Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (2p. 491-500).



CONCLUSION


Toute limite est un commencement aussi bien qu’une fin. Pourrait-on quitter de jeunes vies qu’on a longtemps suivies de près, sans désirer savoir quels furent leurs destins ? Un fragment de vie, quoi qu’il représente, n’est pas comme l’échantillon d’un tissu tout uni : promesses souvent non réalisées, début brillant suivi parfois d’un rapide déclin, forces latentes qui trouvent l’occasion d’agir longtemps attendue, erreur passée qui devient l’origine d’une réparation éclatante… Le mariage qui a été la limite de tant de récits est encore un grand commencement, comme il le fut pour Adam et Ève qui passèrent leur lune de miel dans l’Éden, tandis qu’ils eurent leur premier-né au milieu des ronces et des chardons du désert. C’est encore le commencement du poème épique du foyer, que de conquérir peu à peu ou de perdre sans retour cette union complète qui des années croissantes fait une gradation, et de la vieillesse la moisson des doux souvenirs vécus en commun.

Quelques-uns se mettent en route comme les anciens Croisés, magnifiquement équipés d’espoir et d’enthousiasme ; et en chemin, l’un contre l’autre et contre le monde, ils se heurtent, faute de patience. Tous ceux qui se sont intéressés à Fred Vincy et à Mary Garth seront heureux d’apprendre qu’eux du moins ne furent pas soumis à une semblable épreuve, mais arrivèrent ensemble à un solide et complet bonheur. Fred surprit ses voisins en beaucoup de choses. Il devint assez distingué dans son coin de province comme fermier théorique et pratique, et il publia sur la Culture des plantes fourragères et l’Économie de la nourriture du bétail un travail qui lui valut de grandes félicitations à des meetings agricoles. À Middlemarch, l’admiration était plus réservée. L’opinion générale inclinait à attribuer tout le talent d’auteur de Fred à sa femme, parce qu’on ne s’était jamais attendu à voir Fred Vincy écrire sur les navets et les betteraves.

Mais quand Mary, à son tour, écrivit pour ses garçons un petit livre intitulé Histoire des grands hommes tirée de Plutarque et le fit imprimer et publier chez Gripp et Cie, à Middlemarch, tout le monde dans la ville s’empressa d’en attribuer l’honneur à Fred, faisant remarquer qu’il avait été à l’Université où on étudiait les anciens et qu’il aurait pu entrer dans l’église s’il avait voulu.

Il fut de cette manière clairement établi que Middlemarch ne s’était jamais trompé dans ses prévisions, et qu’il n’était pas besoin de louer qui que ce fût pour avoir écrit un livre, puisque ce livre était toujours, en définitive, écrit par quelqu’un d’autre.

Fred persévéra dans une irréprochable conduite. Quelques années après son mariage, il avoua à Mary qu’il était en partie redevable de son bonheur à M. Farebrother qui lui avait, au bon moment, donné une fameuse leçon. Je ne dirai pas qu’il ne fut plus jamais la dupe de sa disposition à espérer : le produit des moissons ou les profits d’une vente de bétail tombaient généralement au-dessous de son estimation ; il était toujours porté à croire qu’il pourrait gagner de l’argent sur le cheval qu’il achetait, et quand le cheval devenait mauvais, c’était naturellement la faute de l’animal, et non la faute du jugement de Fred, comme le faisait observer Mary. Il conserva son amour du cheval, mais il se permettait rarement une journée de chasse, et quand il se l’accordait par hasard, on remarquait qu’il se laissait, sans protester, railler de sa timidité en face des clôtures, croyant voir Mary et les garçons assis sur la palissade aux cinq barreaux ou montrant leurs têtes bouclées entre les haies et les fossés.

Il eut trois garçons. Mary n’était pas fâchée de ne mettre au monde que des fils ; et quand Fred exprimait le désir d’avoir une fille qui lui ressemblât :

— Ce serait, lui répondait-elle en riant, une trop grande épreuve pour votre mère.

Mistress Vincy, dont les années déclinaient et dont l’état de maison était loin d’avoir le même éclat que jadis, se consolait en voyant que deux au moins des garçons de Fred étaient de vrais Vincy et n’avaient rien des traits des Garth. Mais Mary se réjouissait tout bas en voyant la ressemblance du plus jeune des trois avec son père du temps où celui-ci portait la petite veste ronde, et sa merveilleuse justesse de coup d’œil, lorsqu’il jouait aux billes ou abattait à coups de pierre les poires mûres.

