me préoccuper de réagir contre la rigueur des préjugés. Je ne tiens ni au prestige ni à l’argent.

Will, comme l’avait très bien dit Lydgate, était une espèce de bohème, se trouvant bien de n’appartenir à aucune classe, il avait le sentiment du romanesque de sa situation et celui, non moins agréable, de faire naître un peu de surprise partout où il se montrait. Il avait été troublé dans cette sorte de jouissance depuis sa rencontre imprévue avec Dorothée chez Lydgate, qui les avait comme éloignés l’un de l’autre, et, dans son irritation, il s’en prenait à M. Casaubon qui avait déclaré par avance que Will dérogerait de sa caste.

— Je n’ai jamais appartenu à aucune caste, se disait-il et son sang jeune apparaissait et disparaissait sur sa peau transparente à chaque battement de son cœur. Mais ce sont choses différentes d’aimer le défi, ou d’en aimer les conséquences.

L’opinion de la ville sur le nouveau rédacteur du Pionnier tendait à confirmer les idées de M. Casaubon. La parenté de Will avec une famille distinguée ne lui servait pas, comme les hautes relations de famille de Lydgate, d’introduction avantageuse ; si le bruit courait que le jeune Ladislaw était le neveu ou le cousin de M. Casaubon, le bruit courait aussi que M. Casaubon ne voulait pas avoir affaire avec lui.

— Brooke s’est chargé de lui, disait M. Hawley, parce que c’est une chose qui ne serait jamais venue à l’idée d’un homme de bon sens. Casaubon a de diablement bonnes raisons, vous pouvez y compter, pour battre froid à ce jeune drôle dont il a payé l’éducation.

M. Keck, l’éditeur de la Trompette, assurait que, si on connaissait la vérité, on découvrirait dans Ladislaw non seulement un espion polonais, mais un individu légèrement timbré, ce qui expliquait la rapidité et la volubilité extraordinaire de son langage dès qu’il était lancé sur un sujet. Keck trouvait abominable de voir un individu de rien, aux cheveux bouclés et flottants, se lever et discourir à l’heure, comme un énergumène, contre les institutions qui existaient alors qu’il était encore au berceau.

Ce dangereux aspect de Ladislaw contrastait étrangement avec certaines de ses habitudes, qui devinrent aussi matière à remarques. Il avait pour les petits enfants une tendresse à la fois de nature et d’artiste. Plus ils étaient petits sur leurs jambes remuantes, plus leur costume était drôle, et plus Will aimait à leur faire des surprises et à les amuser. Nous savons qu’à Rome il se plaisait à se promener au milieu du peuple. À Middlemarch, il avait ramassé de différents côtés une troupe d’enfants plus drôles les uns que les autres, des petits garçons sans chapeau avec les chausses tout usées et leurs petites chemises étriquées pendant au dehors, des petites filles qui, pour le regarder, écartaient les cheveux qui leur couvraient les yeux et le visage. Il emmenait sa troupe dans des excursions vagabondes à Halsell-Wood au temps des noisettes ; une fois, par un beau jour clair d’hiver, il leur alluma un feu de joie dans un ravin, sur la pente d’une colline, les régala d’un petit festin de « gingerbread » et leur improvisa un drame de « Polichinelle et sa femme », avec quelques marionnettes qu’il avait fabriquées à ses heures de loisir. C’était là une de ses fantaisies ; une autre, c’est que dans les maisons où il devenait intime, il avait l’habitude de s’étendre tout de son long devant la cheminée tout en causant, et si des visites le surprenaient dans cette attitude, on attribuait assez naturellement une semblable irrégularité de tenue à ce qu’on entendait dire du jeune homme, du mélange de sang qui coulait dans ses veines et du relâchement de ses mœurs en général.

Mais les articles de Will, comme ses discours, le recommandaient dans les familles que la nouvelle division des partis avait poussées du côté de la réforme. Il était invité chez M. Bulstrode, mais là il ne pouvait s’étendre sur le tapis de la cheminée, et mistress Bulstrode trouvait que sa manière de parler des pays catholiques, comme s’il y avait quelque vérité dans l’Antéchrist, prouvait bien la tendance ordinaire à une originalité malsaine, des hommes occupés de travaux intellectuels.

Cependant, chez M. Farebrother que l’ironie des événements avait attiré dans le mouvement national du même côté que M. Bulstrode, Will devint le favori des dames de la maison, surtout de la petite miss Noble, qu’une de ses fantaisies était d’escorter chaque fois qu’il la rencontrait dans la rue avec son petit panier, lui offrant le bras aux yeux de toute la ville et insistant pour l’accompagner dans les visites où elle distribuait les petits riens dérobes à sa part de douceurs.

Mais la maison qu’il fréquentait le plus et où il pouvait le mieux s’étendre à son aise sur le tapis de la cheminée était celle de Lydgate. Ces deux hommes, sans se ressembler en rien, ne s’entendaient pas plus mal pour cela. Lydgate était brusque mais point irritable, et ne faisait pas attention aux migraines des gens bien portants ; Ladislaw, de son côté, ne prodiguait pas ses susceptibilités à ceux qui n’y prenaient pas garde. Avec Rosemonde il lui arrivait souvent de bouder, de se montrer fantasque, rien moins que galant, à la grande surprise de celle ci ; néanmoins il devenait peu à peu nécessaire à son agrément, faisant de la musique avec elle et la distrayant par sa conversation facile et variée. Les graves préoccupations qui semblaient absorber son mari lui en faisaient souvent trouver l’humeur peu aimable pour elle, en dépit de toute sa tendresse et de son indulgence, et elle n’en détestait que davantage la profession médicale.

Lydgate ne pouvait voir sans ironie la foi superstitieuse que tant de gens attachaient à l’efficacité du nouveau « bill », alors que personne ne s’inquiétait du triste état de la pathologie, et souvent il pressait Will de questions embarrassantes.

Un soir du mois de mars, Rosemonde, vêtue d’une robe couleur cerise garnie de cygne autour du cou, était assise à la table à thé ; Lydgate, rentré tard, fatigué de son travail du jour, était étendu sur une chaise longue prés du feu, une jambe passée par-dessus le bras de son siège ; il parcourait des yeux, le front légèrement soucieux, les colonnes du Pionnier ; Rosemonde évitait de le regarder et remerciait intérieurement le ciel de n’avoir pas elle-même une disposition chagrine. Will Ladislaw était étendu sur le tapis, contemplant distraitement la tringle du rideau et fredonnant tout bas les premières notes de : La première fois que j’ai vu ton visage, tandis que l’épagneul de la maison, également étendu dans un coin, regardait entre ses pattes l’usurpateur du tapis d’un œil mécontent.

Rosemonde, ayant apporté à Lydgate sa tasse de thé, celui-ci déposa le journal et dit à Will qui s’était levé et rapproché de la table :

— Vous avez beau présenter Brooke comme un propriétaire réformateur, Ladislaw, on ne lui en perce que d’autant plus de trous dans ses habits, à la Trompette.

— N’importe ; ceux qui lisent le Pionnier ne lisent pas la Trompette, dit Will en avalant son thé et en se promenant dans la chambre. Croyez-vous que le public lise cela avec l’idée de se convertir ?

— Farebrother ne croit pas que Brooke serait élu, si l’occasion s’en présentait ; les hommes mêmes qui font profession d’être pour lui tireraient du sac un autre membre au moment propice.

— Il n’y a pas de mal à essayer. C’est très bon d’avoir des membres résidents.

— Pourquoi ? dit Lydgate, qui était coutumier de cette interrogation brève et parfois embarrassante.

— Ils représentent mieux la stupidité locale, dit Will en riant et en secouant sa chevelure, et ils sont forcés de veiller sur leur conduite dans le pays. Brooke n’est pas un mauvais homme ; mais les quelques bonnes choses qu’il a faites sur ses terres, il ne les eût jamais faites, si cette mouche parlementaire ne l’avait piqué.

— Il n’est pas taillé en homme public, dit Lydgate avec une fermeté dédaigneuse. Ce serait une déception que de compter sur lui. Je vois bien cela à l’hôpital. Seulement Bulstrode est là, qui tient les rênes et qui le dirige.

— Cela dépend où vous placez votre type d’homme public, dit Will. En cette occasion il suffit parfaitement ; quand les gens se sont monté la tête comme ils le font à présent, ils n’ont pas besoin d’un homme, ils n’ont besoin que d’un vote.

— C’est votre manière à vous autres, écrivains politiques, vous prônez une mesure comme si c’était un remède universel, et puis vous prônez des hommes qui font partie de la maladie même qui a besoin de ce remède.

— Pourquoi pas ? Les hommes peuvent contribuer, à force de remèdes, à se faire disparaître, sans le savoir, de la surface de la terre, dit Will qui savait improviser des raisons quand il n’avait pas réfléchi d’avance à une question.

— Ce n’est pas une excuse pour encourager l’exagération superstitieuse d’espérances fondées sur cette mesure particulière, pour aider le cri public à l’avaler en entier et pour envoyer voter des perroquets qui ne sont bons qu’à porter leur vote. Vous faites la guerre à la « pourriture » et il n’y a rien de plus complètement pourri que de faire croire aux gens qu’il suffit d’un tour de passe-passe politique pour guérir la société.

— Tout cela est bel et bon, mon cher ami. Mais il faut bien commencer par un bout, et soyez bien persuadé qu’on ne pourra jamais réformer quantité de choses humiliantes pour la nation, si l’on ne commence par cette réforme spéciale. En attendant mieux, je suis pour l’homme qui soutient les droits des gens, et non pour l’homme vertueux qui soutient et favorise les torts. La question est de savoir si nous ne devons rien essayer avant d’avoir trouvé des hommes immaculés pour travailler avec nous. Est-ce ainsi que vous agiriez ? Prenez un homme qui veuille vous apporter une réforme médicale, et un autre qui la combatte ; vous demanderez-vous lequel a les meilleurs mobiles ou la meilleure cervelle ?

— Oh ! sans doute, dit Lydgate, si on ne travaillait pas avec les hommes que l’on a sous la main, on serait vite au pied du mur. Supposez justifiée la plus mauvaise opinion que l’on a de Bulstrode dans la ville, en serait-il moins vrai qu’il a le sentiment et la volonté de faire ce qui, à mon avis, doit être fait dans les matières qui me concernent et m’intéressent ; mais c’est le seul point où je marche avec lui, ajouta Lydgate avec une certaine fierté, se rappelant les observations de M. Farebrother. Il ne m’est rien d’ailleurs ; je ne le prônerais pour nul motif personnel, je m’en garderais bien.

— Voulez-vous dire que je prône Brooke pour quelque motif personnel, dit Will Ladislaw piqué et se retournant brusquement.

Pour la première fois il se sentit blessé par Lydgate, et peut-être le fut-il d’autant plus que celui-ci semblait s’être abstenu de toute curiosité au sujet des motifs de sa liaison avec Brooke.

— En aucune façon, repartit Lydgate. J’expliquais simplement mes mobiles. Je voulais dire qu’un homme poursuivant un but spécial peut travailler avec d’autres hommes dont les motifs et la conduite générale sont équivoques, pourvu que lui-même soit bien sûr de son indépendance personnelle, et qu’il ne travaille pas pour son intérêt propre, qu’il s’agisse de place ou d’argent.

— Alors pourquoi n’étendez-vous pas votre libéralité à d’autres ? Mon indépendance personnelle compte autant pour moi que la vôtre compte pour vous. Vous n’avez pas plus de raisons d’imaginer que je fonde des espérances personnelles sur Brooke que je n’en ai d’imaginer que vous en fondez sur Bulstrode. Nos mobiles sont, je suppose, affaire de point d’honneur. Ils ne regardent personne. Mais quant à de l’argent et une situation dans le monde, conclut Will en rejetant la tête en arrière, je crois qu’il est assez clair que je ne me laisse pas diriger par des considérations de cette sorte.

— Vous vous méprenez tout à fait sur le sens de mes paroles, Ladislaw, dit Lydgate surpris.

Préoccupé de se justifier lui-même, il n’avait pas songé à ce que Ladislaw pourrait en inférer pour son compte.

— Je vous demande pardon de vous avoir blessé sans le vouloir. Le fait est que je vous attribuais bien plutôt un mépris romanesque de vos intérêts de ce monde. Quant à la question politique, j’en référais simplement à l’influence intellectuelle.

— Que vous êtes, tous les deux, désagréables ce soir ! dit Rosemonde. Je ne puis concevoir pourquoi vous avez été chercher cette question d’argent. La politique et la médecine sont bien assez déplaisantes pour suffire à la discussion. Une fois lancés sur ces deux sujets, vous êtes capables de continuer à vous quereller ensemble ou avec l’univers indéfiniment.

Rosemonde, ayant ainsi parlé du son ton ordinaire d’impartiale douceur, se leva pour tirer la sonnette et revint ensuite à sa table à ouvrage.

— Pauvre Rosy ! dit Lydgate, lui prenant la main au moment où elle passait devant lui. Les disputes n’ont aucun attrait pour les chérubins. Faites un peu de musique, demandez à Ladislaw de chanter avec vous.

Quand Will fut parti, Rosemonde dit à son mari :

— Qu’est-ce qui vous a mis de mauvaise humeur, ce soir, Tertius ?

— Moi ? C’est Ladislaw qui était de mauvaise humeur. C’est un vrai fagot d’épines.

— Avant cela, veux-je dire. Quelque chose vous avait contrarié avant votre retour, vous aviez l’air ennuyé. Et c’est cela qui vous a fait engager la discussion avec M. Ladislaw. Vous me faites beaucoup de peine lorsque vous êtes ainsi, Tertius.

— Je vous fais de la peine, je suis une brute alors, dit Lydgate, la caressant d’un air de repentir.

— Qu’est-ce qui vous a contrarié ?

— Oh ! des choses du dehors, des affaires.

C’était en réalité une lettre pressante d’un fournisseur réclamant le payement d’une note. Mais Rosemonde attendait un bébé et Lydgate voulait lui épargner tout souci.



CHAPITRE V


C’était un samedi soir que Will Ladislaw avait eu cette petite discussion avec Lydgate ; elle eut pour effet, lorsqu’il fut rentré chez lui, de le tenir sur pied une partie de la nuit, se répétant une fois encore avec une nouvelle irritation tout ce qu’il s’était déjà dit à propos de son installation à Middlemarch et de la manière dont il s’était attelé à M. Brooke. Les hésitations qu’il avait éprouvées avant de s’y décider s’étaient changées depuis en une susceptibilité qui se réveillait à chaque allusion indiquant qu’il eût été plus sage de ne pas le faire.

Dans quel but, en somme, avait-il agi ? Dans aucun but défini, sans doute. Il avait bien de vagues lueurs de certaines possibilités. Il n’y a pas d’être humain en possession de pensées et de passions, dont les passions n’influencent les pensées, et qui ne trouve des images s’élevant du fond de son âme pour adoucir sa passion par l’espoir, ou l’aiguillonner par la crainte. Mais ce qui arrive à la plupart d’entre nous se présente chez quelques-uns sous une forme particulière ; et Will n’était pas un de ces êtres dont l’esprit suit « la grande route » ; il avait des sentiers de traverse où se trouvaient de petits plaisirs de son choix, que des gentlemen galopant sur le grand chemin auraient trouvés sans doute plus ou moins idiots ; par exemple, l’espèce particulière de bonheur qu’il se faisait de son sentiment pour Dorothée.

La pensée basse et vulgaire dont M. Casaubon le soupçonnait, la pensée que l’intérêt qu’il avait excité chez elle pourrait bien porter Dorothée, devenant veuve, à l’accepter pour époux, était bien loin de lui. Il vivait sans se soucier d’une telle perspective ; et il n’allait pas jusqu’au bout de ses visions d’avenir en se disant, comme nous nous disons tous : « Si cela arrive ! » donnant ainsi à notre bonheur imaginaire une apparence de réalité. Ce n’était pas seulement qu’il fût peu disposé à nourrir des pensées qu’on aurait pu taxer de bassesse, et déjà troublé par l’idée qu’il avait à se justifier de l’accusation d’ingratitude ; le sentiment latent de bien d’autres barrières entre lui et Dorothée, sans compter l’existence de son mari, l’avait toujours arrêté dans ses rêves.

Et puis, il y avait d’autres raisons encore, Will ne pouvait supporter l’idée qu’une tache vînt troubler son cristal. Il était à la fois exaspéré et ravi de voir Dorothée le regarder et lui parler avec une si parfaite et si tranquille aisance, et il y avait quelque chose de si exquis à penser à elle absolument telle qu’elle était, qu’il ne pouvait rien désirer qui pût la changer en rien. Est-ce qu’il ne nous déplaît pas d’entendre une belle mélodie rabâchée et vulgarisée ? N’est-il pas désagréable de voir que l’objet auquel nous avons aspiré de tout notre désir et que nous nous croyons près d’atteindre après beaucoup d’efforts, n’est pas, après tout, une chose extraordinaire, et qu’on en obtient aisément possession comme d’un bien journalier ?

C’est de l’étendue et de la qualité de notre émotion, que dépend notre bonheur, et pour Will, qui se souciait peu de ce qu’on appelle les choses solides de la vie et beaucoup de ses influences plus subtiles, avoir dans l’âme un sentiment pareil à celui qu’il avait pour Dorothée, c’était comme l’héritage d’une fortune. Ce que d’autres eussent pu appeler la futilité de sa passion en augmentait les délices pour son imagination : il avait la conscience d’un mouvement généreux, et il était heureux de vérifier par sa propre expérience cette poésie de l’amour le plus élevé, qui avait charmé sa fantaisie. Dorothée était à jamais souverainement établie dans son âme ; nulle autre femme ne pourrait s’asseoir plus haut que son trône ; et s’il eût pu exprimer en syllabes immortelles le sentiment qu’elle avait gravé en lui, il eût pu se vanter, à l’exemple du vieux Drayton, que


Des reines après cela pourraient être heureuses de vivre
Des aumônes du superflu de ses louanges.


Mais avec cela, tout n’était pas dit, et que pouvait-il faire d’autre pour Dorothée ? À quel prix estimait-elle son dévouement ? Impossible de le savoir. Il ne s’éloignerait pas hors de sa portée. Il ne voyait personne parmi les amis de Dorothée, à qui il pût croire qu’elle accordât la même confiance simple qu’à lui. Elle avait dit une fois qu’elle aimerait le voir rester dans le pays, il resterait, de quelques obstacles que pussent l’entourer des dragons à gueules de feu.

Telle avait toujours été la conclusion des hésitations de Will. Mais il n’était pas sans contradiction et sans révolte même vis-à-vis de sa propre résolution. Il avait été souvent comme il l’était cette nuit-là, irrité d’avoir à reconnaître que ses efforts dans sa tâche politique sous la direction de M. Brooke pouvaient ne pas sembler aussi héroïques qu’il l’eût souhaité, et ce sentiment était toujours associé à un autre motif d’irritation : malgré le sacrifice qu’il avait fait de sa dignité pour l’amour de Dorothée, il ne la voyait pour ainsi dire jamais. Sur quoi, incapable de nier ces faits désagréables, il niait ses propres penchants les plus forts et se traitait de fou.

Néanmoins, comme le débat intérieur tournait nécessairement autour de Dorothée, il finit, comme il finissait toujours, par sentir seulement avec plus de force ce que la présence de cette femme serait pour lui ; et, réfléchissant que le lendemain était un dimanche, il résolut de se rendre à l’église de Lowick pour l’y voir. Il s’endormit sur cette idée, mais, quand il fut en train le lendemain de s’habiller à la clarté très réelle du matin, l’objection parla ainsi :

« — Ce sera défier la défense de M. Casaubon que d’aller à Lowick et Dorothée sera mécontente.

