Mes prisons
Mes prisonsVanier (Messein)Œuvres complètes, tome IV (p. 391-396).


II

« Or ceci se passait… »


en 1870 au mois de décembre. J’étais garde national au 160e bataillon, secteur je ne sais plus quantième, vers Montrouge et Vanves. De plus, je remplissais depuis déjà longtemps les fonctions d’expéditionnaire à la Préfecture de la Seine, emploi qui m’eût exempté de tout service « militaire », n’eût été mon patriotisme (un peu patrouillotte, entre nous, cas, en ces temps de fièvre obsidionale, de plusieurs d’entre les Parisiens, d’ailleurs). Quelque amour de l’uniforme — de quel uniforme ! — et un peu de curiosité, aussi, me poussaient. Bref, le Rempart et le Bureau alternaient plus ou moins agréablement dans ma vie assez confortable d’alors (Quantum mutata !). Journée de bureau impliquait pour moi nuit de jeune ménage ; tour de rempart comportait du sommeil à la dure, — excellente condition pour ne pas s’aguerrir ès travaux de Mars. Aussi le premier feu jeté, bien savourée la joie de porter le képi de fantaisie et de manier le flingot à tabatière, le Bureau, tant honni aux jours pacifiques de cet « infâme » second Empire, me parut, en dépit de la sainte République tant, appêtée obtenue, et du danger couru par une patrie pour laquelle ma bonne volonté de « pantouflard » ne pouvait que vraiment trop peu, le Bureau finit par l’emporter dans mes préférences sur le Rempart, ses parties de bouchon dans la neige, son froid aux pieds, et cet ennui ! Et je négligeai quelque peu mon service et ses inconvénients pour mon emploi et ses compensations, conduite qui me valut bientôt la visite de mon caporal, un brave petit cordonnier de la rue Cardinal-Lemoine ; l’excellent garçon m’apportait un ordre de me rendre à la prison du secteur pour deux jours et deux nuits. J’accueillis le caporal très cordialement mais l’ordre mal, et refusai de suivre le premier. Le lendemain, celui-ci sonnait de nouveau chez moi, convoyeur encore de celui-là doublé. Résister n’était plus de mise, et, dûment emmitouflé d’un passe-montagne, de moufles, « couverte » en bandoulière, bidon plein, muni en outre d’une terrine de pâté de perdreaux (!) par ma femme (quantum, celle-là, aussi, mutata !), je m’acheminai, flanqué de mon supérieur, vers le poste, aujourd’hui démoli pour faire place aux bâtiments d’école de l’avenue d’Orléans, tout contre la chapelle Bréa, restée debout et servant de paroisse auxiliaire au quartier, — lieu de détention devenu depuis odieusement célèbre par le massacre par Serizier, en mai 1871, des Pères dominicains d’Arcueil.

Nous arrivâmes deux heures environ après notre assez matinal départ de chez moi, car nous nous étions arrêtés chez de vagues camarades de bataillon un peu marchands de vins, et entre autres stations, à l’entrepôt, tout voisin, des Vins, où d’autres camarades, employés là, nous régalèrent « aux frais de la Princesse » en me souhaitant bon courage pendant ma « captivité ».

Il y avait un greffe où quelques sous-officiers de l’armée citoyenne procédèrent à mon écrou, et une sorte d’immense hangar qui eût été une grange qui eût été l’atelier d’une tribu de peintres ou de sculpteurs en gros, prenant jour d’en haut par un vitrage démesuré mal joint, sommairement meublé de lits de camp tout autour d’un poêle entretenu du dehors et d’un « cabinet » dans un coin, où le Jules traditionnel sommeillait, utile et mal odorant.

