Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Appendices sonnets

Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 167-178).
Les poésies de Michel-Ange
recueillies par
Ascanio Condivi[1]

Spero tra poco tempo dar fuore alcuni suoi sonetti e madrigali, quali io con lungo tempo ho raccolti, si da lui, si da altri : e questo per dar saggio al mondo, quanto nell’invenzonie vaglia, e quanti bei concetti naschino da quel divino spirito.

… J’espère avant longtemps mettre dehors les sonnets et les madrigaux de Michel-Ange, tels que je les ai recueillis de lui et d’autres ; et je publierai cet essai, pour donner au monde la preuve du trésor d’invention et de la beauté de pensées qui naquirent de ce divin génie. (Voir le dernier chapitre de la Vie de Michel-Ange, par Condivi, p. 45 de ce volume.)

Sonnet I
Non ha l’ottimo artista…

Tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, le marbre le renferme en son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante à la pensée qui puisse l’en faire éclore.

De même tu recèles en toi, beauté fière et divine, et le mal que je fuis et le bien que je cherche ; mais l’effet de mes soins est contraire à mes vœux, et c’est ce qui me donne la mort.

Je n’accuserai donc de mes maux ni le hasard, ni l’amour, ni tes rigueurs, ni tes dédains, ni le sort, ni tes charmes,

Quand tu m’offres à la fois, dans ton cœur, la mort avec la vie, et que mon génie impuissant ne sait y puiser que la mort.


Sonnet II
Non vider gli occhi miei…

Non, ce ne fut pas un objet mortel qui s’offrit à ma vue, quand le doux éclat de tes yeux vint me frapper pour la première fois ; et mon âme espéra trouver en eux la paix du ciel, seule fin qu’elle se propose.

Cette âme ardente, que ne peut satisfaire une beauté périssable et trompeuse, déploie ses ailes vers les cieux d’où elle est descendue, et s’élance à la source même de la beauté universelle.

Ce qui est sujet à la mort ne saurait offrir de bonheur au sage ; il ne doit point s’attacher à ce que le temps peut flétrir.

Les désirs effrénés des sens, ces désirs qui tuent l’âme, ne sont pas de l’amour. L’amour épure nos âmes ici-bas ; après la mort, il les divinise.


Sonnet III
La forza d’un bel volto…

Par la puissance de la beauté qui seule me charme ici-bas, je prends l’essor vers les cieux ; et je monte vivant au milieu des élus, faveur rarement accordée aux mortels.

La créature est tellement en harmonie avec le créateur, que je m’élève par de sublimes pensées jusqu’à Dieu même, au sein de qui je puise mes paroles et mes sentiments, plein du feu dont je brûle pour cette noble dame.

Si mes regards ne peuvent se détacher des siens, c’est que je reconnais en eux seuls le flambeau qui doit me guider vers Dieu,

Et qu’embrasé des feux dont ils brillent, je goûte, au milieu de ma flamme, cette ineffable joie qui sourit éternellement dans le ciel.


Sonnet IV
Molto diletta al gusto…

Combien il plaît, quand on sait le juger, cet art sublime qui, saisissant à la fois les traits et les attitudes, nous offre, dans des membres de cire, ou de terre, ou de marbre, un être presque animé !

Si jamais le temps outrageux et barbare mutile, brise ou détruit ce chef-d’œuvre de l’art, sa beauté première revit dans la pensée où elle ne s’est pas imprimée en vain.

Aussi tes divins attraits, image de la perfection qui embellit le ciel même, s’offrent à nous sur la terre comme une œuvre de l’artiste éternel.

Quand ils auront souffert les injures du temps, ils n’en seront que plus profondément gravés dans mon cœur passionné pour ce beau que, ni les ans, ni les hivers, ne peuvent jamais changer.


Sonnet V
Non so se e’ s’ è…

Est-ce l’éclat ravissant du créateur suprême qui me frappe, qui me saisit ? Est-ce quelque autre beauté que mon imagination ou ma mémoire vient offrir à mon cœur ?

