Memorandum premier - 1836

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-117).
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PREMIER MEMORANDUM


13 août 1836. à Paris.



JE m’en vais recommencer un journal. Cela durera le temps qu’il plaira à Dieu, c’est-à-dire à l’ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous débarrasse-t-il entièrement ? Qui le sait ? Le sommeil sans rêves que souhaitait Byron n’était pas une réponse à l’angoissée question de Shakespeare. La lâcheté humaine s’est accroupie derrière Dieu.

Depuis mon dernier journal que j’écrivais en voyageant, il y a un an à pareille heure, qu’est-ce que j’ai fait et que suis-je devenu ? Si j’avais écrit l’emploi de mes jours et les deux ou trois événements qui sont déjà un passé furieusement enfoncé dans le gouffre des choses, et ce que ces événements ont produit en moi ou m’ont arraché, ce serait une assez longue et triste histoire dont je ne conseillerais la lecture à personne, pas même à moi maintenant. Il est des ruines que personne ne voit achever de tomber, des chutes silencieuses. Ce n’est que longtemps après qu’on s’aperçoit qu’il n’y a plus rien où il y avait une existence et que le vide a englouti les atomes du dernier débris.

Mais je mets le silence, cette singerie impuissante de l’oubli, entre moi et le passé de ces derniers temps, et je me prends d’aujourd’hui même et du pied de la date de ce journal.

Éveillé à 8 heures. — Lu le journal. — Pas de lettres. — Levé. — Cacheté une lettre à A... que j’avais écrite hier, la nuit, de peur de l’avoir à écrire aujourd’hui qui est le 13 du mois. Je suis superstitieux en diable et ne veux pas me brouiller avec elle. Ce jour pouvait influer sur nos sentiments à l’un et à l’autre, et d’une manière funeste ; et quoique je n’en fusse nullement certain, j’ai pourtant sacrifié à mon doute. Te voilà bien, nature humaine ! Oh ! Comme je te reconnais là. C’était L. B. qui me demandait dernièrement si je croyais aux nombres de Pythagore. Je n’y crois pas plus que je les nie. Il y croyait bien, lui, et il était Pythagore ! Si c’était en lui superstition, qu’est-ce donc que la superstition ? Les êtres les moins véritablement superstitieux que j’aie connus, dans toutes les classes de la société, étaient les plus foncièrement médiocres, mais tout ce qui est distingué ou qui a seulement des côtés distingués ne peut s’en défendre. En tout état de cause, être superstitieux montre que l’on est capable de profondeur d’impression.

Lu. — Déjeuné. — Habillé. — Sorti. — Passé chez Th... pour mon poignard, auquel il fait faire une gaine en cuivre afin que la lame ne me blesse pas en le portant. Elle traverse un fourreau de maroquin si épais qu’il soit. — Pas trouvé Th... — Allé à l’institut. — Lu D’Ossat jusqu’à quatre heures. Homme fin comme martre et doux comme une hermine, physionomie spirituelle, modeste, et ne manquant pas de fermeté, — voulant patiemment et toujours, et ayant la foi au succès comme tous les forts et les heureux de ce monde. On est étonné du nombre d’efforts, de démarches, de lettres que l’on trouve dans sa correspondance pour amener des changements sans brusquerie dans l’esprit et les résolutions des hommes avec qui il avait à traiter. C’est un serpent de velours qui baise continuellement les pieds du pape et les lui lie torpeusement, sans avoir l’air de bouger. Il me confirme dans l’idée que l’on obtient tout ce que l’on veut des hommes par la persistance sans colère et par l’idée fixe, éternellement reproduite et presque toujours dans les mêmes termes et avec le même accent.

Rentré. — Une chaleur tuante, resté donc tué dans mon fauteuil ; plutôt couché qu’assis. — Pensé à... du fond de mon indolence. — Écouté des harpistes de rue qui sont venues chanter sous ma fenêtre ; leur ai jeté quelque argent. — Dîné avec Gaudin, mon commensal ordinaire. — Pris du café et du curaçao de Hollande. — Si j’étais poëte, je ferais une ode à l’alcool, ce feu de Prométhée qui nous coule la vie dans notre misérable et flasque argile. Oui ! Je ferais une ode, de par Dieu ! si la muse, cette double femme, deux fois trompeuse, ne m’avait abandonné. — Promené dix minutes sous les platanes du palais-royal. Revu X... d’un éclat et d’un animé de poses presque extraordinaires. It is not dream and not reality, mais je sortirai de cette position bicéphale. Je le veux froidement comme je veux tout quand je me mêle de vouloir, ce qui devient de plus en plus rare. — De là au boulevard. — Dit bonjour à C. M. Il m’a semblé qu’elle était triste. — Rentré. — Persiflé un peu Marco Bartholoméo, au demeurant le meilleur fils du monde. — Bu je ne sais combien de verres d’eau sucrée et d’eau de Cologne. — Assez content de ma digestion. — Regardé par ma fenêtre, écrit ceci et vais me coucher.


14 août.


Aujourd’hui dimanche. — Journée vide. — écrit ce matin à ma grand’mère. — Reçu une lettre d’Ernest annonçant l’époque de son mariage. C’est le 1er Octobre que la singulière cérémonie s’accomplit. — Reçu du monde toute la journée. — Dans les intervalles des visites, pris une note dans De Pradt et lu Pausanias. — Dîné avec De Guérin. — Trouvé Th... et sa maîtresse au Palais-Royal. Assis près d’eux et dit toutes sortes de folies et de fatuités. — Achevé le soir au café. — Rentré. — La digestion sans trop de souffrances, mais ennuyé, et sans savoir à quoi briser mes pensées. — Je vais essayer du sommeil. — Je dîne en ville demain, à ce que je crois, et un dîner d’hommes où il fera furieusement chaud par cet énervant temps d’orage. — J’aimerais mieux avoir toute autre perspective que celle-là.

