Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 10-14).

III


Ingratitude – Complot de désertion – Ressources de Bertaud – Sacrifices – Mon professorat – Assassinat – Guérison de Bertaud


Pendant près d’une semaine je comptai avec Bertaud les heures, les minutes, les secondes. Chaque journée qui s’écoulait nous apportait une joie extrême et redoublait nos espérances.

— Ma foi ! me dit le Breton, je commence à croire que le camarade Thomas a eu raison, n’est-ce pas ?

— Dame ! tout nous le donne à supposer.

— Tu trouves ! Une idée ! Pourquoi ne l’imiterions-nous pas ? Qui donc nous empêche de suivre son exemple ?

— Mais le fait est, Bertaud, que tu as raison. Nous recauserons de cela.

— Eh bien ! c’est dit, nous en recauserons, et le plus tôt possible.

Hélas ! deux jours plus tard, lorsque le petit bâtiment chargé de nous apporter nos provisions d’eau se présenta, je remarquai, avec la plus vive surprise, qu’avant de nous faire rembarquer les barriques vides les Anglais les examinaient une à une avec la plus grande attention.

— Que penses-tu de cela, camarade ? demandai-je à Bertaud.

— Je pense, cher ami, que la mèche est éventée et la farce connue. Faut croire que le capitaine, dans la joie de la liberté et du triomphe, aura bavardé, et que les espions que ces canailles d’Anglais ont en France auront eu vent de la chose et les auront avertis…

— Et nous ! que faut-il faire ?

— Attendons encore un peu ! Peut-être que le capitaine nous fera bientôt échanger, comme il nous l’a promis !

— Attendons, puisque tu le veux ; mais je t’avertis que, si d’ici à un mois je ne reçois aucune nouvelle, je reprends alors mes projets d’évasion !…

— Tiens, cette bêtise ! Est-ce que l’on peut penser à autre chose à bord d’un ponton ? Voilà, quant à moi, deux ans que j’y songe.

— Je ne conçois pas qu’avec une obstination pareille tu n’aies pas encore reussi.

— Et les traîtres, mon pauvre Garneray ! Tu ne sais donc pas que sur trente tentatives d’évasion il y en a au moins toujours vingt-neuf de dénoncées !… Il est probable qu’avant de pouvoir ficher notre camp nous ferons plus d’un jour de cachot. Tu verras, tu verras !

Deux mois s’écoulèrent, et nous n’entendîmes plus parler une seule fois de M. Thomas.

— Je ne conçois rien à ce silence, dis-je un jour à Bertaud. Le capitaine n’aurait-il point donc réussi, comme nous nous l’imaginons, à gagner la côte de France ?

— Possible, en effet, qu’il se tienne caché encore en Angleterre, me répondit Bertaud ; mais cela m’étonnerait. C’est un gaillard, tu as dû le voir par toi-même, qui ne manque ni de crânerie ni d’invention ; il est joliment malin, va ! Or, quand un homme comme lui est hors d’un ponton, on peut bien se dire qu’il aura su passer en France. Non, s’il ne nous donne plus signe de vie, c’est qu’il nous a tout bonnement oubliés.

— Oh ! ce serait une horrible ingratitude, Bertaud !

— Pourquoi donc ? Tiens, est-ce que tu crois, toi, par exemple, qu’un capitaine à terre n’a autre chose à faire qu’à s’occuper de deux pauvres diables de matelots comme nous, qu’il a connus en passant et par hasard à bord d’un ponton ? Ah ben oui ; avec ça que c’est rare les matelots… Notre capitaine s’occupe en ce moment sans doute de solliciter le commandement d’un navire ; s’il l’a même obtenu, c’est encore pis : alors il est accablé de besogne…

Bertaud, avec son gros bon sens, ne se trompait pas. Le capitaine avait heureusement regagné la France, et il nous avait oubliés. Je l’ai revu vingt ans plus tard : il était alors un personnage. Mon nom, lorsque je lui fus présenté en ma qualité de peintre de marines, n’éveilla pas un moment dans son esprit le souvenir du malheureux et obscur matelot à qui il avait serré la main jadis sur un ponton. Seulement, lorsque je lui eus raconté dans tous ses détails son évasion du Protée :

— Qui a pu vous instruire ainsi, monsieur ? me demandat-il.

