Michel de Bourges
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 109-123).
MICHEL DE BOURGES

Voici un livre qui arrive bien. Il arrive quand l’attention avait été ramenée à Michel de Bourges, bien oublié, par le charmant ouvrage de M. Doumic sur George Sand. Il avait reparu devant nos yeux, le fameux « Everard, » le quadragénaire de 1836, petit, grêlé, voûté, myope, porte-lunettes, à triple crâne chauve, toujours coiffé de trois madras, vêtu d’une grosse houpelande informe, chaussé de sabots, à qui George Sand écrivait : « Je suis fatiguée d’une nuit de travail ; j’ai faim ; j’ai froid. Eh bien ! parais, mon amant, et, ranimée comme la terre au retour du soleil de mai, je jetterai mon suaire de glace et je tressaillerai (sic) d’amour et je te semblerai belle et jeune, parce que je bondirai de joie dans tes bras de fer. Viens, viens, et j’aurai de la force, de la santé, de la jeunesse, de la gaîté, de l’espérance. J’irai à ta rencontre comme l’épouse du Cantique des Cantiques au-devant de son Bien-Aimé… »

On n’eût pas été fâché de savoir ce qu’était au juste ce bien-aimé, illustre du reste et dont tous nos pères ont célébré l’éloquence, ce Girondin mal vêtu, mais dont le nom sonnait haut, en 1848, à l’égal de ceux de Ledru-Rollin et de Lamartine.

Ce vœu est exaucé, juste au moment où il était conçu et un moment avant d’être oublié. M. Louis Martin, député du Var, avocat, a pieusement réuni les Plaidoyers et Discours de l’illustre tribun, les a accompagnés d’une introduction précise, essentielle, et le plus souvent judicieuse, et il nous offre le tout dans un volume qui, assez gros pour cela, du reste, incontestablement a comblé, non seulement un vœu, mais une lacune.

Michel de Bourges n’est point du tout de Bourges, comme on le croit généralement. Si M. Clemenceau est du Var, mais est né en Vendée, Michel était de Bourges comme député, mais était né dans le Var, à Pourrières, le 30 octobre 1797. Il était né républicain, son père, avant de l’avoir vu venir au monde, ayant été assassiné par les réactionnaires royalistes. Il fut élevé par son grand-père et par sa mère, celle-là même dont George Sand a tracé dans son Simon, sous le nom de la paysanne Féline, un beau portrait délicieusement idéalisé. Après quelque temps passé dans l’armée, il se trouva très beau parleur, fit son droit, en donnant pour vivre des leçons de latin et de mathématiques, lia connaissance avec l’éloquent Manuel, son compatriote, avec Thiers, avec Mignet, provençaux aussi, et, sur les conseils de son camarade de l’Ecole de droit, Brisson, père de l’actuel président de la Chambre, il s’établit à Bourges comme avocat.

Il y réussit pleinement, plaida plusieurs affaires retentissantes, entre autres celle de la séparation de corps de George Sand, des procès politiques aussi, en très grand nombre, s’y maria, chercha à y devenir député, n’y réussit pas et se fit nommer par une circonscription de Niort en 1837. Il marqua sa place au Corps législatif, dans la session de 1838, par plusieurs discours importans. Il ne fut pas réélu en 1839 et resta simple avocat jusqu’en 1849. En 1849, il fut élu représentant par le Cher et par la Haute-Vienne.

Il arrivait très tard à une grande situation politique. Déjà et depuis longtemps du reste, il était fatigué. Plaidant le 23 avril 1849 devant la cour d’assises de la Vienne pour les insurgés de Limoges, il disait en commençant : « Messieurs, les luttes judiciaires, au grand criminel sont désormais au-dessus de mes forces : le temps et le mal m’ont brisé. J’apporte ici l’éclatant témoignage de mon zèle pour les accusés, qui sont tous mes frères et de mon impuissance pour la défense qui, grâce à Dieu, n’a plus besoin de moi. Si j’avais su que le moment arriverait où notre ami Bac pourrait prêter à la cause qui est la sienne à tant de titres le secours de sa parole,… je n’aurais point quitté la solitude de mon cabinet,… mais à l’appel des accusés de Poitiers, j’ai consulté mon devoir et non mes forces, je suis accouru ; me voici. »

Il ne s’en prodigua pas moins à l’Assemblée législative, surtout depuis que, par l’éloignement de Ledru-Rollin, il était devenu le chef de la Montagne. Il parla dans l’affaire des poursuites contre sept représentans de l’extrême gauche accusés de complot, dans l’affaire de la modification de la loi électorale (restriction du suffrage universel), dans l’affaire de la révision de la Constitution (contre les projets du prince Louis), dans l’affaire de la proposition des Questeurs.