» — Sottise repartit l’inclination. Ce serait par trop monstrueux de sa part de m’empêcher d’aller par une matinée de printemps à une jolie église de campagne. Et Dorothée sera contente.

» — Il sera évident pour M. Casaubon que vous êtes venu soit pour le contrarier, soit pour voir Dorothée.

» — Il n’est pas vrai que j’y aille pour le contrarier, et pourquoi n’irais-je pas pour voir Dorothée ? Doit-il tout avoir pour lui et être toujours heureux ? qu’il souffre un peu comme tant d’autres ! J’ai toujours aimé l’originalité de cette église et de cette congrégation ; et puis je connais les Tucker, j’irai dans leur banc. »

Ayant fait taire l’objection par la force de la déraison, Will s’en alla vers Lowick comme il s’en serait allé sur le chemin du paradis, traversant Halsell-Common et longeant la forêt où la lumière du soleil passait en rayons abondants à travers les rameaux en bourgeons, et faisait ressortir l’éclat de la mousse, des lichens et des pousses vertes perçant l’écorce brune. Tout semblait chanter le dimanche, tout semblait fêter Will et approuver sa joyeuse promenade. Il se sentait facilement heureux, quand rien ne venait troubler son humeur, et à cette heure, la pensée de vexer M. Casaubon était devenue pour lui tout à fait divertissante et épanouissait sur son visage son joyeux sourire habituel, agréable à voir comme le reflet d’un rayon de soleil sur la surface de l’eau.

Will suivait sa route, un petit livre sous le bras, les mains dans les poches, ne lisant pas, mais chantonnant de temps à autre, tout en se représentant l’image de ce qui arriverait à l’église et à la sortie des fidèles. Il essayait des mélodies pour les adapter à des paroles de son invention, répétant parfois des airs tout faits et parfois improvisant. Ses paroles n’étaient pas précisément un hymne, mais elles s’associaient merveilleusement à sa disposition dans cette matinée de dimanche


Ô moi, ô moi, de quelle chère frugale
Se nourrit mon amour !
Un contact, un rayon absent,
Une ombre qui a disparu :

Le rêve d’un souffle qui pourrait être près de moi,
L’écho intérieur d’un son,
La pensée qu’un être peut me trouver cher,
Le lieu où je l’ai connu,

Le frémissement d’une crainte évanouie,
Un mal qui n’a pas été fait —
Ô moi, ô moi, de quelle chère frugale
Se nourrit mon amour !


Parfois, quand en enlevant son chapeau il rejetait la tête en arrière et faisait en chantant ressortir son col délicat, il semblait une incarnation du printemps dont l’ardeur remplissait l’atmosphère, — brillante créature riche de promesses inconnues.

Les cloches sonnaient encore quand il atteignit Lowick, et il entra dans le banc du vicaire avant que personne y fût arrivé. Il y demeura seul encore après que la congrégation se fut assemblée. Le banc du vicaire était en face de celui du recteur, à l’entrée du petit sanctuaire, et Will eut le temps de craindre que Dorothée ne vînt pas, tandis qu’il parcourait des yeux le groupe de figures campagnardes qui, d’année en année, entre ces murs blanchis et ces vieux bancs noircis, composaient la congrégation, sans changements guère plus sensibles que nous n’en remarquons dans les branches d’un arbre qui casse çà et là à force de vieillesse, mais pousse encore de jeunes rejetons. La figure de grenouille de M. Rigg était bien quelque chose d’étranger et de bizarre dans ce milieu ; mais, nonobstant ce disparate dans l’ordre des choses, les Waule étaient toujours là, et la famille rurale des Powderell dans leurs bancs côte à côte ; la joue du frère Salomon avait la même teinte pourpre que de coutume, et les trois générations d’honnêtes campagnards arrivaient, comme de toute éternité, avec le sentiment de ce qu’ils devaient à leurs supérieurs en général, les petits enfants regardant M. Casaubon, qui portait la robe noire et montait au siège le plus élevé, comme le chef probable de ces supérieurs, et le plus à redouter si on l’offensait. Lowick était en paix, même en 1831, et la réforme sociale ne l’agitait pas plus que le diapason solennel du sermon du dimanche. Will fréquentait l’église autrefois, de façon que personne dans l’assistance ne fit grande attention à lui, si ce n’est le chœur, qui se flatta d’avoir son appui pour le chant.

Au milieu de ce décor original, remontant le bas-côté de la petite église, Dorothée apparut enfin, sous son chapeau de castor blanc et son manteau gris, le même qu’elle portait au Vatican. Son visage étant, depuis l’entrée, tourné du côté du sanctuaire, elle put aussitôt, et malgré sa vue basse, apercevoir Ladislaw ; mais on ne vit rien paraître de ce qu’elle éprouva, rien qu’une légère pâleur sur ses traits et une grave inclination en passant près de lui. Will fut surpris de se sentir subitement mal à l’aise et n’osa pas la suivre des yeux, quand ils se furent salués. Deux minutes plus tard, lorsque M. Casaubon sortit de la sacristie pour entrer dans le banc et vint s’asseoir près de Dorothée, Will se sentit plus complètement paralysé encore. Il lui fut impossible de regarder ailleurs que vers la petite galerie où se tenait le chœur, au-dessus de la porte de la sacristie. Peut-être Dorothée avait-elle de la peine et il avait commis une pitoyable erreur. Ce n’était plus divertissant du tout de vexer M. Casaubon qui sans doute avait l’avantage de l’observer et de voir qu’il n’osait pas tourner la tête.

Comment n’avait-il pas imaginé tout cela d’avance ? Mais il ne pouvait prévoir qu’il se trouverait seul dans ce banc carré, sans aucun des Tucker pour lui venir en aide, ceux-ci ayant apparemment quitté Lowick, puisqu’un nouveau ministre se tenait devant le pupitre. Quoi qu’il en soit, il se trouvait absolument stupide de n’avoir pas prévu qu’il lui serait impossible de regarder du côté de Dorothée, bien plus, qu’elle verrait dans sa venue une impertinence. Mais il n’y avait pas moyen de sortir de là, et Will cherchait dans son livre les passages relatifs à la liturgie, comme l’eût fait une maîtresse d’école, trouvant que le service du matin n’avait jamais été d’une longueur si incommensurable, et se sentant parfaitement ridicule, de mauvaise humeur, et en même temps très malheureux. Voilà ce qui était réservé à un homme pour adorer la vue d’une femme ! Le clerc remarqua que M. Ladislaw n’avait pas entonné avec les autres l’air du Hanovre et pensa qu’il devait être enrhumé.

M. Casaubon ne prêcha pas, et la situation de Will demeura la même jusqu’au moment où, la bénédiction prononcée, tout le monde se fût levé. C’était l’usage à Lowick que les « supérieurs » sortissent les premiers. Avec une soudaine résolution de rompre le charme qui pesait sur lui, Will regarda tout droit M. Casaubon. Mais les regards de ce gentleman étaient dirigés sur le loquet de la porte du banc qu’il ouvrit, laissant passer Dorothée la première et la suivant de près sans lever les yeux. Le regard de Will avait rencontré celui de Dorothée au moment où elle sortait du banc, et elle s’inclina encore, mais d’un air agité cette fois, et comme si elle réprimait des larmes. Will sortit après eux. Mais ils continuèrent à s’avancer vers la petite porte qui du cimetière menait au bosquet, sans se retourner une seule fois.

Il lui était impossible de les suivre et il ne put que refaire lentement à pied, dans l’après-midi, la même route qu’il avait franchie le matin avec tant d’espérance. Au dedans et au dehors toutes les lumières étaient changées pour lui.



CHAPITRE VI


Ce qui, en quittant l’église, affligeait surtout Dorothée, c’était de voir M. Casaubon résolu à ne pas parler à son cousin, et la présence de Will en ce lieu ne servir qu’à marquer plus fortement l’éloignement qui existait entre eux. La présence de Will lui avait paru tout à fait excusable, elle la considérait même comme une aimable démarche de sa part vers une réconciliation qu’elle n’avait cessé de désirer. Il avait sans doute imaginé comme elle que, s’il se rencontrait par hasard avec M. Casaubon, ils se donneraient une poignée de main et que leurs rapports pourraient redevenir amicaux. Dorothée se sentait maintenant trompée dans son espoir. Will était plus que jamais banni, car M. Casaubon avait sans doute été plus aigri encore par cet acte de présence imposée d’une personne qu’il refusait de reconnaître.

Il n’avait pas prêché ce jour-là, ne se trouvant pas très bien et souffrant de suffocation ; aussi Dorothée ne fut-elle pas surprise de le voir garder le silence pendant le lunch, encore moins de ce qu’il ne fît aucune allusion à Will Ladislaw. Elle sentait que, pour sa part, elle ne pourrait plus jamais entamer ce sujet. Le dimanche, ils passaient généralement chacun de leur côté les heures qui séparaient le lunch du dîner, M. Casaubon, dans la bibliothèque où il restait presque tout le temps assoupi, et Dorothée dans son boudoir en compagnie de quelques livres favoris. Il y en avait toute une pile sur la table, de genres différents, depuis Hérodote, qu’elle apprenait à lire avec M. Casaubon, jusqu’à son vieux compagnon Pascal et l’Année chrétienne de Keble. Mais ce jour-là elle les ouvrit l’un après l’autre sans en pouvoir lire aucun. Tout paraissait triste : les présages sinistres avant la naissance de Cyrus, les antiquités juives, le carillon sacré des hymens favorites, tout également insipide. Les fleurs mêmes et l’herbe du printemps avaient en elles je ne sais quel frissonnement de mélancolie, sous les nuages de cet après-midi qui cachaient le soleil par intervalles ; tout, jusqu’aux pensées réconfortantes qui étaient devenues des habitudes dans sa vie, tout semblait porter la monotonie des longs jours d’avenir qui attendaient Dorothée avec ces uniques compagnons de sa solitude ; c’était d’une autre ou plutôt d’une plus réelle compagnie que la pauvre Dorothée était affamée, et sa faim n’avait cessé de grandir, sous le continuel effort que demandait sa vie d’épouse. Elle essayait toujours d’être telle que son mari le souhaitait, et jamais elle ne pouvait se reposer dans la joie de le voir satisfait de ce qu’elle était. La chose qu’elle aimait, dont elle avait spontanément le désir, semblait toujours être exclue de sa vie ; que lui importait en effet qu’elle lui fût accordée, si elle n’était pas partagée ? À propos de Ladislaw, la divergence avait existé entre eux dès le premier moment, et, depuis que M. Casaubon avait si sévèrement repoussé le sentiment énergique de Dorothée sur les droits de son parent aux biens de sa famille, cette divergence d’opinion avait laissé dans l’esprit de Dorothée la certitude qu’elle avait raison, et que son mari avait tort, mais qu’elle était impuissante à y rien changer. Cet après-midi, son impuissance l’accablait plus tristement que jamais ; elle aspirait à des objets qui pourraient lui être chers et auxquels elle pourrait être chère. Elle aspirait à un travail qui fût directement bienfaisant comme le soleil et la pluie ; et maintenant il semblait qu’elle ne dût plus vivre que dans une tombe, où se trouvait l’appareil d’un travail spectral, produisant ce qui ne serait jamais la lumière du jour. Aujourd’hui même elle s’était tenue debout sur le bord de cette tombe, et elle avait vu Will Ladislaw s’en aller et disparaître dans le monde lointain de la chaude activité et de la fraternité humaine, tournant son visage vers elle pendant qu’il s’éloignait.

Ses livres, non plus que ses pensées, ne pouvaient lui venir en aide. C’était dimanche, et elle ne pouvait disposer de la voiture pour aller chez Célia qui avait eu dernièrement un petit enfant. Nul refuge pour le mécontentement et le vide de son cœur, et Dorothée eut à supporter sa fâcheuse disposition d’âme comme elle eût supporté un mal de tête. Après dîner, à l’heure où habituellement elle commençait à lire à haute voix, M. Casaubon proposa d’aller ensemble dans la bibliothèque où il avait fait allumer du feu et apporter des lumières. Il semblait s’être ranimé, et son esprit plein de pensées intenses.

Dans la bibliothèque, Dorothée remarqua qu’il avait dernièrement arrangé toute une pile de ses livres de notes ; il prit alors un volume bien connu, qu’il lui remit dans la main et qui était une table des matières de tous les autres.

— Vous m’obligerez, ma chère, dit-il en s’asseyant, si, au lieu de me faire la lecture ce soir, vous voulez bien parcourir cela à haute voix, le crayon en main, et à chaque point, où je dirai : « marquez », faire une croix avec le crayon. C’est le premier pas dans un procédé de revision auquel j’ai longtemps réfléchi, et à mesure que nous avancerons, je vous indiquerai certains principes pour le choix des sujets, qui vous permettront, je pense, de participer avec intérêt à ce que j’ai en vue de faire.

Cette proposition n’était qu’un signe de plus, ajouté à bien d’autres depuis la mémorable entrevue avec Lydgate, que la répugnance première de M. Casaubon à laisser Dorothée travailler avec lui avait fait place à une disposition diamétralement contraire.

Il y avait deux heures qu’elle lisait et marquait, lorsqu’il dit :

— Nous allons monter ce volume et le crayon, si vous le voulez bien, et au cas que nous lisions cette nuit nous pourrons avancer notre travail. Cela ne vous ennuie pas, je pense, Dorothée ?

— Je préfère toujours lire ce que vous-même préférez entendre, dit Dorothée, exprimant la simple vérité, car ce qu’elle craignait par-dessus tout, c’était, quoi qu’elle fît à grand effort, de le laisser toujours aussi triste qu’auparavant.

Une preuve de la force avec laquelle certains traits caractéristiques de Dorothée s’imprimaient dans l’esprit de son entourage, c’est que son mari, avec toute sa jalousie et ses soupçons, avait acquis une confiance aveugle dans la sûreté de ses promesses et dans sa faculté de se dévouer à son idée du juste et du bien. Il avait commencé tout dernièrement à s’apercevoir que ces qualités étaient pour lui-même une bonne fortune précieuse, et il voulait les accaparer.

La lecture se fit au milieu de la nuit, comme il l’avait prévu. Dorothée, vaincue par la fatigue et grâce à sa jeunesse, s’était endormie vite et profondément. Elle fut réveillée par l’impression qu’il y avait quelque part une lumière, et que cette lumière était celle du soleil couchant sur le sommet d’une montagne escarpée. Elle ouvrit les yeux et vit son mari, enveloppé dans sa chaude robe de chambre, s’asseyant dans un fauteuil près du foyer où les braises brillaient encore. Il avait allumé deux bougies, et attendait que Dorothée se réveillât.

— Êtes-vous malade, Édouard ? dit-elle en se levant aussitôt.

— J’ai senti quelque malaise à demeurer couché ; je resterai assis là pour un moment.

Elle jeta du bois sur le feu, s’enveloppa d’un vêtement et lui demanda :

— Voudriez-vous que je vous fisse la lecture ?

— Vous m’obligerez beaucoup, si vous le voulez bien, Dorothée, dit M. Casaubon avec quelque chose de plus doux dans sa politesse ordinaire. Je suis très éveillé ; mon esprit est remarquablement lucide.

— Je crains que l’excitation ne soit trop forte pour vous, dit Dorothée, se rappelant les avertissements de Lydgate.

— Non, je ne sens pas d’excitation particulière. Ma pensée est très claire.

Dorothée n’osa pas insister et se mit à lire pendant une heure ou plus, de la même manière qu’elle l’avait fait dans la soirée, mais en parcourant les pages avec plus de rapidité. M. Casaubon avait l’esprit plus éveillé, et il semblait, sur la plus légère indication verbale, aller au-devant de ce qui allait suivre, disant « Cela suffit, marquez cela », ou bien « Passez au prochain titre, je supprime la seconde excursion en Crète ». Dorothée s’étonnait de voir la rapidité avec laquelle son esprit inspectait à vol d’oiseau le champ sur lequel il avait rampé pendant des années.

— Fermez le livre maintenant, ma chère, dit-il enfin. Nous achèverons demain notre travail. Je l’ai différé trop longtemps et le verrai terminé avec joie. Mais vous remarquerez que le principe qui détermine mon choix donnera un éclaircissement approprié et convenablement proportionné à chacun des sujets énumérés dans mon introduction, qui sont esquissés pour le moment. Vous avez vu cela clairement, Dorothée ?

— Oui, dit-elle en tremblant légèrement.

Elle se sentait la mort dans le cœur.

— Et maintenant, je crois que je pourrai prendre un peu de repos.

M. Casaubon se recoucha et la pria d’éteindre la lumière. Quand elle aussi se fut recouchée et que l’obscurité, éclairée seulement par un faible rayon du foyer, se fut établie dans la chambre, il reprit :

— Avant de m’endormir, j’ai une demande à vous adresser, Dorothée ?

— Qu’est-ce ? dit-elle, l’esprit traversé de crainte.

— C’est que vous me fassiez savoir en toute assurance si, dans le cas de ma mort, vous accomplirez mes désirs : si vous éviterez de faire ce que je blâmerais, et si vous vous appliquerez à faire ce que je souhaiterais.

Dorothée n’était pas prise au dépourvu ; divers incidents avaient pu lui faire conjecturer de la part de son mari quelque intention qui pourrait créer pour elle un nouveau joug. Elle ne répondit pas tout de suite.

— Vous refusez ? fit M. Casaubon avec plus d’aigreur dans la voix.

— Non, je ne refuse pas encore, dit Dorothée d’une voix claire, le besoin de liberté s’affirmant dans son âme. Mais c’est trop solennel. Je ne trouve pas bien de faire une promesse, quand j’ignore, à quoi elle m’obligera. Tout ce que dicterait l’affection, je le ferais sans rien promettre.

— Mais, en suivant votre propre jugement. Ce que je vous demande, c’est d’obéir au mien ; vous refusez ?

— Non, cher, non, répéta Dorothée d’une voix suppliante, torturée par des craintes opposées. Mais ne puis-je attendre et réfléchir un peu ? Je désire de toute mon âme faire ce qui pourrait vous être agréable ; mais je ne puis donner de garantie si soudainement, bien moins encore quand il s’agit d’une chose que j’ignore.

— Vous ne pouvez donc pas avoir confiance dans la nature de mes désirs ?

— Accordez-moi jusqu’à demain, dit Dorothée d’un ton de prière.

— Jusqu’à demain donc.

Bientôt après elle l’entendit dormir, mais il n’y avait plus de sommeil pour elle. Tandis qu’elle se contraignait à rester tranquille dans son lit pour ne pas le troubler, son esprit soutenait un combat où l’imagination rangeait ses forces tantôt d’un côté tantôt d’un autre. Elle n’avait aucun pressentiment que ce que son mari prétendait exiger d’elle dans l’avenir eût rapport à autre chose qu’à son œuvre. Mais il lui semblait assez clair qu’il lui demanderait de se dévouer à débrouiller ces amas de matériaux, qui devaient être la douteuse démonstration de principes plus douteux encore. La pauvre enfant était devenue tout à fait incrédule au regard de la foi qu’on pouvait accorder à cette Clef qui avait été l’ambition et le labeur de la vie de son mari. Il n’était pas étonnant qu’en dépit de son peu de connaissance, son jugement sur ces matières fût plus vrai que celui de M. Casaubon ; car elle voyait dans leur vraie lumière et avec une puissance de comparaison, exempte de préjugés, sur quelles probabilités il avait, lui, engagé toute sa personnalité. Et maintenant elle se représentait les jours, les mois et les années qu’elle emploierait à classer ce qu’on pourrait appeler des débris de momies, des fragments d’une tradition qui n’était elle-même qu’une mosaïque fabriquée avec des ruines écroulées — à les classer pour en faire l’aliment d’une théorie déjà desséchée à sa naissance, comme un enfant mal venu.

