Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Mon option pour le sacerdoce

Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 67-72).

V

MON OPTION POUR LE SACERDOCE[NdÉ 1]

Je suis né de parents chrétiens, gens de la campagne et de la terre, pour qui l’appel au sacerdoce restait la suprême ambition familiale. Élève des Frères, enfant de chœur, tout jeune j’ai joué, comme tant d’autres, l’Éliacin. J’ai célébré, en rites divers, je ne sais combien de messes enfantines : messes basses ou chantées où entraient, je le crains, autant de jeu que de piété. J’ai fait ma première communion à huit ans. Le grand acte m’a profondément ému, sans m’apporter l’appel suprême et coutumier. C’est à l’âge de dix ou onze ans que se présenta à moi, de façon expresse, l’idée de la vocation, et par un motif fort peu surnaturel. Je désirais grandement poursuivre mes études, être de ceux qui s’en allaient vers ce que l’on appelait alors, à notre école, le « grand collège ». Chaque automne, je voyais partir pour la fascinante fortune, l’un ou l’autre de mes camarades. L’été suivant, de retour pour les vacances, je les voyais parader sur le perron de l’église, en leur costume de collégiens. Quels grands personnages ils me paraissaient ! Et comme ils me faisaient envie ! Par malheur, mes parents, chargés de famille, habitants pauvres, entretenaient bien d’autres soucis que les miens. Or, un jour, à l’école, la leçon de catéchisme portait sur le vœu ; le Frère nous en avait exprimé la nature, et surtout la puissance d’impétration. La classe finie, ma résolution bien en tête, je me dirige vers l’église ; j’avance jusqu’à la balustrade ; et là, face au tabernacle, je fais gravement le vœu de me faire prêtre, si le Bon Dieu m’accorde d’aller au « grand collège ». Geste candide. Intention qui manquait sûrement de pureté…

À treize ans, il adviendrait pourtant que je partirais pour le « grand collège ». Mes parents, ma mère surtout, très portés pour l’instruction, assumaient le risque audacieux. La dépense paraissait sûrement extravagante. On aurait à braver les railleries jalouses de l’entourage et de la parenté. Parfait illettré comme tant d’autres de son temps, mon grand-père maternel, apprenant la nouvelle, ne trouva, pour m’encourager, que cet horoscope peu rassurant : « Tu vas au grand collège ? Tu vas faire un gratte-papier et un voleur ! » Un incident de ma vie de petit écolier était venu en aide à mes parents. En 1891, dans ma paroisse sursaturée de politique et d’élections, la passion du husting et de la boîte à scrutin avait fini par gagner jusqu’aux bambins de l’école des Frères. Nous eûmes nos élections. Et pour ces élections faites au grand jour, dans le village, et selon le parfait rite électoral, l’on vit se passionner le grand monde de la paroisse et une partie du comté. À titre d’orateur de l’un des candidats, je me fis une enviable réputation. Très flattés, mes parents estimèrent que j’avais gagné mes épaulettes, et qu’un orateur de cette force n’en pouvait rester à la petite école.

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Au collège, pendant mes deux premières années, je garde le souvenir d’une vocation plus ou moins mise en veilleuse. Petit campagnard, violemment déraciné de son chez-soi, je m’acclimate avec peine à mon nouveau milieu. Puis, quelqu’un me manque par-dessus tout : un directeur de conscience. J’entends par là l’éducateur-né, l’homme de Dieu, au rôle sans égal dans la vie collégiale, et qui, avec deux ou trois professeurs éveilleurs d’âme et l’influence de quelques camarades, décide communément de l’avenir de tout collégien. En ma troisième année, la Providence me fait don de cet homme rare, en la personne de l’abbé Sylvio Corbeil. Encore jeune, l’abbé est alors professeur de Rhétorique au Séminaire de Sainte-Thérèse. Il se peut qu’en littérature il s’entende médiocrement. Comme tant de ses contemporains, il a pris sa chaire sans aucune préparation spéciale. Envoyé aux universités romaines, il en est revenu avec le traditionnel diplôme de docteur en philosophie et en théologie. Plus tard, il me le confiera en toute franchise et modestie : « En moi, l’homme littéraire n’a jamais été que factice. » Incompétence relative qui ne l’empêche point de communiquer à ses élèves une ardente passion du travail. Son enseignement s’anime même d’un enthousiasme communicatif. Son prestige lui vient pourtant d’ailleurs. Le rôle de l’abbé Corbeil — devenu plus tard Mgr Corbeil — aura été celui de directeur spirituel. Rôle considérable à Sainte-Thérèse parmi plusieurs générations de collégiens, et plus tard au Grand Séminaire d’Ottawa. Au Collège, les plus exigeants d’entre nous disent volontiers du jeune professeur : « C’est un prêtre ! » Il a de la doctrine, de la piété, et surtout du dévouement. Il appartient à la race de ces anciens éducateurs qui faisaient don de leur vie entière à la jeunesse, et qui, en ce ministère, prenaient leur sacerdoce très au sérieux. À Sainte-Thérèse, seul à peu près de son temps, l’abbé Corbeil suit de près ses dirigés et, en dépit de ses habitudes de travailleur acharné, les reçoit régulièrement à sa chambre. Par une heureuse coïncidence, je deviens le dirigé de ce prêtre zélé, l’année même où un directeur des élèves, d’esprit ouvert, véritable précurseur à l’époque, l’abbé Edmond Coursol, introduit, au Séminaire, la pratique de la communion fréquente. Nous sommes, détail à ne pas oublier, en 1894. C’est le temps où, du moins en notre collège, une communion d’étudiant les jours de semaine — phénomène qui, à ma connaissance, s’est produit une fois ou deux — provoque, à la chapelle, une véritable sensation. Substituée à la pratique de la férule, d’un usage trop généralisé dans les mœurs rudes d’autrefois, la communion fréquente révolutionne la communauté. Sous l’inspiration de mon directeur, je me reprends à rêver de vocation sacerdotale.