Dans cette dernière affaire, ni la Gauche ni lui ne me paraissent, toutes réflexions faites, avoir été très bien inspirés. On se rappelle peut-être ce dont il s’agissait. Le coup d’Etat était dans l’air. Personne ne doutait qu’il ne fût préparé et imminent. Voulant se défendre, l’Assemblée, surtout la Droite, proposa, par l’organe des Questeurs, une loi permettant au Président de l’Assemblée, en cas d’alerte, de requérir la force armée. La Gauche s’opposa à ce projet. Michel de Bourges parla. Il ne dit rien du tout, M. Louis Martin lui-même le reconnaît : il ne fit valoir aucun argument. Il affirma seulement qu’il n’y avait pas de danger ; que l’armée était à lui et à ses amis (« l’armée est à nous ; ») qu’il défiait un général de la Droite de venir à l’Assemblée en faveur de la Droite ; qu’il s’en remettait à la « sentinelle invisible » qui gardait l’assemblée et qui était le peuple. La proposition fut repoussée par 408 voix, qui étaient celles de la Gauche et celles des hommes du Contre, inclinant déjà soit à ne pas se compromettre, soit à se mettre du côté du manche. C’était le coup d’Etat qui était voté. Il l’a été par le Centre et par la Gauche.

M. Louis Martin cherche à disculper la Gauche et Michel de Bourges. Il fait remarquer que pour ceux qui savent les choses, on était entre deux coups d’Etat. Le prince Louis voulait faire le sien. La Droite voulait faire le sien. Elle voulait mettre la force armée aux mains du général Changarnier. La Gauche et le Centre ont sauvé la France du coup d’Etat du général Changarnier.

Il est possible ; mais il est sûr qu’ils ont prêté la main à celui du prince Louis. Or des deux coups d’Etat, à supposer qu’en effet il y en eût deux qui fussent prêts, lequel était le moins redoutable ? Celui, sans doute, auquel ne se serait pas prêtée l’armée ; et celui auquel l’armée ne se serait pas prêtée, c’était, ce me semble, celui de la Droite et de son général. Au 17 novembre, craindre plus Changarnier que le prince Louis me paraît bizarre.

Mais, fait observer M. Louis Martin, permettre de requérir l’armée, à qui ? au président de l’Assemblée, c’est-à-dire à Dupin, la belle garantie ! Je reconnais que Dupin n’est pas une garantie. Mais dans des circonstances de ce genre, ce n’est pas l’homme qui est la garantie, c’est la fonction. Dupin n’aurait peut-être pas requis l’armée contre le prince Louis ; mais le président de l’Assemblée aurait été forcé par l’Assemblée de requérir l’armée, et cela eût été au moins gênant pour le prince Louis.

Mais, me dira-t-on, quelque requise qu’elle eût été, l’armée ne serait jamais venue au secours de l’Assemblée. Veuillez croire que j’en suis sûr. L’illusion de la Droite était de croire avoir l’armée pour elle. L’illusion, tout aussi plaisante, de la Gauche était de croire avoir l’armée pour elle. (Michel de Bourges : « l’armée est pour nous. ») Donc l’armée ne serait pas venue au secours de l’Assemblée. Mais encore il était très bon de faire savoir au prince Louis qu’on avait au moins l’intention de se défendre ; tout au moins, c’était meilleur que de lui faire savoir qu’on était résigné à ne le point faire. Il était très bon de « montrer les dents » au prince-président. Après tout, au 19 Brumaire les grenadiers n’ont pas obéi si facilement au général Bonaparte. « La majesté des lois » a toujours quelque prestige. La fermeté de l’Assemblée pouvait faire hésiter le prétendant. S’il est vrai, — et l’on m’accordera que c’est vraisemblable, — que le vote des 408 a réjoui le prince Louis ; s’il est vrai, — et l’on m’accordera que c’est vraisemblable, — que, le soir du 17 novembre 1851, il a dû se dire : « La Droite se défie de moi ; mais la Gauche se défie de la Droite plus que de moi et le Centre se résigne ; et l’affaire est bonne, » la question est jugée : il fallait faire front, même sans beaucoup d’espoir, contre le prince Louis ; il ne fallait pas faire quelque chose qui n’a pu que le réjouir et l’encourager.

Quant à l’argument de M. Louis Martin qui consiste à dire : « Voyez quels hommes ont voté avec Michel de Bourges : Arago, Jules Favre, Victor Hugo, Pierre Leroux, Edgar Quinet, de Flotte, Bac, Madier de Montjau, Baudin, Nadaud, Pascal Duprat, Charles Boyssct, Joigneaux, Greppo, Miot, Schœlcher ! » je ne sais pas pourquoi cet argument me laisse complètement insensible.