Que de fois Dorothée avait dû réprimer son ennui et son impatience à propos de cette œuvre qui se révélait à elle sous la forme d’une vague énigme à deviner, au lieu de trouver, dans une participation à une science élevée, un but utile pour sa vie ! Elle comprenait maintenant pourquoi son mari en était venu à s’accrocher à elle, comme au dernier espoir qui lui restait de transmettre au monde ses travaux sous une forme qui les rendît acceptables. Il avait paru, au début, vouloir la tenir éloignée de toute connaissance exacte de son œuvre, — mais, graduellement, la terrible puissance du besoin humain — la perspective d’une mort prématurée… Et ici la pitié de Dorothée se reporta de son avenir à la lutte passée de son mari, ou mieux, au fruit de ce passé, à la lutte présente qui était devenue son lot le travail solitaire, l’ambition respirant avec peine sous le poids de la défiance de soi-même, le but fuyant devant lui et ses membres alourdis ; maintenant enfin, l’épée tremblant visiblement au-dessus de sa tête ! Et n’était-ce pas pour l’assister dans le travail de sa vie qu’elle avait souhaité de l’épouser ? Mais elle avait cru que ce travail serait quelque chose de plus grand, qu’elle pourrait servir avec dévouement par simple amour pour l’ouvre. Était-il bien aujourd’hui, était-il possible, si même elle le promettait, de travailler comme un condamné dans son inexorable moulin, pour n’arriver à aucun résultat ?

Et pourtant pouvait-elle ne pas lui accorder cela ? Pouvait-elle dire : « Je refuse de contenter cette faim dévorante ? » Ce serait refuser de faire pour le mort ce qu’elle aurait fait pour le vivant. S’il vivait pendant quinze ans encore ou davantage, comme Lydgate en avait admis la possibilité, sa vie à elle se passerait certainement à l’aider avec soumission.

Mais quelle différence profonde entre l’attachement au vivant et cette promesse indéfinie de dévouement au mort ! Tant qu’il vivait, il ne pouvait rien exiger d’elle qu’elle ne fût libre de contester ou même de refuser. Mais, — cette pensée traversa plus d’une fois son esprit sans qu’elle pût y croire, — ne pouvait-il pas, peut-être, exiger d’elle quelque chose de plus que ce qu’elle était capable d’imaginer, puisqu’il lui demandait la promesse de remplir ses désirs sans lui dire en quoi ils consistaient ? Non ; son cœur n’était attaché qu’à son œuvre seule ; c’était là le but pour lequel sa vie brusquement arrêtée devait se prolonger par sa vie à elle. Et si maintenant elle allait lui dire : « Non ! si vous mourez, je ne mettrai pas la main à votre œuvre », ce serait comme d’écraser ce cœur meurtri.

Dorothée resta couchée pendant quatre heures, en proie à cette lutte intérieure, et finit par se sentir malade, égarée, incapable de prendre une résolution, priant en silence. Impuissante comme un enfant qui a sangloté et a crié trop longtemps, elle tomba dans un tardif sommeil du matin, et lorsqu’elle s’éveilla, M. Casaubon était déjà levé. Tantripp lui dit qu’il avait déjeuné, lu les prières et qu’il était dans la bibliothèque.

— Je ne vous ai jamais vue si pâle, madame, dit Tantripp, femme solide qui avait accompagné les deux sœurs à Lausanne.

— Ai-je jamais eu beaucoup de couleurs, Tantripp ? demanda Dorothée avec un faible sourire.

— On ne peut pas dire précisément beaucoup de couleurs, mais un éclat comme une rose de Chine. Mais que peut-on attendre à respirer toujours ces vieux bouquins ? Reposez-vous un peu ce matin, madame. Permettez-moi de dire que vous êtes malade et que vous ne pouvez aller vous renfermer dans cette bibliothèque.

— Oh ! non, non ! laissez-moi me dépêcher, M. Casaubon a tout particulièrement besoin de moi.

Elle était sûre, en descendant, qu’elle lui promettrait de remplir ses volontés ; mais seulement plus tard, dans la journée, pas tout de suite.

Dès qu’elle parut dans la bibliothèque, M. Casaubon, qui était près de la table où il avait arrangé des livres, se retourna et lui dit :

— J’attendais votre arrivée, ma chère. J’avais espéré me remettre sans retard au travail, ce matin ; mais je me sens légèrement indisposé, grâce, sans doute, à ma trop grande excitation d’hier. Je vais aller faire un tour dans le bosquet, l’air est plus doux maintenant.

— Je suis heureuse de vous voir un peu sortir. Vous aviez, je le crains, l’esprit trop excité, hier soir.

— Je voudrais bien l’avoir en repos sur le dernier point dont je vous ai entretenue cette nuit, Dorothée. J’espère que vous allez enfin me donner votre réponse.

— Puis-je aller vous retrouver au jardin, tout à l’heure ? demanda Dorothée, gagnant encore un peu de temps pour respirer.

— Je serai dans l’allée des Ifs pour une demi-heure environ.

Et il la quitta.

Dorothée, se sentant très fatiguée, sonna, et pria Tantripp de lui apporter ses vêtements pour sortir. Elle était restée assise pendant quelques minutes, mais sans nul retour du combat de la nuit. Elle sentait seulement qu’elle allait dire « oui » à sa propre condamnation ; elle était trop faible, trop pleine de crainte à la pensée d’infliger à son mari un coup poignant, pour faire autre chose que de se soumettre absolument. Elle demeura assise sans bouger et permit à Tantripp de lui mettre son chapeau et son châle, tant sa prostration était grande, car en général elle aimait à se servir elle-même.

— Dieu vous bénisse, madame ! dit Tantripp avec un mouvement spontané d’amour envers cette belle et douce créature, pour laquelle elle se sentait impuissante à faire quelque chose de plus, maintenant qu’elle avait fini de lui attacher son chapeau.

C’en était trop pour les sentiments fortement tendus de Dorothée, et elle éclata en sanglots, pleurant sur le bras de Tantripp. Mais bientôt elle se remit, sécha ses yeux et sortit par la porte vitrée pour aller au bosquet.

— Je voudrais que chaque livre de cette bibliothèque servît à bâtir une catacombe pour votre maître, dit Tantripp à Pratt, le sommelier, le trouvant dans la salle du déjeuner.

Elle avait suivi sa maîtresse à Rome, et elle refusait toujours d’appeler M. Casaubon autrement que « votre maître » quand elle parlait aux autres domestiques.

Pratt se mit à rire ; il aimait bien son maître, mais il aimait encore mieux Tantripp.

Lorsque Dorothée fut dehors, dans les allées sablées, elle s’attarda autour des taillis les plus voisins, hésitant comme elle l’avait fait déjà dans une autre circonstance. Alors elle avait craint que son effort de sympathie et d’union ne fût mal reçu ; aujourd’hui elle tremblait d’atteindre l’endroit où elle allait s’enchaîner pour toujours à une association devant laquelle elle reculait. Ce n’était ni la loi ni l’opinion du monde qui l’y obligeait, mais seulement le caractère de son mari et sa propre compassion, le joug idéal, non le joug réel du mariage. C’était en vain qu’elle voyait clairement toute la situation, elle se sentait contrainte, elle ne pouvait pas frapper l’âme malade qui implorait la sienne. Si c’était de la faiblesse, Dorothée était faible. Mais l’heure s’écoulait et elle ne pouvait tarder plus longtemps.

En entrant dans l’allée des Ifs elle n’aperçut pas son mari, mais le chemin avait des tournants, et elle avança pensant qu’il allait bientôt lui apparaître enveloppé dans son manteau bleu. L’idée lui vint qu’il se reposait peut-être dans le pavillon auquel menait un petit sentier latéral. Tournant le coin du chemin, elle le vit assis sur le banc, tout près d’une table de pierre. Ses bras reposaient sur la table, son front s’y appuyait, le manteau ramené en avant et formant un écran de chaque côté du visage.

Il s’est épuisé cette nuit, se dit Dorothée, pensant d’abord qu’il était endormi et que le pavillon était un endroit trop humide pour y rester. Puis elle se souvint de lui avoir vu depuis peu prendre parfois la même attitude pendant qu’elle lui lisait, trouvant plus commode d’écouter et même de parler, la tête ainsi penchée.

— Me voici, Édouard, dit-elle en entrant dans le pavillon, je suis prête.

Il n’y prit pas garde et elle pensa qu’il devait dormir profondément. Elle posa la main sur son épaule et répéta :

— Je suis prête !

Il demeura immobile, et, avec une vague terreur, elle se pencha sur lui et appuya sa joue tout près de la sienne, implorant d’une voix inquiète :

— Réveillez-vous, mon ami, réveillez-vous, écoutez-moi. Je suis venue pour vous répondre.

Mais Dorothée ne donna jamais sa réponse.

Plus tard, dans cette même journée, Lydgate était assis à son chevet et elle parlait dans le délire, pensant à haute voix, et se rappelant tout ce qui s’était passé dans son âme la nuit dernière. Elle le reconnaissait et l’appelait par son nom, elle lui expliquait tout, le suppliant encore et toujours de tout expliquer à son mari.

— Dites-lui que j’irai le retrouver tout à l’heure ; je suis prête à promettre ; seulement c’était si affreux d’y penser. Cela m’a rendue malade, pas très malade, je serai bientôt mieux. Allez le lui dire.

Mais le silence ne devait plus jamais être rompu pour l’oreille de son mari.


CHAPITRE VII


— Je voudrais, pour l’amour de Dieu, que Dorothée pût ne pas être instruite de cela, dit sir James Chettam avec son petit froncement de sourcil habituel, et l’expression du dégoût le plus profond.

Il s’adressait à M. Brooke, debout devant la cheminée de la bibliothèque de Lowick-Manor, le lendemain de l’enterrement de M. Casaubon ; Dorothée n’était pas encore en état de quitter la chambre.

— Ce serait difficile, Chettam, car elle est exécutrice testamentaire et elle aime à s’occuper de ces choses, propriété, terrains, etc. Elle a ses idées, vous savez, dit M. Brooke, rajustant son lorgnon d’un mouvement nerveux et examinant les coins d’un papier plié qu’il tenait à la main ; et comptez qu’elle voudra agir comme exécutrice testamentaire : elle a eu vingt et un ans au mois de décembre dernier, vous savez. Je ne puis rien empêcher.

Sir James fixa le tapis en silence pendant un instant, puis, levant brusquement les yeux :

— Je vais, reprit-il, vous dire ce que nous pouvons faire. Jusqu’à ce que Dorothée soit bien remise, il faut la tenir éloignée de toute affaire, et aussitôt qu’elle le pourra elle viendra s’installer chez nous ; rien ne peut lui être plus salutaire que de se trouver auprès de Célia et du petit enfant ; le temps passera de la sorte ; dans l’intervalle vous vous débarrasserez de Ladislaw ; il faut qu’il quitte le pays.

Ici, l’expression de dégoût de sir James reparut dans toute son intensité.

M. Brooke croisa ses mains derrière son dos, et se dirigea vers la fenêtre en se redressant par une petite secousse avant de répondre :

— C’est facile à dire, Chettam, facile à dire, vous savez.

— Mon cher monsieur, insista sir James, contenant son indignation dans des formes respectueuses, c’est vous qui l’avez amené ici et c’est vous qui l’y gardez, je veux dire par l’occupation que vous lui donnez.

— Oui, mais je ne puis le congédier brusquement sans lui donner de raisons, Chettam. Le concours de Ladislaw a été inestimable, des plus satisfaisants. Je considère qu’en l’amenant ici j’ai rendu un service à cette partie du comté.

— C’est grand dommage que cette partie du comté n’ait pu se passer de lui, c’est tout ce que je puis dire. Quoi qu’il en soit, je me sens autorisé, comme beau-frère de Dorothée, à m’opposer absolument à ce qu’il soit retenu ici, du fait des amis de Dorothée. Vous me reconnaissez, j’espère, le droit de me préoccuper de la dignité de la sœur de ma femme.

Sir James commençait à s’échauffer.

— Sans doute, mon cher Chettam, sans doute. Mais vous et moi avons des idées différentes, différentes…

— Pas à propos de cet acte de Casaubon, j’espère, interrompit sir James. Je dis qu’il a compromis Dorothée de la façon la plus ignoble. Je dis qu’il n’y a jamais eu action plus basse, plus indigne d’un gentleman : un codicille pareil, ajouté à un testament fait au moment de son mariage, avec la connaissance et l’approbation de sa famille ! C’est une insulte flagrante à Dorothée !

— Eh bien, vous savez, Casaubon était un peu ennuyé à propos de Ladislaw ; Ladislaw m’en a dit la raison, — aversion pour la carrière qu’il a choisie, vous savez ; Ladislaw ne faisait pas grand cas des connaissances de Casaubon : Thoth et Dagon, le dieu égyptien et le dieu philistin, etc. ; et je suppose que Casaubon n’aimait pas la situation indépendante qu’avait prise son cousin. J’ai vu les lettres qu’ils ont échangées. Ce pauvre Casaubon était un peu enterré dans ses livres, il ne connaissait pas le monde.

— Il peut convenir à Ladislaw de colorer ainsi les choses. Mais je crois que Casaubon ne lui en voulait qu’à cause de Dorothée, et le monde pourra croire qu’elle lui en a donné des motifs ; et c’est cela qui est abominable, de voir son nom accolé à celui de ce jeune personnage.

— Mon cher Chettam, cela ne mènera à rien, dit M. Brooke, s’asseyant et remettant son lorgnon. Cela ne fait qu’un avec toutes les bizarreries de M. Casaubon. Or, ce papier : « Tableau synoptique » et tout ce qui suit, à l’usage de mistress Casaubon, était enfermé à clef dans le pupitre avec le testament. Il entendait, je suppose, que Dorothée publiât ses travaux ? et elle le fera, vous savez, elle est entrée dans ses études d’une façon toute particulière.

— Mon cher monsieur, dit sir James avec impatience, ce n’est ni de ceci ni de cela qu’il s’agit pour le moment. La question est de savoir si vous êtes d’accord avec moi sur l’urgence qu’il y aurait à éloigner le jeune Ladislaw.

— Eh bien, non, je n’en vois pas l’urgence ; cela pourra se faire peu à peu. Et quant au bavardage du monde, vous savez, vous ne l’empêcherez pas pour cela. Les gens disent ce qu’ils ont envie de dire, et non le chapitre et le verset qu’on leur désigne, dit M. Brooke, devenant pénétrant à l’endroit des vérités qui s’accordaient avec ses désirs. Je pourrais me débarrasser de Ladislaw jusqu’à un certain point, lui enlever le Pionnier et ce genre d’occupation, mais je ne pourrais exiger qu’il quittât le pays, à moins qu’il ne préférât s’en aller, vous savez.

M. Brooke persistant dans son idée aussi tranquillement que s’il eût discuté la question du temps de l’année précédente, et terminant par de petits signes de tête avec son aménité ordinaire, offrait un spectacle exaspérant d’obstination.

— Mon Dieu ! dit sir James avec autant de passion qu’il était susceptible d’en témoigner, trouvons-lui un poste quelconque ; dépensons de l’argent pour lui. S’il pouvait entrer dans le personnel de quelque gouverneur colonial ! Grampus pourrait le prendre et je pourrais en écrire à Fulke.

— Mais Ladislaw ne se laissera pas embarquer comme une pièce de bétail, mon cher ami ; Ladislaw a ses idées. Mon opinion est que, s’il me quittait demain, on n’en bavarderait que davantage sur son compte, dans le pays. Avec son talent de parler et de classer des documents, il y a peu d’hommes qui pourraient l’égaler comme agitateur public, agitateur public, vous savez.

— Agitateur public ! fit sir James avec une énergie amère, sentant que les syllabes de ces mots, répétées comme il convenait, témoignaient suffisamment de leur caractère odieux.

— Mais soyez raisonnable, Chettam. Parlons de Dorothée, maintenant. Comme vous le dites, elle fera bien d’aller chez Célia le plus tôt possible. Elle pourra rester sous votre toit, et dans l’intervalle les choses s’arrangeront peut-être tout tranquillement d’elles-mêmes. Ne déchargeons pas nos fusils avec trop de précipitation, vous savez. Standish nous gardera le secret, et cette nouvelle sera de l’histoire ancienne avant d’être connue. Vingt choses peuvent arriver pour éloigner Ladislaw, sans que je fasse rien moi-même.

— Il me reste alors à conclure que vous refusez de rien faire ?

— Refusé, Chettam, non, je n’ai pas dit refusé. Mais je ne vois réellement pas ce que je pourrais faire. Ladislaw est un gentleman.

— Je suis heureux de l’apprendre ! Mais sûrement Casaubon n’en était pas un.

— Eh bien, c’eût été pire encore s’il avait fait un codicille qui empêchât Dorothée de se remarier comme elle l’entendrait, vous savez.

— Je ne trouve pas cela, dit sir James. C’eût été moins indélicat.

— Une bizarrerie de ce pauvre Casaubon ! Cette attaque lui avait fait un peu chavirer la cervelle. Tout cela ne signifie rien. Elle n’a pas l’intention d’épouser Ladislaw.

— Mais ce codicille est rédigé de façon à faire croire à tout le monde que c’était bien son intention. Je ne crois à rien de pareil de la part de Dorothée, dit sir James en fronçant le sourcil ; mais Ladislaw m’est suspect, je vous le dis franchement, Ladislaw m’est suspect.

— Je ne puis prendre de mesure immédiate ce sujet, Chettam. Le fait est que s’il était possible de l’expédier, de l’envoyer à l’île Norfolk, quelque part par là, cela n’en paraîtrait que plus blessant pour Dorothée aux yeux des gens qui connaissent l’affaire. Il semblerait que nous nous défions d’elle, vous savez.

Cette allusion de M. Brooke à un argument indéniable ne contribua pas à adoucir sir James. Il étendit la main pour prendre son chapeau, indiquant qu’il n’avait pas l’intention de discuter plus longtemps, et il reprit avec quelque colère :

— Eh bien, je n’ai rien à dire, sinon qu’à mon avis Dorothée a été sacrifiée une première fois grâce à l’indifférence de ses amis. Comme frère, je ferai tout ce que je pourrai pour la protéger aujourd’hui.

— Vous ne pouvez mieux faire que de l’amener à Freshitt le plus tôt possible, Chettam. J’approuve tout à fait ce plan, conclut M. Brooke enchanté d’avoir remporté l’avantage.

Il eût été fort incommode pour lui de perdre Ladislaw en ce moment, alors qu’une dissolution de la Chambre pouvait arriver d’un jour à l’autre, et qu’il fallait convaincre les électeurs des véritables intérêts du pays.

M. Brooke croyait en toute sincérité que son entrée au Parlement était de nature à les servir efficacement ; il offrait honnêtement à son pays les ressources de ses facultés.



CHAPITRE VIII


Dorothée était restée à Freshitt-Hall dans une entière sécurité pendant près d’une semaine, avant de hasarder aucune question dangereuse. Elle se tenait tous les matins avec Célia dans le plus joli des salons du haut ouvrant sur une petite serre : Célia, tout en blanc et mauve comme une touffe de violettes mélangées, observant les actes remarquables du bébé encore si nouveaux pour sa jeune expérience, et interrompant à chaque instant les conversations par des appels à l’oracle infaillible de la nourrice ! — Dorothée était assise à côté d’elle dans sa robe de veuve, avec une expression dont la tristesse agaçait quelque peu Célia ; car non seulement le bébé était tout à fait joli, mais réellement, pour un mari qui avait été si ennuyeux et si gênant pendant sa vie, et qui en outre avait… Sir James avait naturellement tout raconté à Célia en lui représentant avec énergie combien il était important que Dorothée n’en sût rien tant qu’on pourrait l’éviter.