Memo. — Pensé à écrire à X... demain. J’ai déjà trop tardé.


17 août.


je n’ai rien écrit ces deux jours. Les visites, la paresse, mille raisons de cette force m’en ont empêché. On arrive au soir brisé de fatigue et l’on n’a pas le courage de se replier sur tous ces néants qui ont fait un jour.

Éveillé à huit heures, les nerfs douloureux. — Lu le journal. — Reçu une lettre de... par conséquent en bonne humeur le reste du jour. Il n’y a pas d’influence meilleure et plus directe que celle-là sur ma damnée et incorrigiblement impressionnable personne. — Quand donc serai-je usé tout à fait ? — Ce que je sens pour elle est d’une virilité d’affection, d’une profondeur et d’un désillusionnement tels que tous les niais à enthousiasme, ces amoureux qui ont toujours seize ans, me nieraient cet amour intuable, mais du moins dompté.

Levé. — Allé au bain. — les nerfs mieux après le bain. L’eau était froide. — lu une revue. — Étudié Pausanias, dont je ne suis pas plus content qu’à l’ordinaire. Je n’ai pas noté encore dans ces deux énormes volumes une seule réflexion morale. Les détails qu’il donne sur les objets d’art dont il parle manquent de pittoresque. Il ne décrit ni ne peint. Il dit : « j’ai vu une statue de Jupiter », et presque jamais il ne dit comment cette statue était faite. Voilà pourquoi son livre est plutôt un livre d’antiquaire que d’artiste. — ce qui me plaît le plus en Pausanias, ce sont certaines traditions populaires et le scepticisme avec lequel il les reproduit. Il avait trop vu pour n’être pas sceptique. Les voyages et l’observation extérieure doivent entraîner toujours l’esprit du côté du doute, et cela naturellement et sans système. — Après Pausanias, lu pulci (morgante maggiore) en comparant la traduction de lord Byron avec le texte. Assez exacte, mais non mot à mot, comme il s’en vantait. Encore une aberration de cet esprit irrégulier (le moins critique des hommes), qui n’a jamais su juger ni lui-même, ni les autres. Il mettait fort haut cette traduction et le poème lui-même, et l’une et l’autre me semblent médiocres. — Écrit enfin cette lettre à X... le premier anneau forgé de la chaîne. — Habillé. — Dîné. — Au café. — Vu Y... languissante, pâle, en vêtements blancs, très souhaitable, ma foi ! Et qui m’a fait dire comme le cheval de Job : « Allons ! » — Fait une visite à Guérin. Promené avec lui sur le boulevard. — Rentré. — Lu à bâtons rompus, écrit ceci et couché.


19.


La journée d’hier s’est écoulée dans la vie matérielle jusqu’au cou. Déjeuné avec Th... et soupé le soir chez Véfour. Dans l’intervalle, rien fait. — Pensé assommer un conducteur de cabriolet insolent. — Gorgé de thé au café Corazza une partie de la nuit. — Ce matin, pas trop mal levé. — La tête sans la douleur d’usage. — Lu les journaux. — Déjeuné. — Écrit ; — Une vraie avalanche de lettres ! — Aristide Boissière est venu. Causé. N’étais pas en train d’abord, et puis me suis échauffé par le frottement si bien que je me suis retrouvé conversationniste. — Repris mes intarissables griffonnages. — Lu jusqu’au dîner. — Habillé. — Dîné. — Au café. — Puis chez Guérin. — Acheté un bouquet de roses et d’œillets au boulevard. — Parlé de mon voyage en Touraine. Je pars lundi avec Gaudin. Guérin m’a prédit que je m’ennuierais au milieu et malgré les merveilles du pays. Il a peut-être raison. Où diable est-ce qu’on ne s’ennuie pas ? Surtout quand on est moi ? Il faut que je recommence quelque travail autre que ces desséchantes études politiques, que ces notes prises ici et là ; toutes choses qui vous laissent assez de pensée libre et désoccupée pour vous tourmenter et vous ronger. — J’ai certain germe de nouvelle en tête, et de comédie. — Écrire, je l’ai toujours éprouvé, est un apaisement de soi-même. — Rentré. — Écrit à… et ceci, et ajouté au Memorandum pour demain : penser à acheter les tasses à thé de madame…


Samedy. — 20 Août.


Éveillé à huit heures, fort bien portant, plein de vie, de force et de souplesse, sans m’apercevoir que j’ai ces maudits nerfs. — Lu les journaux. — Reçu et écrit des lettres. — Apolline me donne rendez-vous demain de midi à trois heures. « Vous m’oublierez, » m’écrit-elle. En vérité ! … Croit-elle donc être de la nature de ce Lara qu’on voyait une fois et qu’on ne pouvait oublier ? Elle, on l’oublie jusqu’à ce qu’on la revoie, et on la revoit pour l’oublier encore ! Le souvenir est l’ancre du cœur ; les ancres sont de fer, recourbées, et mordent le sable. Ce qui est mou, léger, rond, n’enfonce pas, et les nids d’alcyon flottent gracieusement sur la mer qui ne s’en soucie. Telles beaucoup de femmes. Telle Apolline. De loisir, d’ennui, de coquetterie, pour ne pas avoir un peignoir qui sent bon pour rien, elle a pris un amant, et elle en est lasse, il la fatigue, et cette chétive liaison meurt de langueur, de je ne sais quel marasme, mais sans crachements de sang. C’est de l’épuisement d’être faible, et pas un iota de plus. Pour la sortir de cette atonie, il faudrait la hacher par morceaux et la jeter dans la cuve bouillante de Médée, ce symbole des hommes forts qui donnent aux femmes d’immenses intérêts jusque-là inconnus, la mort et la vie ! Si elle avait eu de la race, peut-être eussé-je essayé, mais elle est incorrigiblement bourgeoise. Je ne perdrai pas mon temps à cela.