— Monsieur, lui répondis-je, ce fut moi et un pauvre matelot breton, nommé Bertaud, mort bien malheureusement, hélas ! depuis, qui eûmes l’honneur, car nous étions vos deux seuls confidents, de hisser et de déposer sur la barque anglaise la barrique dans laquelle vous vous teniez caché.

L’ancien monsieur Thomas, à cette réponse, me regarda fixement, puis me tendant la main :

— J’ai été ingrat, me dit-il en rougissant ; me le pardonnez-vous ? Eh bien, pour me prouver que vous ne me gardez pas rancune, laissez là votre monsieur et traitez-moi d’ami.

Quinze jours après cette conversation, qui se prolongea pendant plus d’une heure, le vieux marin, père de Bertaud, presque aveugle et dans la misère, recevait une pension qui le mettait à même de vivre heureux et tranquille le reste de ses jours.

M. Thomas manquait de mémoire, mais il suffisait qu’on lui rappelât ses dettes pour qu’il sût les payer.

Je reviens à présent à mon récit des pontons.

Ayant enfin, après deux mois d’attente, perdu tout espoir de recevoir des nouvelles de M. Thomas, nous reprîmes, Bertaud et moi, notre idée d’évasion, et nous ne tardâmes pas à la traduire en action.

Après avoir examiné le ponton dans toutes ses parties, avec une attention minutieuse, nous choisîmes définitivement la place que nous comptions attaquer. C’était dans un endroit obscur, sous le faux pont, à fleur d’eau et presque sous les pieds des sentinelles qui montaient continuellement la garde dans la galerie extérieure qui entourait le Protée, que nous nous décidâmes à creuser notre trou.

Avant tout, nous dûmes forger les outils nécessaires à l’accomplissement de notre projet, ce qui ne laissa pas que de nous donner beaucoup de mal ; grâce à notre obstination, nous réussîmes cependant à faire avec deux grandes lames de couteau très plates deux scies assez fines et assez solides qui, avec un ciseau, des gouges, des vrilles et un maillet, complétèrent les moyens d’attaque dont nous avions besoin.

Aussitôt que nous fûmes possesseurs de ces ustensiles, nous nous mîmes sans plus tarder à la besogne ; nous commençâmes d’abord par lever une grande pièce de bois, taillée en carré et coupée dans le vrégage de façon qu’il nous fût possible de la remettre en place après notre journée, et de cacher ainsi à l’œil vigilant des Anglais les traces de nos travaux.

La muraille du ponton avait à peu près deux pieds d’épaisseur ; nous calculâmes qu’il nous faudrait environ trois semaines pour la percer.

Depuis le lever du soleil jusqu’au soir, nous travaillions sans relâche et sans interruption. Un usage établi à bord du ponton nous donnait une grande sécurité. Afin de prévenir toute surprise de la part de nos geôliers, quand un soldat, sentinelle ou non, descendait dans la batterie, il n’avait pas plutôt mis le pied dans l’escalier que le premier prisonnier qui l’apercevait était tenu de crier le mot Navire ! Ce mot répété aussitôt de bouche en bouche arrivait promptement jusqu’aux dernières limites de la batterie, et chacun s’empressait de prendre des précautions.

Ceux qui s’occupaient d’ouvrages défendus, comme de tresser des chapeaux de paille, par exemple, car les Anglais prohibaient tous les travaux qui eussent pu faire concurrence aux produits de leurs manufactures, cachaient les pièces accusatrices qu’ils avaient entre les mains ; ceux qui, comme Bertaud et comme moi, perçaient les murs du ponton, se hâtaient de remettre en place la pièce de bois carrée dont j’ai déjà parlé, et tout était dit.

Il y avait environ huit jours que nous avions commencé notre grande entreprise lorsque l’argent vint à nous manquer. Depuis deux mois que nous vivions, mon complice et moi, sur mes deux louis, il nous avait encore fallu être bien ménagers de notre faible trésor, et nous refuser bien des petites jouissances pour le faire durer aussi longtemps.

— Vois-tu, Louis, me dit le Breton lorsqu’il vit mon dernier sou sortir de ma bourse, nous avons été trop prodigues, nous avons manqué de force de caractère et de prévoyance. Nous voilà à sec, et cependant il nous faut à toute force de l’argent pour notre évasion…

— En quoi en avez-vous donc besoin ?