Est-ce enfin la lumière brillante, dont rayonnait mon âme dans son état primitif, qui, rejaillissant en elle aujourd’hui, y cause cette impression brûlante d’où semblent naître mes pleurs ?

Ah ! j’ignore ce que je sens, ce que je vois, ce qui m’entraîne : la cause en est hors de moi ; je crois l’apercevoir chez un autre, et ne puis l’expliquer.

Femme adorable ! ce je ne sais quoi qui m’agite, cette douceur mêlée d’amertume, je l’éprouve depuis que je vous ai vue. Vos yeux seuls en sont donc la cause ?


24. Michel-Ange. Musée du Louvres.
hommes portant un cadavre
Sonnet VI
Non è colpa mai sempre…

Non, cet ardent amour, qu’allume en notre sein une beauté ravissante, n’est pas toujours coupable envers Dieu, si le cœur, attendri peu à peu par ce doux sentiment, n’en devient que plus accessible aux traits de la divine lumière.

L’amour nous ranime et nous excite ; il nous donne des ailes pour voler aux plus hautes régions ; et souvent sa brûlante flamme est le premier degré d’où l’âme, inquiète ici-bas, s’élance vers le créateur.

Ah ! celui que tu inspires n’a rien de vain ni de fragile : tous ses désirs sont élevés ; c’est le seul qui convienne à un cœur noble et vertueux.

Cet amour rapproche l’homme des cieux, l’autre le rabaisse à la terre ; le premier a son siège dans l’âme ; le second, dans les sens, ne tend jamais qu’aux choses basses et méprisables.


Sonnet VII
Ben puo talor col mio…

Oui, sans crainte d’être déçu, je sens que l’espoir, dans mon âme, peut quelquefois égaler le désir ; car Dieu ne nous eût pas mis en ce monde si toutes nos affections avaient dû lui déplaire.

Et qui pourrait mieux justifier mon amour pour toi que l’hommage même que j’offre à ce Dieu de paix dont tu tiens les charmes qui t’embellissent, et pour lesquels ton cœur noble ne brûle que des plus chastes feux ?

Seul, il peut concevoir des espérances vaines, cet amour périssable comme l’objet qui l’inspire, parce que sa constance est soumise à la durée de la beauté.

Mais celui que la chute d’une dépouille fragile et terrestre n’éteint ni ne flétrit dans une âme vertueuse, celui-là est vraiment immuable et devient le gage assuré de la béatitude céleste.


Sonnet VIII
Passa per gli occhi al cuore…

L’image de tout ce qui est beau, de tout ce qui charme, passe, en un moment, des yeux au fond du cœur, par un chemin si doux, si facile, si vaste, que la force et le courage ne peuvent lui résister.

De là, mes craintes et mon inquiétude ; de là, l’effroi que m’inspire toute erreur qui peut égarer l’âme. Où serait ma confiance, quand, parmi les mortels, je ne vois rien qui ne tende aux plaisirs fugitifs de ce monde ?

Peu d’hommes purifient leur cœur aux saintes flammes du ciel. Et toutefois, l’amour étant un mal attaché à la vie, quel plus affreux tourment que de vivre,

Embrasé de ses feux, abreuvé de ses noirs poisons, si, par l’effet de sa grâce, Dieu ne ramène enfin sur lui-même cette ardeur passionnée ?


Sonnet IX
Veggio co’bei vostri occhi…

Vos beaux yeux me font voir une douce lumière dont mes regards voilés n’auraient jamais pu jouir ; votre appui soutient ma faiblesse sous le poids inaccoutumé de l’amour.

C’est vous qui me donnez l’essor ; c’est votre génie qui m’élève incessamment vers le ciel. Faible, abattu, ou plein d’énergie et de force, je suis, à votre gré, brûlant au milieu des frimas, ou glacé sous les feux de l’été.

Je n’ai d’autre volonté que la vôtre ; je puise mes pensées dans votre âme, mes expressions dans votre esprit.

Je ressemble à l’astre des nuits, qui réfléchit seulement à nos yeux l’éclat que le soleil lui prête.


