Mes années d’esclavage et de liberté/1.5

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 21-25).

V

l’intendant.


Captain Anthony, je viens de le dire, m’ignorait.

Dans les rares occasions où il s’était douté de mon existence, je l’avais trouvé bienveillant.

Peu de mois suffirent à me révéler son vrai caractère. Ni la bonté ni la douceur n’en faisaient les traits distinctifs. Ces qualités n’apparaissaient qu’à l’état d’éclairs.

Captain Anthony pouvait, selon l’occurrence, non-seulement rester insensible aux droits de l’humanité, sourd aux appels de la victime contre l’oppresseur, mais perpétrer lui-même des actes infâmes, ténébreux, monstrueux.

Or, cet homme n’avait pas une pire nature que les autres.

Élevé dans un État libre, au milieu d’une société civilisée, sous les lois communes qui assurent mêmes droits à chacun, Captain Anthony ne serait pas, selon toute probabilité, descendu au-dessous du commun niveau.

L’âme revêt, du plus au moins, la couleur de l’atmosphère qui l’entoure. Le gouverneur d’esclaves, tout autant que l’esclave même, subit l’action de l’esclavage. Il n’existe pas, sous les cieux, de conditions plus funestes à la moralité, que celles du propriétaire de chair humaine.

Quiconque eût vu Captain Anthony me tendre la main, passer complaisamment ses doigts sur mes joues ; quiconque l’eût entendu me parler d’un ton caressant, m’appeler son petit Africain, l’eût pris pour le père de notre noire colonie.

Mais les faveurs du despote sont capricieuses et transitoires. Rarement elles apparaissent, vite elles s’envolent. Maints ennuis exerçaient la patience du Vieux Maître. À vrai dire, vexations ou plaisirs ne changeaient pas grand’chose à son humeur. Tout enfant que j’étais, je devinais en lui un homme inquiet et malheureux. Ses gestes bizarres excitaient ma surprise, son air triste éveillait ma compassion. Il n’errait guère sans grommeler ; parfois il tempêtait seul, comme s’il se fût agi de tenir tête à une armée. Blasphémant, sacrant, maudissant, on l’eût dit possédé du démon. En guerre avec son âme, avec les blancs, avec les noirs, avec tout, peu lui importait d’être entendu de nous autres gamins ; pas plus que si nous eussions été un troupeau d’oies ou de canards. — Mais quand son front s’enténébrait, que ses sourcils se rapprochaient, que sa crinière se hérissait ; quand le pouce faisait craquer l’index, alors nous filions au large… et bien nous en prenait.

Une circonstance fortuite acheva de m’ouvrir les yeux.

Helen, esclave du Captain, était accourue d’une de ses fermes, pour demander justice et protection. — M. Plumner, le brutal dépravé qui gouvernait les noirs du Captain, avait grièvement outragé Helen. La malheureuse s’était sauvée, elle était venue à son maître ; elle arrivait exténuée, palpitante, suppliante, nu-pieds, nu-tête, les épaules et le cou déchirés, une large plaie au visage. — Le maître, pensais-je, va s’embraser de rage, foudroyer le bandit sous son courroux ! — Il n’en fut rien. D’un ton irrité :

— Ce que tu as eu ! — fit-il, se tournant vers l’esclave : — Tu l’as mérité. Pas un coup de trop ! Décampe ! Retourne d’où tu viens ! Sans ça, c’est moi qui t’arracherai du corps, ton reste de peau !

Je ne compris pas sur l’heure, la philosophie du traitement. Plus tard, elle m’apparut. Il s’agissait d’un principe : l’absolue autorité des conducteurs.

Pour brutal que fût l’accueil, dût même l’intendant doubler la peine soufferte, une juste plainte néanmoins (quand l’esclave avait assez d’énergie pour la formuler) amenait quelque adoucissement dans les procédés des autocrates subalternes. Leur bras, moins prompt à lever le fouet, labourait moins profondément les chairs de la victime.

Bien que repoussés de leurs maîtres, les esclaves ne les haïssaient pas comme ils abhorraient leurs conducteurs et leurs surveillants. Les maîtres avaient beau dépasser parfois ceux-ci en barbarie, manier sans pitié le nerf de bœuf, estropier ou tuer à plaisir : le Maître restait enveloppé d’une auréole de respect.

Captain Anthony, quand s’emparait de lui le diable, n’abandonnait à nul autre le privilége de punir.

Esther, l’aide de tante Kathy, svelte, gracieuse, presque blanche, possédait la beauté : cette malédiction de toute femme esclave. — Ned Robert, fils d’un favori du colonel, aimait Esther. Maints propriétaires d’esclaves auraient, et pour cause, favorisé cette affection. Captain Aaron y opposa son veto. Ordonnant à Esther de rompre avec Ned, il la menaça, en cas d’insoumission, d’un châtiment sévère. Les amoureux n’en tinrent compte. Quant aux motifs du Captain, on les devine.

La crainte de Dieu, l’espoir du ciel, défendaient parfois la femme esclave contre les menées du tentateur. C’était rare ; toujours au pouvoir du surveillant, la dégradation constituait pour elle l’état normal. — L’esclavage n’entend pas autrement les rapports des deux sexes. Et malgré tout, il y avait, grâce à Dieu, des époux qui gardaient la foi.


Revenons au Captain. — Désobéi, il se voulait vengé.

Je fus témoin de l’exécution. C’était le matin ; si matin que personne dans la cuisine ou aux alentours, n’avait encore paru. Je dormais dans un réduit fermé de planches ; des cris déchirants me réveillèrent. Ce que je vais dire, je le vis à travers les fentes de la cloison. Esther, assise sur un banc, avait les poignets liés de cordes ; ces cordes, le bout enroulé à une poutre du plafond, lui tenaient les bras forcément levés. Ses épaules et son dos étaient nus. Derrière elle, Captain Aaron Anthony, courbache en main, lui labourait le corps, accompagnant chaque coup d’insultes grossières. Enivré de fureur, des voluptés du supplice, il le prolongeait, il en raffinait l’atrocité, choisissant la place, y ajustant la sanglée, avec toute l’énergie, avec toute l’habileté d’un praticien accoutumé à toucher le but.

Les épaules d’Esther, jeunes et tendres, ruisselaient de sang ; chaque coup lui arrachait un cri : — Pitié, ayez pitié ! Je me soumets ! — Mais les cris de la torturée exaspéraient les fureurs du bourreau.

Quand il eut satisfait sa rage, Vieux Maître dénoua les cordes ; Esther s’affaissa. — De ma cachette je suivais tout, terrifié, pétrifié, révolté.

Nulle parole humaine, jamais, ne parviendra à stigmatiser l’acte ! — L’acte du satyre, doublé de l’assassin.

L’exécution se renouvela ; car Esther, qui ne mourut pas, continua de rencontrer celui qu’elle aimait.