Mais M. Brooke avait eu raison de dire que Dorothée ne resterait pas longtemps inactive, alors que l’action lui était imposée ; elle connaissait la teneur du testament de son mari fait au moment de leur mariage, et dès qu’elle eut clairement compris sa situation, son esprit se préoccupa en silence de ce qu’elle aurait à faire comme propriétaire de Lowick-Manor avec le patronage de la cure, qui y était attaché.

Un matin que son oncle lui faisait sa visite ordinaire dans une disposition particulièrement joyeuse, qu’il expliqua en disant que la dissolution du Parlement était presque certaine, Dorothée lui dit :

— Mon oncle, il serait bon de songer maintenant à qui je ferai don de la cure de Lowick. Depuis que M. Tucker a été pourvu, je n’ai jamais entendu dire à mon mari qu’il eût en vue aucun clergyman pour lui succéder à lui-même. Je devrais, je crois, prendre les clefs et aller à Lowick pour examiner les papiers de mon mari ; il pourrait s’y trouver quelque chose qui nous éclairât sur ses désirs.

— Pas de précipitation, ma chère. Peu à peu, vous savez, vous pourrez y aller si cela vous plaît. Mais j’ai jeté les yeux sur tous les papiers. Il n’y avait rien, rien que des sujets profonds — sauf le testament. Tout pourra se faire peu à peu. Quant à la cure, j’ai déjà reçu une demande sollicitant ma protection, et, je dirais, une excellente demande. On m’a fortement recommandé M. Tyke ; je me suis occupé autrefois de lui faire obtenir un traitement, un homme apostolique, je crois — l’espèce d’homme qui vous conviendrait, ma chère.

— Je voudrais en savoir plus long sur lui, mon oncle, et voir par moi-même si M. Casaubon n’a pas laissé quelque mention de ses désirs. Peut-être a-t-il fait quelque addition à son testament, il peut s’y trouver des instructions pour moi, dit Dorothée qui avait toujours cette idée dans l’esprit au sujet de l’œuvre de son mari.

— Rien du tout en ce qui touche la cure, ma chère, rien du tout, dit M. Brooke se levant pour sortir et tendant la main à ses nièces, ni en ce qui touche ses recherches, vous savez, rien du tout dans le testament.

La lèvre de Dorothée trembla.

— Allons, ne vous préoccupez pas de ces choses-là, ma chère… Peu à peu, vous savez…

— Je me sens maintenant tout à fait bien, mon oncle, et je voudrais faire quelque chose.

— C’est bien, c’est bien, nous verrons. Mais il faut que je me sauve, j’ai du travail par-dessus la tête ; c’est une crise, une crise politique. Et voici Célia et son petit homme. Vous voilà tante maintenant, vous savez, et moi je suis une espèce de grand-père, dit M. Brooke, se hâtant paisiblement, désireux de s’échapper et d’avertir Chettam que ce ne serait pas de sa faute à lui, si Dorothée insistait pour tout examiner elle-même.

Dorothée retomba au fond de sa chaise, et ses yeux pensifs s’abaissèrent sur ses mains croisées.

— Regarde, Dodo regarde-le ! As-tu jamais rien vu de pareil ? dit Célia de son petit ton net et confortable.

— Quoi donc, Kitty ? dit Dorothée en levant les yeux d’un air distrait.

— Quoi ? Mais sa lèvre supérieure ! Vois comme il l’abaisse, comme s’il voulait faire une grimace. N’est-ce pas étonnant ? Il a certainement ses petites pensées. Je voudrais que la nourrice fût là ! Regarde-le !

Une grosse larme, qui s’était amassée peu à peu dans l’œil de Dorothée, roula le long de sa joue, tandis qu’elle levait les yeux et tâchait de sourire.

— Ne sois pas triste, Dodo, embrasse bébé. Qu’est-ce que tu médites ainsi ? Je suis bien convaincue que tu as tout fait et même beaucoup trop. Tu devrais être heureuse à présent.

— Je me demande si sir James ne voudrait pas me conduire à Lowick, pour y tout examiner et voir s’il n’a rien laissé d’écrit pour moi.

— Tu ne dois pas y aller, tant que M. Lydgate ne te l’a pas permis, et il ne te l’a pas permis encore. Ah ! vous voici, nourrice, prenez bébé et promenez-vous dans la galerie ; et puis tu t’es mis une idée fausse, comme de coutume, dans la tête, Dodo, je le vois bien et cela me fâche.

— En quoi ai-je tort, Kitty ? fit Dorothée avec une parfaite humilité. Elle était presque disposée maintenant, à trouver Célia plus sage qu’elle-même, et elle se demandait avec une certaine crainte quelle était son idée fausse. Célia sentait son avantage et était décidée à en profiter. Personne ne connaissait Dodo et ne savait la prendre aussi bien qu’elle. Depuis la naissance de son bébé, Célia avait plus conscience encore de sa solidité d’esprit et de sa calme sagesse. Il paraissait clair que, là où il y avait un bébé, les choses étaient bien dans l’ordre, et que l’erreur, en général, ne pouvait venir que de l’absence de ce centre de gravité.

— Je vois aussi clairement que possible à quoi tu penses, Dodo. Tu tâches de découvrir s’il n’y a pas quelque chose de désagréable à faire pour toi en ce moment, et uniquement parce que M. Casaubon le désirait ; comme si tu n’avais pas eu déjà assez de choses désagréables ! Et il ne le mérite pas, tu le verras bien. Il s’est trés mal conduit. James est aussi furieux contre lui qu’il est possible de l’être. Il vaut mieux que je te le dise pour te préparer.

— Célia, dit Dorothée d’un ton suppliant, tu me fais peur. Dis-moi tout de suite ce dont il s’agit.

L’idée que M. Casaubon avait légué ses biens à un autre qu’à elle lui traversa soudainement l’esprit et il n’y avait rien là de si affligeant.

— Eh bien, il a ajouté un codicille à son testament, pour dire que la propriété devait t’être enlevée tout entière, dans le cas où tu épouserais… je veux dire…

— C’est absolument sans conséquence, interrompit Dorothée impétueusement.

— Je veux dire, si tu épousais Ladislaw ; cela ne concerne nulle autre personne, poursuivit Célia avec une calme obstination. Sans doute, cela est sans conséquence à un certain point de vue. Tu ne voudrais jamais épouser M. Ladislaw ; mais cela ne rend la chose que plus vilaine de la part de M. Casaubon.

Le visage et le cou de Dorothée se couvrirent d’une rougeur douloureuse ; mais Célia lui administrait ce qu’elle pensait être une dose calmante de faits réels. Ce qui avait fait tant de mal à Dodo, c’était de se faire un tas d’idées. Elle continua donc de son ton indifférent, comme si elle eût fait des remarques sur les robes de bébé :

— C’est ce que dit James, il dit que c’est abominable et que ce n’est pas d’un gentleman. Et il n’y a jamais eu meilleur juge que James. C’est comme si M. Casaubon voulait faire croire que tu désires épouser M. Ladislaw, ce qui est ridicule. Seulement, James dit que c’était pour empêcher M. Ladislaw de t’épouser pour ton argent ; comme s’il pouvait jamais penser à te demander en mariage ! Mistress Cadwallader a dit que tu pourrais aussi bien épouser un Italien qui montrerait des souris blanches sur la place publique ! Mais il faut que j’aille voir ce que fait bébé, ajouta Célia sans le moindre changement de ton, jetant un petit châle sur ses épaules et s’éloignant d’un pas léger.

Dorothée eût pu comparer cette épreuve inattendue à un vague et craintif sentiment que sa vie prenait une nouvelle forme, subissait une métamorphose où sa mémoire ne pouvait s’adapter au mouvement de nouveaux organes. Tout changeait d’aspect : la conduite de son mari, son propre sentiment de ses devoirs envers lui, toutes les luttes du passé et, plus que tout cela, ses rapports avec Will Ladislaw. Son monde à elle était dans un état de bouleversement convulsif ; tout ce qu’elle pouvait voir, c’est qu’il fallait attendre d’être en état de réfléchir plus tranquillement. Le changement qu’elle constatait dans son être et qui la terrifiait comme un péché, c’était un mouvement de violente répulsion contre ce mari disparu qui avait eu des pensées cachées pour elle, qui avait peut-être dénaturé son langage et toute sa conduite. Et puis, un autre changement qui la rendait également tremblante, c’était un étrange et soudain élan de son cœur vers Ladislaw.

Jamais auparavant l’idée ne lui était venue qu’il pût, en aucune circonstance, devenir son amant ; et concevez l’effet de cette soudaine révélation, qu’un autre avait considéré Will sous cet aspect nouveau, que peut-être lui-même avait entrevu une telle possibilité ; à cela se mêlait encore l’idée rapide et confuse de conditions et de questions pleines de difficultés et qui ne pouvaient être éclaircies qu’avec le temps.

Il lui sembla qu’il s’était écoulé un long intervalle lorsqu’elle entendit Célia qui disait :

— C’est bien comme cela, nourrice, il va rester tranquille sur mes genoux à présent. Vous pouvez aller déjeuner, et dites à Garratt de rester dans la chambre à côté. Ce que je pense, Dodo, reprit Célia, ne remarquant rien de plus sinon que Dorothée était renversée au fond de sa chaise et sans doute distraite ou indifférente, ce que je pense, c’est que M. Casaubon était un mauvais homme. Je ne l’ai jamais aimé et James non plus. Je trouve que les coins de sa bouche étaient affreusement méchants. Et maintenant, après qu’il s’est conduit de cette façon, je suis bien sûre que la religion ne t’oblige pas à te rendre malheureuse à cause de lui. S’il a été enlevé, c’est une véritable grâce, et tu devrais en être reconnaissante. Nous ne devons pas nous en affliger, n’est-ce pas, bébé ? dit confidentiellement Célia à ce centre de gravité inconscient de l’univers, qui avait les petits poings les plus remarquables, achevés jusqu’aux ongles, et vraiment pas mal de cheveux si vous lui ôtiez son bonnet… En un mot c’était Bouddha sous une forme d’incarnation occidentale.

À ce moment de crise, on annonça Lydgate, et ses premières paroles furent celles-ci :

— Vous ne me paraissez pas aussi bien que vous l’étiez, mistress Casaubon, avez-vous été agitée ? permettez-moi de vous tâter le pouls.

La main de Dorothée était froide comme du marbre.

— Elle veut aller à Lowick examiner les papiers, dit Célia. Il ne faut pas qu’elle y aille ; dites, le permettez-vous ?

Lydgate ne répondit pas tout d’abord.

Puis, regardant Dorothée :

— Je ne sais vraiment pas, dit-il. À mon avis, mistress Casaubon doit surtout faire ce qui peut lui donner le plus de tranquillité d’esprit. Le repos ne vient pas toujours de ce qu’il ne nous est pas permis d’agir.

— Merci, dit Dorothée en prenant sur elle. Ce que vous dites est certainement plein de raison ; il y a tant de choses dont je devrais m’occuper. Pourquoi resterais-je ici inactive ?

Puis, faisant un effort pour revenir à des sujets étrangers à son agitation personnelle, elle ajouta brusquement :

— Vous connaissez tout le monde à Middlemarch, n’est-il pas vrai, monsieur Lydgate ? J’aurai bien des choses à vous demander. Il s’agit pour moi d’affaires sérieuses ; j’ai une cure à confier à quelqu’un. Vous connaissez M. Tyke et tous les…

Mais l’effort avait été trop violent, et Dorothée éclata en sanglots.

Lydgate lui fit respirer un flacon de sels.

— Laissez faire mistress Casaubon comme il lui plaira, dit-il à sir James qu’il avait demandé à voir avant de quitter la maison. Je crois qu’elle a plus besoin d’une parfaite liberté que de toute autre prescription.

Les soins qu’il avait donnés à Dorothée, pendant la crise qu’elle venait de traverser, lui avaient permis de former quelques conclusions justes sur les épreuves de sa vie. Il ne doutait pas qu’elle eût souffert de l’effort, de la lutte douloureuse qu’entraîne la contrainte de soi-même, et qu’elle ne fît maintenant que se sentir dans une autre espèce de prison, après celle dont elle venait d’être délivrée.

Sir James fut d’autant plus disposé à se ranger à l’avis de Lydgate, quand il apprit que Célia avait déjà fait part à Dorothée de la désagréable clause du testament. Il n’y avait plus de raison désormais pour retarder davantage l’exécution d’affaires urgentes ; et, le lendemain, sir James accéda à sa demande de la conduire à Lowick.

— Je n’ai, pour le moment, aucun désir d’y rester, dit Dorothée. C’est à peine si je pourrais le supporter. Je suis bien plus heureuse à Freshitt avec Célia. J’y serai mieux pour réfléchir à ce qu’il convient de faire à Lowick, en considérant les choses à distance. Je désire aussi rester un peu à la Grange avec mon oncle et me promener dans tous nos chemins d’autrefois, au milieu des gens du village.

— Pas encore, il me semble. Votre oncle reçoit beaucoup d’hommes politiques, et vous êtes mieux, éloignée de ces menées-là, dit sir James qui ne songeait pour le moment à la Grange que comme à un repaire hanté par le jeune Ladislaw.

Mais nulle parole ne fut échangée entre lui et Dorothée sur la partie reprochable du testament ; chacun d’eux, sans doute, sentant qu’il lui serait impossible d’en parler. Sir James était timide, même avec les hommes, quand il s’agissait de sujets désagréables ; et la seule chose que Dorothée eût voulu en dire lui était interdite, parce que c’eût été une nouvelle preuve de l’injustice de son mari. Elle voulait pourtant que sir James fût instruit de ce qui s’était passé entre elle et lui concernant les droits moraux de Will Ladislaw à la propriété. Alors, pensait-elle, il verrait clairement comme elle que cette clause étrange et indélicate avait son origine surtout dans son aigre résistance à l’idée de ce droit, et pas uniquement dans des sentiments personnels, dont il était plus difficile de parler. C’était aussi pour Will, il faut l’avouer, que Dorothée souhaitait que cela fût connu, puisque ses amis ne semblaient le considérer que comme l’objet des charités de M. Casaubon. Pourquoi le comparerait-on à un Italien montreur de souris blanches ? Ce mot de mistress Cadwallader semblait une parodie dérisoire tracée par la main d’un démon.

À Lowick, Dorothée chercha dans les pupitres et les tiroirs, partout où son mari déposait ses manuscrits, mais elle ne trouva pas d’autres papiers s’adressant particulièrement à elle que ce « Tableau synoptique », commencement sans doute de bien d’autres instructions projetées pour sa gouverne. En léguant ce travail à Dorothée, M. Casaubon avait été, comme en toutes choses, lent et hésitant ; oppressé, en faisant un plan pour transmettre son œuvre, comme il l’avait été en l’exécutant, par le sentiment de sa pesanteur à se mouvoir dans un milieu obscur et plein d’obstacles. Il se défiait des capacités de Dorothée, mais il se défiait plus encore de tout autre rédacteur ; et il en était venu enfin à se créer pour lui-même une sorte de confiance dans la nature de Dorothée. Ce qu’elle aurait une fois résolu, elle était capable de l’exécuter. Il se la représentait volontiers travaillant et peinant dans les chaînes de la promesse qu’il lui aurait arrachée, pour élever un monument où serait inscrit son nom à lui. Mais les jours et les mois gagnaient sur lui et laissaient ses plans en arrière ; il n’avait plus que le temps d’exiger cette promesse, qui lui permettrait de conserver toujours sa froide étreinte sur la vie de Dorothée.

L’étreinte avait glissé. Liée par une promesse arrachée au plus profond de sa pitié, elle eût été capable d’entreprendre un labeur que son jugement lui disait tout bas devoir être inutile et sans autre but que cette consécration de la fidélité, qui est elle-même un but suprême. Mais son jugement, affranchi maintenant de la soumission et du dévouement, faisait l’amère découverte que, dans son union passée, le soupçon et la dissimulation n’avaient pas cessé de se tenir aux aguets. L’homme vivant et souffrant n’était plus devant elle pour éveiller sa pitié. Il ne restait que le pénible souvenir d’une soumission douloureuse à un mari dont les pensées basses venaient de lui être révélées, à un mari qui, dans ses soins scrupuleux à maintenir son caractère aux yeux du monde, aveuglé par ses prétentions exorbitantes, avait fini par porter lui-même un coup fatal à son orgueil, en froissant les sentiments de l’honneur le plus vulgaire. Quant à la propriété, elle eût été heureuse de s’en débarrasser et de rester avec sa fortune personnelle, n’eussent été les devoirs attachés à sa qualité de propriétaire, devoirs qu’elle ne pouvait négliger. Plus d’une question perplexe agitait son esprit au sujet de cette propriété. N’avait-elle pas eu raison de penser que la moitié en revenait à Ladislaw ? Aussi bien, il lui était impossible maintenant d’accomplir cet acte de justice. M. Casaubon avait choisi pour l’en empêcher un moyen cruellement efficace. Malgré l’indignation qu’elle se sentait au cœur contre lui, tout acte qui eût ressemblé à un défi triomphant aux désirs de son mari la révoltait.

Ayant rassemblé des papiers d’affaires avec l’intention de les examiner, elle referma à clef les pupitres et les tiroirs, tous vides de toute parole exprimant pour elle un sentiment personnel, vides de tout signe que, dans sa méditation solitaire, le cœur de son mari se fût jamais élancé vers le sien pour s’excuser ou s’expliquer ; et elle revint à Freshitt avec le sentiment que sur sa dernière et cruelle demande, comme sur le dernier et injurieux témoignage de son pouvoir, régnait un silence absolu.

Dorothée, alors, essaya de tourner ses pensées vers des devoirs immédiats, et il y en avait un, en particulier, que les autres étaient déterminés à lui rappeler. Lydgate avait saisi avidement l’idée de la cure de Lowick, et, dès qu’il le put, il reprit le sujet avec Dorothée, y voyant une possibilité de faire réparation à Farebrother du tort qu’il avait pu lui faire, en votant contre lui d’une conscience mal satisfaite.

— Au lieu de vous rien apprendre sur M. Tyke, dit-il, je voudrais vous parler d’une autre personne, de M. Farebrother, le vicaire de Saint-Botolph ; son bénéfice est fort maigre et ne lui fournit qu’un revenu bien exigu pour lui et sa famille. Sa mère, sa tante et sa sœur vivent toutes trois avec lui et sont à sa charge. Je crois que c’est à cause d’elles qu’il ne s’est point marié. Je n’ai jamais entendu mieux prêcher que par lui : une éloquence si naturelle et si facile ; il eût été digne de prêcher à la Croix de Saint-Paul après le vieux Latimer. Sa parole est également belle sur tous les sujets, originale, simple, claire. C’est, à mon avis, un homme remarquable. Il aurait dû faire plus qu’il n’a fait.

— Pourquoi n’a-t-il pas fait plus ? dit Dorothée qui s’intéressait maintenant à tous ceux qui avaient glissé dans la vie au-dessous de leur véritable vocation.

— C’est là une question embarrassante, dit Lydgate. Je trouve moi-même qu’il est extraordinairement difficile de faire marcher le bon ressort ! Il y a tant de cordes qui tirent à la fois. Farebrother laisse entendre souvent qu’il s’est trompé dans le choix de sa profession ; il a besoin de plus d’espace qu’il n’en est accordé à un pauvre homme d’Église. Il aime beaucoup l’histoire naturelle et toute espèce d’études scientifiques, il a bien de la peine à concilier ses goûts avec sa situation. Il n’a pas d’argent de reste : à peine en a-t-il suffisamment pour ses besoins, c’est pour cela qu’il s’est mis à jouer. On joue beaucoup le whist ici, à Middlemarch. Il joue pour gagner et gagne pas mal. Il se trouve entraîné naturellement dans une société un peu au-dessous de lui et amené à négliger certaines choses. Et néanmoins, à le considérer dans l’ensemble, je crois que c’est un des hommes les plus exempts de blâme que j’aie jamais connus. Il n’y a en lui ni venin ni duplicité, et ces défauts-là accompagnent souvent des dehors plus corrects.