SONNET X
Non so figura alcuna…

Ni la réalité, ni la fiction, malgré l’élan de ma pensée, ne m’offrent aucune beauté que je puisse, selon mes désirs, opposer victorieusement à la tienne.

Si je m’éloigne de toi, mon esprit est soudain abattu, mon âme demeure sans force ; et croyant calmer ainsi ma douleur, je ne fais, hélas ! que l’accroître au point de me donner la mort.

Que me servirait désormais de vouloir précipiter ma fuite, si l’image de cette beauté ennemie est sans cesse attachée à mes pas ? Évite-t-on, par une fuite prompte, une poursuite plus prompte encore ?

Mais l’amour, essuyant mes pleurs d’une main caressante, me promet des douceurs dans mes maux. Ce qui cause tant de peine, en effet, ne saurait être sans prix.


SONNET XI
Fuggite, amanti, amore…

Fuyez, amants, fuyez l’amour et ses ardeurs ; sa flamme est âpre, sa blessure mortelle. Qui ne le fuit soudain, lui opposera vainement plus tard le courage et la force, l’absence et la raison.

Fuyez : que le trait mortel qui m’a frappé, ne soit pas pour vous une stérile leçon. Voyez en moi les maux qui vous attendent, et combien sont barbares les jeux de cet enfant.

Fuyez-le, sans tarder, fuyez dès le premier regard. Je crus pouvoir en tout temps obtenir de lui le repos. Hélas ! voyez maintenant le feu qui me dévore.

Insensé celui qui, violemment épris d’une séduisante beauté, égaré par de trompeurs désirs, ferme l’oreille et les yeux à son propre bonheur, pour courir au-devant des traits empoisonnés de l’amour !


SONNET XII
Se nel volto per gli occhi…

S’il est vrai que les yeux soient le miroir de l’âme, tu as déjà pu voir dans les miens le feu qui me consume ; et n’est-ce pas assez pour mériter ta pitié, sans recourir aux prières ?

Mais, peut-être plus touchée que je n’ose l’espérer de cette chaste flamme à laquelle)e dois mes vertus et ma gloire, tu souris à mon amour, comme digne d’être exaucé par la pureté de ses vœux.

Jour fortuné ! si mon cœur ne s’abuse, que le temps s’arrête soudain ; que le soleil cesse de poursuivre son antique carrière ; Pour qu’après tant de souffrances, je reçoive le prix si désiré de mon amour, et que je jouisse à jamais dans son ineffable possession.


SONNET XIII
Com’ esser, donna, puote…

Comment se peut-il (et cependant l’expérience l’atteste) qu’une figure, tirée d’un bloc insensible et brut, ait une plus longue existence que l’homme dont elle fut l’ouvrage ; et qui lui-même, au bout d’une brève carrière, tombe sous les coups de la mort ?

L’effet ici l’emporte sur la cause, et l’art triomphe de la nature même. Je le sais, moi pour qui la sculpture ne cesse d’être une amie fidèle, tandis que le temps, chaque jour, trompe mes espérances.

Peut-être puis-je, ô mon amie, nous assurer à tous deux un long souvenir dans la mémoire des hommes, en confiant à la toile ou au marbre nos traits et nos sentiments.

Mille ans après nous encore, on saura quel fut mon amour pour toi ; on verra combien tu fus belle, et combien j’eus raison de t’aimer.


SONNET XIV
S’un casto amor…

Si l’amour le plus chaste, uni à la plus haute piété ; si une fortune, des plaisirs et des maux également répartis entre deux amants qu’un même désir anime ;

Si une seule âme en deux corps, et un même élan vers le ciel ; si une égale flamme, nourrie à la fois dans deux cœurs que le même trait a profondément blessés ;

Si une préférence mutuelle et l’oubli constant de soi-même ; si un amour qui ne veut d’autre prix que l’amour ; si enfin des prévenances, des soins réciproques,

Et un empire mutuellement exercé l’un sur l’autre, sont les indices certains d’un attachement inviolable, un moment de dépit rompra-t-il de tels nœuds ?