Lu Pausanias tout le jour. — Marco est revenu d’Angers, abattu, coulé à fond, foudroyé, sombré ! C’est un cœur de colombe amoureuse dans une organisation de colle à bouche, que cet homme. Et puis des résolutions de premier mouvement, la précipitation qui se jette aux extrêmes, les dépits, les petites fiertés, les repentirs, les peurs de l’action commencée, le manque d’étendue dans l’esprit, il a tout ce qu’il faut pour ne jamais mûrir comme caractère et habileté dans les problèmes moraux qui s’agitent au fond de la vie et la constituent.

Habillé. — Dîné. — Ce soir, allé au spectacle. Vu jouer Gabrielle De Vergy et deux pièces de Molière. Très mécontent des acteurs. Rien n’a racheté la fatigue de quatre heures de spectacle dans une salle chaude et malsainement odorante. — Plus choqué que jamais des efforts que font les acteurs pour trahir la pensée qu’ils doivent cacher, comme si ce n’était pas très facile et très naturel de se trahir et qu’il fût besoin d’affecter qu’un secret échappe ! — D’ailleurs, cela n’est pas vrai que les sentiments se trahissent aussi grossièrement. Un pli de lèvre, un silence, un arrêt de physionomie les révèlent aussi bien que tous ces soulèvements de sein et ces nappes de frémissement qui s’étendent sur toute la surface du corps. — J’ose affirmer qu’il n’y a pas de femme si novice qu’elle soit, mariée depuis huit jours, amoureuse, infidèle, folle de crainte et ayant pour mari Barbe-Bleue lui-même, qui soit assez bête pour se montrer à son mari comme l’actrice (la petite Noblet, la tragédienne juchée sur les pointes de mademoiselle Taglioni) qui jouait Gabrielle l’a fait ce soir. On croit qu’il faut tout outrer pour qu’on saisisse mieux et plus vite. Mais ce procédé ne ressemble-t-il pas au masque des anciens et à leur porte-voix ? — Je prends l’envie de dormir et vais me coucher.


N. B. — les femmes d’un certain âge peuvent aimer les jeunes gens d’un caractère mou, mais les jeunes filles préféreront les caractères énergiques. Est-ce une preuve de ce qu’à vieillir les femmes se dépravent, ou de ce que les difficultés de la vie étant presque toutes résolues pour elles, ces difficultés qui se hérissent devant les jeunes filles, les femmes d’un certain âge n’ont plus besoin que de la jeunesse ?

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18 septembre.


Quelle lacune ! Du 20 août au 18 septembre . Il y aura après-demain un mois que je n’aurai touché à ce journal.

La cause de cette longue interruption est dans mon voyage en Touraine et dans la maladie qui l’a suivi, et dont je ne suis pas remis encore. J’ai tant souffert que sans la pensée de... la seule personne au monde dont l’affliction puisse tout sur moi, j’aurais avalé de l’opium de manière à ne plus me réveiller.

Ce voyage de Touraine ne m’a nullement intéressé ; mais qui peut intéresser un damné esprit comme le mien ? Le pays ne m’a pas enchanté (excepté la route de Blois à Tours), les villes encore moins, et d’antiquités, j’en ai plus vu que je ne puis prendre plaisir à regarder. Je n’ai point de passion pour le moyen âge comme mon ami Trebutien, et je donnerais toutes les cathédrales du monde et les monuments les plus vantés pour une tresse de cheveux de Diane De Poitiers, ou encore mieux de cette florentine, maîtresse de Léonard De Vinci, dont le portrait est au musée et que je ne puis regarder sans tressaillement. Je n’ai trouvé d’impressivement beau que Notre-Dame-de-Cléry, et je n’ai ouvert les yeux que sur la place où le balafré (duc De Guise) tomba assassiné à coups de dague, entre trois portes, au château de Blois. J’ai mis ma main sur le mur où heurta son orgueilleuse tête en tombant, et franchement le souvenir de cette scène tragique a élevé mes esprits et ranimé la partie éthérée de mon être. — J’ai vu prodigieusement de femmes, toutes laides et communes, excepté deux, deux filles du peuple. Une surtout... à Chambord... une tête digne des pinceaux de Raphaël et plus idéalement modeste encore. L’autre n’était qu’une fille de la terre, avec des dents blanches sous de longs anneaux noirs tombant aux joues brunes et des yeux hardis. Un délicieux modèle de courtisane, et qui serait affolante avec une bande en velours écarlate sur le front, à la grecque, et ses larges épaules roulées dans une mantille. Elle sucerait l’or, le sang, la vie ! Elle serait un fléau, un de ces beaux fléaux de Dieu, un de ces Attilas femelles qui ravagent le monde sans épée... est-ce que quelque honnête vaurien ne la tentera pas comme le diable fit de Jésus sur la montagne, et ne l’emmènera pas à Paris, la patrie de tout ce qui est beau ? En vérité, il y aurait plaisir à laver, peigner, parfumer ce bel animal, à le dresser, à lui apprendre son métier de femme et à l’initier à la vie des sensations pour laquelle elle fut créée (à moins que la providence n’y voie goutte) de toute éternité.