Quoi qu’il en soit, le coup d’Etat eut lieu, et Michel de Bourges fit son devoir contre lui. Il chercha à réveiller la sentinelle invisible ; il lit partie du comité de résistance. « Il monta » même, dit M. Louis Martin, « sur la barricade, à côté de Victor Hugo et de Baudin. » S’il est vrai, quoique l’histoire n’en ait rien dit, qu’il monta sur la barricade à côté de Baudin, je n’ai qu’à m’incliner ; mais si c’est à côté de Victor Hugo, il faudrait spécifier sur quelle barricade Victor Hugo est monté. C’est un point obscur. Tant y a qu’il fit son devoir.

Puis il prit le chemin de l’exil, vécut quelque temps en Belgique et en Suisse ; puis, succombant à la maladie, il rentra en France, à Bourges, où il mourut le 16 mars 1853 dans les sentimens de philosophe déiste où il avait toujours vécu. Il n’avait que cinquante-six ans.

C’était un homme cordial plutôt que bon, mais cordial, communicatif, ardent, empressé, tout en dehors et tout en avant. A lire la correspondance de George Sand, encore inédite, M. Doumic « le devine grossier, despote, infidèle et jaloux. » Adoucissez un peu les termes. Il était rustique, trivial, personnel, volage et peu endurant. Ce qui guérit George Sand de lui, ce fut le perpétuel besoin qu’il avait d’être adulé : « J’ai des grands hommes plein le dos… Je voudrais les voir tous dans Plutarque. Qu’on les taille en marbre et qu’on n’en parle plus… Lasse de dévouement, ayant combattu ma fierté avec toutes les forces de l’amour et ne trouvant qu’ingratitude et dureté pour récompense, j’ai senti mon âme se briser et mon amour s’éteindre. » Cela sans doute veut dire que Michel de Bourges répétait souvent le mot du personnage de comédie : « Tu ne n’aimes pas : tu ne me parles jamais de moi. »

Mon père m’a souvent dit : « En 1836 j’eus pour compagnon de diligence, de Nevers à Bourges, un gros homme, laid, commun, qui engagea immédiatement la conversation. Il parla, très brillamment, très spirituellement, très littérairement, sachant qu’il parlait à un professeur. Il se montra poète, orateur, humaniste et aussi humanitaire, comme on disait alors, philosophe de l’école de Cousin, mais se souvenant de Rousseau, magnifiquement abondant en souvenirs, en aperçus, en considérations générales et point du tout en reparties, ne m’ayant pas laissé un seul instant l’occasion de lui en fournir. Comme tous les orateurs, il devenait beau en parlant. Nous arrivâmes à Bourges. Un gendarme me demanda mon passeport. Je n’en avais pas. « Laissez donc, monsieur, dit mon compagnon, je réponds de lui. — Mais vous-même ? — Michel de Bourges. » — Il était l’orateur né. Il lui fallait un public et il le prenait sous la forme du premier venu. C’est lui qui a dit le premier le mot de Numa Roumestan : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas. » Il l’a dit en analyste assez fin : « Parler, c’est penser tout haut. En pensant tout haut, je vais plus vite qu’en pensant tout bas. » Ceci est bien vu ; c’est la parole excitatrice de la pensée, l’aiguillonnant et l’éperonnant, la forçant à courir et à ne pas s’égarer et vagabonder à droite et à gauche. La pensée parlée, c’est la pensée contrainte à ne pas se disperser dans la rêverie. La rêverie, c’est la pensée qui s’attarde ; la pensée parlée, c’est la pensée cravachée pour fournir un temps de galop : « je vais plus vite qu’en pensant tout bas. »

Son instruction semble, tout compte fait, avoir été assez forte. A la vérité, ses citations, d’ordinaire, ne vont guère au-delà de celles que l’on fait sans avoir lu aucun auteur, ne vont guère au-delà de Res sacra miser et de Quis custodiet custodes ; mais on croit voir qu’il a lu Cicéron, dont quelques discours nous reviennent à la mémoire quand nous lisons ceux de Michel ; il a, sans aucun doute, quelque teinture d’Aristote ; il est certain qu’il a lu Mirabeau et surtout qu’il possède très bien Montesquieu. « C’est mon maître, » dit-il quelque part ; « je le sais par cœur, » dit-il ailleurs. Et il le cite et il le cite bien, je veux dire dans les endroits que l’on ne connaît que quand on l’a beaucoup fréquenté, et dans le vrai sens de sa doctrine, parfois fuyante. Qui, dans une affaire où est soulevée la question du duel, s’aviserait de citer Montesquieu ? Michel le fait : « Je ne veux pas rester seul ; car je serais vaincu. Voici ce que m’apprend mon maître en politique et le maître, je crois, de tous ceux qui savent quelque chose, celui qui fut aussi bon magistrat qu’il fut grand publiciste, encore qu’il détestât la procédure. Voici ce que dit Montesquieu : « Je trouve qu’au commencement de la troisième race… »