— Pour mille choses. D’abord pour acheter la toile avec laquelle nous construirons nos sacs d’évasion.

— Bon ! À peine trente à quarante sous…

— Eh bien ! ne croirait-on pas à t’entendre que trente à quarante sous se trouvent si aisément ici… Ensuite je te dirai que cette somme nous serait insuffisante… D’abord ce n’est pas tout, quand on s’évade, que d’atteindre la rive ; il faut, une fois à terre, se procurer un costume d’abord, car nos livrées jaunes avec leur grand T et leur 0 qui n’en finit pas, se voient de trop loin et nous feraient empoigner par le premier English qui nous apercevrait, ensuite il faut vivre…

— À combien estimes-tu la somme dont nous aurions besoin ?

— À une trentaine de francs !… Tiens, j’ai une idée ! Sais-tu écrire, Louis ?

— Oui, certainement ; pourquoi cette question ?

— Mais écrire de façon que l’on puisse te lire et comprendre ce que ça veut dire ? continue Bertaud.

— Rassure-toi ; j’ai une main passable.

— Ah bon ! voilà mon affaire. Ne t’inquiète plus par rapport à l’argent, je m’en charge… Laissons là notre besogne pour aujourd’hui, et viens avec nous. Après avoir replacé avec soin la pièce de bois protectrice qui dissimulait nos travaux, je me mis à suivre Bertaud, dont la démarche assurée et gaie trahissait le contentement de lui-même qu’il éprouvait.

— Assieds-toi là, me dit-il lorsque nous fûmes arrivés devant le banc placé à côté d’une table, prends là une grande feuille de papier et écris, de ta plus belle main, ce que je vais te dicter.

— Je ne demanderais pas mieux que de faire selon tes désirs, mon cher ami, lui répondis-je ; seulement il se présente un petit obstacle, c’est que je ne possède pas la moindre feuille de papier.

— Ah ! saprebleu ! s’écria Bertaud en se frappant le front d’un violent coup de poing, je n’avais pas songé à cela, moi !… Il faudrait acheter une feuille de papier, et du grand encore, car il s’agit d’une affiche…

— Tu sais aussi bien que moi que nous sommes sans le sou.

— Je crois bien que je le sais !… Sapristi ! que c’est compromettant ! Il me faut cependant mon affiche. Dis-moi, combien crois-tu que nous coûterait une grande feuille de papier ?

— Dam’ cher ami, je l’ignore…

— Eh bien ! va-t’en le demander à ceux qui en possèdent.

— Je ne comprends rien à tous tes mystères ; n’importe, je vais m’acquitter de ta commission.

Cinq ou six prisonniers qui s’occupaient un peu de dessin et de mathématiques, que j’interrogeai, me répondirent tous que, comme leur papier leur était très utile et qu’ils avaient beaucoup de mal à se le procurer, ils voulaient en tirer un bon prix. Le moins exigeant de tous me demanda dix sous pour une feuille à dessin qui avait déjà servi d’un côté.

— Eh bien ! me demanda Bertaud d’aussi loin qu’il m’aperçut, combien ?

— Dix sous, lui répondis-je, et comptant !

— C’est cher, mais enfin, comme c’est indispensable, on se fendra…

Le soir à dîner je fus fort étonné de voir venir un prisonnier qui réclama ma portion de viande.

— Ah ! c’est vrai ! j’ai oublié de t’avertir, me dit Bertaud, qui faisait partie de ma table, ou, pour parler le langage des pontons, de mon plat, que j’ai vendu à raison de quatre sous par repas, et pendant trois jours, nos rations de viande…

— Es-tu fou ? Vendre notre viande ! Avec cela que notre soupe est succulente !

— Bah ! à quoi bon crier ? Dans trois jours, et pendant trois jours nous en serons quittes pour nous serrer un peu, nous aurons douze sous !… c’est-à-dire de quoi acheter la feuille de papier dont j’ai absolument besoin, plus l’encre et la plume que nous avions oubliées…

— Allons, je me soumets ; mais je consens à être fusillé sur-le-champ si je comprends un mot à ta conduite.