Je suis sorti aujourd’hui pour la première fois, me traînant à peine. Le bain que j’ai pris ce matin était trop chaud et m’a affaibli, moi si faible déjà. — rencontré aux tuileries M de F... causé. — Été chez la Graciosa — N’y était pas. — Au Palais-Royal, vu L. S. qui m’a appris que Grunn, sans motif et sans me prévenir, a donné mes entrées à la Porte-Saint-Martin. Je tiens fort peu à ce théâtre où je ne vais point, mais Grunn a manqué de procédé et je lui prépare une éclatante leçon. Dîné avec Guérin chez Copenet (restaurateur, cour des fontaines). — Au café après. — Rien pris. — Monté jusqu’au boulevard ; personne ! — Un soir d’averses, de froid, de nuages noirs, — de l’hiver, sans transition d’automne. Je n’ai jamais vu Paris si triste. — Souffrant au flanc et fatigué, je me suis fait charrier chez moi en voiture. — éÉcrit à Ernest. — Relu un journal écrit l’an dernier à l’endroit de madame P... trop dur pour elle. On en ferait une très vive et jolie maîtresse. — plutôt ardente que tendre, plutôt vaniteuse et coquette que dévouée[1]. — Le moment est bon pour qui veut le saisir. La pauvre femme est broyée sous l’ennui que lui cause son chaste époux. — Remonté le torrent de sensations passées. — Écrit ceci. — Il est deux heures du matin. Je vais dormir.


19 Septembre.


Éveillé assez tard, mais la poitrine échauffée et en assez mauvais état. — Toujours souffrant. L’anéantissement des jours précédents valait mieux que le vague malaise et les noires idées qu’il engendre. — Déjeuné. — Lu les journaux. — Ai voulu me secouer par le travail. — Fini le livre de Bory de Saint-Vincent sur l’Espagne, — un livre substantiel, savant, méthodique, bien fait et écrit avec une rare élégance. J’en ai été plus content que je n’ai l’habitude de l’être des livres que je lis. Du reste, je savais l’auteur un homme distingué (de mœurs bizarres et de hardiesses que le troupeau bêlant des honnêtes gens appelle des vices) et écrivain habile. — Il y a bien des années que je lus son article Feu, du Dictionnaire des Sciences naturelles, et si mon impression dit vrai, cela est, de style, de la plus grande et de la plus rare beauté. — Guérin est venu. Causé de la poésie des langues, qui est tout autre chose que la poésie des poëtes. — Travaillé jusqu’au jour tombant au droit romain, que je n’aime et n’estime que sous le point de vue historique. — Du reste, les romains avaient compris ceci : c’est qu’il importe peu qu’une législation quelconque ait une valeur philosophique et de raison. Les allemands, et nos spiritualistes modernes avec leur allemanderie, ont voulu faire de la législation d’après les notions du juste et de l’injuste les plus éthérées, les plus platoniques. C’est une vertueuse niaiserie. — Le droit politique, c’est la force assez intelligente pour se faire accepter, et rien de plus. Avec les belles maximes connues sur le développement complet (impossible d’abord) des facultés de l’individu, on énerve la puissance et l’action des gouvernements. — Feuilleté la correspondance de lord Byron. — Dîné. — Assez bien. — Mes esprits s’étaient par degrés remontés.

Guérin est revenu. Lui ai lu dans Volupté deux pages superbes et vraies, sans mollesse et traînerie, comme souvent il arrive à l’auteur d’en écrire, et que j’avais marquées. — Lu encore, je ne sais plus trop quoi. — Puis écrit mille bouffonneries à A... sur les événements actuels ou près d’éclore. — Dans cette farce de la vie, rire et railler est encore la plus sage sagesse. — Griffonné un billet à L. S. — Noté l’emploi de cette journée qui ressemble à bien d’autres du côté de l’ennui, cette anticipation de la vieillesse, — et vais me coucher aussi las qu’on peut l’être de soi-même, cherchant la diversion du sommeil.


21 septembre, — au matin.


Hier le 20. J’étais tellement fatigué et consumai une si grande partie de ma nuit à écrire des lettres, que je n’écrivis pas de journal. Ce matin, je vais remplir les vides d’hier.

Levé tard. — Madame de La Renaudière, qui est revenue d’Auvergne, m’envoya son domestique pour savoir comment j’étais. Je suis très content qu’elle soit revenue, et j’irai flâner chez elle un de ces matins. Nous mettrons face à face nos deux mauvaises santés. — Je lui ai écrit un billet, dans lequel j’ai été de la plus grande vérité et naturel, pour la remercier de l’intérêt qu’elle me porte et dont je suis plus touché que probablement elle ne le croit. — Écrit une longue lettre à ma mère, qui me mande que décidément Léon entre au séminaire avant mon voyage de Saint-Sauveur. Ainsi je l’aurai prié en vain d’attendre quelques jours ; il a tout méprisé de mes supplications et il n’a pas voulu retarder d’une heure le moment enivrant où il va s’affubler de la chape de plomb du Dante.


Egli avaen cappe con cappuci bassi
Dinanzi agli occhi, fatte della taglia
Che per li monachi in Cologna fassi.