Et, la question étant de savoir quel est le principe de la République, MICHEL DE BOURGES : « Montesquieu a dit que la vertu républicaine était dans l’amour de la République… — M. GOULHOT DE SAINT-GERMAIN : Montesquieu n’a pas dit cela ; il a dit que le principe des Républiques est la vertu. — MICHEL DE BOURGES : Il a défini la vertu l’amour de la République et de l’égalité. — M. DE SAINT-GERMAIN : Je me suis permis de rétablir l’esprit de Montesquieu… » — Or c’est Michel de Bourges qui est dans l’esprit de Montesquieu. Montesquieu commence par dire que la vertu est le principe des Républiques ; puis, définissant ce mot de vertu, il dit que « la vertu, dans une république, est l’amour de la république » et que « l’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie et l’amour de la démocratie celui de l’égalité. » Comme citateur, c’est Michel de Bourges qui a raison.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il ne « sent pas du tout son temps » ; c’est qu’il n’a rien, nulle part, de la couleur romantique, encore qu’il ait été comme gorgé de littérature romantique par les lettres que lui écrivait George Sand ; jamais on ne surprend rien chez lui de la manière de Victor Hugo (sauf une seule fois, sur quoi nous aurons à revenir ; car cela fait un petit problème), de Lamartine ou de Lamennais. Il semble, et il est possible que ce soit vrai, qu’il n’ait jamais lu un ouvrage de tous ces auteurs-là. Ce que son éloquence rappelle, c’est celle des orateurs révolutionnaires, Mirabeau, Barnave, Saint-Just et Robespierre et son style même ressemble au leur ; et bien qu’il ne les ait jamais cités, sauf, une fois, Mirabeau, je ne doute pas qu’il ne les ait fréquentés. Il est vrai, faisons-y bien attention, que l’éloquence des orateurs parlementaires de la Restauration (Manuel, général Foy) était calquée sur celle des orateurs révolutionnaires et que c’est à l’école des orateurs de la Restauration que Michel de Bourges a été élevé. — Quoi qu’il en soit, voilà tout ce que je puis conjecturer sur l’éducation intellectuelle et littéraire de Michel de Bourges.

Les idées de Michel de Bourges ne sont pas extrêmement compliquées. Chose qui surprendra un peu ceux qui ne voient Michel que comme chef de la Montagne de 1849, « ce Sinaï de la démence, » elles sont (relativement) assez modérées. Ce sont celles d’un radical-socialiste d’aujourd’hui et d’un radical-socialiste très circonspect. Un radical-socialiste est un homme qui n’est pas socialiste radical. Michel est, non seulement un socialiste modéré, mais un radical-socialiste plein de tempéramens. Il s’arrête au seuil du socialisme en y posant la moitié du pied. Voici le fragment de discours où il a le plus précisément tracé son programme (Banquet démocratique du Cher, 21 septembre 1849) :

« Serons-nous plus heureux que nos pères ? J’affirme que, si nous le voulons, nous établirons une République démocratique sans la Terreur. Que faut-il pour cela ? Il faut savoir et pouvoir. Il faut savoir que toutes les victoires remportées sur le peuple tournent fatalement contre la liberté ; — que si les idées font les révolutions, les intérêts seuls les consolident ; — que le peuple passera d’abord à l’indifférence, puis à la haine si on ne lui montre jamais la République que sous ses aspects les plus sombres et les plus attristans ; — qu’il y a deux sortes d’intérêt pour le peuple, l’intérêt matériel et l’intérêt moral ; — qu’une république démocratique doit au peuple du pain, du travail, de l’instruction et l’aisance ; — que l’idéal des républiques démocratiques, c’est l’égalité, non cette égalité céleste, présent trop facile des poètes sacrés et profanes ; non cette égalité devant la loi, présent trop innocent des publicistes monarchiques, mais l’égalité réelle qui fait un partage égal des biens et des maux entre les enfans d’une même famille, entre les égaux d’une cité libre… »

— Eh bien ! nous voilà au pur socialisme ! — Attendez ; le programme continue.