Cette privation de nourriture que Bertaud m’imposait si cavalièrement, de son plein gré, et sans daigner entrer dans aucune explication, me fut pénible : ce ne fut pas sans un certain plaisir que je vis s’écouler mon troisième jour d’abstinence forcée.

Quant à Bertaud, à peine eut-il ses douze sous complets qu’il s’empressa de me les remettre, en me pressant d’aller acheter la feuille de papier dont la possession semblait lui tenir tant au cœur.

— À présent, me dit-il lorsque je revins avec mon acquisition, taille-moi ta plume dans le dernier genre, et écris.

Bertaud se recueillit alors pendant quelques secondes, puis bientôt il reprit en me dictant ce qui suit :

« Défi aux Anglais ! Vive la Bretagne de France ! Le nommé Bertaud, natif de Saint-Brieuc, vexé d’entendre les Anglais se vanter d’être les premiers boxeurs de la terre, ce qui est une menterie, s’engage à combattre deux d’entre eux, à la fois et en même temps, à toutes sortes de coups de poing seulement, et sans faire usage de ses jambes.

» Le susdit Bertaud, natif de Saint-Brieuc, consent en outre, pour mieux montrer combien il se fiche de ces blagueurs, à recevoir de ses deux adversaires dix coups de poing avant le combat, lesquels coups de poing seront donnés au susdit Bertaud aux endroits où il plaira à ses adversaires de les lui administrer : Bertaud rossera ensuite les deux Anglais en question.

» Bertaud exige qu’aussitôt qu’il aura reçu les dix coups de poing, et avant de commencer la lutte, on lui remette, quelle que soit l’issue de la chose, deux livres sterling pour le dédommager des dents qu’on lui aura cassées.

» Fait à bord du ponton le Protée, où le susdit Bertaud s’embête à mort ! »

— Eh bien ! me dit le matelot d’un air triomphant après que j’eus achevé de calligraphier cette singulière annonce – que j’ai eue pendant longtemps encore après ma sortie des pontons en ma possession –, que penses-tu de mon idée ?

— Je pense, lui répondis-je en haussant les épaules, que ce n’était pas la peine de me faire subir trois jours de diète pour acheter cette feuille de papier !… Tu es fou, ma parole d’honneur !

— Comment cela, fou ? répéta Bertaud ne comprenant rien à ma mauvaise humeur.

— Eh ! certes ! veux-tu me faire croire que tu lutteras en même temps avec avantage contre deux boxeurs anglais ?

— Ah bien 1 tu es jeune encore, toi, s’écria le Breton en riant aux éclats, quoi ! tu ne comprends pas la frime ?

— Je comprends que les dix coups de poing que tu consens à recevoir d’avance suffiront et au-delà pour t’assommer et t’envoyer à l’hôpital, et c’est ça que tu appelles une frime !…

— Mais oui, c’est cela ! Pardieu, je sais aussi bien que toi comment les Anglais vous envoient un coup de poing… Au premier que je recevrai je verrai trente-six chandelles, et au cinquième j’aurai déjà perdu au moins deux dents…

— Une jolie perspective ! Et au dixième et dernier…

— Je serai étendu tout de mon long, sans connaissance, sur le pont…

— Ah ! tu en conviens ! Alors, où est donc ta belle malice ?…

— Ma malice, camarade, faut croire pourtant qu’elle n’est pas si cousue de fil blanc, puisque tu ne l’as pas encore devinée !… Ma malice, c’est qu’assommé ou non, je commencerai par palper deux livres sterling, c’est-à-dire la somme dont nous avons besoin pour notre évasion ! La voilà, la malice !

Ce dévouement si simplement exprimé me toucha plus que je ne saurais le dire ; je sentis des larmes me venir aux yeux, et je ne pus, tant j’étais ému, que serrer fortement la main du Breton.

— Tu comprends et tu m’approuves maintenant, me dit celui-ci, qui ne s’aperçut seulement pas de mon émotion tant ce qu’il faisait lui semblait une chose naturelle, allons placarder notre affiche sur le pont.

— Non, Bertaud, je ne consentirai jamais à te laisser accomplir un tel suicide ! m’écriai-je avec chaleur.

— Parole d’honneur, tu es trop bête ! Où diable vois-tu donc un suicide ? Quinze jours d’hôpital et tout sera dit ; nous nous évaderons après.