Di fuor dorate son, si ch’egli abbaglia
Ma dentro tutte piombe e gravi tanto

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Pourtant il y a toute une vie entre nous deux, et une vie d’enfance et de jeunesse, la plus belle, dit-on, et le lien le plus fort ! — L’oubli est plus fort encore, que je sache. Les sentiments se chassent les uns les autres et le creux de la main de l’homme est plus vaste que son cœur. Quand nous reverrons-nous maintenant, mon frère et moi ? Ces jours qu’il n’a pas voulu me donner étaient peut-être les derniers que nous eussions passés ensemble. Nos destinées sont si opposées et la vie nous cache tant d’inattendu ! Moi, je respire les longs voyages. Sitôt que je pourrai allonger la chaîne que la nécessité me rive aux pieds, je le ferai. Je me dévore de rester en place. Lui, une fois prêtre, que deviendra-t-il ? Et quand je songe qu’il a pu se dire tout cela, et que tout cela n’a pas pesé un grain de poussière dans ses résolutions, je reste frappé au fond du cœur de la légèreté de l’homme que je connaissais pourtant, mais dont je n’aurais pas cru que Léon m’aurait fourni une preuve nouvelle et amère. Je l’ai prié à plusieurs reprises, il ne m’a même pas répondu. Je suis resté seul et inentendu comme Roland à Roncevaux. Ô fragiles amitiés de la terre ! Nous avons tous un Roncevaux dans notre vie, tôt ou tard. Nous appelons les absents, nous sonnons de notre cor d’ivoire et en vain ! Ce cor qu’ils connaissaient si bien et qui avait pour eux, disaient-ils, de si poignants appels, cette voix amie qu’ils proclamaient irrésistible et qui les eût ramenés du bout du monde, ils l’entendent qui demande, qui crie, qui meurt d’appeler, et ils ne viennent pas ! Nous teignons l’ivoire de notre cor inutile de la pourpre du sang de notre cœur déchiré. Ce sang dont nous comptons les gouttes, ils ignorent que ce sont eux qui le font couler. Comme Roland, nous ne sonnons plus bientôt à ces vides échos qui nous raillent, nous nous préparons à mourir seuls ; comme Roland, la rage d’être abandonnés ne nous fait pas fendre les rocs de nos épées, mais nous devenons rocs nous-mêmes en attendant que la mort nous ait broyés, sans nous rendre ni plus insensibles ni plus froids !…

le coiffeur est venu. — Puis Guérin, Guérin qui m’a apporté les mémoires de Gœthe que je désirais depuis si longtemps. Il était impossible de me faire un cadeau qui me fût plus agréable, surtout dans le moment actuel. — Causé. — Noir au fond de l’âme et cherchant à donner le change à mes pensées. — C’est pour cela que je me suis habillé et que je suis sorti. — Traversé les Tuileries avec une lenteur un peu tremblante et m’accoutumant difficilement à remarcher. Il faisait frais-froid. — Regretté de n’être pas embossado di mia cappa. — Allé chez la graciosa qui devient invisible. Elle n’y était pas. — Dit un bonjour à la pauvre grand’mère de ce pauvre Fleury. Je ne monte jamais cet escalier sans que le passé me revienne trop. Dîné chez C... à la même table que G... et Q..., mais pas avec eux. — Ce Quemper me plaît. Il est homme du monde, sans grande ambition d’être dans la conversation, mais étant ; il a une parole correcte, châtiée, de bon aloi, et une physionomie fine, piquante et un peu lasse. — Parle peut-être un peu trop bas, ce qui est une ruse (ou y ressemble) d’homme d’esprit qui veut se faire écouter, et ce qui dénote une galanterie très respectueuse avec les femmes, trop respectueuse même. — Au café. — Pris du café et du kirsch-wasser. — Obermana était là comme toujours, mais moins bien qu’à l’ordinaire. — Monté au boulevard. Pas grand-chose en fait d' amaïdées personnes. — Pris une revue en revenant. — L’ai lue. — Pas très content des amitiés littéraires de G. Planche. Le titre était bien, alléchant en diable, mais il fallait ne pas tant faire le vieux juge et dire des malices un peu plus gaies. — L’article sur cette nonchalante et souffrante madame de La Fayette, qui disait : c’est assez d’être, n’est pas ce que je croyais, quoique bien. — Écrit une lettre à ma future belle-sœur, la plus édulcorée lettre qui fut jamais, sucre, miel et lait. J’admire cette puissance un peu fourbe du langage qui est donnée à l’indifférence, et dont elle se voile et dont elle se sert au point de se faire prendre pour le plus aimable intérêt. Prends-toi à cela, pauvre mouche aux ailes luisantes ! Du reste, quoique j’aie écrit en homme civilisé, ne sentant rien et jouant à s’y méprendre le sentir, je n’ai aucune prévention contre cette jeune fille qui peut être bien, — mais une enfant, je crois. Du reste, quelle femme est davantage ? — Mon feu s’est éteint. — J’ai pris froid. — Couché.


Au soir.