SONNET XV
Se ’l fuoco fosse…

Si l’amour qu’on puise dans vos yeux égalait leur beauté ravissante, est-il un cœur assez froid qu’une pareille flamme ne consumât tout entier ?

Mais, pour tempérer cette ardeur brûlante et mortelle, le ciel, compatissant à nos maux, nous dérobe en partie l’éclat brillant dont il vous a douée.

Non, l’amour que vous inspirez n’égale point vos attraits ; car l’homme ne peut s’enflammer que pour ce qu’il est capable de voir, d’admirer et de comprendre.

Et moi-même, hélas ! dans ma languissante vieillesse, si je ne vous semble pas assez épris de vos charmes, c’est qu’il ne m’a pas été donné de les connaître pleinement.


SONNET XVI
Per esser manco, alta signora…

Voulant paraître, ô noble dame, moins indigne de vos bontés, j’essayai, malgré mon faible génie, de me montrer avec quelque mérite à vos yeux.

Mais, pour accomplir ce dessein, reconnaissant bientôt l’insuffisance de mes forces, je réprimai ce téméraire désir, et l’écueil m’a rendu plus sage.

Comment oser comparer mes œuvres périssables à ces divines faveurs que vous savez dispenser ? Tout leur cède : talent, génie, audace même.

Car il n’est pas au pouvoir d’un mortel de rien produire d’assez beau, ni d’assez précieux, pour dignement reconnaître d’aussi célestes dons.


SONNET XVII
Sovra quel biondo crin…

Qu’il est doux, le festin de ces fleurs dont ta blonde chevelure est ornée ! Avec quel orgueil l’une d’elles semble jouir des baisers qu’elle prodigue, la première, à ton front !

Cette robe qui, tout le jour, te couvre de ses plis amoureux ; ces parures d’or qui, de chaque côté, tombent en caressant à la fois ton col et ton visage, ont-elles un sort moins désirable ?

Mais plus heureux encore, dans ses contours voluptueux, est le ruban qui touche et qui presse ce beau sein sur lequel il s’enlace.

Ah ! si, dans la ceinture même qui se noue autour de ta taille, on croit voir le désir de ne s’en jamais détacher, que serait-ce des bras d’un amant ?


SONNET XVIII
Quando il principio…

Lorsque, par l’ordre du ciel, la mort ravit au monde celle pour qui j’ai tant soupiré, ceux qui l’avaient connue versèrent des larmes ; la nature, dont elle était le plus bel ouvrage, parut dans la consternation.

O destinée contraire à mon amour ! Espérance trompeuse ! O esprit pur, dégagé de tous liens ! où es-tu maintenant ? La terre recouvre ton beau corps, et le ciel a reçu ton essence divine.

En vain, la mort cruelle, inattendue, crut pouvoir éteindre avec toi jusqu’au renom de tes vertus : le fleuve d’oubli n’engloutira point ta mémoire.

Privé de toi, le monde possède encore mille écrits qui t’immortalisent, et ses regrets s’adoucissent en pensant que tu quittas cette terre pour aller habiter les cieux.


SONNET XIX
Arder solea dentro…

Ils sont rompus, ces liens qu’en apparence l’amour avait formés indestructibles. Un froid mortel a remplacé dans mon sein le feu qui m’embrasait, et mes joies se sont changées en douleurs.

Ce premier amour, qui apporta tant de soulagement à mes peines, oppresse maintenant mon cœur ; et, semblable au corps défaillant qu’un reste de vie abandonne, je demeure immobile et glacé.

Mort impitoyable ! que tes coups auraient de douceur pour de tendres amants, si, quand tu frappes l’un d’eux, l’autre aussi touchait à sa dernière heure !

Je ne traînerai point désormais ma triste vie dans les larmes, et, libre enfin des pensées dont ma douleur s’alimente, je ne ferai plus retentir l’air de mes soupirs.