— Je me demande si, au fond de sa conscience, il souffre de cette habitude, dit Dorothée. Je me demande s’il souhaiterait d’y renoncer.

— Il y renoncerait, je crois, bien volontiers, s’il se trouvait tout à coup dans l’aisance ; il serait heureux de faire un autre emploi de ce temps.

— Mon oncle m’assure qu’on parle de Tyke comme d’un homme apostolique, dit Dorothée un peu pensive.

Elle eût souhaité de faire revivre, si possible, les âges de la foi primitive, et pourtant elle songeait à M. Farebrother avec un ardent désir de l’affranchir de ce besoin d’argent gagné au jeu.

— Je ne prétendrai pas que Farebrother soit apostolique, reprit Lydgate. Sa mission n’est pas absolument celle des apôtres. C’est un pasteur au milieu de ses paroissiens, dont il doit s’efforcer de rendre la vie meilleure. Ce qu’on appelle aujourd’hui apostolique me paraît représenter, en pratique, une impatience de toutes choses, où le pasteur ne joue pas le rôle principal. M. Tyke m’en offre un exemple à l’hôpital : une bonne partie de sa doctrine consiste à faire désagréablement sentir sa présence aux gens par une espèce de pinçure douloureuse. Et puis, un homme apostolique à Lowick ! Il faudrait qu’il eût la foi de saint François d’Assise et qu’il pût croire utile de prêcher aux moineaux !

— C’est vrai. Il est pénible de voir le genre de notions que retirent nos fermiers et nos laboureurs des instructions qu’on leur donne. J’ai feuilleté un volume des sermons de M. Tyke ; ces sermons-là ne serviraient à rien à Lowick. J’ai bien souvent pensé aux différentes manières d’instruire les chrétiens, et dès que j’en trouve une qui me semble plus bienfaisante que les autres, je m’y attache comme à la plus vraie, je veux dire celle qui contient plus de bien dans tous les genres et qui attire le plus de monde à la participation de ce bien. Il vaut certainement mieux trop pardonner que trop condamner. Mais je voudrais voir M. Farebrother et l’entendre prêcher.

— Faites-le, j’ai confiance dans l’effet qu’il vous produira ; il est très aimé, mais il a aussi ses ennemis ; il se trouve toujours des gens qui ne peuvent pardonner à un homme de mérite de ne pas leur ressembler. Et c’est vraiment une tache pour son nom, que cette manière de se faire de l’argent au jeu. Vous voyez naturellement peu de personnes de Middlemarch ; mais M. Ladislaw, qui voit constamment M. Brooke, est un grand ami des vieilles dames de chez M. Farebrother, et il serait heureux de chanter les louanges du vicaire. L’une de ces vieilles dames, miss Noble, la tante, est l’image la plus gracieuse que l’on puisse voir de la bonté oublieuse d’elle-même, et Ladislaw la pilote parfois galamment dans ses courses. Vous connaissez bien de vue Ladislaw : une espèce de Daphnis en habit et en gilet ; rien de si drôle que cette petite vieille fille se haussant jusqu’à son bras, ils ont l’air d’un couple pris dans une comédie romantique. Mais le meilleur témoignage en faveur de Farebrother, c’est de le voir et de l’entendre.

C’est dans le petit salon particulier de Dorothée que cette conversation eut lieu, et il n’y avait là personne dont la présence pût lui rendre pénible cette mention du nom de Ladisiaw faite bien innocemment par Lydgate. Ne s’occupant pas des bavardages, il avait tout à fait oublié la remarque de Rosemonde à propos de l’adoration de Will pour mistress Casaubon. Il ne songeait, pour le moment, qu’à ce qui recommandait la famille Farebrother, et il avait insisté à dessein sur ce qu’on pouvait atténuer de pire contre le vicaire, afin de prévenir les objections. Il avait à peine vu le secrétaire intime de M. Brooke pendant les semaines qui venaient de s’écouler depuis la mort de M. Casaubon, et il n’avait rien entendu de nature à l’avertir qu’il y eût de ce côté un sujet dangereux à aborder avec sa veuve.

Après qu’il l’eut quittée, l’image de Ladislaw, telle qu’il l’avait fait paraître à ses yeux, demeura flottante dans l’esprit de Dorothée, détournant un peu ses pensées de la question de la cure de Lowick. Qu’est-ce que Will pouvait bien penser d’elle ? Apprendrait-il ce fait, dont la seule idée lui empourprait soudainement les joues, à elle qui ne rougissait pas d’ordinaire ; et que ressentirait-il en l’apprenant ? Mais ce qu’elle voyait aussi distinctement que possible, c’était la façon dont il souriait du haut de sa grande taille à la petite vieille fille. Un Italien avec des souris blanches ! — Lui, une créature qui entrait dans les sentiments de chacun et qui savait recevoir l’empreinte de la pensée des autres, au lieu de leur imposer la sienne avec la résistance du fer.



CHAPITRE IX


Aucun bavardage sur le testament de M. Casaubon n’était encore parvenu aux oreilles de Will Ladislaw : il n’était bruit que de la dissolution du Parlement et des élections prochaines, et on ne prêtait que peu d’attention aux rumeurs d’une nature plus intime. La fameuse « élection sèche » où les profondeurs du sentiment public pourraient se mesurer à la marée basse de la boisson, approchait. Will Ladislaw était alors un homme des plus occupés, et bien que le veuvage de Dorothée fût constamment présent à sa pensée, c’était un sujet dont il ne désirait pas qu’on l’entretînt ; aussi, quand Lydgate vint le trouver pour lui faire part de ce qui s’était passé pour la cure de Lowick, ce fut avec une sorte d’irritation qu’il répondit :

— Pourquoi me mêleriez-vous à ces affaires ? Je ne vois jamais mistress Casaubon et il n’y a aucune chance que je la voie plus souvent, maintenant qu’elle est à Freshitt. Je n’y vais jamais. C’est un terrain tory où moi et le Pionnier ne sommes pas mieux venus qu’un braconnier et son fusil.

Le fait est que Will était devenu d’autant plus susceptible, que M. Brooke, au lieu de souhaiter comme auparavant de le voir à la Grange un peu plus souvent qu’il ne lui était agréable à lui-même, semblait agir au contraire pour qu’il y fût le moins possible. C’était une concession évasive faite par M. Brooke aux remontrances indignées de sir James ; et Will, sensible sur ce point à la plus petite allusion, en conclut qu’on le tenait éloigné de la Grange à cause de Dorothée. Ses amis le regardaient donc avec soupçon ? Leurs craintes étaient bien superflues ! Ils se trompaient grossièrement s’ils le prenaient pour un de ces aventuriers besoigneux en quête des faveurs d’une femme riche.

Will n’avait jamais vu pleinement l’abîme ouvert entre lui et Dorothée jusqu’au moment où il en eut atteint le bord et la vit de l’autre côté. Il commença, non sans une rage sourde, à songer à quitter le pays ; il lui serait impossible désormais de témoigner le moindre intérêt à Dorothée sans s’exposer à des imputations blessantes, peut-être de la part de Dorothée elle-même, que d’autres essayeraient d’indisposer contre lui.

— Nous voilà séparés pour toujours, sa disait Will. Je pourrais aussi bien être à Rome ; elle ne serait pas plus loin de moi qu’elle ne l’est ici.

Mais ce que nous appelons désespoir n’est souvent que l’avidité douloureuse d’un espoir que rien n’encourage. Il y avait bien des raisons pour qu’il ne s’éloignât pas : et avant tout, des raisons d’ordre public pour ne pas quitter son poste à ce moment de crise, plantant là M. Brooke, alors qu’il aurait besoin d’être remorqué pour l’élection et lorsqu’il y avait à conduire au plus fort de la lutte tant de manœuvres électorales directes et indirectes. Et ce n’était pas une tâche facile de remorquer M. Brooke et de le maintenir dans l’idée qu’il devait s’engager à voter pour le « bill de réforme » au lieu d’insister sur son indépendance et sur sa faculté d’agir au bon moment.

M. Brooke devait, avant le jour de l’élection, se faire entendre devant les dignes électeurs de Middlemarch, du haut du balcon du Cœur-Blanc, qui faisait avantageusement saillie à un angle de la place du Marché. C’était par une belle matinée de mai, et tout semblait parler d’espérance. Il y avait quelque perspective d’accommodement entre le comité de Bagster et celui de M. Brooke, auquel M. Bulstrode, M. Standish, en sa qualité, de notaire et de libéral, et des manufacturiers tels que MM. Plymdale et Vincy donnaient un poids qui arrivait presque à contre-balancer Hawley et ses associés, les tenants de Pinkerton, au Dragon-Vert.

M. Brooke, conscient d’avoir, par ses réformes de propriétaire, dans cette dernière moitié de l’année, affaibli les coups que la Trompette avait dirigés contre lui, encouragé par les applaudissements et les vivats qui avaient accueilli son entrée en ville, en voiture, se sentait le cœur léger sous son gilet chamois. Mais, dans les occasions critiques, on dirait souvent que tous les moments semblent loin, jusqu’à ce qu’on touche au dernier.

— Cela a bon air, dit M. Brooke, tandis que la foule s’assemblait. J’aurai un bon auditoire, dans tous les cas. J’aime cela, voyez-vous : ce genre de public composé de ses propres voisins, vous savez.

Les tisserands et les tanneurs de Middlemarch n’avaient jamais considéré M. Brooke comme un voisin, et ne tenaient pas plus à lui que si on le leur avait envoyé de Londres dans une botte. Mais ils écoutèrent, sans faire trop de bruit, les orateurs qui présentèrent le candidat. Pendant ce temps, la foule devenait plus compacte, et comme le dernier orateur, un personnage politique de Brassing, approchait de la fin de son discours, M. Brooke éprouva un changement notable dans ses sensations ; tout en jouant avec son lorgnon, remuant les documents placés devant lui, il échangeait des remarques avec son comité en homme à qui le moment de l’appel était indifférent.

— Donnez-moi encore un verre de sherry, Ladislaw, dit-il d’un air qui affectait l’insouciance à Will, qui se tenait derrière lui et lui tendit aussitôt ce qui devait lui servir de cordial.

C’était peut-être mal choisi, car M. Brooke était un homme sobre, et prendre un second verre de sherry à si court intervalle du premier, était pour son organisme une surprise inattendue, de nature plutôt à éparpiller ses facultés qu’à les concentrer. Plaignez-le, je vous en prie. — Songez combien il y a de gentlemen anglais qui s’épuisent à discourir sur des affaires purement privées, tandis que M. Brooke avait la noble ambition de servir son pays en se présentant au Parlement !

Ce n’était pas du début de son discours que M. Brooke était inquiet ; il était sûr que cela irait tout seul. S’embarquer serait facile ; mais l’idée de la pleine mer au delà était alarmante.

« Et puis les questions maintenant, souffla le démon qui s’éveillait justement dans ses entrailles. Quelqu’un pourrait faire des questions à propos des cédules. »

— Ladislaw, continua-t-il à haute voix, passez-moi donc le mémorandum des cédules.

Lorsque M. Brooke se présenta au balcon, les acclamations furent assez fortes pour contre-balancer les hurlements, les rugissements, les aboiements et autres manifestations de la partie adverse, dont la modération ne laissa pas de surprendre M. Standish ; aussi, en oiseau rusé qu’il était, murmura-t-il à l’oreille de son voisin :

— Cela a l’air dangereux, par Dieu ! Hawley a dû trouver du plus sérieux.

Cependant les acclamations avaient quelque chose d’égayant, et M. Brooke, le mémorandum dans sa poche de devant, la main gauche appuyée sur la rampe du balcon et la droite jouant avec son lorgnon, était certainement le plus aimable candidat qu’on pût souhaiter. Les points frappants de son extérieur étaient son gilet chamois, ses cheveux blonds coupés court et sa physionomie calme et affable. Il débuta avec une certaine confiance :

— Messieurs, électeurs de Middlemarch !

C’était si bien ce qu’il fallait qu’une courte pause parut toute naturelle.

— Je suis extraordinairement heureux d’être ici, je n’ai jamais été si fier ni si heureux de ma vie, jamais si heureux, vous savez !

Ceci était une figure de rhétorique hardie, mais pas tout à fait à propos, au moment où les arguments nous échappent et disparaissent, quand la crainte s’est emparée de nous et qu’un verre de sherry circule à travers nos idées comme un soudain brouillard. Ladislaw, qui était debout prés de la fenêtre derrière l’orateur, se dit que tout était fini ; la seule chance c’était que, le mieux n’étant pas toujours ce qu’on imagine, des débats désordonnés pussent pour une fois, faire l’affaire. M. Brooke, pendant ce temps, ayant perdu toutes les clefs de son discours, se rabattit sur lui-même et sur ses titres, sujet toujours agréable et de circonstance pour un candidat.

— Je suis votre très proche voisin, mes bons amis, il y a longtemps que vous me connaissez, depuis que je siégeais sur les bancs, je suis toujours entré volontiers dans les questions publiques ; les machines, voyez-vous, les rouleaux brise-mottes ; vous êtes, du moins beaucoup d’entre vous, intéressés à la mécanique et je m’en suis occupé tout dernièrement. Cela ne va pas, vous savez, les brise-mottes. Il faut que tout se fasse progressivement : commerce, manufactures, échange de marchandises, etc. ; depuis Adam Smith il faut que tout se fasse progressivement. Nous devons embrasser tout le globe : — l’observation avec des vues étendues, — nous devons tout embrasser, de la Chine au Pérou, comme l’a dit quelqu’un, Johnson, je crois. C’est ce que j’ai fait jusqu’à un certain point, — pas jusqu’au Pérou. Mais je ne suis pas toujours resté enfermé chez moi. J’ai vu que cela n’irait pas, j’ai été dans le Levant où s’exportent quelques-unes de vos marchandises de Middlemarch ; et puis aussi la Baltique ; la Baltique, maintenant, voyez-vous…

Louvoyant entre ses souvenirs, M. Brooke se serait facilement retrouvé lui-même et serait revenu sans encombre des mers les plus lointaines, si l’ennemi n’avait mis en œuvre un procédé infernal. Tout à coup et en un instant s’était élevée sur les épaules de la foule, presque en face de M. Brooke et à dix mètres de lui sa propre effigie : gilet chamois, lorgnon, physionomie calme et affable représentée sur un lambeau d’étoffe ; et dans l’air s’était élevé, comme la voix monotone du coucou et le cri imitateur du perroquet, un écho de ses paroles avec un organe de polichinelle. Tout le monde se mit à regarder les fenêtres ouvertes des maisons voisines ; mais elles étaient vides ou occupées par des spectateurs en train de rire. L’écho le plus innocent a en lui une ironie diabolique, quand il reproduit un orateur persévérant et grave ; et cet écho-là n’était pas innocent du tout ; s’il ne répétait pas le discours avec la précision d’un écho naturel, il faisait un choix méchant des paroles qu’il redisait. Au moment où il répéta « La Baltique, maintenant… » le rire qui avait parcouru l’auditoire devint un éclat général, et sans les effets modérateurs de la division des partis, et la grande cause publique que la confusion des affaires avait fini par identifier avec « Brooke de Tipton », le rire aurait pu gagner jusqu’à son propre comité. M. Bulstrode demanda d’un ton sévère ce que faisait la nouvelle police ; mais il n’était pas facile de prendre une voix au collet, et une attaque sur l’effigie du candidat eut été trop hasardeuse, puisque, probablement, il était dans les plans de Hawley qu’elle fût lapidée.

M. Brooke lui-même n’était en état de se rendre nettement compte de rien, si ce n’est d’une fuite générale de ses idées au dedans de lui-même ; grâce même à un certain bourdonnement dans les oreilles, il était le seul qui n’eût pas encore fait attention à l’écho partant de sa propre image. Il n’y a rien qui tienne nos perceptions étroitement paralysées, comme l’anxiété que nous éprouvons de ce que nous avons à dire. M. Brooke entendit bien les rires de la foule ; mais il s’était attendu à quelque tapage de la part des tories, et en ce moment il avait pour l’exciter, comme le chatouillement d’un aiguillon, le sentiment que son exorde perdu tout à l’heure revenait peu à peu le chercher des bords de la Baltique.

— Cela me rappelle, continua-t-il en passant sa main dans une poche de côté et d’un air plein d’assurance, si j’avais besoin d’un précédent, mais nous n’avons jamais besoin d’un précédent pour une chose juste et raisonnable ; mais enfin il y a Chatham, voyez-vous… je ne puis pas dire si j’aurais soutenu Chatham ou Pitt, Pitt le jeune ce n’était pas un homme à idées, et nous voulons des idées, vous savez.

— Maudites soient vos idées ! Nous voulons le bill ! cria une voix forte et grossière dans la foule au-dessous du balcon.

Aussitôt l’invisible Polichinelle qui avait jusqu’ici imité M. Brooke répéta :

— Maudites soient vos idées ! Nous voulons le bill !

Le rire devint plus fort que jamais, et, pour la première fois, M. Brooke, devenu lui-même silencieux, entendit distinctement l’écho moqueur. Mais comme il semblait ridiculiser son interrupteur, il était plutôt encourageant pour M. Brooke, qui reprit avec bonne humeur :

— Il y a du vrai dans ce que vous dites là, mon brave ami, et pourquoi sommes-nous rassemblés ici, sinon pour dire ce que nous en pensons ? — liberté d’opinions, liberté de la presse, indépendance, et toutes ces choses-là ? Le bill, maintenant, vous aurez le bill…

Ici M. Brooke s’arrêta pour rajuster son lorgnon et prendre un papier dans sa poche, avec le sentiment qu’il était pratique et qu’il en arrivait aux détails.

L’invisible Polichinelle répondit :

— Vous aurez le bill, monsieur Brooke, par la grâce des manœuvres électorales, et un siège hors du Parlement adjugé pour cinq mille livres sept shillings et quatre pence.

M. Brooke, au milieu de rires effroyables, devint rouge, laissa tomber son lorgnon et, regardant confusément autour de lui, vit sa propre image qui s’était rapprochée. Le moment d’après il la voyait piteusement éclaboussée avec des œufs qu’on lui jetait à la tête. Son humeur s’échauffa un peu, ainsi que sa voix :

— Faire les bouffons ! les paillasses ! Ridiculiser les champions de la vérité ! tout cela est bel et bien !…

Ici un œuf mal appris vint s’écraser sur l’épaule de M. Brooke, tandis que l’écho disait :

— Tout cela est bel et bien !

Puis vint une grêle d’œufs dirigés surtout contre l’image, mais atteignant parfois l’original, comme par hasard. Un flot d’hommes, qui venaient d’arriver sur la place, se faisaient jour à travers la foule, avec des sifflets, des hurlements, des aboiements et des fifres, et un vacarme d’autant plus affreux qu’on vociférait et luttait pour les faire taire. Nulle voix n’était capable de s’élever au-dessus de pareille rumeur, et M. Brooke, sous ce désagréable et humiliant baptême, ne défendit plus le terrain.

Il rentra dans la chambre du comité, disant avec autant d’insouciance qu’il put en affecter :

— C’est un peu trop fort, cela vous savez ! J’aurais fini par captiver peu à peu les oreilles de la foule, mais on ne m’en a pas donné le temps. Je serais peu à peu entré dans la question du bill, mais les choses s’arrangeront bien au moment de la nomination.

Il ne fut pas toutefois unanimement déclaré que les choses s’arrangeraient bien ; le comité, au contraire, paraissait assez mal disposé, et le personnage politique de Brassing écrivait d’une main affairée et comme s’il couvait de nouveaux desseins.