Aujourd’hui, éveillé, habillé et devant mon feu à huit heures et demie. — Reçu une lettre de Maria, malade et qui demande un médecin. Je lui enverrai Thébaut. — Écrit un billet à Ap... pour lui annoncer ma visite demain. — Si je ne suis pas trop las, je passerai aussi chez la marchesa qui doit être revenue du 1er septembre, mais qui ne m’a pas donné de ses nouvelles. Elle m’écrivait beaucoup autrefois ; aujourd’hui, elle joue une indifférence complète. Où diable en suis-je avec cette femme-là ? — je n’en sais rien et ne désire pas beaucoup le savoir mieux. — Elle est belle dans toute l’étendue de ce mot, — d’une beauté qui commence à se flétrir, mais qui a encore des jours magnifiques. Elle est spirituelle, habile, railleuse, pleine d’aristocratie avec un hein ? à la Bonaparte au bout de ses phrases, une observatrice presque, enfin c’est une femme hors du commun de toutes les manières. Eh bien, même physiquement (cette grande et presque seule manière dont nous plaisent les femmes), elle ne m’a jamais beaucoup attiré, quoique pour une raison ou pour une autre elle m’ait recherché beaucoup. — Où est le temps où nous passions trois heures tête à tête dans la même loge, n’écoutant pas un mot du spectacle ? J’aime son chez elle. il y règne une liberté charmante et de bon ton, et elle a une grâce moitié coquette, moitié militaire, à faire les honneurs de son salon, dont l'électricité ne manque jamais d’agir sur mon esprit, cette chose ennuyée et si souvent silencieuse, mais pas là ! — Elle aura ramené ses filles. L’aînée (c’est singulier, elle porte le même nom que ma belle-sœur !), cette Clarisse en cheveux noirs, plus passionnée que l’autre Clarisse, aussi fausse mais d’une autre fausseté, qui ne se mettra pas tant à genoux et qui parlera pour moins de quatre pages, devra être embellie, grandie et plus rêveuse depuis son absence. — allons .

Décidément, j'irai demain.

Lu les journaux. — déjeuné. — écrivaillé. — Guérin est venu à son heure ordinaire. — mis au balcon avec lui et contemplé la beauté automnale du temps. — j'avais une envie féminine de sortir, mais je m'étais promis de rester hermétiquement barricadé chez moi aujourd'hui, et je n'aime pas à manquer à mes résolutions. — on se fait des habitudes lâches si vite ! — aussi suis-je resté, m'en fiant à mon chien d'orgueil pour me payer du supplice de la contrariété. — j'ai donné à relier mes mémoires de Goethe, que j'emporterai et lirai pendant mon voyage en Normandie. — travaillé jusqu'au dîner, au droit romain. — le tailleur est venu (mais trop tard) pour m'essayer des vêtements.

L'ai renvoyé. — dîné copieusement et sans mal d'estomac après. — lu une revue en dînant. — pris une note sur l' histoire de la philosophie

de W Ritter. — griffonné une lettre à..., puis lu Machiavel tout le soir jusqu'à cette heure, minuit, « l'heure des apparitions et des songes » . Pensé beaucoup à ce diable de mariage et sans raison, du moins dont je puisse me rendre compte. — memorandum.

demander au libraire les lettres sur l'Italie

du président de Brosses. — good night !

22 septembre.

je suis las de toujours noter le dégoût et l'ennui à chaque page et à chaque jour ! Mais c'est la vie comme elle est faite pour nous, radieuses intelligences, fiers et tristes, oh ! Tristes esprits ! — levé à huit heures. — baigné mes mains dans de l'eau de senteur. — pourquoi ne peut-on ainsi baigner sa pensée ? — lu les journaux. — déjeuné. — commencé la jolie comédie de clizia de Machiavel. La fable en est grecque, mais les mœurs en sont profondément italiennes. Les détails sont charmants de style et d'un immense esprit. — Guérin est venu. — j'ai fait ma toilette pour sortir.

Essayé les vêtements d'hier et les ai renvoyés. — pendant que je m'habillais, Guérin m'a lu le journal de sa sœur, cette pythonisse de la solitude, à laquelle je trouve trop de dieu dans le sein. Si cette fille-là avait souffert de passions réelles, si elle s'était ouvert l'intelligence par le monde comme elle l'a fait par les choses, que ne serait-elle pas, tandis qu'elle n'est qu'une admirable dévote, un fleuve dévoré par la terre à l'endroit même d'où il jaillit. C'est un parti si mélancoliquement pris que cette existence ! Cela fait mal parce qu'on sent que l'âme était là et que cette jeunesse qui décline et se resserre et se confine aux soins obscurs et vulgaires qu'un divin langage relève en vain, « n'a pas lancé une seule fois ses coursiers » , faute d'espace devant soi. — ô pieds du crucifix, si l'on savait ce qu'elle répand de sentiments, de larmes, de cœur, de vie sur vos blessures, que de profanes et coupables poitrines, vides ou déchirées par l'abandon, seraient jalouses, — jalouses de vous .

Sorti. — un beau soleil, et pâle comme les femmes belles. Allé chez L S. — mis une carte chez la Graciosa, malade et plus traînante encore qu'elle ne traîne habituellement. — pris une voiture.

Allé chez A.. Y suis resté longtemps. — causé avec elle de sa vie intime qu'elle me livre maintenant parce que je l'ai pénétrée. — resté si tard que je n'ai pu aller chez la marchesa. je serais tombé au milieu de son dîner. Revenu par les champs-élysées. La soirée m'a semblé triste, mais était-ce moi qui étais triste, ou le temps ? — dîné chez C... — G... et Q... étaient là. Q... a bien parlé, été amusant ; décidément très agréable à rencontrer. — au café. En ai pris, ainsi que du kirsch-wasser, liqueur virginale, forte, sauvage, courageuse et blanche comme Diane, et dont je suis excessivement l'Endymion. — comme Diane aussi, ne nous vient-elle pas des forêts ? — promené au boulevard. Acheté des fleurs que j'ai données à... rencontré B... (Marco.) parlé peinture. à mon avis, il humilie trop Martyn devant le Poussin. Ai dit mes raisons, que je donne comme opinions personnelles, mais non comme vérité. On ne me reprochera pas le dogmatisme en fait d'arts.

En ceci, je suis de mon siècle, individuel et sceptique. — revenu. — fait allumer du feu et écrit à Grunn une lettre qui pourra bien ne pas plaire à son obèse personne, mais tant pis ! — tout manque de procédé sera à jamais fustigé d'importance par moi, qui me soucie fort peu des résultats qu'une leçon donnée peut avoir.