Ben et Letty Garth, qui furent oncle et tante avant d’avoir atteint leurs treize ans, discutèrent beaucoup pour savoir ce qui était le plus désirable, des neveux ou des nièces. Ben assurait qu’il n’était pas douteux que les filles valussent moins que les garçons, sans quoi elles ne seraient pas toujours en jupons, à quoi Letty répliqua qu’en Orient les hommes portaient aussi des jupes.

— Ils n’en sont que de plus grands imbéciles ! riposta Ben, qui s’empressa d’en appeler à sa mère pour savoir si les garçons ne valaient pas mieux que les filles.

Mistress Garth déclara que les uns et les autres étaient également méchants, mais que les garçons étaient incontestablement plus forts, capables de courir plus vite et de mieux lancer et plus loin. Ben se trouva parfaitement satisfait de cette sentence d’oracle sans s’inquiéter de l’allusion à la méchanceté ; mais Letty la prit mal, son sentiment de supériorité étant plus fort que ses muscles.

Fred ne devint jamais riche, et, en dépit de sa disposition à l’espérance, ne s’attendit jamais à le devenir ; mais il sut peu à peu économiser assez pour devenir propriétaire du bétail et du matériel de Stone-Court, et la tâche que M. Garth lui avait mise entre les mains lui permit de traverser dans l’abondance « ces temps difficiles » qui n’ont pas cessé de l’être pour nos fermiers. Mary, dans le cours de sa vie de mère de famille, acquit une solidité analogue à celle de sa mère. Elle s’abstint autant que possible avec ses fils de leçons en règle ; aussi mistress Garth se préoccupait-elle fort de ce qu’ils n’eussent jamais un fond solide de grammaire et de géographie. On ne les en trouva pas moins tout à fait assez avancés lorsqu’ils allèrent à l’école, peut-être parce qu’ils n’avaient rien tant aimé que d’être avec leur mère.

Quand Fred revenait à cheval au logis dans les soirs d’hiver, il avait devant lui l’agréable vision du brillant foyer qui l’attendait au parloir lambrissé ; et il pensait, en les plaignant, à tous les autres hommes qui n’avaient point Mary pour femme et surtout à M. Farebrother.

— Il était dix fois plus digne de vous que je ne l’étais, pouvait maintenant dire Fred magnanimement à Mary.

— Il l’était sans aucun doute, répondait Mary et c’est pour cela qu’il pouvait mieux se passer de moi. Mais vous… je tremble en pensant à ce que vous seriez devenu ; un pasteur endetté par les chevaux de louage et les mouchoirs de batiste.

On apprendrait peut-être, en s’informant, que Fred et Mary habitent encore Stone-Court, que les plantes grimpantes jettent toujours l’écume de leurs fleurs épanouies sur le beau mur de pierre, et que par les jours de soleil on peut encore voir dans leur paisible vieillesse et sous leurs cheveux blancs les deux amoureux qui se fiancèrent pour la première fois avec l’anneau de parasol, à la fenêtre ouverte par laquelle, au temps du vieux Pierre Featherstone, on avait souvent ordonné à Mary Garth de guetter l’arrivée de M. Lydgate.

Les cheveux de Lydgate ne blanchirent jamais. Il mourut à peine âgé de cinquante ans, laissant sa femme et ses enfants bien pourvus par une forte assurance sur sa vie. Il avait acquis une excellente clientèle, alternant selon les saisons entre Londres et une station de bains sur le continent. Il écrivit un traité sur la goutte, la maladie des gens riches. La plupart de ses malades bien payants avaient confiance en son habileté ; mais il regarda toujours sa vie comme une défection ; il n’avait pas accompli l’ouvre que jadis il s’était proposée. Tous ceux qui le connaissaient le trouvaient enviable de posséder une si charmante femme, et rien n’ébranla jamais cette opinion. Jamais plus Rosemonde ne commit d’imprudence compromettante. Elle continua simplement à rester douce dans son humeur, inflexible dans son jugement, toujours disposée à reprendre son mari et à le déjouer par d’adroits stratagèmes. Il lui résista de moins en moins, d’où Rosemonde conclut qu’il rendait enfin justice à la valeur de son opinion ; de son côté elle avait elle-même plus d’estime pour le mérite de son mari, depuis qu’il se faisait un beau revenu ; au lieu de la pauvre cage dont il l’avait menacée dans Bride-Street, il lui en avait orné une, toute de fleurs et de dorures, faite pour l’oiseau de paradis auquel elle ressemblait.