Néanmoins c’est aussi l’époque où, en mon esprit d’adolescent impressionnable, une autre influence se met à contrecarrer celle de l’abbé Corbeil. Depuis quelque temps, je me passionne pour les chefs de l’école catholique de France : celle de 1830. Mon professeur de Versification — ai-je rappelé — m’a fait lire quelques volumes de la correspondance de Louis Veuillot. Veuillot ! Pour nos professeurs de ce temps-là, qui ne se trompaient pas si grossièrement qu’on l’a dit, c’était non seulement l’un des grands maîtres du style moderne, mais encore et surtout, le croyant de grande race, un converti où la grâce avait enraciné une foi indéracinable. Un arbre adulte, eût-on dit, planté en terre vierge. De Veuillot, je lus bientôt les œuvres maîtresses. Ce chef de file devait me conduire à Montalembert, à Lacordaire, à Ozanam, au Père Gratry, puis à l’un de leurs disciples favoris, l’abbé Henri Perreyve. Je lus surtout la vie, les lettres de ces magnifiques catholiques. Je me pris à les aimer, à me passionner pour eux, non pas tant pour leurs œuvres, leur style d’écrivain que pour leur style de vie, la qualité de leur esprit et de leur âme, qui me paraissaient de qualité royale. À distance, je ne puis décrire qu’imparfaitement la fermentation de sentiments et d’idées éveillée par cette pléiade d’hommes en ma vie de collégien. Je retiens seulement que leur influence fut considérable, presque souveraine, au point de me faire reléguer au second plan ce qui avait été jusqu’alors ma première ambition d’enfant et d’adolescent. Devenir prêtre ne me paraissait plus le plus noble ni le plus fécond emploi que je pusse faire de ma vie. Veuillot, Montalembert, Ozanam, surtout le séduisant Charles de Montalembert, le « fils des croisés », le jeune pair du procès de l’École libre, m’avaient littéralement envoûté. L’Église avait besoin de prêtres ; tout autant, me semblait-il, avait-elle besoin d’apôtres laïcs.

À partir de ce temps, un combat, un véritable drame entre dans ma vie. Pendant deux ans j’en suis tourmenté. Serai-je prêtre ? Serai-je plutôt serviteur de l’Église dans le monde ? Avec toutes mes illusions de jeune homme, je me cramponne à ce dernier rêve. Qu’on ne me parle point de mirage, d’obstacles, d’épreuves. Je me crois capable d’assez de courage et d’assez de désintéressement pour ne jamais flancher au service de ce qu’il me plaît d’appeler, avec grandiloquence, les « nobles causes de la religion et de la patrie ». En Philosophie, ni l’une ni l’autre des deux retraites de décision ne m’apportent la lumière victorieuse. Après la seconde, je remets un mémoire à mon directeur où, tout examiné, pesé aussi objectivement que possible, je conclus contre le sacerdoce. Du reste, par sa sublimité et ses terribles engagements, autant l’avouer, il me fait peur. Puis, je puis bien l’avouer, personne, pas même mon directeur, n’a réussi à me démontrer de façon décisive, la grandeur du sacerdoce, la grandeur aussi du prêtre séculier, son rôle capital dans l’Église. Je me serais peut-être fait religieux. Un moment même, après la lecture d’une vie du Père de Ravignan, la vocation de jésuite me hante quelque peu. Le clergé séculier, avec tous mes contemporains et sans qu’il y eût uniquement de notre faute, — et je ne crois pas que cette façon de juger soit tellement abandonnée, — je ne suis pas loin de le considérer comme un clergé de second ordre, un clergé bourgeois, bien incapable de répondre à mes plus chères aspirations. En ce grave épisode de ma vie, une seule chose va me sauver : la grâce d’un abandon total à la volonté de Dieu. Je ne demandais qu’à voir clair, déterminé à suivre sans sourciller la voie que m’indiquerait l’homme de Dieu. Avec une logique surnaturelle et irréfutable, l’abbé Corbeil, mon mémoire à la main, le démolit pièce par pièce. Il emporte ma conviction. Le prêtre séculier, j’avais au moins appris à le connaître et à l’estimer, sous l’espèce du prêtre-éducateur. L’abbé me fit entrevoir la possibilité pour moi de cette forme du ministère sacerdotal, soit à Sainte-Thérèse, soit au Collège naissant de Valleyfield. Dès cet instant, j’arrête ma décision. Décision froide, résolue, sans marchandage. Et, j’en rends grâce à Dieu, le calme, un calme profond, absolu, s’établit aussitôt en mon âme. Jamais plus, sur ce point de la vocation, le moindre doute ne viendra m’effleurer. « Je serai donc à Dieu et tout à lui, écrivais-je alors dans mon journal de collégien. Les perplexités de mon âme sont finies. J’ai ressenti depuis avant-hier un calme parfait, délicieux. »

