Mes années d’esclavage et de liberté/1.3

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 10-13).

III

chagrins d’enfant.


Transplanté sur cette partie de la plantation que gouvernait plus spécialement Captain Aaron Anthony, incorporé dans le bataillon enfantin qui m’avait accueilli, le jour néfaste entre tous, je passai sous les ordres de tante Katy.

Elle exerçait sur nous autorité plénière. Esclave elle-même, stricte observatrice des règlements ; revêche, cruelle par nature, recherchant avant tout les bonnes grâces du Vieux Maître — dont, en sa qualité de cordon bleu, elle avait conquis les faveurs — tante Katy trouvait, dans la haute position qu’elle occupait, amples occasions d’exercer sa méchanceté.

Seule entre toutes, elle conservait ses enfants ; elle ne les épargnait guère ; en revanche, leurs portions s’enflaient à nos dépens.

La faim me travaillait de l’aube au soir. Captain Anthony, directeur suprême, au lieu d’allouer une quantité déterminée de nourriture à chacun, livrait les denrées à tante Katy, qui, la cuisson opérée, les distribuait selon son bon plaisir.

La diète consistait en maïs grossier : diète est le mot. Parcimonieusement mesurées, nos portions laissaient plus d’un grain aux doigts crochus de tante Katy. — Il m’est arrivé, dévoré par la faim, tantôt de disputer quelques reliefs au vieux dogue Ralph, tantôt de suivre d’un pas leste Zoé, la fille de service, pour recueillir les miettes ou les menus os qui tombaient de la nappe, alors qu’elle la secouait devant poules, coqs et chats.

Tremper une croûte de pain sec dans l’eau où avait plongé le bouilli, c’était un régal ; sucer la peau desséchée de quelque jambon à moitié gâté, nous semblait un luxe inouï.


On le comprendra sans peine, tante Katy étant donnée, il m’arrivait souvent de l’offenser.

Elle avait adopté un mode facile de châtiment : elle m’affamait.

Je ne sais quel jour, en vertu de je ne sais quel grief, tante Katy me supprima déjeuner et diner.

Bien. À force d’énergie masculine, je tins bon jusqu’au soir. Alors, il faut l’avouer, la dignité s’évanouit, le courage s’affaissa. En guise de pitance, tante Katy, me foudroyant du regard, déclara, tout en coupant de larges tranches de pain et les distribuant aux camarades : qu’elle me tirerait le souffle du corps. J’avais espéré quelque apaisement de sa part, mais lorsque je vis le pain disparaître, les mâchoires de mes compagnons broyer la prébende et leurs visages s’illuminer, le désespoir l’emporta ; je fus derrière le mur de la cuisine, pleurer toutes les larmes de mes yeux.

Tante Katy cependant, et les négrillons, s’étaient éloignés. Je retournai vers l’âtre ; je m’y pelotonnai, l’estomac trop creux pour pouvoir dormir. — Tandis que je songeais, un épi de maïs, laissé par mégarde en un coin, frappa mes regards ; j’enlevai… pas mal de grains, je les fis rôtir sous les cendres, au risque d’être impitoyablement battu. Éclatés, odorants, je les plaçais en un joli tas sur l’escabeau, lorsqu’un pas s’avoisina.

Tante Katy ? — Non, ma mère, ma propre mère bien-aimée ! Oh ses bras, m’y enfouir, moi, misérable garçon abandonné !

Pourrais-je l’oublier jamais, sa fierté native, l’ineffable expression de ses traits, quand je lui dis ma détresse ? Pourrais-je l’oublier jamais, ce mélange d’amour et de courroux ? Comme elle répandit, d’un geste indigné, les grains de maïs ; comme elle les remplaça par un épais quartier de tarte au gingembre ! Quelle réprimande elle infligea, du haut de sa royauté de mère, à tante Katy !

Cette nuit-là, oh ! cette nuit bénie, j’appris que je n’étais pas seulement un enfant quelconque, mais l’enfant de quelqu’un.

Assis sur les genoux de ma mère, je me sentais plus puissant qu’un empereur.

Court fut mon triomphe. Accablé de sommeil, je me retrouvai le matin sans mère, à la merci de cette virago, dont l’ombre seule me glaçait d’effroi.

Ma mère avait franchi douze milles pour m’embrasser, douze milles pour retourner au travail. — Je ne l’ai pas revue. La mort, bientôt après, lui octroya la liberté.

Mon éternel regret, c’est de l’avoir si peu connue ; d’avoir thésaurisé un si petit nombre de ses paroles, dans le sanctuaire de mes souvenirs.

Parmi la population noire de Tuckahoe, seule elle savait lire. Comment y était-elle parvenue, dans ce milieu plus défavorable que pas un ? Son ardeur passionnée pour l’instruction opéra le miracle.


C’est à elle, à ma noble mère, à ma mère esclave, à ma mère au teint d’ébène — non certes à mon anglo-saxonne origine présumée — que je dois et mes aspirations, et ces facultés natives, inaliénables possessions de la race persécutée… et méprisée.