«… que cet idéal, auquel on n’atteindra jamais, il faut sans cesse y tendre par l’éducation, les mœurs, les institutions et les lois ; — que l’aisance, fruit d’un travail modéré et d’un capital modeste, est le type de la fortune du démocrate parfait [c’est du Biétry] ; — qu’au-dessous il n’y a pas assez : l’Etat y remédie sans cesse par des travaux largement distribués, par la distribution de parcelles du Domaine public ; — qu’au-dessus il y a trop : l’Etat nous ramène sans cesse au niveau salutaire par des lois économiques sagement calculées sur les successions, les testamens et les impôts progressifs [c’est du Caillaux] ; — qu’en un mot il faut, dans un Etat démocratique, que nul ne soit assez pauvre pour être tenté de vendre sa conscience et que nul ne soit assez riche pour être tenté de l’acheter [souvenir de Montesquieu et imitation de son style]. »

Tel est le programme de Michel en 1849, et rien dans ce qu’il a dit après, ni du reste dans ce qu’il a dit avant, n’est en désaccord le moins du monde avec ce programme. L’expression seulement, parfois et souvent, est plus vive. Toute sa vie Michel de Bourges a défendu des idées modérées avec des paroles violentes et c’est ainsi, qu’avec un intérieur bourgeois, il a fait façade de révolutionnaire. Ne soyez pas trompés par le discours à la Marat prononcé par Michel de Bourges devant trois ou quatre amis, une nuit, devant les Tuileries éclairées pour un bal, et rapporté dans l’Histoire de ma vie de George Sand : « Moi, je vous dis que pour rajeunir et renouveler votre 5 02iété corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang ; que ce palais maudit soit réduit en cendres et que cette vaste cité où plongent vos regards soit une grève nue où la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière. » — Cela ne compte pas ; ce sont Tusculanes d’après souper.

L’éloquence de Michel de Bourges est bien mêlée. Le plus souvent elle est déclamatoire et un peu creuse et très médiocrement logique ; quelquefois elle est presque serrée, vive au moins et pressante, mais toujours gâtée par quelque exagération aussi malencontreuse que facile ; quelquefois enfin elle est belle, élevée, pleine, et nous enlève assez haut sans nous faire retomber brusquement, et alors, ce qu’elle mérite, c’est quelque chose qui n’est pas éloigné de l’admiration. Feuilletons, si vous voulez.

Procès de Mme Dudevant (George Sand.) Il y a affluence dans le prétoire, comme on peut penser. L’avocat de Mme Dudevant se lève, et, se rappelant une Messénienne célèbre de Casimir Delavigne :


A qui réserve-t-on ces apprêts meurtriers ?
Pour qui ces torches qu’on excite ?…
D’où vient ce bruit lugubre ? Où courent ces guerriers ?…
Sans doute l’honneur les enflamme…
Non…


il s’écrie de prime abord : « Pourquoi cette foule empressée qui vous environne ? Pourquoi cette réunion inaccoutumée qui se presse dans cette enceinte ? Pourquoi ces femmes parées, comme pour un jour de fête ? Etes-vous appelés à délibérer sur une mesure d’où dépend le bonheur de l’État ? Allez-vous donner votre sanction à l’un de ces édits de clémence qui font la gloire d’un règne ? Non. Qu’est-ce donc, messieurs ? Une femme veut reconquérir sa liberté outragée… » Ils le savaient. L’utilité, l’opportunité et le tact de cet exorde font un doute.

Je voudrais qu’on lût le discours du 15 juillet 1851 sur la révision de la Constitution. C’est un grand effort. C’est un discours de circonstance sur l’histoire universelle. L’orateur y a voulu faire entrer les politiques constitutionnelles de toutes les nations, tant anciennes que modernes. L’effort est trop grand. Le bon avocat de province a plié dessous. Il a des transitions qui révèlent comme il s’égare plutôt qu’elles ne montrent comment il se conduit. Il se contredit quand il croit se confirmer. La doctrine flotte, fléchit, montre des lacunes. Rien ne peut moins créer une conviction. Le sophisme abonde. Parce que M. de Falloux accepte 1789, il paraît qu’il est « étouffé par la logique » et forcé d’accepter 1793. Michel invente « le bloc. » Il s’écrie : « Est-ce qu’il n’y a que 1789 dans notre Révolution ? Est-ce que 1790, 1791, 1792, 1793, 1794, est-ce que tout cela n’appartient pas à la Révolution ? Ah ! vous croyez que nous séparons ces choses-là ! » On lui crie : « Nous savons bien que vous ne les séparez pas ! » Et il dit : « La République renie 93 qui n’est pas la République ; la Révolution invoque 93 qui la défend contre vos attaques. » Et j’avoue que je ne comprends plus du tout. — Il reproche à la Restauration d’avoir confié l’enseignement public, non seulement « au clergé, » mais « aux jésuites. » — « Au contraire ! dit M. de la Rochejaquelein. — Comment ! Au contraire !… — Sans doute ! Les ordonnances de 1828 ! — Ah ! s’écrie Michel, les ordonnances de 1828 ! Si je vous apportais ici l’immense tas de brochures et d’écrits qu’ont soulevés ces ordonnances ? Etaient-elles, ces réclamations et ces remontrances, en faveur de l’Université ? Non, elles étaient en faveur des Jésuites. » Et voilà la Restauration convaincue d’avoir donné l’enseignement public aux Jésuites parce que les amis des Jésuites lui reprochaient de les en avoir écartés. « Oli ! c’est trop fort ! » s’écrie M. de la Rochejaquelein. — Mais non, ce n’est pas trop fort ; c’est un peu faible. Tout le discours, à bien peu près, est fait de ces arguties qui ne sont pas loin d’avoir quelque chose de puéril[1].

