Mes années d’esclavage et de liberté/1.9

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 44-49).

IX

changement de résidence.


Je n’ai pas à me plaindre de traitements cruels, endurés sur la plantation Lloyd.

Une gifle de tante Katy, une fouettée du Vieux Maître, telle qu’en reçoit tout garçon chez ses parents, rien de plus.

Trop jeune encore pour le labeur des champs ; ramener les vaches le soir, nettoyer la cour, faire les commissions de ma jeune maîtresse, mistress Lucretia Auld, fille du Captain, tels étaient mes travaux.

Quoique rien en moi n’attirât l’attention de ma maîtresse, je la sentais bonne et je l’aimais. Le moindre mot, le moindre signe affectueux prend une valeur énorme, quand tout est indifférence ou dureté.

Miss Lucretia — nous continuions à l’appeler Miss, malgré ses deux ou trois ans de mariage — m’accordait çà et là quelques regards, quelques signes de tête accompagnés d’une beurrée ; inestimable faveur, pour cet affamé perpétuel que j’étais.

Me querellant un jour avec Ike, favori de tante Katy, le mauvais garnement m’asséna sur la tête un coup de barre ardente — nous jouions dans la forge — et me marqua d’une croix, dont mon front a gardé l’empreinte.

Hurlant comme on peut croire, saignant à flots, je pris ma course vers la cuisine. Pour toute consolation et tout remède : — Tu as ce qui te revient ! fit tante Katy.

Mais mistress Lucretia, que mes cris avaient attirée, m’emmena dans le parloir — privilége à nul autre pareil — de sa douce main lava ma blessure, versa du baume sur un morceau de fin lin, en enveloppa mon pauvre front, et me sourit. — Oh ! ce sourire, oh ! ce regard ! Ils guérirent mieux les douleurs de mon âme, que le baume n’adoucit les plaies de ma chair.

Quand la faim me tenaillait plus que d’ordinaire, j’avais coutume d’aller chanter sous les fenêtres de ma maîtresse. Sa petite main, paraissant alors, me tendait la beurrée. Une profonde gratitude s’enracinait dans mon cœur.

Deux amis : Mistress Lucretia chez le Captain ; Daniel, maître d’hôtel de la Grande-Maison — il me protégeait contre les garçons plus forts que moi — ont fait rayonner sur mon enfance, des jets de lumière qui en illuminent l’obscurité. L’esclavage, c’était les ténèbres ; leur bonté, c’était le soleil.

Restait la maigre pitance, l’insuffisance des vêtements, l’absence d’abri régulier. Les porcs avaient l’étable avec les feuilles ; les chevaux avaient l’écurie avec la paille ; les négrillons n’avaient rien.

Entre le chaud et le froid, on ne savait le pis.

Me glissant, quand il gelait fort, dans un sac à maïs, je parvenais à m’y endormir. À m’y trouver confortable, non. Telles étaient les crevasses creusées sur mes pieds par le froid, que la plume avec laquelle j’écris, aurait pu s’y enfoncer.

Une fois par jour, la bouillie de maïs — notre seul repas régulier — entassée dans une auge, était placée ou sur le plancher de la cuisine, ou dehors, sur le sol. Appelés comme poulets ou dindonneaux, les enfants accouraient, chacun armé d’une coquille d’huître, de quelque fragment de bardeau, et dévoraient la pâture. Les plus vigoureux festinaient le mieux ; nul ne mangeait à sa faim.

Privé des faveurs de tante Katy, j’étais habituellement caressé du revers de sa main — qui n’était pas tendre — qu’il s’agît d’une plainte de mes camarades, ou de mes propres griefs.


Mes pensées cependant, croissaient avec ma taille ; la conscience de ma misère s’affirmait en moi. Hostilités de tante Katy, faim, pénurie ; écho terrible des abominations qui se perpétraient aux alentours : lâchetés, tourments, crimes dont j’étais témoin, tout me faisait désirer ardemment de n’être jamais né.

Et quand je levais mes yeux, que je voyais les merles aux ailes rouges s’ébattre sur les grands arbres, j’enviais leur sort. Heureux chanteurs, qui voyageaient librement par les airs… et qui avaient un nid.

Il est, dans la vie de l’enfant, des jours songeurs — il y en avait dans la mienne — où leur esprit, étreignant toutes les notions éparses jusque-là, les presse, les coordonne, et, avec la rapidité de l’éclair, en tire des conclusions que rien n’ébranlera plus.

À neuf ans, j’étais aussi convaincu du caractère injuste, odieux, meurtrier de l’esclavage, que je le suis aujourd’hui.