On sait que l’opiniâtreté bretonne est proverbiale : Bertaud me confirma cette vérité ; car malgré mes prières, malgré mes remontrances et ma colère, une demi-heure plus tard la fameuse affiche, attachée au pied du grand mât, attirait tous les regards.

L’effet qu’elle produisit fut immense : on ne parla bientôt plus d’autre chose sur le ponton.

— Je suis bien sûr qu’avant demain mon défi sera connu de tout Portsmouth et de tout Gosport, me dit Bertaud. Les Anglais aiment beaucoup ces sortes de machines : je suis sans inquiétude ; les amateurs ne manqueront pas.

J’étais occupé à faire une partie d’échecs, car nous avions renoncé pour le moment à continuer de creuser notre trou, à peu près terminé, lorsque j’entendis un soldat anglais s’informer auprès des prisonniers du nom de la personne qui avait écrit l’affiche.

Pensant, ce qui était fort présumable, que le capitaine du Protée voulait sévir contre le coupable, je m’empressai de me présenter au lieu et à la place de Bertaud. On me conduisit aussitôt chez le lieutenant commandant du ponton.

Le lieutenant, que l’on appelait ordinairement commander, me regarda pendant quelques secondes sans prononcer une parole.

— C’est vous, me dit-il, qui avez écrit l’affiche ?

— Oui, capitaine, c’est moi.

— Est-ce vous qui vous nommez Bertaud ?

À cette question, j’hésitai. Toutefois, réfléchissant que mon mensonge serait bientôt découvert, je pris le parti de répondre que non.

— Alors ce n’est pas vous qui voulez boxer deux Anglais ?

— Hélas ! capitaine, je ne demanderais pas mieux ; mais je ne suis pas assez fort pour me permettre ce plaisir.

— Et ce Bertaud, lui, est-il donc bien fort ?

À cette question, il me vint une idée qui, je l’espérais, devait empêcher le sacrifice de Bertaud de s’accomplir.

— S’il est fort, commander ! m’écriai-je avec un air d’admiration et de surprise admirablement joué. N’en avez-vous donc jamais entendu parler ? Il est cependant connu de toute la flotte française.

Indeed ! Et il sait boxer, ce Bertaud ?

— Ah ! quant à cela, je dois vous avouer que non, capitaine. Seulement, comme rien n’est plus facile pour lui que de tuer un homme d’un seul coup de poing, il ne s’inquiète pas de ce détail ! Je l’ai vu de mes propres yeux, à Bourbon, aplatir la tête d’un nègre comme eût pu le faire une bombe.

— En vérité !…

L’Anglais réfléchit un moment, puis se tournant de nouveau vers moi :

— Et c’est vous qui avez écrit l’affiche ? reprit-il en changeant de conversation.

— Oui, capitaine ; Bertaud est mon ami. Et puis, comment refuser à un pareil homme ce qu’il exige ? je n’ai pas un crâne casematé.

— Vous avez une fort belle écriture, reprit le capitaine. Voulez-vous donner des leçons à ma fille, jeune enfant de dix ans ? je vous payerai un shilling par cachet.

J’avoue que cette proposition à laquelle j’étais loin de m’attendre me causa autant de plaisir que d’étonnement. Il est inutile d’ajouter que je m’empressai de l’accepter.

— Eh bien ! voilà qui est convenu, reprit le capitaine, vous commencerez demain. Ah ! ce Bertaud tue ainsi les hommes d’un coup de poing, c’est bon à savoir. Vous pouvez vous en aller.

Bertaud, à qui je m’empressai d’aller rapporter, du moins en ce qui me concernait, l’entrevue que je venais d’avoir avec le capitaine du ponton, se montra ravi.

— Tu vois, me dit-il en frottant joyeusement ses mains l’une contre l’autre, que mon idée d’affiche n’était pas si mauvaise, et que nous n’avons pas si mal placé nos douze sous. Que l’on m’assomme à présent, et nous nous trouverons au-dessus de nos affaires.