Reçu le plus suave billet de Mme De L R... en réponse au mien. — me prie de dîner samedi ou mardi à mon choix ? — irai-je ? — c'est singulier, je ne puis souffrir dîner en ville avec des femmes.

Je ne dîne bien qu'en dîner de garçons ou seul ; car je deviens un animal diablement égoïste et solitaire. Et puis, même quand je vais dans le monde, j'ai comme un regret au moment où j'y suis et où j'y cause le plus, de ma chambre en désordre, de ma table couverte de paperasses et de mes livres épars.

— c'est le monde, je crois, qui m'a donné l'amour

de la solitude tant détestée autrefois, — intolérable même. à Caen, je ne pouvais rester seul, cela me tuait, et comme (la première année) je ne connaissais personne, je passais mes soirées à rôder dans les rues, le plus souvent avec ce pauvre H...d que j'aimais mieux que rien, tout imbécile bavard et ennuyeux qu'il était ! — écrit ceci. — regardé au balcon le ciel qui n'a pas un nuage et que la lune, cachée par les maisons, blanchit avec mystère au-dessus de ma tête. — pensé à... à cause d'elle d'abord, puis à cause de cette nuit qui m'en rappelle d'autres, écoulées sous un ciel semblable, roulé insoucieusement dans mon manteau. — aujourd'hui, jour pour jour (22 septembre), il y a un an, je passai une partie de la journée les jambes croisées à la turque, sur un tapis, aux pieds de Mme De P...

qui brodait, et m'écoutait, et rougissait sous la peau brune de sa joue, jolie comme cela et orientale aussi au point d'interrompre les indolences d'un pacha. Que fait-elle maintenant, avec ses yeux étranges ? Un génie lui dira-t-il dans son sommeil que je viens d'écrire la première lettre de son nom et que son souvenir m'est tombé... où ? eh bien, où, diable ! Et d' m'est-il tombé ? Pauvres machines que nous sommes et dont le mécanisme nous est inconnu ! Philosophie, tu me fais bâiller ! Je me couche. — bu plusieurs verres d'eau et de vin. Il est deux heures du matin. Bonjour .

25, dimanche.

pas écrit ces deux jours, par lassitude, paresse, que sais-je ? Tout s'explique par le peu d'intérêt de ma vie. — dîné hier chez Mme De L R. Un dîner à huis clos fort agréable. — le mari a été d'une bonté jusqu'à me proposer sa bibliothèque, dont je profiterai, car elle est fort riche en documents sur l'histoire de l'église, que je veux traiter tôt ou tard. La dame a été encore plus bienveillante qu'elle ne l'est toujours, le tout assaisonné d'un petit air maternel qui est fort drôle et qui lui sied à ravir.

Je suis rentré à onze heures. — ai lu dans mon lit. — un peu souffrant et fatigué.

Ce matin, levé à neuf heures. Lu le journal. La presse me dégoûte. Je voudrais qu'on la sabrât et nos constitutions aussi, ces causes journalières de déboires. — je suis radical, mais non démocratique. — la démocratie est la souveraineté de l'ignoble. — on peut m'en croire, moi qui l'ai aimée et dont l'amour a été tué par le dégoût.

Déjeuné. — écrit des lettres, — un abatis ! — répondu à Grunn qui m'a donné des explications sur les faits tronqués par L S. On n'a pas d'idée combien l'étourderie est fille de l'égoïsme. L S, dans ceci, s'est conduit comme un enfant passionné, -en véritable étourdi ! Dit à Grunn que, moi, j'étais pleinement satisfait de ses explications, mais que si lui trouvait les expressions de ma lettre (peu suaves, à la vérité), trop dures, j'étais prêt à lui faire raison comme il sied à un gentilhomme. — j'attends sa réponse, mais qu'il se hâte. Je voudrais partir le plus tôt possible, car je séjournerai à Caen.

Reçu du monde. Aristide F... puis Guérin. Guérin s'en est allé au musée. Resté seul. Pas en train de travailler. Ennui vague, attention distraite, prostration nerveuse. — fait coiffer. — habillé. — mis un temps à cela qu'une femme aurait trouvé long. — la sensation du dimanche est toujours triste pour moi. La vie passée, la vie passée, cette terrible impossibilité de l'oubli, rend ce jour-là amèrement douloureux.

On dirait l'anniversaire de l'abandon. Mais c'est dans l'abandon que l'on connaît sa force, et la force n'est-elle pas quelque chose qui vaut bien encore la peine de vivre ? Sorti enfin. — temps doux et gris. Automnal. — allé chez la Graciosa. -monté jusqu'au boulevard. — n'ai rencontré personne. Pas étonnant, les femmes qui sortent le dimanche sont sans valeur, aristocratiquement parlant. — dîné seul chez C...

mangé énormément, sans angoisse d'estomac après. — allé au café. — B... (Marco) et somegod

(Guérin) y sont venus. — parlé de la littérature ancienne. — B... nous a quittés. — allés, G... et moi, jusqu'à l'opéra. — rôdé au boulevard de Gand, en dégoisant notre saoul des anciens et des modernes. Rentrés au café pour y lire un article, ayant toison et bêlement, du journal des débats,

sur ce demi-quart d'idées qu'on appelle de Lécluze et qu'on vante comme un homme d'esprit. — les livres de cet homme-là sont aussi ennuyeux et fadasses qu'il est possible que livres soient. Ce qui n'est, morbleu ! Pas peu dire. — rentré. Bu de l'eau et écrit ceci. — je vais essayer de travailler.