— C’est Bowyer qui a fait cela, énonça M. Standish évasivement. Je le sais aussi bien que si son nom eut été sur l’affiche. C’est un ventriloque remarquable. Il s’en est, par Dieu ! merveilleusement tiré ! Hawley l’a eu à dîner ces jours-ci. Il y a un fonds de talent dans Bowyer.

— Eh bien ! vous savez, vous ne m’en aviez jamais parlé, Standish, sans quoi je l’aurais invité à dîner, dit le pauvre M. Brooke, que le bien de son pays avait obligé à faire beaucoup d’invitations.

— Il n’y a pas de plus pitoyable individu à Middlemarch que Bowyer, s’écria Ladislaw indigné. Mais on dirait que ce sont toujours ces individus-là qui doivent faire pencher la balance.

Will était tout à fait de mauvaise humeur contre lui-même aussi bien que contre son « patron » quand il revint s’enfermer dans son appartement, avec la résolution bien arrêtée de planter là à la fois le Pionnier et M. Brooke. Et pourquoi en effet resterait-il ? Si rien devait jamais combler l’abîme infranchissable creusé entre lui et Dorothée, l’absence et une situation absolument différente ailleurs y réussiraient mieux que le séjour dans le pays, d’un subalterne de M. Brooke exposé à un mépris mérité. Puis, quels rêves lui suscitait sa jeune imagination, des merveilles qu’il pourrait accomplir plus tard, dans cinq ans par exemple : les écrits, les discours politiques acquerraient une bien autre valeur, maintenant que la vie publique allait donner un plus vaste essor aux sentiments nationaux, et qui sait ? la célébrité à laquelle il arriverait peut-être justifierait aux yeux du monde ses prétentions sur Dorothée ; il ne semblerait plus alors qu’elle s’abaissât en acceptant son amour. Cinq ans ! Si seulement il pouvait être sûr qu’elle tenait à lui plus qu’aux autres ! si seulement il pouvait lui faire comprendre qu’il ne s’éloignait d’elle que pour pouvoir un jour lui dire son amour sans s’humilier ; alors il lui serait facile de partir et de commencer une carrière ; à vingt-cinq ans, le succès semblait assez probable et dans l’ordre ordinaire des choses, le talent amène la renommée, et la renommée tout un monde de délices. Il savait parler et il savait écrire ; il pouvait, quand il voulait, se rendre maître de n’importe quel sujet, et son intention était de se mettre toujours du côté de la raison et de la justice et de s’y employer de toute son ardeur. Pourquoi ne s’élèverait-il pas un jour au-dessus du niveau de la foule et ne sentirait-il pas qu’il avait bien acquis cette supériorité ? Oui, sans doute, il quitterait Middlemarch, il irait à Londres et se préparerait à la célébrité tout « en mangeant son pain ». Mais pas tout de suite ; pas avant d’avoir au moins échangé un signe avec Dorothée, pas avant de lui avoir fait savoir pourquoi, si même il était l’homme qu’elle voulût épouser, lui ne voudrait pas l’épouser. Il fallait donc pour quelque temps encore rester à son poste et avec M. Brooke.

Mais il eut bientôt des raisons de soupçonner que M. Brooke l’avait devancé dans le désir de rompre les rapports qui existaient entre eux. Des députations du dehors et des voix intérieures avaient concouru à faire prendre à ce philosophe une mesure plus énergique que de coutume pour le bien de l’humanité : à savoir de se désister en faveur d’un autre candidat, auquel il laisserait l’avantage de ses brigues et de ses menées électorales. Il appelait cela lui-même une mesure énergique, mais il remarqua que sa santé était moins à l’épreuve des excitations qu’il ne l’avait cru.

— J’ai senti quelque trouble du côté de la poitrine ; cela ne vaut rien de pousser les choses trop loin, dit-il à Ladislaw en lui expliquant l’affaire. Il faut que je me retire. Le pauvre Casaubon m’a été un avertissement, vous savez. J’ai fait quelques lourdes avances d’argent, mais aussi j’ai creusé un canal. C’est un ouvrage un peu grossier que ces affaires d’élection, eh ! Ladislaw ? On dirait que vous en avez assez. Cependant nous avons creusé un canal, avec le Pionnier, mis les choses dans une voix tracée et ainsi de suite. Un homme plus ordinaire que vous suffirait maintenant à poursuivre la tâche, plus ordinaire, vous savez.

— Désirez-vous que j’y renonce ? dit Will, le rouge lui montant au visage, tandis qu’il se levait de la table et s’éloignait de quelques pas dans la chambre, les mains dans ses poches. Je suis prêt à le faire aussitôt que vous le voudrez.

— Quant à le désirer, mon cher Ladislaw, j’ai la plus haute opinion de vos facultés, vous savez. Mais en ce qui touche le Pionnier, je me suis consulté un peu avec quelques-uns des hommes de notre parti et ils sont tout disposés à le prendre en main, à m’indemniser même jusqu’à un certain point. Et, dans les circonstances où nous sommes, vous pourriez aimer à vous retirer ; vous pourriez trouver un plus beau champ d’action. Les gens d’ici pourraient ne pas avoir de vous cette opinion élevée que j’ai toujours eue, moi, vous considérant comme un alter ego, un bras droit, bien que je me sois toujours réjoui à l’idée que vous pourriez faire autre chose. Je songe à pousser une pointe en France. Mais je vous enverrai des lettres, vous savez, pour AIthorpe et pour des gens comme lui. Je me suis rencontré avec Althorpe.

— Je vous suis fort obligé, répondit fièrement Ladislaw. Puisque vous allez vous défaire du Pionnier, il est inutile que je vous ennuie des décisions que je prendrai. Il peut me convenir de rester ici pour le moment.

Quand M. Brooke l’eut quitté, Will se dit à lui-même :

— Sa famille l’a pressé de se débarrasser de moi et il lui est maintenant bien indifférent que je m’en aille. Je resterai ici aussi longtemps qu’il me plaira. Ce sera de mon plein gré que je m’en irai, et non parce qu’ils ont peur de moi.



CHAPITRE X


Durant cette soirée de juin où M. Farebrother apprit qu’on lui destinait la cure de Lowick, la joie régna dans le salon à l’ancienne mode du presbytère, et les portraits mêmes des graves légistes semblaient comme réjouis dans leurs cadres. La mère du vicaire laissa ce soir-là sans y toucher son thé et sa rôtie ; elle était assise, gracieuse et un peu affectée dans sa grâce comme à son ordinaire, ne laissant voir son émotion que par cet éclat sur les joues et ce feu dans les yeux, qui donnent à une femme âgée une identité momentanée et frappante avec la jeune fille d’autrefois. Elle dit enfin d’un air décidé :

— Ma plus grande satisfaction, Camden, c’est de penser que vous l’avez mérité.

— C’est après avoir reçu une faveur, ma mère, qu’on doit encore s’efforcer de la mériter, répliqua le fils, débordant de joie et ne cherchant pas à le dissimuler.

Le bonheur répandu sur son visage semblait indiquer assez d’énergie et de force active non seulement pour briller au dehors, mais pour éclairer au dedans de lui-même une sérieuse vision. On croyait voir des pensées aussi bien que de la joie dans son regard.

— Maintenant, tante, poursuivit-il en se frottant les mains et en regardant miss Noble qui faisait entendre de doux petits bruits de castor, il y aura toujours du sucre candi sur la table, pour que vous puissiez en dérober et en porter aux enfants, et vous aurez en quantité des bas neufs à distribuer, et vous repriserez les vôtres d’autant plus.

Miss Noble fit à son neveu un petit signe de tête avec un rire soumis à demi effrayé, songeant qu’elle avait déjà glissé dans son panier un morceau de sucre de plus en l’honneur de la nomination.

— Quant à vous, Winny, continua le vicaire, il ne sera pas difficile maintenant de vous marier à quelque célibataire de Lowick, M. Salomon Featherstone, par exemple, dès que je m’apercevrai que vous êtes éprise de lui.

Miss Winnifred qui n’avait cessé de contempler son frère et qui pleurait à chaudes larmes, ce qui était sa manière de se réjouir, sourit à travers ses pleurs, disant :

— Il faut que vous me donniez l’exemple, Cam ; il faudrait vous marier maintenant.

— De tout mon cœur. Mais qui est-ce qui peut bien vouloir de moi ? Je suis un vieux garçon râpé ; qu’en dites-vous, ma mère ?

— Vous êtes un bel homme, Camden, quoique vous n’ayez pas la belle prestance de votre père, dit la vieille dame.

— Je voudrais vous voir épouser miss Garth, frère, ajouta miss Winnifred. Comme ce serait charmant de l’avoir au milieu de nous à Lowick !

— Charmant en vérité ! Comme si on n’avait qu’à choisir parmi les jeunes femmes attachées au poteau comme des volailles au marché, et comme si je n’avais qu’à me présenter pour être accepté de qui que ce soit, dit le vicaire ne se souciant pas de préciser.

— Nous ne voulons pas de qui que ce soit, insista miss Winnifred.

— Mais vous aimeriez mieux que ce fût miss Garth, mère, n’est-ce pas ?

— Le choix de mon fils sera le mien, dit mistress Farebrother avec une prudence majestueuse, et une épouse serait ici la très bien venue, Camden. Il faudra que vous fassiez votre whist chez vous, quand nous serons à Lowick, et Henriette Noble n’a jamais été une joueuse de whist.

Mistress Farebrother appelait toujours de ce nom magnifique sa vieille et mince petite sœur.

— Je me passerai de whist, maintenant, ma mère.

— Pourquoi cela, Camden ? De mon temps, on considérait le whist comme un passe-temps fort convenable pour un bon ecclésiastique, dit mistress Farebrother, ignorante de ce que le jeu représentait pour son fils, et parlant d’un ton un peu tranchant comme s’il s’agissait de quelque encouragement donné aux nouvelles doctrines.

— J’aurai trop à faire pour songer au whist, avec deux paroisses à administrer, dit le vicaire, préférant ne pas discuter les vertus du jeu.

Précédemment déjà, il avait dit à Dorothée :

— Je ne me crois pas tenu de renoncer à Saint-Botolph. Ce sera assez protester contre la pluralité des fonctions qu’on veut réformer, si je laisse à un autre la plus grande partie du revenu. La chose importante n’est pas de renoncer au pouvoir, mais d’en bien user.

— J’y ai songé aussi, dit Dorothée. Tant qu’il ne s’agit que de soi-même, je crois qu’il serait plus facile de renoncer au pouvoir et à l’argent que de les garder et de s’en bien servir. Ce patronage peut sembler assez mal placé entre mes mains, et pourtant je sentais que je ne devais pas le laisser aller à d’autres.

— Et quant à moi, je serai tenu de faire en sorte que vous n’ayez pas à regretter d’avoir usé de votre droit, répondit le vicaire.

Il avait une de ces natures où la conscience a besoin, pour mieux agir, que le joug de la vie cesse de les écorcher. Il ne fit pas étalage d’humilité, mais, au fond de son cœur, il se sentait honteux d’avoir montré des faiblesses dont bien d’autres étaient restés purs, qui pourtant n’obtenaient point de bénéfices.

— J’ai toujours souhaité d’être autre chose que clergyman, dit le vicaire à Lydgate. Mais peut-être, après tout, vaut-il mieux que je m’efforce de faire de moi le meilleur clergyman possible ; c’est en se mettant à ce point de vue-là voyez-vous, que les difficultés paraissent très simplifiées, conclut-il en souriant.

Sa part de devoirs paraîtrait maintenant toute facile au vicaire. Mais le devoir a pour se manifester, des occasions imprévues, comme par exemple un ami un peu ennuyeux que nous avons aimablement invité à venir nous voir et qui se casse la jambe sous notre toit.

Une semaine plus tard à peine, le devoir se présenta chez lui, dans la personne de Fred Vincy revenu d’Omnibus-Collège avec ses grades de bachelier.

— Je suis confus de vous déranger, monsieur Farebrother, dit Fred dont le doux et frais visage semblait de bon augure. Mais vous êtes le seul ami que je puisse consulter. Une fois déjà je vous ai ouvert mon cœur, et vous avez été si bon que je ne puis m’empêcher de recourir encore à vous.

— Asseyez-vous, Fred, je suis tout disposé à vous entendre et à faire pour vous tout ce que je pourrai, dit le vicaire en continuant de travailler à l’emballage de quelques petits objets pour le déménagement prochain.

— Je voulais vous dire… Fred hésita un instant, puis continua tout d’un trait : Je pourrais maintenant entrer dans l’Église, et vraiment j’ai beau regarder autour de moi, je ne vois rien d’autre à faire. Je n’aime pas l’Église, mais je sais que ce serait très dur de le confesser à mon père, après tout ce qu’il a dépensé pour m’y préparer…

Fred s’arrêta encore, puis répéta :

— Et je ne vois rien d’autre à faire.

— J’en ai parlé à votre père, Fred, mais je n’ai pas gagné grand’chose avec lui. Il a prétendu qu’il était trop tard. Mais voilà déjà un pont de franchi. Quels sont vos autres soucis ?

— Simplement, que je n’y ai aucune inclination. Je n’aime pas la théologie ni les prêches, ni me sentir tenu d’avoir l’air grave. J’aime à me promener à cheval dans la campagne, comme les autres. Je ne veux pas dire que je voudrais devenir un mauvais sujet en aucune façon ; mais je n’ai aucun goût pour le genre de choses qu’on attend d’un clergyman. Et pourtant, que puis-je faire sans cela ? Mon père ne peut me fournir un capital, sans quoi j’aurais pu entrer dans l’agriculture. Et il n’a pas de place pour moi dans son commerce. Je ne peux pas non plus, bien entendu, me mettre à étudier le droit ou la médecine maintenant, puisque mon père prétend que je gagne quelque chose. C’est bel et bien de dire que je fais mal d’entrer dans l’Église, mais ceux qui me tiennent ce langage feraient aussi bien de m’envoyer vivre dans les bois.

La voix de Fred avait pris un ton de reproche grondeur, et M. Farebrother eut été tenté de sourire, s’il n’avait eu l’esprit trop occupé à en imaginer plus que n’en avait dit Fred.

— Avez-vous quelques difficultés à propos des doctrines ? à propos des articles ? demanda-t-il, faisant effort pour ne considérer uniquement dans la question que l’intérêt de Fred.

— Non ; je suppose que les articles sont justes. Je n’aurais pas d’arguments pour les réfuter, puisque des hommes bien meilleurs et plus instruits que moi les acceptent. Je crois qu’il serait assez ridicule de ma part de montrer de semblables scrupules, comme si je pouvais en être juge.

— Je puis donc supposer que vous pensiez être à même de faire un bon petit prêtre de campagne, sans être d’ailleurs un fameux théologien ?

— Sans doute ; s’il faut que je devienne clergyman, j’essayerai de faire mon devoir tout en ne l’aimant guère. Trouvez-vous qu’on puisse m’en blâmer ?

— D’entrer dans l’Église dans de telles conditions ? Cela dépend de votre conscience, Fred. Jusqu’à quel point avez-vous mesuré l’importance de cet acte et envisagé ce que votre position exigerait de vous ? Ce que je puis vous dire de moi, c’est que je n’ai jamais été assez strict dans les devoirs de ma profession et que ma conscience s’en est trouvée mal à l’aise.

— Mais il y a encore un autre obstacle, dit Fred en rougissant ; je ne vous en ai pas encore parlé, bien que certaines choses aient pu vous le faire deviner. Il y a une personne à laquelle je suis attaché de tout mon cœur ; je l’ai aimée depuis que nous étions tout enfants.

— Miss Garth, je suppose ? dit le vicaire examinant de très près quelques étiquettes.

— Oui ; je ne me plaindrais plus de rien, si seulement elle voulait de moi. Et je sais que je pourrais alors être un brave garçon.

— Et vous croyez qu’elle partage votre sentiment ?

— Elle ne veut jamais le dire, et elle m’a fait promettre, il y a assez longtemps déjà, de ne plus lui en parler. Elle désapprouve plus que personne que je me fasse clergyman, je le sais. Mais je ne puis renoncer à elle et je crois, malgré tout, qu’elle se soucie de moi. J’ai vu mistress Garth hier au soir, elle m’a dit que Mary était pour le moment au rectory de Lowick avec miss Farebrother.

— Oui, elle veut bien être assez aimable pour aider ma sœur dans ses occupations. Voudriez-vous y aller ?

— Non, je voulais vous demander une grande faveur. Je suis confus d’abuser ainsi de vous ; mais Mary vous écouterait peut-être si vous lui parliez de la chose, je veux dire de mon entrée dans l’Église.

— C’est là une mission délicate, mon cher Fred. Il me faudra sous-entendre votre attachement pour elle ; et aborder ce sujet comme vous désirez que je le fasse, ce sera la mettre en demeure de me dire si elle vous rend votre attachement.

— C’est précisément ce que je voudrais. Je ne saurais à quoi me décider avant de connaître son sentiment.

— Vous voulez dire que de cela dépendra votre entrée dans l’Église ?

— Si Mary ne voulait de moi, ni maintenant ni jamais, il me serait bien indifférent d’échouer dans une carrière ou dans une autre.

— C’est de l’enfantillage, Fred ; les hommes survivent à leur amour, mais ils ne survivent pas aux conséquences de leur légèreté.

— Cela n’est pas vrai de mon amour à moi. Je n’ai jamais vécu un instant sans aimer Mary. Si je devais renoncer à elle, ce serait comme de me mettre à marcher sur des jambes de bois.

— Ne sera-t-elle pas blessée de mon indiscrétion ?

— Non, je suis sûr que non. Elle vous respecte plus que personne et elle ne vous ferait pas taire par des railleries, comme elle le fait avec moi. — Naturellement je n’aurais pu le dire à personne ni demander à personne de lui parler, qu’à vous. — Vous êtes pour nous deux un ami unique… Fred s’arrêta un instant, puis il reprit d’un ton de désolation : — Elle devrait reconnaître que j’ai travaillé pour passer mon examen. Elle devrait croire que je ferais n’importe quoi pour l’amour d’elle.

Après un instant de silence, M. Farebrother, quittant son travail, tendit la main à Fred :

— Très bien, mon garçon ; je ferai comme vous désirez.

Ce même jour M. Farebrother se rendit au presbytère de Lowick sur le cheval qu’il venait d’acheter. « Décidément, je ne suis qu’une vieille souche, pensa-t-il, les jeunes pousses me mettent de côté. »

Il trouva Mary au jardin, cueillant des roses et en effeuillant les pétales sur une feuille de papier. Le soleil était bas et les grands arbres projetaient leurs ombres en travers des chemins gazonneux, où Mary circulait sans chapeau ni ombrelle. Elle n’entendit pas M. Farebrother qui s’avançait sur l’herbe. Elle venait de se baisser pour faire la leçon à son petit terrier noir, qui persistait à marcher sur le papier et à flairer les pétales des roses à mesure que Mary les y répandait ; prenant ses pattes de devant dans une main et levant l’index de l’autre, tandis que le chien plissait le front et semblait embarrassé : « Mouche, mouche, je suis honteuse de vous, dit-elle d’une voix de grave contralto, cela ne sied pas à un chien raisonnable ; tout le monde vous prendrait pour un jeune gentleman écervelé. »

— Vous êtes sans pitié pour les jeunes gentlemen, miss Garth, dit le vicaire s’arrêtant à quelques pas d’elle.

Mary tressaillit et rougit.

— Cela me réussit toujours avec Mouche, dit-elle en riant.

— Mais pas avec les jeunes gentlemen ?

— Oh ! avec quelques-uns, je suppose ; puisqu’il y en a qui deviennent d’excellents hommes.

— Je suis heureux que vous m’accordiez cela, parce qu’en ce moment même il y a un jeune gentleman auquel je désire vous intéresser.

— Pas un écervelé, j’espère, dit Mary recommençant à cueillir des roses et sentant son cœur battre avec violence.