Le lendemain, le commandant du Protée, fidèle à sa promesse, m’envoya chercher, et je donnai à sa jeune fille la première leçon d’écriture. J’eus soin d’adoucir ma voix autant que possible et de me montrer aimable et complaisant avec l’enfant. Mes efforts pour lui plaire ne furent pas perdus, car elle ne tarda pas à me prendre en amitié. Me contentant de la misérable et insuffisante ration que l’on nous donnait, je mis de côté, pendant près de six semaines, sans en distraire un seul shilling, tout l’argent que je reçus.

Je ne puis dire la joie que j’éprouvais à voir ainsi s’augmenter sans cesse notre petit trésor ; vingt fois par jour je comptais et recomptais avec amour cet argent qui, pour moi, représentait la liberté.

Bertaud, quoiqu’il partageât mon ivresse, n’était cependant pas aussi heureux que moi ; un nuage assombrissait son bonheur. Pas un seul boxeur ne s’était présenté, et il attendait toujours ses assommeurs.

Enfin, lorsque nous nous trouvâmes à la tête d’un capital de quarante-cinq shillings, nous nous décidâmes à tenter le grand coup. Nous fixâmes notre évasion, nous étions alors un lundi, au samedi suivant.

Ces cinq jours nous suffirent amplement pour terminer nos derniers préparatifs : ils nous permirent de confectionner deux espèces de sacs, en grosse toile goudronnée et suiffée en dehors, afin qu’elle pût garantir nos vêtements et nos provisions de bouche des atteintes de l’eau, et enfin de terminer notre trou. Nous ne laissâmes guère qu’une épaisseur de bois d’une ligne au plus, afin d’empêcher que l’on pût apercevoir nos travaux à l’extérieur, ce qui naturellement nous eût trahis ; cinq minutes suffisaient au reste pour détruire cet obstacle.

Ah ! quelle émotion mêlée d’ivresse ne ressentis-je pas lorsque arriva enfin le samedi ! Je ne pouvais tenir en place ; une joie immense, mêlée il est vrai d’un peu d’inquiétude, me débordait.

Ce fut alors que je m’applaudis de n’avoir mis que le plus petit nombre de prisonniers possible dans le secret de notre évasion. Au reste, pour être juste envers qui de droit, je dois déclarer que ma discrétion, dans cette circonstance, était le fruit des conseils de Bertaud.

La nuit venue, une nuit calme et chaude, car nous étions alors en juillet, nous nous dépouillâmes, mon ami et moi, de tous nos vêtements ; puis, après les avoir enveloppés soigneusement et promptement dans nos sacs bien suiffés, nous nous dirigeâmes, en rampant comme des serpents, le long du faux pont, vers notre trou, qu’il nous restait encore à ouvrir. Ce fut l’affaire de cinq minutes.

— Veux-tu que je passe le premier ? murmura Bertaud à mon oreille.

— Non, lui répondis-je, le danger est plus grand…

— Tant pis pour toi, me répondit-il sur le même ton. Mais l’idée vient de moi, je suis ton ancien sur le Protée… et au revoir !

Le Breton allait se laisser glisser, lorsque prenant ma main dans l’obscurité et la serrant dans les siennes :

— On ne sait pas ce qui peut arriver, me dit-il, embrassons-nous toujours. À présent, à l’œuvre !

Bertaud, en achevant de prononcer ces mots, plongea intrépidement par les pieds à travers le trou. J’étais tellement ému, que mon cœur battait à se rompre. J’allais suivre le brave Breton, lorsqu’un Qui vive ? sonore, presque aussitôt suivi d’un coup de fusil, retentit venant de la galerie.

Je retins mon élan et me jetant à plat ventre par terre j’avançai ma tête avec précaution à travers le trou pour tâcher de voir si Bertaud avait été atteint ; je me sentais mourir.

La balle du factionnaire anglais, dirigée avec trop de précipitation, avait seulement effleuré mon pauvre ami ; mais, hélas ! l’infortuné ne s’en trouvait pas moins pour cela dans la plus épouvantable position que l’on puisse imaginer.

Retenu par la corde qui attachait son sac autour de son corps, à un clou qui faisait saillie au-dehors du ponton, et dont il ignorait l’existence, il ne pouvait ni atteindre la rivière ni regagner le trou.

Rien n’empêchait donc les soldats anglais, qui accoururent au bruit de la détonation du fusil de la sentinelle, de s’emparer de Bertaud, incapable dans sa position d’opérer la moindre résistance ; je ne m’attendais même qu’à ce seul dénouement, lorsque, abominable assassinat dont le souvenir me poursuit encore, retentirent plusieurs coups sourds et mats frappés presque en même temps. Ces coups furent immédiatement suivis d’un cri de douleur et de rage, puis j’entendis comme la chute d’un corps pesant dans l’eau, et tout rentra dans le silence.

Je ne puis dire ce qui se passa alors en moi : je crus un moment que j’allais devenir fou ! La fureur et le désespoir que je ressentais étaient si grands, l’indignation qui m’animait si profonde, que j’hésitai pendant quelques secondes si je n’irais pas, dessein véritablement insensé, au secours du malheureux Bertaud. Je suis persuadé que si ce projet m’eût offert une seule chance possible de succès, quelque minime qu’eût été cette chance, je l’eusse accompli sans hésiter.

Immédiatement après le coup de fusil tiré par la sentinelle, la rivière s’illumina comme par enchantement ; je ne tardai pas à distinguer plusieurs embarcations que les autres pontons dirigeaient vers le nôtre : un grand mouvement se fit en même temps sur le pont du Protée.

L’intérêt de la conservation parlant enfin en moi plus haut que l’indignation et la douleur, je m’empressai, car les secondes valaient alors des heures, de regagner avec précipitation mon hamac. Seulement, pensant avec raison qu’une visite des Anglais et des perquisitions minutieuses ne tarderaient pas à avoir lieu dans la batterie, je m’empressai de serrer soigneusement le sac dont je m’étais muni pour mon évasion. Toutefois, j’eus assez de présence d’esprit pour en retirer auparavant et mes effets et l’argent qu’il contenait.

À peine venais-je de me glisser sans bruit dans mon hamac que ma prévision se réalisa. De nombreux soldats, le fusil armé et la baïonnette au bout, envahirent notre batterie. Ils nous réveillèrent à coups de crosse et à coups de poing et nous firent monter sur le pont, afin de pouvoir nous compter.

Cette opération terminée – qui ne dura pas moins de deux heures car les Anglais, de peur d’erreur ou de méprise, la contrôlèrent plusieurs fois –, l’on nous permit enfin de regagner nos hamacs et de reprendre notre sommeil si brusquement interrompu : je dois ajouter que peu d’entre nous profitèrent de cette permission. Ce ne fut jusqu’au lendemain matin qu’un feu roulant de questions et d’hypothèses ; quant à moi, je me gardai bien d’avouer sur le moment que j’étais l’un des deux auteurs de la tentative d’évasion qui venait d’échouer, et à laquelle mes compagnons de captivité devaient d’avoir été réveillés d’une façon si désagréable et si brutale.

Quelle triste nuit je passai ! La pensée de cette liberté si ardemment désirée, un instant entrevue et qui m’était échappée juste au moment où j’allais l’atteindre, n’était pas, le lecteur me croira sans peine, mon plus grand motif de désespoir. La liberté, je pouvais encore la conquérir ; mais Bertaud, mon généreux et infortuné complice, était-il en mon pouvoir de le sauver ? Hélas ! non.

Le cri qu’il avait poussé, les coups de sabre, de crosse de fusil et de baïonnette qu’il avait reçus, le bruit de la chute de son corps dans la rivière, retentissaient encore douloureusement dans mon cœur, et je dus appeler toute ma force de volonté à mon aide pour ne pas éclater en sanglots.

Avec quelle impatience, afin de pouvoir m’informer de son sort, j’attendis l’heure à laquelle on nous permettrait de monter sur le pont ! Mais, hélas ! le doute m’était-il encore possible ?

Je fus, je crois, lorsque six heures sonnèrent, le premier prisonnier qui s’élança en dehors de la batterie. Mon impatience et mon anxiété étaient si grandes qu’oubliant toute prudence je m’empressai de questionner le premier matelot anglais qui se présenta à ma vue.

— Savez-vous si l’on a repêché le cadavre du malheureux qui a tenté de s’évader la nuit dernière ? lui demandai-je.

Rascal ! que vous importe ? me répondit le matelot d’un ton bourru. Je voudrais, quant à moi, voir tous les Français au fond de la mer !

Nous étions tellement habitués aux insultes, que ce mot de rascal, qui n’a pas d’équivalent dans la langue française, et que les Anglais considèrent comme la plus forte injure qu’ils puissent vous adresser, ne me toucha pas ; et puis, pour avoir des nouvelles de Bertaud, j’eusse volontiers subi toutes les humiliations imaginables.

— Oui, je conçois très bien votre désir, répondis-je avec humilité au brutal matelot ; mais je vous en prie, répondez-moi : savez-vous ce qu’est devenu le prisonnier ?

— Oui, je le sais ; mais je ne vous le dirai pas !

— Vous le savez, m’écriai-je en joignant mes mains d’un air suppliant. Oh ! parlez, alors, je vous en conjure ! Tout ce que je possède vous appartient.

— Possédez-vous un shilling ? dit l’Anglais en m’interrompant.

— Certainement, plusieurs, même…

— Eh bien, alors, donnez-moi un shilling, et je répondrai à votre question !

Je m’empressai de retirer de ma poche la pièce d’argent qu’exigeait le matelot : car, dans la crainte d’être volé, je portais toujours mon petit trésor sur moi, et je la lui remis sans hésiter.

— Voici, lui dis-je ; à présent, parlez ! Cet homme est mort, n’est-ce pas ?

— Malheureusement non, me répondit-il d’un ton rogue. Toutefois, j’espère bien qu’il n’en réchappera pas.

— Ah ! il n’est pas mort ? répétai-je en sentant une joie immense me monter au cœur.

By God ! quand je dis non, c’est non… Ce chien de Français a reçu trois coups seulement de baïonnette, un dans le côté, et deux dans les cuisses… Par bonheur qu’un coup de sabre lui a aussi presque fendu la tête… Cependant le chien respire encore.

— Merci, mon Dieu ! m’écriai-je ; tout espoir n’est pas encore perdu. Mon ami, continuai-je en m’adressant au matelot, puis-je compter sur votre bon cœur pour avoir chaque jour des nouvelles de mon ami ?

— Je ne suis pas votre ami, me répondit-il d’un air indigné, et je ne me pique pas de générosité envers des chiens de Français. Cependant si chaque jour vous vouliez me remettre un shilling, je vous donnerais tous les matins des nouvelles du rascal.

— Oh ! j’accepte avec joie ce marché.

— Alors, c’est chose convenue. À présent allez-vous-en au diable, car si l’on me surprenait causant avec vous, l’on me punirait.

Assuré que Bertaud vivait encore, je recouvrai un peu de tranquillité d’esprit et je supportai mieux la longueur de la journée que je ne m’y serais attendu.

Le lendemain matin, dès les six heures, je m’empressai de monter sur le pont : le matelot, fidèle à son rendez-vous, m’y attendait.

— Eh bien ? lui demandai-je dès que je l’aperçus. Pour toute réponse, il me tendit la main ouverte : je m’empressai d’y déposer le shilling dont nous étions convenus la veille.

— Il est toujours dans le délire, me dit-il alors, mais son état n’a malheureusement pas empiré. Le médecin ne peut pas répondre encore de sa mort. À demain.

Pendant vingt jours suivis j’obtins ainsi chaque matin, et toujours à raison d’un shilling, des nouvelles de mon pauvre ami. Plusieurs fois, un soupçon poignant et affreux me traversa l’esprit ; je me figurai que Bertaud était mort et que le matelot inventait chaque jour, pour m’extorquer mon argent, un faux bulletin sanitaire.

Toutefois, je ne tardai pas à me rassurer en remarquant qu’à mesure que la santé de Bertaud s’améliorait, mon entremetteur devenait de plus en plus brusque et grossier envers moi : cette mauvaise humeur me convainquit qu’il ne me trompait pas.

Comme, au moment de nous évader, Bertaud et moi, nous avions partagé par moitié les quarante-cinq shillings que nous possédions, je me trouvai, après vingt jours, dans l’impossibilité de continuer à payer le soldat anglais. Inutile d’ajouter que ce dernier, dès l’instant où je ne pus plus lui remettre son shilling, cessa immédiatement toute communication avec moi. Au reste, peu m’importait alors : je savais Bertaud en complète convalescence et, à moins d’une rechute peu probable, je m’attendais à le revoir bientôt. Je prenais donc aisément patience.