Mes années d’esclavage et de liberté/2.3

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 156-160).

III

quelques abolitionnistes.


L’été de 1841 vit une grande Anti-Slavery Convention, se tenir dans l’île de Nantucket[1].

Je n’avais pas pris un seul congé, depuis mon installation à New-Bedford. Puissamment attiré par le meeting, je m’y rendis, sans imaginer que nul s’y doutât de mon existence. Mais voilà que M. Coffin, abolilionniste éminent, me démêle dans la foule, et, marchant droit sur moi, m’engage — il m’avait entendu dans nos réunions évangéliques noires — à dire quelques mots au public.

— Racontez vos souvenirs, vos impressions ! — fait-il.

Moi, parler ! Plus mort que vif, je me dirige vers la plate-forme. À peine si je pouvais me tenir debout. J’ouvre les lèvres, j’hésite, je balbutie, je tremble de tous mes membres, et en vérité, je crois que mon émotion fit la force de mon speech, si speech il y a.

M. Garrison, se levant alors, lança un de ces discours qui ne s’oublient plus. Il avait cette inspiration aux grandes ailes, aux serres puissantes, qui saisit les âmes, se les assimile, et les emporte dans régions où plane l’orateur. Celle nuit-là, tous, après qu’il eut parlé, étaient garrisoniens.

Le meeting clos, M. J. A. Collins, agent général de l’Anti-Slavery Society, me proposa d’en soutenir les principes, comme agent secondaire. Mes mains — on les eût dit revêtues de cuir — semblaient marquer ailleurs ma place, ainsi que mes travaux ici-bas. N’avais-je point une famille à nourrir, des enfants à élever ? Échappé depuis trois années seulement à l’esclavage, mal sûr de ma parole, craignant en outre qu’un tel éclat ne me signalât aux vengeances de maître Auld, je refusai… pour consentir bientôt, à un essai de quelques mois.

Nouvelle carrière, nouvelle vie :

— Le jeune docteur que voici — avait coutume de dire M. Collins, en me présentant au public — a pris ses degrés dans une université spéciale : Il porte son diplôme écrit sur son dos !

Ardent, croyant, l’enthousiasme bouillonnait dans mes veines. Splendide était la cause, intègres les hommes qui la servaient, loyale notre action. Avec la bénédiction de Dieu, grâce à nous, des milliers d’asservis allaient être libres. Oh ! comme je le priais, ce Dieu qui mène les cœurs ; ce Dieu, le chef de notre armée !

Je m’élançai dans les rangs, prêt à la bataille, altéré de sacrifice… et rencontrai, ce qu’on rencontre sur tous les sentiers de la terre : des épines parmi les fleurs.


M. George Forster parcourait avec moi le pays. — Entendre ce que peut dire un nègre ! La chose valait la peine.

— Vous avez devant vous un pièce du mobilier sudiste ! commençait le chairman : — L’objet parle ! ajoutait-il.

Hear ! hear[2] ! s’écriait l’assemblée.

Des esclaves fugitifs, on en avait vu. Mais un esclave fugitif, orateur !

Autre étrangeté : Qu’un homme de couleur avouât, même en pays libre, son évasion, il passait pour insensé ; non-seulement parce que l’aveu compromettait son indépendance, mais parce que, révélant ses origines, la confession le rabattait au bas niveau de l’esclavage. M’exposer, me dégrader ainsi, c’était folie, pensaient quelques-uns de nos frères noirs ! — J’aurais immolé bien plus encore, à notre sainte cause.

Contre les recherches de Captain Thomas, je ne pris d’autres précautions que de taire son nom, le mien, et celui de l’État esclavagiste auquel je venais d’échapper.

Mes discours, durant les premiers mois, se composèrent exclusivement de souvenirs, d’expériences et de narrations.

— Des faits, des faits ! demandait l’auditoire.

— Des faits, des faits ! s’écriait M. Foster, qui sans cesse me ramenait au récit pur et simple de mes aventures, et m’y clouait.

Des faits, donnez-nous des faits ! répétait M. Collins : Laissez les raisonnements, nous nous en chargeons !

Ils s’en chargeaient, et s’en tiraient mieux que le nègre, je le veux croire. En attendant, impossible à moi de répétailler, semaine après semaine, la même sempiternelle histoire ! L’auditoire se renouvelait, d’accord, mais le récit vieillissait. Tout objet que je fusse, ce mécanisme de boîte à musique fatiguait, écœurait l’objet. L’objet se permettait de penser, de philosopher ; et lorsque M. Garrison, mon révérend ami, murmurait à mon oreille, tandis que je gravissais les degrés de la plate-forme :

— Votre histoire, Frédérick ! Racontez votre histoire ! — quelque chose protestait en moi.

Relater les injustices, ne me suffisait plus ; c’est de les flétrir que j’avais besoin. Mon âme débordait ; l’amande faisait sauter la coque. Tout en dénonçant le crime, j’attaquais le système, je le battais en brèche, je le démolissais :

— Frédérick ! Frédérick ! — s’écriait alors M. Foster alarmé : — Si vous y allez de ce train, on ne croira jamais que vous ayez été esclave !

— Restez nègre ! reprenait Collins : Le patois de la plantation ! N’ayez pas l’air d’en savoir trop !

Chers amis ! leurs intentions étaient aussi pures, qu’eux-mêmes étaient excellents. — Avaient-ils tout à fait tort ?

Quoi qu’il en soit, je continuai de parler comme il me semblait, à moi, que je devais parler, moi.

La conséquence redoutée se produisit.

— Il ne s’exprime pas comme un esclave ! se mit-on à dire : Il n’en a ni l’air, ni les façons. Lui ! venir du Sud ! — on haussait les épaules : — Avez-vous remarqué ? Pas un mot sur le pays où il était esclave, sur le maître qu’il servait ! Et instruit ! Quand vit-on un esclave lire, écrire, calculer, raisonner, et citer les auteurs ?

Peu s’en fallait qu’on ne fit de moi un faux esclave, même un faux nègre, bâti de toutes pièces pour l’occasion.

À force d’entendre, lorsque je traversais nos salles de conférence, les braves Yankees s’écrier par derrière et par devant : — Jamais il n’a été esclave ! Parie que non ! Pas plus esclave que vous ! — je résolus de mettre, une fois pour toutes, les doutes à néant.

J’étais orateur, je devins auteur. Bravant le péril, donnant in extenso le nom des individus, celui des localités, indiquant les dates, je publiai mes expériences d’esclave. Aussitôt paru, l’écrit pénétra dans le Maryland.

Me réclamer ouvertement, mon jadis maître ne l’aurait pas osé. S’il l’eût fait, cent bras se seraient étendus pour me défendre, cinquante bourses se seraient vidées pour me racheter. Le danger n’était pas là : le danger, c’était un enlèvement secret ! Il ne s’en exécutait que trop. Sans cesse en route et souvent seul, rien de plus aisé que de me subtiliser. Grasse récompense, attendait quiconque réussirait à faire le coup. Disparu, que pouvaient pour moi mes amis ? Rien.

Aussi, lorsque je montrai mon manuscrit à l’un d’eux, M. Phillips :

— Si j’étais vous, s’écria-t-il, je jetterais mon manuscrit au feu !

Mais je n’étais pas M. Phillips, et je ne jetai pas au feu mon manuscrit.


  1. Massachussets.
  2. Écoutez ! écoutez !