Nul besoin ni de livres ni de lois pour cela : Regarder Dieu comme notre Père, c’est condamner l’esclavage comme criminel.


Je me trouvais dans ces dispositions, lorsque mistress Lucretia, me faisant appeler, m’apprit que son père, Captain Anthony, m’envoyait à Baltimore, pour y vivre chez M. Hugh Auld, frère de son mari.

Je n’oublierai pas mon extase à cette nouvelle ! Les trois jours qui précédèrent mon départ, furent les plus heureux de ma vie.

Je les passai presque entièrement dans la crique. Mistress Letitia ne m’avait-elle pas dit : que rien n’égalait la propreté des habitants de Baltimore ! Ne m’avait-elle pas engagé à faire peau neuve ! Ne m’avait-elle pas promis une paire de pantalons ! — En conséquence, je frottais, frottais, frottais, jambes, bras et visage, travaillant pour la première fois avec ce zest que donne l’espoir de toucher le but.

À peine consentais-je à dormir, tant je craignais d’être oublié. Les liens qui attachent les enfants à leur home, n’existaient pas pour moi. Si je devais rencontrer la rigueur, la faim, la nudité ; eh bien, je les connaissais de longue date : je pouvais les affronter à Baltimore, comme je les avais endurées sur les terres du colonel.

« Mieux vaut être pendu en Angleterre, que mourir de belle mort en Irlande ! »

Le proverbe s’appliquait à Baltimore.

Baltimore ! Cousin Tom, de trois ans mon ainé, taciturne d’habitude — il bégayait horriblement — m’en rebattait les oreilles.

Garçon de cabine, sur le sloop du colonel que commandait Captain Auld, il avait visité plus d’une fois la ville fameuse. Il en revenait, revêtu du prestige d’un héros.

La Grande-Maison, avait-il l’audace de prétendre, la Grande-Maison, avec ses salles, son péristyle, sa colonnade, n’était rien, comparée aux splendeurs de Baltimore ! — Et il en avait rapporté une trompette ! Et il décrivait les étalages des magasins ; et il avait entendu l’orchestre militaire ; et il avait vu des soldats, et des bateaux à vapeur, et des navires, dans les flancs desquels disparaîtraient quatre sloops pareils à la Sally Lloyd !

Nous levâmes l’ancre, dès l’aube du samedi. Je jetai à la plantation un coup d’œil, que j’espérai bien être le dernier. Puis, je fus me poster à la proue, dévorant l’espace du regard. Canots, pêcheurs, bâtiments sous toile, immensité de l’horizon, tout me ravissait.

Le dôme de l’hôtel de ville, à Annapolis où nous stopâmes quelques heures, me sembla surpasser en ampleur, même la Grande-Maison. — Ainsi s’ouvrait devant moi l’univers ; ainsi je recueillais ses premiers enseignements.

Débarqué le long du quai Smith — Baltimore — Rich, un des hommes du sloop, me conduisit Alliciana-Street, chez mes nouveaux maîtres, M. et mistress Hugh Auld.

Ils m’attendaient sur le seuil de leur maison, tenant par la main leur petit Thomas aux joues vermeilles. C’est de lui que je devais m’occuper. C’est à lui, qu’en fait m’avait donné Captain Anthony, bien plus qu’à ses parents. Nul doute que, dès cet instant, M. et mistress Auld ne me regardassent comme la propriété du bébé.

Quoi qu’il en soit, les traits de ma maîtresse, éclairés de bienveillance ; la douceur de son expression, la tendresse de ses regards, les diverses questions qu’elle m’adressait pour me mettre à l’aise, me gagnèrent le cœur, et relevèrent quelque peu mes perspectives d’avenir.

— Voilà Freddy ! ton Freddy, qui prendra soin de toi ! — dit-elle d’un ton amical au bébé. Puis, se tournant vers moi : — Tu seras bon pour Tommy ! ajouta-t-elle. — Recommandation superflue, car déjà j’aimais Tommy !

C’est ainsi que, introduit dans la famille, initié à mes devoirs, je vis pour la première fois un ciel sans nuage, s’étendre d’un bout à l’autre de mon horizon.

Envisagé au point de vue des probabilités humaines, mon départ de la ferme, ma transplantation chez M. Auld, fut un des plus décisifs, un des plus heureux événements de mon existence.

Si je n’avais été arraché aux brutalités de l’esclavage, avant qu’elles eussent exercé leur férocité sur moi ; si je ne leur étais pas échappé, avant que la main pesante du dresseur d’esclaves n’eût écrasé ma jeune énergie ; je serais resté, jusqu’au moment de la guerre libératrice, ployé sous le joug.