En résumé, Lydgate fut ce que l’on appelle un homme heureux. Mais il mourut prématurément de la diphtérie, et Rosemonde épousa plus tard un médecin riche et d’âge mur qui s’attacha tendrement à ses quatre enfants. Elle était fort gracieuse à voir avec ses filles, quand elle sortait dans sa voiture, et elle parlait souvent de son bonheur comme d’une récompense. Elle ne disait pas de quoi, mais elle entendait sans doute que c’était une récompense de sa patience avec Tertius dont le caractère avait toujours laissé à désirer. En effet, il lui échappa un jour dans les derniers temps une parole amère plus mémorable pour elle que les signes qu’il donnait de son repentir. Il l’avait appelée son basilic, et comme elle lui demanda ce que cela voulait dire, il lui répondit que le basilic était une plante qui avait fleuri merveilleusement sur la cervelle d’un homme assassiné.

Tandis que pour Lydgate Dorothée planait toujours au-dessus des autres femmes, et que Rosemonde elle-même conservait toujours le religieux souvenir de sa générosité, Dorothée ne rêvait aucunement d’être placée si haut, sentant qu’il y avait toujours quelque chose de mieux qu’elle eût pu faire, si elle avait été elle-même meilleure et plus instruite. Elle ne se repentit jamais d’avoir renoncé au rang et à la fortune pour épouser Will Ladislaw ; et c’eût été infliger à Will la plus grande honte comme la plus grande douleur que de s’en repentir. Ils étaient liés l’un à l’autre par un amour plus fort que toutes les influences qui eussent pu le détruire. Une vie que le sentiment n’eût pas remplie, aurait été impossible à Dorothée, et sa vie était en même temps remplie désormais par une activité bienfaisante, dont elle n’avait plus de peine à découvrir et à se tracer la voie à elle-même. Will se donna avec ardeur et prit une part utile à la vie publique, en ces temps où l’on se mettait aux réformes avec l’espérance toute nouvelle, espérance bien diminuée de nos jours, d’un bien immédiat à réaliser. Il finit par être envoyé au Parlement par un collège de commettants qui paya les frais de l’élection. Dorothée n’eût rien pu souhaiter davantage (étant donné que des maux existaient) que de voir son mari engagé au fort de la lutte contre ces maux et de lui donner elle-même l’appui de sa tendresse d’épouse. Beaucoup de ceux qui la connaissaient estimaient que c’était grand dommage qu’une créature de tant de valeur personnelle eût été absorbée dans la vie d’un autre et ne fût connue dans un certain cercle que comme épouse et comme mère. Mais personne ne définit exactement en quoi elle aurait pu se distinguer, pas même sir James Chettam, qui se bornait à cette simple affirmation qu’elle n’aurait pas dû épouser Ladislaw.

Cette opinion du baronnet n’amena pas toutefois une séparation durable, et il y eut, dans la manière dont la famille se vit de nouveau réunie, quelque chose de caractéristique de la part de tous ceux qui y étaient intéressés. M. Brooke ne put résister au plaisir de correspondre avec Will et Dorothée ; et un matin que sa plume s’était remarquablement étendue sur les perspectives de la réforme municipale, elle s’emporta jusqu’à leur adresser une invitation à venir à la Grange ; ceci une fois écrit, il n’y avait plus rien à y changer à moins de faire le sacrifice, à peine imaginable, de la précieuse lettre tout entière. Pendant les mois qu’avait duré cette correspondance, M. Brooke, en causant avec sir James Chettam, avait toujours eu soin d’insinuer ou de laisser supposer qu’il persévérait dans son intention d’annuler la substitution de ses biens ; et le jour où sa plume commit cette action hardie d’inviter les Ladislaw, il alla à Freshitt tout exprès pour donner à entendre que cette démarche énergique s’imposait de plus en plus à ses yeux, comme précaution contre tout mélange de sang plébéien chez l’héritier des Brooke.

Mais on était au hall ce matin-là dans une grande émotion. Célia, une lettre à la main, pleurait silencieusement ; et quand sir James, peu habitué à la voir en larmes, s’informa avec inquiétude de quoi il s’agissait, elle éclata en plaintes telles qu’il n’en avait encore jamais entendu d’elle.