— Non, bien que la sagesse ne soit peut-être pas son fort, mais plutôt l’affection et la sincérité. Deux qualités, il est vrai, sur lesquelles, plus qu’on ne le croit d’ordinaire, peut reposer la sagesse. Vous vous doutez bien d’après cela, j’imagine, de quel jeune homme je veux parler.

— Oui, je crois que je le sais, dit Mary bravement, son visage devenant plus sérieux et ses mains plus froides. Ce doit être Fred Vincy.

— Il m’a prié de vous consulter sur son entrée dans l’Église. Vous ne trouverez pas, j’espère, que j’aie pris une trop grande liberté en lui promettant de le faire.

— Au contraire, monsieur Farebrother. Chaque fois que vous avez la moindre chose à me dire, je me sens honorée.

— Mais, avant d’aborder la question, permettez-moi de toucher à un point délicat dont votre père m’a fait la confidence ; soit dit en passant, c’était ce même soir ou je m’étais aussi acquitté d’une mission de la part de Fred, qui venait de partir pour le collège. M. Garth m’a conté ce qui s’était passé la nuit de la mort de Featherstone, — comment vous aviez refusé de brûler le testament, votre remords de conscience d’avoir été la cause innocente de ce que Fred ait été privé de ses dix mille livres. — Je me suis souvenu de cela et j’ai entendu dire telle chose qui pourra vous tranquilliser, qui vous prouvera que cette circonstance ne vous impose aucune espèce d’acte expiatoire.

M. Farebrother s’arrêta un instant et regarda Mary. Il ne demandait pas mieux que de faciliter à Fred les moyens de réussir, mais il ne serait pas mal, pensait-il, d’ôter à Mary certaines idées fausses auxquelles les femmes obéissent parfois, comme de commettre l’erreur d’épouser un homme à titre de compensation. Les joues de Mary commençaient à brûler et elle restait muette.

— Je veux dire que, de votre conduite, il n’est pas résulté de différence réelle dans le sort de Fred. Il m’a été démontré que le premier testament n’eût pas été légalement valable après la destruction du dernier. Il eût été, soyez-en sûre, contesté et invalidé. Vous pouvez donc avoir l’esprit en repos sur ce point.

— Merci, monsieur Farebrother, dit Mary gravement. Je vous suis reconnaissante de vous souvenir de mes sentiments.

— Je puis donc continuer maintenant. Fred a pris ses degrés, vous le savez. Son chemin étant fait jusque-là, la question est de savoir ce qu’il pourra entreprendre. C’est une question si compliquée pour lui qu’il serait tenté, en fils soumis, de condescendre aux désirs de son père et d’entrer dans l’Église, bien que vous n’ignoriez pas qu’il y fût auparavant tout à fait opposé. Je l’ai interrogé et je ne vois pas, je l’avoue, d’objection insurmontable à ce qu’il devienne clergyman, au point où en sont les choses. Il pourrait, dit-il, se résigner à faire de son mieux dans cette carrière, mais à une seule condition. Cette condition remplie, je ferais mon possible pour pousser à l’avancement de Fred ; au bout de quelque temps, pas tout de suite bien entendu, il pourrait être auprès de moi comme desservant, et occupé de telle sorte que son traitement égalerait à peu près celui que je touchais comme vicaire. Mais tout cela, je le répète, dépend d’une condition. Il m’a ouvert son cœur, miss Garth, en me priant de plaider pour lui. Sa décision dépend absolument de vos sentiments.

Mary avait l’air si émue qu’il ajouta après un moment :

— Promenons-nous un peu ; et tout en se promenant, à parler franchement, reprit-il, Fred ne veut se décider pour aucune carrière qui diminuerait les chances qui lui restent de vous épouser ; mais, avec cette perspective, il fera de son mieux dans n’importe quelle voie que vous approuverez.

— Il m’est impossible de dire si je l’épouserai jamais, monsieur Farebrother. Mais, sûrement, je ne serai jamais sa femme s’il devient ministre. On ne saurait tenir un langage meilleur et plus généreux que le vôtre, je ne prétends pas une minute corriger votre opinion. Seulement, j’ai ma façon à moi, un peu jeune et critique, de considérer les choses, dit Mary, retrouvant une étincelle de son enjouement qui ne rendait sa modestie que plus charmante.

— Je désire pouvoir lui transmettre exactement ce que vous pensez, dit M. Farebrother.

— Je ne pourrais aimer un homme ridicule, dit Mary, ne tenant pas à entrer plus avant dans le sujet ; Fred a assez de savoir et de bon sens pour devenir, s’il le veut, un homme respectable dans quelque bonne carrière, en dehors de l’Église, mais je ne puis me le représenter prêchant, faisant des sermons, prononçant des bénédictions, priant auprès des malades, sans qu’il m’apparaisse avec quelque chose de grotesque. S’il devenait clergyman, ce ne serait que par amour du bon ton et je trouve qu’il n’y a rien de si méprisable qu’une sotte vanité de ce genre. C’est ce que je me disais toujours quand je voyais M. Crowse, avec sa figure vide et son parapluie correct, prononçant délicatement des petits discours affectés. Quel droit ont donc de tels hommes à représenter le christianisme, comme si c’était une institution pour élever des idiots dans le bon ton, comme si…

Mary s’arrêta. Elle s’était laissée aller comme si elle s’adressait à Fred au lieu de parler à M. Farebrother.

— Les jeunes femmes sont sévères ; elle ne sentent pas la puissance de l’action comme les hommes, quoique je dusse peut-être faire une exception en votre faveur. Mais vous ne mettez pas Fred à un niveau aussi bas ?

— Non, certainement ; il a beaucoup de qualités ; mais, clergyman, il n’en aurait pas l’emploi. Ce serait un type d’hypocrisie professionnelle.

— Alors, votre réponse est tout à fait décisive ? Comme pasteur il n’a aucun espoir ?

Mary secoua la tête.

— Mais s’il bravait toutes les difficultés pour gagner sa vie de quelque autre manière, lui donnerez-vous le soutien de l’espoir ? Pourra-t-il compter vous obtenir ?

— Il n’est pas nécessaire, je trouve, de lui répéter une fois de plus ce que je lui ai dit déjà, répondit Mary comme un peu blessée. J’entends qu’il n’a nul besoin de poser ces questions, jusqu’à ce qu’il ait donné les preuves d’une sage et digne conduite, au lieu de dire qu’il en serait capable.

M. Farebrother garda le silence pendant une ou deux minutes, puis, tandis qu’ils s’arrêtaient à l’ombre d’un érable, au tournant d’une allée envahie par l’herbe, il reprit :

— Je comprends que vous résistiez à toute tentative pour vous lier par une promesse ; mais de deux choses l’une : ou votre sentiment pour Fred Vincy vous empêche de former tout autre attachement, et alors il peut compter que vous ne vous marierez pas jusqu’à ce qu’il ait mérité votre main, ou il n’en est rien et alors il ne faut plus lui donner le moindre encouragement. Pardonnez-moi, Mary ; c’est ainsi que je vous appelais autrefois, vous savez, quand vous étiez mon élève. Mais lorsque de l’état des affections d’une femme dépend le bonheur d’une autre vie, de plus d’une autre vie, je trouve que la conduite la plus noble de sa part serait d’être parfaitement droite et franche.

Mary, à son tour, demeura silencieuse, ne s’étonnant pas du langage de M. Farebrother, mais plutôt de sa voix qui exprimait une émotion grave, et contenue. Quand l’idée étrange lui traversa l’esprit, que peut-être les paroles du vicaire se rapportaient à lui-même, elle y resta incrédule et rougit d’en avoir eu la pensée. Elle n’avait jamais songé que nul homme pût l’aimer, excepté Fred qui l’avait épousée avec un vieil anneau d’ombrelle, à l’âge où elle portait encore des chaussettes et des petits souliers à rubans ; encore moins avait-elle pensé que M. Farebrother pût prendre intérêt à elle, M. Farebrother, l’homme le plus savant du cercle étroit où elle vivait. Elle n’eut que le temps de sentir combien tout cela était vague et peut-être illusoire, mais une chose était claire et résolue dans son esprit, sa réponse :

— Puisque vous le considérez comme mon devoir, monsieur Farebrother, je vous dirai que j’ai pour Fred un sentiment trop fort pour renoncer à lui en faveur de tout autre. Je ne serais jamais tout à fait heureuse, si je pensais qu’il fût malheureux de m’avoir perdue. Je lui suis reconnaissante de m’aimer toujours plus que personne et de tant s’inquiéter de ce qui me fait de la peine, depuis le temps où nous étions tout enfants, et cela a pris en moi une racine profonde. Je ne puis me figurer un sentiment nouveau venant affaiblir celui-là dans mon cœur. J’aimerais par-dessus tout le voir digne du respect de tous. Mais dites-lui, s’il vous plaît, que jusque-là je ne puis lui promettre de l’épouser. Je blesserais et j’affligerais trop mon père et ma mère. Il est donc libre de faire un autre choix.

— Eh bien, voilà ma mission remplie, dit M. Farebrother tendant la main à Mary. Je vais m’en retourner tout de suite à Middlemarch. En donnant à Fred cet espoir, nous le ferons entrer d’une manière ou d’une autre dans la bonne voie, et j’espère vivre assez pour vous unir. Dieu vous bénisse !

— Oh ! restez, je vous en prie, permettez-moi de vous offrir un peu de thé, dit Mary. Ses yeux se remplirent de larmes, quelque chose d’indéfinissable, quelque chose comme une douleur résolument étouffée, dans les manières de M. Farebrother, fit qu’elle se sentit tout à coup malheureuse, comme elle l’avait été un jour où elle avait vu les mains de son père trembler dans un moment d’émotion.

— Non, ma chère, non, il faut que je parte.

Quelques minutes plus tard, le vicaire remontait sur son cheval : il avait magnanimement accompli un devoir beaucoup plus dur que de renoncer au whist — ou même de rédiger des méditations de repentance.



CHAPITRE XI


M. Bulstrode, au moment où il allait se créer de nouveaux intérêts à Lowick, avait eu naturellement un désir tout particulier d’y trouver un pasteur à son gré ; c’était pour ses propres fautes et pour celles de la population en masse un avertissement et un châtiment divin de voir, au moment même où il entrait en possession des titres de propriété de Stone-Court, de voir M. Farebrother s’installer dans la jolie petite église et prêcher son premier sermon à la congrégation des fermiers, des paysans et des artisans du village. Ce n’était pas que M. Bulstrode eût l’intention de fréquenter l’église de Lowick ou de résider à Stone-Court avant longtemps ; l’excellente ferme dont il pourrait peut-être, avec l’aide de la Providence et de bonnes occasions, étendre graduellement les terres, et la jolie habitation qu’il pourrait peu à peu embellir encore, lui serviraient de retraite, le jour où il jugerait avantageux à la gloire divine de se retirer partiellement des affaires, afin de faire porter avec plus de force, du côté de la Vérité de l’Évangile, le poids de la propriété territoriale de l’endroit. Une de ses plus fortes raisons de penser ainsi, c’était la facilité surprenante avec laquelle il avait acquis Stone-Court, alors que tout le monde s’était attendu à voir M. Rigg Featherstone s’y cramponner comme au jardin d’Éden. Telle avait été aussi l’attente du pauvre Pierre, lorsqu’il voyait en imagination, à travers le tertre de gazon qui devait le recouvrir, sans être gêné par la perspective, son légataire à figure de grenouille, jouissant de la belle vieille demeure, à la surprise et au désappointement perpétuels des autres survivants.

Mais combien peu nous savons ce qui constituerait le paradis pour nos voisins ! Le froid et judicieux Joshua Rigg n’avait pas laissé deviner à son père que Stone-Court ne fût pas, à ses yeux, le bien suprême, et il avait d’ailleurs sans aucun doute souhaité d’en devenir possesseur. Mais, à l’inverse de Warren Hastings qui convoitait de l’or en vue d’acheter Daylesford, si Joshua Rigg convoitait Stone-Court, c’était en vue de s’en faire de l’or. Il avait une vision très distincte et très intense de son bien suprême, à lui ; l’énergique avidité dont il avait hérité avait pris, par la suite des circonstances, une forme spéciale et le suprême bien, pour lui, c’était de devenir changeur. À ses jours lointains d’apprentissage, saute-ruisseau dans un port de mer, il regardait par les fenêtres des changeurs, comme d’autres gamins regardent par les fenêtres des pâtissiers ; cette fascination était devenue graduellement en lui une passion enracinée ; il avait l’intention, dès qu’il aurait quelque fortune, de faire bien des choses, entre autres, d’épouser une jeune personne comme il faut ; mais ces jouissances n’étaient que des accessoires, auxquels l’imagination pouvait suppléer. La joie unique à laquelle aspirait son âme, c’était d’avoir un bureau de changeur sur un quai très fréquenté, d’être entouré de coffres dont il garderait les clefs, et de conserver un maintien sublimement froid en maniant les monnaies de toutes les nations, tandis que la cupidité impuissante le regarderait avec envie de l’autre côté d’un grillage de fer.

Et quand on le supposait établi à Stone-Court pour la vie, Joshua se disait que le moment n’était plus loin, maintenant, où il s’établirait sur le quai du Nord, avec l’aménagement le plus complet de coffres-forts et de serrures.

Quant à M. Bulstrode, il interpréta la vente des terres de Joshua Rigg comme une grâce divine, témoignant sans doute d’une sanction à ses projets ; sans excès de confiance d’ailleurs dans cette interprétation, il offrit ses actions de grâce au ciel dans une phraséologie mesurée. Ses doutes ne venaient pas des rapports possibles de l’événement avec la destinée équivoque de Joshua Rigg, mais de la réflexion que, dans cette grâce même, il pouvait y avoir un châtiment pour lui, comme l’entrée de M. Farebrother dans la cure en était clairement un.

Et ce n’était pas là le langage de M. Bulstrode vis-à-vis des autres, pour le plaisir de les tromper : c’était le langage qu’il se tenait à lui-même, — c’était sa façon d’expliquer les événements, aussi naturelle que peut l’être aucune de vos théories, si par hasard vous n’êtes pas d’accord avec lui.

Car l’égoïsme qui entre dans nos théories n’en affecte pas la sincérité ; plus notre égoïsme au contraire est satisfait, plus notre foi est robuste.

Cependant, encouragement ou châtiment, à peine quinze mois s’étaient-ils écoulés depuis la mort de Pierre Featherstone, que M. Bulstrode était devenu propriétaire de Stone-Court.

L’excellente mistress Bulstrode fut particulièrement heureuse du bien que la santé de son mari paraissait retirer de l’acquisition de la propriété. Peu de jours se passaient sans qu’il s’y rendît à cheval, inspectant quelque partie du domaine avec le régisseur, et les soirées étaient délicieuses, dans ce lieu paisible, quand les meules de foin répandaient dans l’air des parfums qui se mêlaient au souffle embaumé du beau vieux jardin. Un soir, comme le soleil encore au-dessus de l’horizon semblait brûler en lampes d’or entre les branches des grands noyers, M. Bulstrode était arrêté, à cheval, en dehors de la grille principale, attendant Caleb Garth qu’il avait fait venir pour prendre son avis sur une question de drainage, et qui s’était attardé avec le régisseur. — Sous l’influence de son innocente récréation, M. Bulstrode se sentait dans une heureuse disposition d’âme, plus sereine qu’à l’ordinaire. C’était chez lui une conviction, un point de doctrine, qu’il y avait en lui absence totale de mérite ; mais on peut entretenir sans peine cette conviction doctrinale, tant que le sentiment du démérite ne prend pas, dans la mémoire, une forme déterminée et n’éveille ni le frisson de la honte ni l’angoisse du remords. Non, on peut même l’entretenir avec une intense satisfaction, si la mesure de la profondeur de nos péchés n’est qu’une mesure pour la profondeur du pardon, et une preuve puissante que nous sommes les instruments particuliers de la volonté divine. La mémoire a autant d’états d’humeur différents que le caractère, et change ses décors comme dans un diorama. Il semblait, en ce moment, à M. Bulstrode que la lumière du soleil couchant se confondît avec celle de ces soirées lointaines où, tout jeune homme, il avait l’habitude de s’en aller prêcher au delà de Highbury. Il eût volontiers souhaité d’avoir encore cet apostolat à remplir. Sa courte rêverie fut interrompue par le retour de Caleb Garth, qui secouait déjà la bride de son cheval pour se mettre en route, lorsqu’il s’écria :

— Dieu me bénisse ! Quel est cet individu en noir qui vient dans le sentier ? Il ressemble à un de ces personnages qu’on voit rôder après les courses.

M. Bulstrode tourna la tête de son cheval et regarda le sentier. L’arrivant était notre récente connaissance, M. Raffles, dont l’apparence ne présentait d’autre changement que celui qu’elle devait à un habillement noir et à un crêpe autour du chapeau. Il était à quelques pas des deux cavaliers, et ils purent voir l’éclair de reconnaissance qui passa sur son visage, tandis que, faisant tourner sa canne en l’air, sans cesser de regarder M. Bulstrode, il s’écria à la fin :

— Par Jupiter, Nick ! c’est vous ? Je n’aurais pu m’y tromper, malgré les vingt-cinq ans qui ont joué à Croquemitaine avec nous deux ! Comment allez-vous, eh ? Vous ne vous attendiez pas à me voir ici. Allons, donnons-nous une poignée de main.

Dire que les manières de M. Raffles étaient un peu excitées ne serait qu’une manière de dire que le soir était venu. Caleb Garth put voir qu’il y avait un moment d’hésitation et de lutte dans le cœur de M. Bulstrode, mais il finit par tendre froidement la main à Raffles en disant :

— Je ne m’attendais certainement pas à vous voir dans cette campagne éloignée.

— Ah ! c’est qu’elle appartient à un beau-fils à moi, dit Raffles, prenant une attitude de crânerie. J’étais déjà venu le voir ici. Je ne suis pas surpris de vous y trouver, vieux camarade, parce que j’ai mis la main sur une lettre, — ce qu’on pourrait appeler quelque chose de providentiel. C’est pourtant une chance extraordinaire que je vous aie rencontré ; car je ne me soucie pas de voir mon beau-fils, il n’est pas très affectueux, et sa pauvre mère est partie, maintenant. Pour dire la vérité, j’étais venu par amour pour vous, Nick : j’étais venu m’enquérir de votre adresse — voyez cela ! Raffles tira de sa poche un papier chiffonné.

Tout autre que Caleb Garth eût été tenté de s’attarder en ce lieu, pour en entendre davantage sur le compte d’un homme dont la liaison avec M. Bulstrode semblait impliquer dans la vie du banquier des passages très différents de ce qu’on savait de lui dans le pays. Mais Caleb était particulier : certaines tendances de la nature humaine, puissantes d’ordinaire, lui faisaient presque absolument défaut, et notamment la curiosité en matière d’affaires personnelles. Quand il s’agissait surtout de découvrir quelque chose de déshonorant pour autrui, Caleb préférait ne rien savoir ; et s’il avait à informer un inférieur de la découverte de ses fautes, il était plus embarrassé que le coupable. Il donna de l’éperon et disant : « Je vous souhaite le bonsoir, monsieur Bulstrode, il faut que je rentre », il s’éloigna au trot.

— Vous n’avez pas mis votre adresse complète sur cette lettre, continua Raffles. Cela ne ressemble pas au parfait homme d’affaires que vous aviez coutume d’être. « Les Bosquets », cela peut être partout ; vous habitez près d’ici, eh ? — Vous avez cessé complètement toute affaire à Londres ? — Vous êtes devenu peut-être un squire de campagne ? — Avez-vous un manoir rural où vous pourrez m’inviter ? Seigneur, que d’années se sont passées ! La vieille dame doit être morte depuis bien longtemps, — entrée dans la gloire sans avoir eu le chagrin de connaître la misère de sa fille, eh ? Mais, par Jupiter ! comme vous êtes pâle et défait, Nick ! Allons, si vous rentrez chez vous, je vais marcher à côté de vous.