SONNET XX
Qui intorno fit dove…

C’est ici que mon unique bien daigna soumettre à ses lois et mon cœur et ma vie ; ici que ses beaux yeux flattèrent mon espoir ; là que son accueil pour moi fut doux et favorable.

En cet endroit, sa main forma mes chaînes ; dans cet autre, elle les brisa. Ici, je fus dans l’ivresse, et là, dans la douleur. Enfin, c’est de ce rocher que j’ai vu, avec désespoir, s’éloigner celle qui me ravit à moi-même et qui m’a délaissé.

Souvent, je reviens m’asseoir dans ces lieux où mon cœur, pour la première fois, perdit sa liberté ; dans ces lieux que les chagrins, autant que les plaisirs que j’y éprouvai, m’ont rendu chers ;

J’y retrouve des souvenirs, tantôt tristes, tantôt riants, selon que tu te plais, Amour ! à me rappeler les rigueurs ou les bontés de l’objet qui m’enflamme,


SONNET XXI
Daî mondo scese…

Descendu de ce monde dans les abîmes ténébreux, le Dante parcourut l’un et l’autre Enfer et, de là, se livrant au sublime effort de la pensée, il s’éleva vivant jusqu’à Dieu même, dont il donna la vraie connaissance aux mortels.

Astre éclatant, ses rayons découvrirent à nos yeux, auparavant aveugles, les mystères de l’éternité. Le prix qu’il en obtint fut celui qu’un monde injuste et coupable ne donne que trop souvent aux hommes les plus grands.

On ne sut point apprécier le Dante, ni son sincère amour pour ce peuple ingrat qui n’est ennemi que des justes.

Toutefois, que ne suis-je né pour un semblable destin ! À l’état le plus heureux de ce monde, j’aurais préféré ses vertus et son cruel exil.


SONNET XXII
Quanto dirne si dee…

Jamais on ne dira de lui tout ce qu’il en faut dire. L’éclat de son génie fut trop vif pour les faibles yeux des mortels, et il est plus aisé de blâmer le peuple qui l’outragea que de s’élever au moindre éloge d’un tel poète.

Il descendit, pour notre enseignement, dans les royaumes du péché ; et, de là, s’élevant jusqu’à Dieu, les portes du ciel s’ouvrirent devant celui à qui la patrie avait fermé les siennes.

Peuple ingrat ! en faisant son malheur, tu fis le tien ; tu montras que c’est aux plus vertueux qu’est réservé le plus de maux.

Qu’une preuve suffise, entre mille. Jamais il n’y eut d’exil plus injuste que le sien, comme il ne fut jamais d’homme plus grand que lui sur la terre.


SONNET XXIII
Io fui, già son molt’ anni…

Amour ! tu m’as, il est vrai, mille fois vaincu et mortellement blessé dans ma jeunesse. Mais, aujourd’hui, sous mes cheveux blanchis, puis-je me laisser prendre encore à tes frivoles promesses ?

Hélas ! combien de fois as-tu tour à tour rallumé ou étouffé mes désirs ! Combien de fois m’as-tu vu, le sein baigné de larmes, trembler et pâlir sous tes coups !

Amour ! c’est à toi que je parle et c’est de toi que je me plains. Désabusé de tes flatteurs mensonges, je ne crains plus tes traits cruels ; tu les diriges en vain contre moi.

Que peut la scie ou le ver contre le bois réduit en cendres ? Et n’y a-t-il pas de la honte à poursuivre celui qui manque, à la fois, et d’haleine et de force ?


SONNET XXIV
Tornami al tempo…

Amour ! si tu veux que je brûle et souffre encore sous tes lois, rends-moi ce jeune âge où, libre de tout frein, je me livrais aveuglément à tes feux. Rends-moi cette angélique beauté dont la perte a privé la nature de tous ses charmes.

Rends-moi ce besoin inquiet de porter, çà et là, mes pas devenus si tardifs sous le poids des ans. Rends enfin à mes yeux leurs larmes, à mon sein le feu qui l’embrasait.

Mais s’il est vrai que tu vives de pleurs, de ces pleurs doux et amers que versent les mortels, qu’attends-tu désormais d’un vieillard défaillant ?