Cette même grâce d’En-haut me vaudra de passer le plus naturellement du monde du Petit au Grand Séminaire. Encore dans mon journal de ce temps, au lendemain de mon entrée au Séminaire de la montagne, à Montréal, je cueille ces premières notations : « En franchissant ce seuil béni où il appelle ses futurs lévites, je n’ai demandé à Dieu qu’une grâce : celle de me rendre digne du saint habit que je porte et de l’auguste famille à laquelle j’appartiens… j’ai fait connaissance… avec les murs et les meubles de ma chambre monacale. Rien qui prête au luxe. Et pourquoi serait-elle plus riche ? Je l’aime comme cela avec sa vieille armoire, sa couchette de fer, sa table branlante et ma petite bibliothèque où j’ai entassé quelques livres de théologie, de bible et d’histoire ecclésiastique. » Appelé au Collège de Valleyfield, avant même la fin de cette première année de soutane, j’aurai à pratiquer plus tôt que je ne l’avais espéré, le ministère de l’éducateur. Deux influences m’ont alors révélé, de façon toute particulière, les grandeurs, en même temps que les lourdes, mais joyeuses responsabilités de ma vocation. L’influence d’abord du disciple favori de mes grands hommes d’hier : l’abbé Henri Perreyve. Je lisais alors sa vie, ses lettres, quelques autres de ses écrits. Très entier en mes admirations, je me pris à l’aimer comme un frère, un inspirateur, un incomparable modèle d’âme sacerdotale. De retour au Grand Séminaire de Montréal, à l’automne de 1902 — hélas, encore pour seulement quelques mois — je prononce même, devant mes confrères, un soir d’académie, une conférence sur Perreyve, tant j’aurais voulu faire partager à tous mon enthousiasme pour le jeune disciple et ami de Lacordaire, de Montalembert, d’Ozanam, de Gratry. L’autre influence autour de moi, à Valleyfield, sera celle d’une jeunesse admirablement intelligente et exigeante, assoiffée d’idéal, d’action, de vie pleine, et qui, en son milieu collégial encore inorganique, n’hésite pas à se confier à un jeune séminariste.

En face de ces jeunes gens, l’un de mes tourments, c’est de me sentir simple « minoré », effroyablement pauvre de moyens et de pouvoirs. Je le confesse, hélas, il m’arrive de souhaiter, en dépit de ma pauvreté spirituelle, le jour de la suprême ordination. Aussi n’oublierai-je jamais la joie vive, exultante qui, ce matin du 28 juin 1903, me soulève lorsque je quitte la cathédrale de Valleyfield, portant sur ma tête et dans mes mains, l’onction tant espérée. C’était par un matin ensoleillé. Dans mon âme il y avait encore plus de soleil que sous le firmament. Grâce au Maître bien-aimé, je me sentais tout à coup muni de tous les pouvoirs sacramentels du sacerdoce, tenant à ma disposition, grandes ouvertes, les sources du fleuve de vie. Heureuse euphorie des lendemains d’ordination sacerdotale. Heureux ceux qui la gardent jusqu’à la fin de leur vie !

En ce 28 juin 1954, vigile de la fête des SS. apôtres Pierre et Paul, 51e anniversaire de mon ordination sacerdotale.


Note de l’éditeur
  1. Extrait de Comment ils sont devenus prêtres (Montréal, 1954), 89-100.