J’entrai dans cette gigantesque salle de police où une trentaine, au bas mot, de prisonniers, képis et vareuses, causaient et chantaient, fumaient et jouaient, dominos, dames et échecs — ou les cartes ! en un mot menaient un train des moins maussades… pour eux-mêmes… Le poêle faisait rage, le vitrage aussi, et c’était une touffeur dans les bises, trop efficaces véhicules de bronchites prochaines et de rhumatismes à l’horizon, dont j’attrapai ma juste part rétributive aux temps voulus. La connaissance entre mes compagnons et moi fut vite faite, grâce à une humeur spécialement communicative et relativement toute ronde que j’ai. La grande majorité, disons la totalité de mes compagnons, se composait d’ouvriers affalés là pour menues fautes contre la discipline, du genre de la mienne (dans toute garde nationale bien entendue, la discipline, vous savez… et puis, c’est le cas de le dire… à rebours : « À la guerre comme à la guerre ! ». Le plus « attigé » d’entre ces braves s’appelait Chincholle, tout comme l’illustre reporter, déjà connu à cette lointaine époque, et même ce nom me frappa, — à preuve ! C’était un peintre en bâtiment, beau parleur, virtuose de la romance et de la scie, le boute-en-train du lieu. Son cas, un mois, provenait précisément de ce tour d’esprit, et quelque intempérance de langue vis-à-vis de quelque observation lui avait attiré ces foudres, dont il ne paraissait d’ailleurs pas plus affecté que cela. Ô le plaisant garçon, plein, aussi plein, de jugeotte ; et qui s’emballait mal sur l’article « sortie torrentielle », et manifestant peu d’enthousiasme pour « le Truc » au pouvoir. Et quel débrouillard ! Du dehors, par la complicité achetée, grâce à ses ruses et à sa faconde (en parisien, jactance), des factionnaires successifs, c’était, chez nous, à travers l’espace occupé au passage du tuyau du poêle à sa naissance, des arrivages de gouttes et d’apéritifs de tout acabit, activement expédiés, croyez-le. Le soir venu, chacun, enveloppé de sa couverte, s’étendait sur la planche, et des histoires, cric-crac ! des contes où les femmes et le clergé tenaient le rôle prépondérant, défilaient en longs récits parfois amusants, permettant au sommeil de ne pas venir trop tôt. De temps en temps un obus venu de Châtillon ou d’ailleurs sifflait au-dessus du vitrage, aboyait, hennissait, et s’allait épater plus loin, « dans le tas ». J’avouerai ici à ma honte que je profitai de l’ombre et du repos des deux nuits passées dans ces fers et sur cette paille, pour manger, que dis-je ? déguster, savourer le bienheureux pâté de perdreaux, en cachette, en suisse. Tiens, eux, les autres à ma place !…

On parlait parfois politique, et c’est une chose qui me frappa d’autant plus qu’à cette période de mon existence si contradictoire, apparemment au moins, j’étais d’une nuance révolutionnaire des plus foncées, hébertiste, babouviste, que sais-je ? — que l’extrême modération légèrement sceptique et blagueuse, aussi bien, de tous ces dignes travailleurs dont la plupart, je le crains, durent, cinq mois plus tard, expier le coup de soleil de la Commune, exaspérant leur bon sens initial en une insurrection juste, après tout, en principe.

Dans ces conditions, acceptables en somme, mes quarante-huit heures se passèrent vite, et ce fut sans peine, mais en toute sympathie, que je me séparai du citoyen Chincholle, sorte de Doyen de la Maréchaussée (rappelez-vous Dickens et la Petite Dorrit) et de ses en quelque sorte subordonnés, qui m’escortèrent jusqu’à la porte, selon l’usage, d’un vigoureux et retentissant :

Tu t’en vas et tu nous quittes.
Tu nous quittes et tu t’en vas !

Au retour dans mes pénates, on m’accueillit, comme de juste, gentiment, sans oublier de demander comment j’avais trouvé le pâté de perdreaux. À quoi ayant, moi, répondu : « Délicieux ! comme c’est gentil d’avoir… », il me fut répliqué :

— « J’avais, en effet, toujours entendu dire que le rat était une viande des plus friandes. »