Il est temps que mon âme, prête à passer sur l’autre rive, soit accessible aux traits d’un autre amour et brûle d’un feu plus noble que le tien.


SONNET XXV
Io di te, falso amor…

Amour trompeur ! depuis longtemps, c’est toi qui remplis mon âme, toi qui nourris mon corps en quelque sorte ; car ton magique pouvoir nous soutient, même au bord du tombeau.

Las de ton joug, je m’élève sur les ailes de la pensée, vers un objet et plus noble et plus vrai : je demande à Dieu qu’il me pardonne des fautes dont le souvenir vivra gravé dans mille écrits.

Mon cœur, épris d’une beauté qui n’est point périssable, vient lui-même s’offrir sans défense aux traits de cet amour qui assure l’éternelle vie ;

Qu’il frappe ! ses coups me seront secourables. Je ne veux plus me nourrir que des espérances du ciel, en attendant que la tombe couvre ma froide dépouille.


SONNET XXVI
Cavico d’anni e di peccati pieno…

Chargé d’ans, plein de péchés et endurci dans le mal, me voilà, hélas ! près de l’une et de l’autre mort, sans que l’amour ait cessé d’empoisonner mon cœur.

Grand Dieu, si tu ne viens à mon aide, où trouverai-je, selon l’urgence, un guide assuré dans le cours de cette vie mensongère ? Où puiserai-je la force de changer de conduite, et de mœurs, et d’amour ?

Non, Seigneur ! ce n’est point assez d’avoir nourri dans mon âme cet immense désir de retourner au séjour où ta volonté la forma du néant ;

Il faut, de plus, avant que tu la dégages de ses liens mortels, il faut qu’un repentir sincère lui aplanisse la voie du ciel, et la rende plus certaine encore du bonheur qu’elle doit retrouver dans ton sein.


SONNET XXVII
Forse perche d’altrui…

Si mon âme, égarée par un guide infidèle, est déchue de sa dignité première, c’est pour m’apprendre peut-être qu’il faut, dans leurs erreurs, plaindre les hommes, au lieu de les blâmer.

Mais, Seigneur, où trouverai-je un appui, si tu me retires le tien ? Privé de ton amour tutélaire, je crains de succomber sous la révolte des sens.

Ah ! que le sacrifice de ta chair, que le mérite de ton sang et de ta fin douloureuse viennent effacer l’originelle tache !

C’est à toi seul que j’ai recours. Prends pitié de mon repentir, pardonne à mes iniquités, quand je suis si près de la mort et si loin de toi, ô mon Dieu !


SONNET XXVIII
Scarso d’una importuna…

Détaché du monde, libre enfin du poids importun et cruel qui m’accablait, je viens, Seigneur, comme un frêle esquif battu par la tempête, chercher le calme dans ton sein.

Ta couronne d’épines, tes mains par le fer mutilées, ta douce et divine face outragée, voilà, pour mon âme inquiète, le gage d’un repentir immense, l’espoir fondé de son salut.

N’arrête point, dans ta justice, ton divin regard sur mes crimes ; et que ma prière, entendue par ton oreille sainte, détourne loin de moi ton bras vengeur.

Lave dans ton sang mes souillures, proportionne enfin à mon âge la promptitude de tes secours et l’abondance de tes miséricordes.


SONNET XXIX
Mentre m’attrista e duol…

Quand le passé se retrace dans ma mémoire, quand le souvenir de tant de moments perdus sans retour vient frapper mon esprit, j’éprouve un sentiment mêlé de plaisir et d’amertume.

De plaisir, parce que, devançant les leçons du trépas, je vois enfin toute la vanité des jouissances du monde ; d’amertume, parce que je sens combien il est difficile d’obtenir, si près du tombeau, le pardon de tant de fautes.

Ah ! malgré tes saintes promesses, puis-je espérer, Seigneur, sans trop de témérité, qu’un repentir si tardif trouve encore grâce devant ton divin amour ?

Mais quoi ! ton sang versé pour nous ne nous apprend-il pas que, si ton martyre fut sans égal, ta clémence doit être sans bornes ?


SONNET XXX
Deh ! fammiti veder…

Daigne, Seigneur, te manifester partout à mes yeux, pour que mon âme, pénétrée de ta lumière divine, étouffe toute ardeur qui te serait étrangère et brûle éternellement dans ton amour.

Je crie vers toi, ô mon Dieu ! C’est toi seul que j’invoque contre mon aveugle et vaine passion. Régénère en mon cœur, par un vif repentir, mes sentiments, mes désirs et ma vertu mourante.

Tu abandonnas au temps mon âme immortelle et, captive sous sa fragile enveloppe, tu la livras au destin.

Hélas ! veille sur elle, et pour la fortifier et pour la soutenir. Sans toi, elle est privée de tout bien, et son salut dépend de ta seule puissance.


SONNET XXXI
Vivo al peccato…

Ma vie ne m’appartient plus : je suis mort à moi-même ; je vis pour le péché. J’erre au milieu de ses ténèbres épaisses, frappé d’aveuglement et privé de raison.

Sort cruel ! cette liberté qui faisait mon bonheur et ma joie, cette liberté est désormais asservie. Quel tourment ! O mon Dieu, quelle affliction pour moi, si tu ne me fais revivre en ta miséricorde.

Quand je rentre en moi-même ; quand j’examine ma vie écoulée au sein de l’erreur, j’accuse mon imprudente audace qui,

Abandonnant le frein à mes désirs insensés, m’éloigna du sentier si doux qui mène à ton amour. Seigneur, tends aujourd’hui vers moi une main secourable.


SONNET XXXII
Ben sarian dolci…

Que mes prières seraient douces, ô mon Dieu ! si elles étaient l’effet de ta grâce divine, Mon sein aride ne saurait porter aucun fruit de vertu naturelle.

Tu es le germe des œuvres justes et saintes ; elles ne fructifient que là où tu les as semées. Nul, par sa propre force, ne se contiendrait dans tes voies, si tu ne l’y guidais toi-même.

Inspire-moi, Seigneur, les pensées les plus salutaires pour marcher sur tes traces divines,

Et fais que ma voix, douée d’une vive et sublime éloquence, chante incessamment tes louanges, ta grandeur et ta gloire.


SONNET XXXIII
Non è più bassa o vil…

Est-il rien, sur la terre, de plus indigne et de plus vil que moi, si tu m’abandonnes, ô mon Dieu ? Ma voix faible et mourante implore le pardon de mes longues erreurs.

Lie-moi par cette chaîne sainte où se rattachent tous tes célestes dons : je veux dire la foi. Ce n’est plus que vers elle que se tournent mes vœux. Je fuis les délices des sens qui mènent à la perdition éternelle.

25. Michel-Ange. Musée du Louvres.
étude pour un christ mort
Cette divine faveur sera d’autant plus précieuse pour moi qu’elle est plus rare et que,

sans elle, on ne trouve ici-bas ni paix ni bonheur véritables.

Oui, la foi seule fait jaillir dans le cœur la source des pleurs amers du repentir ; et les portes du ciel ne s’ouvrent que par elle.


SONNET XXXIV
Se spesso avvien…

Souvent l’espoir qu’enfante le désir promet à mes jours passés quelques jours fortunés encore ; mais plus la vie offre d’appas, moins eiie aoit me sembler chère.

Pourquoi souhaiter, en effet, de plus longs jours et de nouveaux plaisirs, si toutes les joies de la terre nuisent d’autant plus à notre âme qu’elles sont plus durables et plus vives ?

Aussi lorsque ta grâce viendra renouveler en moi cette foi, cet amour, ce zèle ardent qui rend vainqueur du monde et remplit l’âme d’assurance ;

Lorsque tu me jugeras moins indigne de ta miséricorde, étends soudain sur moi ta main divine, o Seigneur, pour me ravir dans le ciel. Car les plus saintes résolutions ne durent point au cœur de l’homme.


SONNET XXXV
Giunto è già’l corso…

Porté sur un fragile esquif au milieu d’une mer orageuse, j’arrive, sur le soir de la vie, au port commun où tout homme vient rendre compte du bien et du mal qu’il a fait.

Je reconnais combien, dans son idolâtrie pour les arts, mon âme passionnée fut sujette à l’erreur ; car il n’y a qu’erreur dans les terrestres affections de l’homme.

Pensers d’amour, si doux et si frivoles, que deviendrez-vous maintenant que je m’approche de deux morts, l’une certaine et l’autre menaçante ?

Ni la peinture ni la sculpture ne me charmeront plus désormais. Mon âme s’est livrée tout entière à l’amour de Dieu qui ouvrit ses bras sur la croix, pour nous y recevoir [2].


SONNET XXXVI
Appena in terra…

Je les connus à peine, ces beaux yeux qui brillèrent tels que deux astres, au milieu de ce monde plein de ténèbres, et qui, fermés un moment par la mort, se sont rouverts dans le ciel pour y contempler la Divinité.

Ah ! quels regrets pour moi d’avoir connu trop tard une si rare beauté ! Mais ce n’est qu’aux indignes regards des mortels que l’odieux trépas l’a ravie ; à vous, elle vous est toujours présente par la pensée.

Toutefois, cher Louis [3], l’art ne pouvant imiter que ce qu’il voit, pour reproduire en marbre, d’une manière aussi vraie que durable, cette angélique beauté qui n’est plus, hélas ! que poussière,

Il faudrait, s’il est vrai que les amants soient identifiés, que, pour rendre ses traits, je copiasse les vôtres.


SONNET XXXVII
Per la via degl’ affanni…

J’espère, avec la grâce de Dieu, arriver au ciel, par le chemin des afflictions et des jeûnes. Mais ce qu’il ne m’est plus permis d’espérer, c’est de me rapprocher de vous, avant d’abandonner ma mortelle dépouille.

Cependant, malgré la mer orageuse et les terres qui nous séparent, mon amitié sait braver les frimas, surmonter les obstacles, et me transporter jusqu’à vous, sur les ailes de la pensée que rien n’enchaîne.

Plein de votre doux souvenir, je donne pourtant quelques larmes à mon cher et fidèle Urbin. Que ne vit-il encore ! Il serait avec moi.

Hélas ! c’est tout mon désir. Mais son trépas m’appelle ; il m’a ouvert le chemin et m’attend dans le ciel [4].


SONNET XXXVIII
Se con lo stil e coi colori avete…

Sous tes crayons et tes pinceaux, l’art sait égaler la nature. Que dis-je ? tu lui ravis presque la palme en embellissant ses ouvrages.

Mais quand ta docte main s’applique à un travail plus noble encore, à écrire, ton triomphe devient complet ; tu donnes l’immortalité à des hommes.

Que si jamais, dans aucun siècle, l’art put rivaliser avec la nature, tôt ou tard ce qu’il a produit doit périr, et la nature triompher ;

Mais toi, arrachant de l’oubli des souvenirs éteints, tu la forces avoir vivre autant qu’elle des noms qui iront, avec le tien, à l’immortalité [5].


  1. Le manuscrit des Poésies de Michel-Ange est aux Archives Vaticanes, avec celui de la Vie de Michel-Ange par Condivi. Ces deux textes ont été publiés, d’après ces deux manuscrits, par M. Saltini, en 1908, chez l’éditeur Barbera, de Florence. La traduction des pièces que nous reproduisons ici est extraite de l’édition très littéraire qu’en a donnée M. Varcollier, en 1856.
  2. À Georges Vasari, pour s’excuser de ne plus sculpter ni peindre.
  3. À Louis del Riccio, qui lui avait demandé le portrait d’une morte aimée.
  4. À Mgr Ludovic Beccadelli, archevêque de Bayeux, qu’il n’espère plus revoir en ce monde.
  5. À Georges Vasari, pour le féliciter de tenir la plume aussi habilement que le pinceau.