D’autres fois, et particulièrement en cour d’assises, Michel de Bourges ne se refuse pas une sorte de pathétique idyllique que je ne crois pas, à quelque époque qu’il ait été employé, qui ait jamais pu vraiment émouvoir. Michel n’a, du romantisme, que le manque de la crainte du ridicule ; mais il me semble qu’il l’a bien. Il l’a à ce point qu’on se demande parfois s’il n’y a pas chez lui gageure d’avocat se faisant fort de « leur faire avaler cela, » y réussissant et se promettant de se réjouir de ce succès, après l’audience, entre confrères. Cependant je le crois plus naïf. Procès des accusés de Limoges : « Si vous les connaissiez, ces hommes, comme je les connais… si, un jour quand les débats sont suspendus, vous montiez avec nous dans cette salle où ils se délassent entre eux des épreuves qu’ils subissent ici… Jamais spectacle plus touchant ne s’est offert à vos regards attendris : ici, une vieille mère, assise entre ses deux enfans réunis à ses pieds et rompant sur ses genoux tremblans le pain de la fraternité ; là-bas, deux jeunes amis se promenant bras dessus bras dessous et rêvant des douceurs de la liberté que nous leur faisons espérer, de printemps, de fleurs, peut-être d’amour… Vous seriez touchés jusqu’aux larmes devant cette grande famille où règnent la paix, la concorde, l’union, la fraternité. Les gendarmes eux-mêmes, les bons gendarmes, ils sont émus, attendris ; et quand l’heure de se séparer est venue, alors recommencent les larmes, les bénédictions, les douleurs. Oh ! je vous en supplie, ne lancez pas la foudre au sein de ce pieux phalanstère… »

Ce manque de goût, cette tendance à l’hyperbole et à l’emphase gâtent chez lui, brusquement, des développemens qui sont très bons, très justes et très probans. Parlant, en 1839, pour le suffrage universel il exprime cette idée très acceptable que le suffrage restreint est un privilège abusif ; mais il faut qu’il compromette cette assertion raisonnable par l’outrance des expressions : «… Ainsi sur trente-cinq millions d’hommes dont la nation se compose, quatre millions jouissent du privilège odieux d’imposer des lois au trente autres millions. Ainsi en France, après deux révolutions scellées du sang du peuple, il s’est trouvé encore des maîtres et des esclaves. Le nom ne fait rien à la chose [il y fait qu’il la définit mal]. Vous avez beau le décorer du titre pompeux de citoyen, celui qui obéit à la loi qu’il n’a pas faite est en réalité un esclave. Et ce qu’il y a de plus odieux, dans cette tyrannie, c’est que cet esclave, ici, n’est pas un étranger que le sort de la guerre a fait tomber entre vos mains, que vous pouviez tuer, comme l’a écrit si élégamment le Hollandais Grotius… »

Plaidant pour un journal : « La liberté de la presse n’est pas seulement destinée à vous donner toutes les nouvelles, son but et son devoir sont de défendre tous les droits, envers et contre tous. Abolissez la Charte, supprimez nos codes, congédiez les Chambres ; mettez à la place Néron, don Miguel si vous voulez, qui vous voudrez, conservez-nous la liberté de la presse… » qu’attendez-vous ? Qu’il dise : « Et vous serez encore un peuple libre, » et il aurait raison ; mais, non, il faut qu’il dise : « et Néron sera un Marc-Aurèle et don Miguel sera un Louis XII. » Il exagère, le tribun, il exagère.

Quelquefois le souci de l’emphase, et rien autre, fait qu’il exprime une idée très simple en un style métaphorique qui approche du galimatias. Pour dire que l’appel à une Haute Cour ne pourrait se justifier ou s’excuser que par une série d’acquittemens scandaleux prononcés par les jurys : « Il faut une jurisprudence d’acquittement ( ? ), il faut que le jury ait manifesté par une suite de verdicts ou l’impuissance de son intelligence ou la couardise de son cœur. Alors, messieurs, vous reprenez votre juridiction souveraine et vous faites découler de la hauteur de vos sièges une jurisprudence qui lie toutes les autres Cours du royaume… »

Il faut convenir cependant qu’il est capable d’éloquence vraie, d’éloquence sobre et essentielle. Derniers mots d’une plaidoirie : « Vous comprendrez, messieurs les jurés, ces enseignemens de l’histoire. Vous êtes les représentans d’une société qui a besoin d’égalité, qui depuis longtemps lutte contre les privilèges de toutes sortes. Vous ne consacrerez point les privilèges par votre verdict, qui n’aura d’autorité, sachez-le bien, qu’autant que vous le mettrez en harmonie avec le sentiment national. Les privilèges étouffent l’égalité. Je n’ai plus rien à dire. »

Plaidant pour le prince Louis, ou, plus précisément, pour un publiciste qui avait voulu justifier le prince Louis de la tentative de Strasbourg : «… Voilà ce qu’on a voulu lui ôter. On a dit qu’il [le prince] n’était pas Français ! Je ne veux pas faire parler ici les émotions du cœur ; mais je ne puis m’empêcher de faire un triste retour sur les choses humaines. Il m’est impossible de ne pas rappeler qu’en 1815 la famille Bonaparte a été proscrite ; elle a été proscrite par la Restauration qui l’a été en 1830 elle-même, et en ce moment, proscrits et proscripteurs sont enveloppés dans la même proscription. Voilà ce qui m’émeut, et devant ce grand exemple des vicissitudes du monde, je voudrais que l’on respectât le malheur de ce jeune homme, qui, au lieu de siéger dans ce Sénat où il tiendrait honorablement sa place, est puni pour porter un nom glorieux. Que la raison d’État l’emporte, que le malheureux prince soit banni de son pays, si le repos public l’exige ; qu’il soit puni du crime de sa naissance ; mais ne dites pas qu’il n’est pas Français ! »

Et voilà bien la vraie qualité de cet homme, qui fut surtout, même à la tribune, un avocat d’assises : il a le pathétique ; il l’a faux, et à merveille, quelquefois, nous l’avons vu ; il l’a vrai, fort, pénétrant, presque profond assez souvent. Dans ce même procès des conspirateurs de Limoges où vous l’avez peut-être trouvé ridicule, il rencontre ceci : l’accusation tournant contre un certain Raybaud des propos de sa femme. L’occasion est belle pour un développement dramatique. Il se rue sur elle, comme vous pouvez croire, mais il en tire un très beau parti : « L’accusation… va jusqu’à essayer de perdre Raybaud par sa femme. Dieu ! où vivons-nous donc ! Quels temps que les temps politiques ! Quels procès que les procès politiques ! Invoquer le témoignage d’une femme contre son mari ! Quel renversement de toutes les notions de droit ! Que parlé-je du droit quand je dois parler de l’humanité ! Quand la loi défend au magistrat d’entendre la femme dans un procès où l’honneur de son mari est engagé, ce n’est pas qu’elle ait manqué de foi en son témoignage ; non ; mais elle a cru à ce glorieux mensonge, splendide mendax, de la fille de Danaus. Elle a dit, la Loi, dans son respect profond pour le mariage : Ne séparez pas ce que le ciel a uni. Innocent, elle le sauverait ; criminel, elle le sauverait encore. Et vous ramassez les paroles tombées de la bouche de la mère, de l’épouse, pour perdre le père et le mari ; vous la faites parler pour condamner et vous la repoussez de cette barre quand elle veut parler pour absoudre ! Ah ! s’il était possible que Reybaud fût condamné, voyez jusqu’où vont vos imprudences : les en fan s du proscrit diraient à leur mère : « Ce n’est pas la loi qui l’a tué ; ce n’est pas le magistrat, ce ne sont pas les témoins, c’est toi, notre mère, c’est toi qui nous l’as ravi ! »

Reconnaissons du reste, encore qu’il soit surtout avocat d’assises, que Michel de Bourges, très rarement, il est vrai, est capable d’humour, d’une sorte d’humour qui s’allie à la solennité et qui la traverse brusquement, très imprévue par conséquent et d’autant meilleure. J’en pourrais citer deux ou trois exemples. En voici un : « Je ne puis pas, messieurs, avant d’aborder le fond, m’empêcher de vous faire part d’une réflexion touchant la méthode et les dangers des accusations politiques. L’esprit humain a besoin de conclure ; invinciblement il veut aller du connu à l’inconnu ; il faut qu’il assigne à chaque effet sa cause. Là est son tourment, là est sa faiblesse, là est sa gloire. Ce besoin produit chez les philosophes l’esprit de système, chez les peuples le goût du merveilleux et sur les hauteurs du ministère public les accusations téméraires. » — Très réussi. C’est tout à fait d’un avocat anglais.


Tout compte fait, il est de second ordre. Ni comme force et étendue de pensée, ni même comme fougue et magnificence verbale il n’a passé un certain niveau, ou, si l’on trouve que le mot honorable serait trop faible, on trouve que le mot grand orateur serait ironique. C’est un avocat très distingué. On est un peu déconcerté, après avoir lu tous les discours que l’on nous donne, de lire ce que nous dit de lui M. Emile Ollivier, de quoi pourtant il faut tenir grand compte, puisque c’est la déposition d’un témoin oculaire et auriculaire, si belle du reste qu’on tiendrait à la reproduire rien que pour l’esthétique : « Il n’avait pas la voix irrésistible de Berryer [pour celle-ci, je suis d’accord ; je l’ai encore dans l’oreille : entendre la voix de Berryer, cela pouvait dispenser de toutes les musiques du monde] ; du reste combien il le surpassait par la science, par la logique ( ? ), par la poésie ( ? ), par une certaine véhémence contenue, par l’élévation et l’étendue de ses pensées ( ? ) Son parler était succulent, nerveux, court et serré ( ! ) « non tant délicat et soigné comme véhément et brusque, non plaideresque. » Michel a été un des rares hommes de ce temps qui a été plus qu’il n’a paru. Je ne sais pourquoi en plein air, son éloquence, quoique supérieure encore, s’évaporait un peu : dans le petit cercle, elle était inouïe ; elle s’adaptait à tous les sujets, au droit, à l’histoire, à la philosophie, à la politique… Il aimait à rappeler les entretiens du Cap Sunium. Un soir que nous étions réunis autour de lui dans une villa qui dominait le cours de la Saône, il nous parla de la fragilité des renommées humaines avec une éloquence égale à celle de Platon. Il ne fut pas inférieur, le lendemain en nous exposant la doctrine des philosophes de l’antiquité. Nous étions tellement fascinés par sa parole que nous ne nous apercevions pas de la fuite du temps. »

Méry a laissé une immense réputation d’homme d’esprit. J’ai lu ses livres et n’y ai pas trouvé autant d’esprit que je m’attendais à en rencontrer. Je me suis dit : « Il devait être infiniment spirituel dans la conversation. » Philibert Audebrand, avec sa magnifique mémoire, publia, il y a une vingtaine d’années, les conversations de Méry. Je ne les trouvai pas autrement spirituelles. Je me dis : « Ce devait être le geste et l’accent. » La merveilleuse éloquence de Michel de Bourges, l’élévation et l’étendue de ses pensées, sa poésie, sa logique, son parler court et serré paraissent peu dans les discours qu’on a conservés de lui, et M. Ollivier reconnaît lui-même qu’il était plus orateur, chose rare, invraisemblable, contre nature, mais possible, devant six auditeurs que devant quinze cents. Mais encore, que presque rien de ces admirables qualités ne perce dans ses discours imprimés, cela étonne. Décidément, ce devait être l’accent. Et l’accent de Michel de Bourges, non plus que la voix de Berryer, personne ne peut nous le rendre. — Michel de Bourges « a paru moins qu’il n’était » au public de son temps ; encore moins, naturellement, à la postérité. Qu’y faire ? Il était dans le vrai, en parlant avec une mélancolique éloquence de la fragilité des renommées humaines.


ÉMILE FAGUET.

  1. A propos de ce discours, quelque chose m’embarrasse que je soumets à M. Louis Martin et à l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux. J’ai lu, je n’ai plus en ma possession, un petit volume où étaient réunis les Discours politiques de Victor Hugo de 1849 à 1852. Il y avait un discours sur la révision de la Constitution. Or, certaines phrases, très caractéristiques, que j’ai retenues de ce discours de Victor Hugo, je les retrouve dans le discours de Michel de Bourges publié par M. Louis Martin, notamment celles-ci (début) : « Messieurs, cette tribune est-elle aussi redoutable qu’on l’a dit ? Elle l’est toujours pour moi ; car de cette hauteur du monde intellectuel, il ne devrait tomber que des paroles dignes du peuple auquel elles s’adressent… » et, au milieu du discours : « Eh bien ! quant à nous, nous respectons, nous honorons les Girondins éloquens qui proclamèrent la République et les Montagnards superbes qui la sauvèrent… » Je fais mon enquête. Les deux phrases en question ne sont ni dans le discours de Victor Hugo au Moniteur (17 juillet 1851), ni dans les Œuvres oratoires de Victor Hugo (Bruxelles, 1863), mais dans le petit volume que je lisais en 1865 je suis absolument sûr qu’elles y étaient. Reste à retrouver ce petit volume. Quelqu’un doit l’avoir.