La pâleur ordinaire de M. Bulstrode avait pris en effet une teinte de mort. Cinq minutes auparavant, toute l’étendue de sa vie se noyait dans le soleil couchant de son déclin, qui éclairait en arrière le souvenir ce son aurore le péché lui paraissait être une question de doctrine et de pénitence intérieure, l’humiliation une pratique réservée au secret du cabinet, la portée de ses actions une matière d’ordre privé, dont l’appréciation se déterminait uniquement par les relations avec le ciel et par la conception des intentions divines. Et maintenant, comme par quelque hideuse magie, cette apparition rouge et bruyante s’était levée devant lui dans une inébranlable réalité, — incarnation du passé qui n’était pas entrée dans l’idée qu’il s’était faite des châtiments. Mais M. Bulstrode savait prendre vite un parti.

— Je rentrais chez moi, dit-il, mais je puis retarder un peu ma course. Et vous pouvez, si vous le voulez, rester ici.

— Merci, fit Raffles avec une grimace. Je ne me soucie pas de voir mon beau-fils. J’aimerais mieux rentrer avec vous.

— Votre beau-fils, s’il s’agit de M. Rigg Featherstone, n’est plus ici. C’est moi qui suis le maître en ces lieux.

Raffles ouvrit de grands yeux et fit entendre un long sifflement de surprise avant de répondre.

— C’est bien, alors, je n’ai pas d’objection. J’ai eu assez à marcher depuis la grande route. Je n’ai jamais été grand marcheur, ni grand cavalier non plus. Ce que j’aime, c’est un élégant véhicule, bien attelé d’un cob vigoureux. Quelle agréable surprise ce doit être pour vous de me revoir, vieux camarade ! continua-t-il tandis qu’ils se dirigeaient vers la maison.

M. Raffles semblait jouir grandement de son propre esprit, et lançait ses jambes d’un air crâne qui dépassait un peu la judicieuse patience de son compagnon.

— Si je me souviens bien, observa M. Bulstrode avec une colère glacée, notre connaissance, il y a bien des années, n’avait pas l’espèce d’intimité que vous affectez en ce moment, monsieur Raffles. Quelque service que vous me demandiez, il vous sera d’autant plus facilement rendu que vous éviterez un ton de familiarité qui n’a pas existé dans nos rapports antérieurs, et que plus de vingt ans de séparation ne justifient pas davantage.

— Vous n’aimez pas qu’on vous appelle Nick ? Eh bien, je vous ai toujours appelé Nick dans mon cœur et, bien que perdu de vue, conservé cher dans mon souvenir. Par Jupiter ! mes sentiments pour vous ont mûri comme du bon vieux cognac. J’espère que vous en avez un peu, dans la maison, en ce moment. Josh a bien rempli ma gourde la dernière fois.

M. Bulstrode n’avait pas encore découvert que même l’amour du cognac était moins fort chez Raffles que le plaisir de tourmenter, et que chaque nouvelle réplique ne serait qu’une allusion désagréable. Mais il était clair, dans tous les cas, qu’une opposition plus longue serait inutile, et M. Bulstrode, en donnant ses ordres à la femme de charge pour le logement de son hôte, avait un air de quiétude résolue.

Il y avait de la satisfaction à penser que cette femme de charge avait également été au service de Rigg et pourrait accepter l’idée que M. Bulstrode ne recevait Raffles qu’à titre d’ami de son premier maître. Lorsque son visiteur se trouva assis dans le parloir, ayant de quoi boire et manger devant lui, et qu’il n’y eut plus de témoins dans la chambre, M. Bulstrode lui dit :

— Vos habitudes et les miennes sont si différentes, monsieur Raffles, que nous ne pouvons guère goûter la compagnie l’un de l’autre. Le plus sage, pour tous deux, sera donc de nous quitter le plus tôt possible. Puisque, dites-vous, vous désiriez me voir, vous aviez probablement quelque affaire à traiter avec moi. Mais, dans la circonstance, je vous inviterai à rester ici pour la nuit, et je reviendrai demain matin de bonne heure, — avant le déjeuner même, et je pourrai alors recevoir toutes les communications que vous avez à me faire.

— De tout mon cœur, dit Raffles, l’endroit est confortable, un peu morne pour un séjour ; mais je pourrai m’en accommoder pour une nuit, avec cette bonne liqueur et la perspective de vous revoir le matin. Vous êtes un bien meilleur hôte que ne l’était mon beau-fils ; mais Josh me gardait un peu une dent pour avoir épousé sa mère alors que, entre vous et moi, il n’y a jamais eu que de l’amitié.

M. Bulstrode, se flattant que le mélange particulier de jovialité et de ricanement dans les manières de Raffles était en grande partie l’effet de la boisson, avait résolu d’attendre qu’il fût tout à fait à jeun avant de dépenser plus de paroles avec lui. Mais il eut, pendant sa course de retour, la vision terriblement lucide de la difficulté qu’il y aurait à prendre, avec cet homme, un arrangement quelconque sur lequel on pût compter pour l’avenir. Il ne pouvait pas ne pas souhaiter de se débarrasser de John Raffles, sans que la réapparition de ce dernier pût cependant être considérée comme en dehors des plans de la Providence ; c’était peut-être l’esprit du mal qui l’avait envoyé pour menacer de ruine l’œuvre de M. Bulstrode, cette œuvre qu’il regardait comme un instrument de bien ; mais Dieu avait dû autoriser cette menace, et c’était un châtiment d’une nouvelle espèce. Ce fut pour lui une heure d’angoisse bien différente des heures où la lutte n’était pas sortie du for intérieur, et qui s’étaient terminées par le sentiment que ses secrets méfaits étaient pardonnes et ses services acceptés. Ces méfaits mêmes, au moment où il les commettait, n’avaient-ils pas été à moitié sanctifiés par la sincérité de son désir de se dévouer, lui et tout ce qu’il possédait, à l’avancement des desseins de la Providence ? Ne devait-il donc, après tout, devenir qu’une pierre d’achoppement, un rocher de scandale ? Qui comprendrait, en effet, le travail qui s’était accompli en lui ? Qui donc, au moment où un prétexte surgirait de le couvrir d’opprobre, saurait ne pas confondre, dans un seul amas de honte, la conduite de toute sa vie avec les vérités qu’il avait épousées ? — Dans ses méditations les plus intimes, la disposition d’esprit de M. Bulstrode avait, toute sa vie, donné à ses terreurs les plus égoïstes la forme doctrinale de rapports avec les desseins supérieurs à l’humanité. Et maintenant, au milieu de la succession automatique de tous ses raisonnements théoriques, une pensée lui apparaissait, distincte et intense comme le frisson et la douleur d’une fièvre dont nous ressentons les approches, tout en discutant une peine de l’âme, — la pensée du déshonneur qui l’attendait, aux yeux de ses voisins et de sa propre femme.

Il n’était pas plus de sept heures et demie, le lendemain matin, quand il atteignit de nouveau Stone-Court. La belle vieille demeure n’avait jamais eu plus qu’à ce moment l’aspect d’un home délicieux : les grands lis blancs étaient en fleur, les capucines, avec leurs jolies feuilles argentées par la rosée, couraient en rampant sur le petit mur de pierre, les bruits mêmes qu’on entendait alentour avaient, en eux, comme une âme de paix. Mais tout cela était sans charme pour le propriétaire qui se promenait sur le sable, devant la façade, en attendant la descente de M. Raffles, avec qui il était condamné à déjeuner.

Il n’y avait pas malheureusement autant de différence entre sa personne du matin et celle du soir que le banquier se l’était imaginé ; il éprouvait peut-être même d’autant plus de jouissance à tourmenter les autres que ses esprits étaient montés à un diapason moins élevé. Ses manières paraissaient certainement plus désagréables encore à la lumière du matin.

— Comme j’ai peu de temps à perdre, monsieur Raffles, dit le banquier, je vous serai obligé de me faire connaître immédiatement le motif qui vous faisait désirer de me rencontrer. Je présume que vous avez un chez-vous quelque part ailleurs et que vous serez heureux d’y rentrer.

— Mais, quand un homme a un peu de cœur, est-ce qu’il ne désire pas revoir un vieil ami, Nick ? — il faut que je vous appelle Nick, — nous vous appelions toujours le petit Nick, du temps où nous savions que vous vouliez épouser la vieille veuve. On disait même parfois que vous aviez un joli air de famille avec le vieux Nick[1], mais ç’a été le tort de votre mère de vous appeler Nicolas. N’êtes-vous pas heureux de me revoir ? J’attendais que vous m’invitiez à venir demeurer avec vous, en quelque joli endroit. Je n’ai plus d’établissement, maintenant que ma femme est morte. Je n’ai pas d’attachement particulier pour un lieu plutôt que pour un autre ; j’aimerais autant m’établir dans ces environs qu’autre part.

— Puis-je vous demander pourquoi vous êtes revenu d’Amérique ? Je croyais que le vif désir que vous exprimiez d’y aller, quand on vous en a fourni les moyens, équivalait à un engagement d’y rester pour la vie.

— Je n’ai jamais vu que le désir d’aller quelque part fût la même chose que le désir d’y rester. J’y ai vécu cependant l’espace de dix ans ; il ne me convenait pas d’y rester plus longtemps. Et je n’y retournerai pas, Nick. Ici M. Raffles cligna lentement de l’œil en regardant M. Bulstrode.

— Désirez-vous entrer dans quelque affaire ? Quelle est votre profession pour le moment ?

— Je vous remercie, ma profession est de m’amuser le plus possible. Je ne me soucie plus de travailler, maintenant. Si je faisais quelque chose, ce serait de petits voyages pour le commerce du tabac, — ou quelque chose de ce genre, qui procure à un homme des relations agréables. Mais non pas sans un petit revenu assuré. Voilà ce qu’il me faut : je ne suis pu aussi fort que je l’étais, Nick, bien que j’aie plus de couleurs que vous. J’ai besoin d’un revenu assuré.

— On pourrait vous l’assurer, si vous vouliez vous engager à rester à distance, dit M. Bulstrode, peut-être d’un ton un peu trop empressé.

— Il en sera ce qu’il plaira à ma convenance, répondit M. Raffles froidement. Je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas quelques connaissances dans ces environs. Je pourrais me présenter, sans rougir de moi, dans n’importe quelle société. J’ai laissé mon portemanteau à la barrière de péage quand je suis descendu, avec du linge de rechange, du véritable linge, sur mon honneur ! autre chose que de simples manchettes ou des devants de chemise, et avec ce costume de deuil, sous-pieds et tout le reste, je vous ferais honneur parmi les nababs de l’endroit.

— Si vous comptez faire fond sur moi, de quelque façon, monsieur Raffles, reprit Bulstrode après un instant de silence, il faut vous attendre à vous conformer à mes désirs.

— Oh ! certainement, dit Raffles avec une cordialité moqueuse. Tout comme autrefois. Seigneur, vous aviez fait de moi un assez joli personnage et je n’en ai pas retiré grand’chose. J’aurais mieux fait, je l’ai souvent pensé depuis, de dire à la vieille que j’avais retrouvé sa fille et son petit enfant : c’eût été plus en rapport avec mes sentiments ; j’ai un endroit sensible dans le cœur. Mais vous avez enterré la vieille, à l’heure qu’il est, je suppose, cela lui est bien égal maintenant. Et vous avez fait votre fortune dans cette belle affaire, qui était vraiment une affaire bénie. Vous êtes devenu un nabab, vous achetez des terres, un vrai pacha de province. Mais toujours dans les rangs des dissidents, eh ? Toujours dévot ? Ou bien, êtes-vous rentré peut-être dans l’Église établie (c’est de meilleur ton) ?

Il y avait cette fois, dans le lent clignement d’yeux de M. Raffles et dans le petit bout de sa langue qu’il avançait, quelque chose de pire qu’un cauchemar, parce qu’ils donnaient la certitude qu’il ne agissait pas d’un cauchemar, mais d’une souffrance réelle à endurer. Bien éveillé, M. Bulstrode sentait son cœur se soulever en frissonnant, il ne parlait pas, se demandant s’il ne laisserait pas Raffles agir comme il lui plairait, et ne le mettrait pas au défi comme un simple calomniateur. Le personnage ne tarderait pas à se faire voir sous un assez vilain jour, pour qu’on n’accordât plus crédit à ses propos. « Mais non pas quand il révélera sur ton compte quelque affreuse vérité », souffla sa conscience judicieuse.

Comme M. Bulstrode se taisait, Raffles continua tout d’une haleine pour mettre mieux le temps à profit :

— Je n’ai pas eu une belle chance comme la vôtre, par Jupiter ! Les choses ont furieusement mal marché pour moi à New-York ; ces Yankees ont les mains froides, et un homme qui a des sentiments de gentleman n’a pas de chances avec eux. À mon retour, je me suis marié avec une gentille femme dans le commerce du tabac, — très éprise de moi, — mais le commerce n’allait pas, comme on dit. Un ami l’avait établie là depuis pas mal d’années ; mais il y avait un fils qui était de trop dans la circonstance. Josh et moi nous ne nous sommes jamais bien entendus. J’ai cependant tiré de la situation le meilleur parti possible et j’ai toujours vidé mon verre en bonne compagnie. J’ai toujours été un homme carré ; je suis aussi franc que le jour. Vous ne prendrez pas en mal que je n’aie pas cherché à vous découvrir plus tôt ; je vous croyais encore à Londres à trafiquer et à prier, et je ne vous y ai pas trouvé. Mais, voyez-vous, si j’ai été conduit vers vous, Nick, peut-être est-ce une bénédiction pour nous deux.

Bulstrode, pendant qu’il parlait, avait pris son parti ; il lui répondit avec une émotion contenue :

— Vous ferez bien de réfléchir, monsieur Raffles, qu’un homme peut se duper lui-même dans l’effort qu’il fait pour s’assurer un avantage excessif. Bien que je ne vous doive rien en aucune façon, je suis disposé à vous faire une pension — payable par trimestre — aussi longtemps que vous tiendrez la promesse de demeurer éloigné de ces environs. Il est en votre pouvoir de choisir. Si vous insistez pour rester ici, même pour peu de temps, vous n’obtiendrez rien de moi. Je ne vous connaîtrai pas.

— Ah ! ah ! fit Raffles avec une explosion de rire affectée, cela me fait souvenir d’un plaisant chien de voleur qui refusait de connaître le constable.

— Vos allusions sont perdues pour moi, monsieur, dit Bulstrode avec une colère blanche, la loi n’a pas de prise sur moi, ni par votre intermédiaire ni par celui de n’importe qui.

— Vous ne savez pas comprendre la plaisanterie, mon bon ami. Je voulais seulement dire que, moi, je ne refuserais jamais de vous connaître. Mais soyons sérieux. Votre payement par trimestre ne me convient pas tout à fait. J’aime mon indépendance.

Ici Raffles se leva et arpenta deux ou trois fois la chambre de long en large, en affectant l’air de méditation d’un homme supérieur. Il s’arrêta enfin en face de Bulstrode, et reprit :

— Je vous dirai, quoi ? Donnez-moi une couple de cent livres, allons, c’est modeste ! — et je m’en irai, — sur mon honneur ! je prendrai mon portemanteau et je m’en irai. Mais je ne sacrifierai pas ma liberté à une sale petite rente. J’irai et je viendrai comme il me plaira. Peut-être me conviendra-t-il de rester à distance et de correspondre avec un ami, peut-être non. Avez-vous l’argent sur vous ?

— Non, je n’ai qu’une centaine de livres, dit Bulstrode, sentant un trop grand soulagement à être immédiatement débarrassé de cet homme, pour hésiter à cause des incertitudes à venir. — Je vous ferai parvenir le reste, si vous voulez me donner votre adresse.

— Non, j’attendrai que vous me l’apportiez. Je ferai un tour de promenade et je mangerai un morceau ; jusque-là vous serez de retour.

M. Bulstrode, avec un corps maladif, troublé par les agitations qu’il avait subies depuis la veille, avait le sentiment humiliant d’être au pouvoir de cet homme fort et invulnérable. En ce moment même, il n’aspirait qu’à acheter à tout prix une tranquillité momentanée. Il se levait pour se conformer au désir de Raffles, lorsque celui-ci levant un doigt, comme par une soudaine réminiscence, reprit la parole :

— Je me suis encore une fois occupé de rechercher Sarah, bien que je ne vous l’aie pas dit ; j’avais conservé un tendre souvenir pour cette belle jeune femme. Je ne l’ai pas retrouvée elle-même, mais j’ai découvert le nom de son mari, et j’en ai pris note. Mais, que je sois pendu, j’ai perdu mon portefeuille. Pourtant, si je l’entendais prononcer, je le reconnaîtrais. J’ai conservé mes facultés comme à la fleur de l’âge, seulement les noms m’échappent, par Jupiter ! Si j’entends parler d’elle et de sa famille, vous le saurez, Nick. Vous aimeriez à faire quelque chose pour elle, c’est votre belle-fille.

— Sans doute ! dit M. Bulstrode le dévisageant du regard profond de ses yeux gris clair ; bien que cela dût peut-être réduire mes moyens de vous aider.

Lorsqu’il sortit de la chambre, Raffles lui adressa lentement par derrière son petit clignement d’yeux, puis se dirigea vers la fenêtre pour surveiller le banquier qui s’éloignait, — on pourrait dire par ses ordres. Ses lèvres se rapprochèrent d’abord en un sourire, puis s’ouvrirent avec un petit rire triomphant.

— Mais, du diable, quel était ce nom ? dit-il alors presque à haute voix, se grattant la tête et fronçant les sourcils.

Il n’avait en réalité pas pris garde jusque-là, pas même pensé, à cet oubli, lorsqu’il lui revint à l’esprit, au milieu de toutes les histoires désagréables qu’il servait à Bulstrode.

— Cela commençait par L ; il n’y avait que des I, à ce qu’il me semble, continua-t-il, avec le sentiment que le nom échappé lui revenait peu à peu. Mais la façon dont il le tenait était encore trop légère, et il se fatigua bientôt de cette poursuite mentale. Il préféra employer son temps en agréables conversations avec l’intendant et la femme de charge, dont il apprit tout ce qu’il désirait savoir sur la situation de M. Bulstrode à Middlemarch.

Après tout, cependant, il vint un moment assez morne, qui réclama le secours d’un peu de pain, de fromage, et de bière, et quand il se trouva à table solitairement dans le parloir lambrissé, il frappa tout à coup sur son genou et s’écria « Ladislaw ! » L’opération de mémoire, qu’il avait essayée et abandonnée en désespoir de cause, s’était soudainement achevée d’elle-même, sans effort conscient, — expérience commune, agréable comme un éternuement bien complet, même si le nom retrouvé est sans importance. Raffles s’empressa d’inscrire le nom dans son portefeuille, non parce qu’il pensait avoir à s’en servir, mais simplement pour ne pas risquer de se trouver dans l’embarras, si jamais, par hasard, il en avait besoin. Il n’allait pas le dire à M. Bulstrode ; cette révélation ne serait d’aucun profit actuel, et pour un esprit comme celui de M. Raffles, il y a toujours une probabilité de profit à attendre d’un secret.

Il était pour le moment satisfait de son succès, et vers trois heures de l’après-dîner, il avait repris son portemanteau à la barrière et s’était embarqué dans la diligence, délivrant les yeux de M. Bulstrode, d’une affreuse tache noire dans le paysage de Stone-Court, mais ne le délivrant pas de la terreur que cette tache noire pût reparaître un jour et devenir inséparable même de la vision de son foyer.



  1. Old Nick, un des surnoms du diable.