— Dorothée a un petit garçon. Et vous ne voulez pas me laisser aller auprès d’elle. Et je suis sûre qu’elle voudrait me voir. Elle ne saura pas s’y prendre avec le baby, elle fera les choses tout de travers. Et on a cru qu’elle allait mourir… Oh ! c’est affreux ! Supposez que ce fût moi et le petit Arthur, et qu’on eût empêché Dodo de venir me voir ! Je voudrais que vous fussiez moins cruel, James.

— Bon Dieu ! Célia, dit James très affecté, que désirez-vous ? Je ferai tout ce que vous voudrez. Je vous conduirai à Londres demain, si c’est votre désir. Et Célia le désira.

M. Brooke arriva sur ces entrefaites, et rencontrant le baronnet dans la propriété il se mit à causer avec lui, ignorant les nouvelles que sir James, pour quelque raison particulière, ne tenait pas à lui communiquer tout de suite. Mais lorsqu’il fut de nouveau question de la substitution des biens :

— Mon cher monsieur, dit sir James, ce n’est pas à moi à vous dicter votre conduite. Tout ce que je sais, c’est que pour ma part, je laisserais cela en paix. Je laisserais les choses comme elles sont.

M. Brooke fut si surpris qu’il ne se rendit pas compte immédiatement du soulagement qu’il éprouvait à n’avoir plus besoin de rien faire de particulier à cet égard.

Les sentiments et le désir de Célia devaient amener sir James à une réconciliation avec Dorothée et son mari. Là où les femmes s’aiment, les hommes apprennent à étouffer leur antipathie mutuelle. Sir James n’aima jamais Ladislaw et Ladislaw préféra toujours se trouver avec sir James autrement que dans le tête-à-tête. Ils étaient sur un pied de tolérance réciproque qui ne les mettait vraiment à l’aise que lorsque Dorothée et Célia étaient là.

Ce fut dorénavant chose entendue que M. et mistress Ladislaw feraient au moins deux visites par an à la Grange, et peu à peu une petite bande de cousins vint de Freshitt jouer avec les deux cousins en visite à Tipton, aussi bien que si le sang de ces deux derniers eût été absolument irréprochable.

M. Brooke parvint à une longue vieillesse, et son domaine passa en héritage au fils de Dorothée, qui, l’âge venu, aurait pu représenter Middlemarch au Parlement, mais qui en déclina l’offre, pensant que ses opinions auraient moins de chance d’être étouffées, s’il n’y entrait pas.

Sir James ne cessa jamais de considérer le second mariage de Dorothée comme une erreur ; et le fait est que cette opinion resta la tradition commune à Middlemarch. Dorothée y fut représentée à une plus jeune génération comme une belle jeune fille qui avait épousé d’abord un clergyman malade, assez vieux pour être son père, et qui, un an à peine après sa mort, renonça à ses biens pour épouser un cousin sans fortune et sans naissance, assez jeune pour être le fils de son premier mari. Ceux qui n’avaient pas connu Dorothée faisaient observer qu’elle n’avait pas dû être la charmante femme que l’on disait, sans quoi elle n’aurait épousé ni l’un ni l’autre.

Certainement ces actes décisifs de sa vie ne furent pas idéalement beaux. Ils furent le résultat complexe d’une jeune et noble impulsion luttant au milieu des conditions d’un état social imparfait, dans lequel les grands sentiments prennent souvent l’aspect de l’erreur et la grande foi l’aspect de l’illusion. Il n’y a pas de créature humaine dont la conscience soit assez forte pour n’être pas grandement influencée par ce qui l’entoure. Une nouvelle sainte Thérèse n’aura guère l’occasion de réformer une vie conventuelle, pas plus qu’une nouvelle Antigone ne dépensera son héroïque piété en bravant tout pour l’amour de la sépulture d’un frère : le milieu dans lequel leurs ardentes actions ont pris corps a pour toujours disparu. Mais nous, gens obscurs, avec nos paroles et nos actions de tous les jours, nous préparons à un grand nombre de Dorothées des vies où il pourra se rencontrer des sacrifices bien autrement tristes que celui de la Dorothée dont nous connaissons l’histoire.

Pour ne point rayonner au loin, son cœur, formé dans un si noble moule, ne conserva pas moins toujours ses beaux et lumineux élans. Sa nature, débordante comme cette rivière dont Cyrus brisa la force, se répandit en canaux qui n’eurent pas de grands noms sur cette terre. Mais l’influence des vertus de son être agit profondément sur ceux qui l’entouraient : car le bien croissant de la terre dépend en partie d’actes non historiques ; et si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus.