Mes pontons/Chapitre 15

Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 42-44).

montra pas autant d’obéissance. En vain le colonel siffla et resiffla de nouveau, le chien ne se montra pas.

— Seriez-vous assez bon, capitaine, dit alors lord S… en s’adressant à notre chef suprême, pour envoyer chercher mon chien, qui doit être à vagabonder dans les batteries.

— Votre chien est entré dans la batterie ! répéta notre geôlier, dont le teint cramoisi tourna au rouge-sanguin le plus foncé. Votre chien est entré dans la batterie, colonel ! alors Votre Grâce ne le reverra jamais… C’est un animal perdu !

— Perdu ! et pourquoi donc ? Une batterie n’est pas un désert, et mon chien n’est pas tellement microscopique qu’on ne puisse le trouver…

— C’est justement parce que le pauvre animal était gros et gras que je vous répète, milord, qu’il est perdu pour vous.

— Comment cela ? était, dites-vous ? Pensez-vous donc qu’il ne soit plus ?

— Je fais plus que le penser, hélas, milord, j’en suis sûr. L’infortunée bête, croyez que je ne me trompe pas, représente en ce moment deux gigots, quelques plats de ratatouille et une infinité de beefstakes.

— Horreur ! s’écria le colonel d’un ton d’incrédulité et de dégoût. Cela est impossible… Quoi ! ces Français auraient dévoré mon chien ?

— Cela n’est que trop certain, milord.

Notre geôlier ne se trompait pas dans ses suppositions : les rafalés de la Couronne, tentés par l’embonpoint appétissant du danois, avaient bientôt trouvé le moyen, par leurs perfides cajoleries, d’entraîner le trop confiant animal dans la batterie de 36. Une fois maîtres de lui, ils s’étaient tellement persuadés les uns aux autres que ce chien était un mouton, qu’ils avaient agi en conséquence.

Le colonel était à peine embarqué dans son canot qu’il aperçut, accrochée à un sabord, en dehors du ponton, la peau de son danois favori.

À l’imprécation que lui arracha la vue de cet affreux spectacle, nous répondîmes par un concert de sifflets. Décidément lord S… n’était pas dans un jour de bonheur : son grand nègre estropié, son chien mangé, et Robert, enrichi de vingt guinées, se portant à ravir. L’avantage restait tout à la France !


XV.


Terrible conflit – Résolution des prisonniers – Nous l’échappons belle – Plaintes écoutées – Destitution du capitaine R…


Lorsque nous vîmes partir le dernier invité, nous pensâmes avec raison que l’aimable R… allait s’occuper de nous : nous ne nous trompions pas.

— Faites rentrer ces canailles dans leurs logements, s’écria-t-il d’un air furieux en s’adressant à ses soldats ; et s’ils n’obéissent pas assez vite, stimulez leur paresse à coups de crosse.

Je dois rendre cette justice aux soldats anglais de reconnaître que chaque fois qu’un ordre semblable leur était donné, ils mettaient à l’exécuter le plus vif empressement. Se jetant sur nous avec fureur, ils commencèrent à nous assommer avec un zèle et une ardeur sans pareil en nous chassant devant eux. Quelques-uns même, par distraction sans doute, se figurant que la crosse de leur fusil se trouvait placée à l’extrémité supérieure du canon, blessèrent assez grièvement plusieurs Français avec leurs baïonnettes !

— Mort aux Anglais et vengeance ! s’écria un matelot frappé en tombant.

À ce cri, nous nous arrêtâmes en répétant :

— Mort aux Anglais et vengeance !

Et en moins d’une demi-minute le pont de la Couronne se changea en un vrai champ de carnage.

Nous armant de quelques fusils que nous arrachâmes aux Anglais, nous ne tardâmes pas à prendre sur eux l’offensive. Ce fut alors un pêle-mêle immense, des imprécations, des cris de rage et de douleur, une vraie bataille.

Les soldats anglais retranchés dans les rambades n’osant ni venir au secours des leurs, ni tirer sur nous, car nous étions mêlés à leurs camarades, et leur feu eût atteint ceux-ci tout aussi bien que nous, s’empressèrent de hisser le drapeau qui servait à signaler une révolte.

Ce ne fut que quand les soldats, qui avaient commencé par nous maltraiter avec tant d’inhumanité, eurent pris la fuite, que nous rentrâmes dans nos logements aux cris confus de « vive la France ! à bas les Anglais ! »

Je dois avouer qu’une fois que notre colère se fut dissipée nous ne tardâmes pas à regretter notre vivacité : nous connaissions trop le capitaine R… pour ne pas être certains qu’il saisirait avec empressement le prétexte de cette espèce de révolte pour recommencer ses hostilités contre nous ; or, nous avions déjà eu tant à souffrir de sa cruauté, nous connaissions si bien ce dont il était capable que cette perspective nous effrayait.

Enfin, que faire ? Il était trop tard pour revenir sur nos pas, le sang avait coulé ; nous convînmes de résister de toutes nos forces aux nouvelles persécutions qui allaient nous assaillir et de ne pas reculer d’une semelle.

Notre délibération venait à peine de se terminer lorsque le capitaine envoya demander l’interprète.

— Voilà l’orage qui gronde déjà, dis-je à mes camarades ; ne craignez rien, amis, je saurai me montrer à la hauteur des circonstances, et je ne faiblirai pas !

Je trouvai le capitaine R… arpentant le tillac du gaillard d’arrière d’un pas rapide et parlant haut à son second.

— Interprète, me dit-il, allez prévenir vos camarades que s’ils ne m’envoient pas, d’ici à une heure, une députation qui implore mon pardon et me donne le nom des vingt plus coupables, je les fais tous passer par les armes !

— Capitaine, répondis-je froidement, mes fonctions m’obligent à vous obéir, mais je dois vous avertir que vous me chargez là d’une mission complètement inutile et qui n’aboutira pas.

— Vous croyez que ces misérables auront l’audace de refuser mes conditions ?

— J’en suis convaincu, capitaine, et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’ils ont été parfaitement dans leur droit en repoussant par la force une injuste et odieuse violence ; la seconde, c’est qu’ils ne croiront pas à l’accomplissement de votre menace qui dépasserait vos pouvoirs : car, permettez-moi de vous le faire observer, vous n’en avez pas le droit ; ensuite, on ne fusille pas sept cents hommes par la seule raison que l’on est en colère et qu’on éprouve le besoin de passer sa mauvaise humeur.

— Ah ! vous croyez que je ne les ferai pas fusiller ? Vous êtes tout à fait dans l’erreur. Si d’ici à une heure je n’ai pas reçu la députation et que l’on ne m’ait pas livré le nom des vingt plus coupables, je simule une révolte, vous voyez que je suis franc et précis, et je vous fais fusiller, je vous le répète, par mes soldats, qui ne demandent qu’à prendre leur revanche !…

« Je ne prétends pas que je vous détruirai tous, cela serait en effet impossible, mais vous m’accorderez au moins que plus d’un d’entre vous succombera au feu bien nourri que l’on dirigera à bout portant sur vous à travers les meurtrières !… Taisez-vous, ajouta R… en voyant que je m’apprêtais à répondre, je ne veux pas un mot de plus. J’ai dit, allez ! N’oubliez pas que je n’accorde pour tout délai qu’une heure.

Le manchot me poussa alors brutalement, et je dus m’éloigner pour accomplir ma triste commission.

Je laisse à penser la rage et la terreur que causa tout à la fois ma communication : nous savions R… capable de se porter à toutes les extrémités, et nous tremblions en songeant à l’accomplissement de sa menace ; mais d’un autre côté céder, c’est-à-dire nous avilir, dénoncer des frères ! Non, cela ne pouvait se faire.

— Mes amis, s’écria un officier, l’entreprise que je viens vous proposer est chose insensée et impossible, je le sais ; mais de deux maux il faut choisir le moindre. Armons-nous de notre mieux et repous- sons la force par la force !… Au total, il vaut mieux mourir en combattant que de se laisser lâchement égorger sans se défendre.

— Oui, oui ! nous écriâmes-nous avec enthousiasme ; armons-nous, et mort aux Anglais !

Le lecteur se ferait difficilement une idée des ressources que nous trouvâmes dans notre désespoir ; nous tirâmes parti de tout, de nos outils, de nos fleurets, de nos compas, des pieds massifs de nos tables ; et en moins d’une demi-heure nous étions armés d’une façon peu régulière, sans doute, mais qui nous permettait au moins de nous défendre.

Nous nous empressâmes ensuite de construire avec nos meubles et nos lits des barricades ou des retranchements devant les meurtrières anglaises.

L’heure fatale allait expirer lorsque nous aperçûmes à travers nos sabords un superbe canot rempli d’officiers supérieurs de marine qui semblait se diriger vers notre ponton ; en effet, quelques minutes plus tard cette embarcation accostait la Couronne.

Je laisse à penser la joie que nous causa cette arrivée inattendue, car il n’était pas probable que devant ces officiers supérieurs le capitaine R… passerait à l’exécution de ses sanglantes menaces ; au reste, notre curiosité n’était pas moins grande que notre joie : nous ne pouvions deviner ce que signifiait l’apparition de toutes ces grosses épaulettes.

— Vous devriez bien, Garneray, monter sur le pont et venir nous expliquer ensuite ce qui se passe là-haut, me dit un camarade..

— Mais ne suis-je pas prisonnier comme vous ?

— Nullement. Vous êtes interprète, et comme tel vous n’avez rien à craindre.

Mes compagnons d’infortune appuyèrent si fortement cette proposition et insistèrent auprès de moi avec tant de force, que je finis pas me rendre à leur désir et je montai sur le pont.

Le factionnaire placé à la porte de la batterie me laissa passer sans m’adresser la moindre question, et je ne tardai pas à me trouver en présence de l’imposante société qui venait d’arriver.

La première chose que je remarquai fut l’extrême froideur avec laquelle les officiers supérieurs accueillaient les avances empressées de notre geôlier : à peine daignaient-ils répondre à ses compliments par un simple signe de tête.

— Lieutenant R…, lui dit un amiral, faites venir les signataires des deux plaintes adressées au Transport-Board ; voici la liste de leurs noms.

— Mais, amiral, il doit y avoir erreur ! s’écria R… décontenancé ; je n’ai fait parvenir au Transport-Board qu’une seule plainte.

— Les voici toutes les deux, monsieur… Je vous permets d’en prendre connaissance.

L’amiral en parlant ainsi remit à notre turnky deux rouleaux de papier dans lesquels je reconnus au premier coup d’œil, d’abord le procès-verbal dressé par nous contre nos fournisseurs à l’instigation de R…, ensuite le mémoire où nous exposions les cruautés et les illégalités de la conduite du susdit capitaine R…, mémoire que, le lecteur peut s’en souvenir, nous avions caché dans le pain envoyé en échantillon.

Comment décrire à présent l’immense désappointement, la fureur contenue et le désespoir qu’éprouva le misérable R… en voyant à quel piège il s’était laissé prendre ? Ah ! je ne doute pas un instant que s’il eût été alors en son pouvoir de nous faire pendre tous, il nous eût tous immolés à sa rage.

— Eh bien, monsieur, reprit l’amiral, qui remplissait dans cette commission d’enquête les fonctions de président, qu’avez-vous à répondre ?

— J’ai à répondre, amiral, s’écria R… ne sachant plus où donner de la tête, que, malgré ma mauvaise opinion des Français, je ne les croyais pas capables d’une si vilaine perfidie et d’une si profonde ingratitude…

— Faites venir les signataires de ces plaintes. Vous vous expliquerez après que nous les aurons entendus.

Je m’empressai, quant à moi, de courir annoncer cette bonne nouvelle dans la batterie et dans le faux pont : elle excita partout des transports de joie ! Le ciel prenait-il donc enfin en pitié nos souffrances, et allions-nous être délivrés de l’odieuse tyrannie de l’infâme R… ? Ce bonheur nous paraissait si grand que nous ne pouvions y croire !

Une demi-heure plus tard, la commission d’enquête installée dans la chambre du conseil faisait comparaître devant elle les signataires des deux plaintes et les interrogeait, je dois lui rendre cette justice, avec la plus grande impartialité.

Comme nous n’avions que la vérité à répondre pour tuer notre ennemi, notre rôle nous fut facile. Vint un moment où le capitaine R… se trouva tellement accablé par l’unanimité et la précision des témoignages portés contre son odieuse conduite qu’il demanda, se sentant menacé d’une attaque d’apoplexie foudroyante, à se retirer un moment pour aller prendre l’air.

L’enquête se poursuivit jusqu’à la fin du jour, et lorsque la nuit venue la commission quitta la Couronne pour retourner à terre, nous ne doutions plus de notre victoire et nous considérions la révocation comme un fait accompli. En effet, trois jours plus tard arriva à bord son successeur !

Malheureux R…, quel triste départ fut le sien ! Jamais plus monstrueux charivari n’exista que celui dont nous le saluâmes, lorsque le canot qu’il montait pour retourner à terre passa devant nos sabords ! C’était notre dernière vengeance, je laisse à penser si nous nous y livrâmes de tout cœur.

Une fois délivrés de notre geôlier, il nous sembla que la vie prenait pour nous un aspect tout nouveau ; que nous renaissions à la vie ! Cependant nos souffrances ne faisaient que s’aggraver de jour en jour, et la mortalité qui régnait à bord de notre ponton augmentait dans des proportions effrayantes.

L’affreux régime alimentaire auquel nous étions soumis, l’air méphitique de nos cloaques et surtout les brusques changements atmosphériques que nous subissions lorsque nous passions des batteries ou du faux pont au grand air, changements qui équivalaient à la différence qui existe entre une étuve chauffée à toute vapeur et une température à dix degrés au-dessous de zéro, multipliaient d’une façon effrayante les cas d’hémoptysie ou de suppuration des poumons.

Immédiatement après l’hémoptysie, la maladie régnante, venaient le marasme et la phtisie ; peu de prisonniers étaient valides. Tous les ans, le Transport-Office faisait faire des visites par les médecins et comme rien n’est aussi facile à calculer que le temps qu’il reste à vivre à un poitrinaire, on renvoyait mourir dans leurs familles ceux qui n’avaient plus devant eux que quelques semaines d’existence.

Aussi les Anglais, qui aimaient à faire parade de leur humanité parce qu’ils en manquaient toujours, se vantaient-ils d’avoir rendu à la liberté, depuis le commencement de la guerre, douze mille prisonniers : les douze mille libérés, en considérant les choses à leur vrai point de vue, représentaient douze mille assassinats !