26, au soir.

réveillé à six heures par Gaudin, que voici revenu de province. — levé à huit. — lu le journal. — reçu des lettres. Une, entre autres, de Mlle De La L (la femme sous peu de jours de mon frère).

Timide, incorrecte, d'une écriture de pensionnaire.

C'est une femme à former, mais qui prendra cette charge d'âme ? -déjeuné. Lourd. Le temps chaud. Je me suis couché et ai fait la sieste.

Réveillé. Bu de l'eau de Cologne dans de l'eau sucrée pour remonter mes esprits. Travaillé. Pris des notes.

Marqué des lectures. Le besoin des connaissances positives, du réalisme dans les aperçus de l'esprit, se fait de jour en jour sentir en moi davantage. — Guérin est venu, — Gaudin sorti est rentré. — causé à bâtons rompus. — habillé. — sortis. — traversé les tuileries dans une heure divine. le soleil se couchait et diffondait ses longues gerbes d'or pur à travers les massifs éblouissants dans leur base de clairière, et sombres et mélancoliques à leur sommet.

Cela nous a pénétrés comme la vraie beauté. — dîné au restaurant italien. Bu du Bordeaux, bon, mais trop vert. Les adolescences ne valent pas plus en fait de vin qu'en fait de jeunes filles. Manquent également de saveur. Allés au café, puis remontés au boulevard. Nous nous y sommes assis. — pris une paire de gants chez la Geslin. Revenu seul.

Une lune albâtréenne et un ciel de taffetas bleu. — travaillé. — pris des notes. — puis pensé à...

j'espère que j'aurai une lettre d' elle demain.

Sans cela, gare l'humeur ! — la nuit commence d'être avancée. Vais-je dormir ou travailler encore ? Ou...

ou... ma foi ! Je ne sais. Oh ! Le moi, le moi, pourquoi faut-il que nous en ayons un ? 27 septembre.

éveillé à 8 heures. — levé. — lu les journaux. — reçu des lettres et en ai écrit. — j'en ai reçu de...

comme j'y comptais, par conséquent assez bien tout le jour. — non plus amusé qu'à l'ordinaire, mais sans ces mortels découragements contre lesquels il faut faire de la force à froid et à calcul. — appris par ces lettres qu'un ancien lien va se dissoudre. — je n'ai pourtant rien à me reprocher à ce que je crois, et s'il se dissout, qui l'aura dissous ? Pas moi, du moins volontairement, car mon caractère calme et inflexible sur les points qu' on a voulu emporter d'assaut n'a pas peu contribué sans doute à ce détachement de ma personne, peut-être peu aimable aussi. — quoi qu'il en soit, et des brisures du cœur, s'il y a quelque chose chez moi qui ait porté ce nom pour une autre que pour...

on soufflette son passé, on renie ce qu'on aimait, on change .

Déjeuné. — essayé d'une sieste, mais des pensées violentes m'ont empêché de dormir. — travaillé, puis fait coiffer, puis causé avec mon visiteur quotidien et bienvenu, Guérin. — dit... quoi ? Des riens. Mais avec les esprits qui nous plaisent, les riens ne sont plus rien. c' est la vie allégée alors ; c'est la pensée détendue comme un arc au repos, -dans les bruyères. — habillé. Sorti. N'ai rencontré personne. — pris G... au palais-royal. — dîné chez Copenet. — Q et De G... y étaient. — le dîner a été gai. — nous avons rejoint ces messieurs qui nous ont devancés au café. — promené au boulevard. Une soirée chaude comme en été. — passé chez la Graciosa en revenant. L'ai trouvée. Ai pris une nouvelle brochure pour cette nuit. — écrit une lettre et fermé ce journal pour lire la brochure en question.

Peut-être n'y a-t-il qu'une mère malheureuse et coupable qui puisse aimer passionnément son enfant. C'est la première fois que manquer à ses devoirs produise quelque chose de plus sublime que ces devoirs mêmes.

29, au soir.

encore un jour tombé dans le gouffre sans qu'il ait retenti là ! — je ne veux pas même me rappeler ce que j'ai fait hier. Pourtant il y a eu des fragments de cette journée qui n'ont pas été perdus puisqu'ils ont été consacrés à la seule personne (une femme, bien entendu), que malgré toutes les distractions, l'étude, les soucieuses pensées, le monde, les irrégularités de la vie, le boire aux torrents les moins purs, l'ennui, enfin tout ce qui influe sur l'âme d'un homme, je n'ai pas désappris à aimer.

Levé tard. Trop dormi. Un sommeil lourd et fiévreux, — mais du moins sans rêves. — lu les journaux. Rien, toujours rien, dans cette misérable politique expectante, que les paniques des gouvernants. — Mme Malibran est morte à Londres en huit jours. Voilà tous les journaux tournés à l'élégie et aux plus prétentieuses apothéoses. Quelle pitié ! — F... en avait été amoureux fou et bien d'autres, mais moi je n'ai jamais compris l'amour pour une histrionne que dans le temps où je prenais la rage de la coucherie pour de l'amour. — je ne l'aurai point entendue chanter, mais après Talma, que je n'ai point vu, qu'est-ce que le reste m'importe ! tout n'est-il pas irréparable ? Déjeuné, — et réduit mon déjeuner de moitié.

Un progrès, car depuis cette sacrée maladie je dévorais comme un jaguar. — il faut que je songe à redevenir de bonne compagnie et sociable. — travaillé.

— lu. — pris des notes, — pas mal, — je pensais

à ce que je faisais. J'avais la force de l'esprit sans laquelle on ne fait que de belles choses manquées peut-être. J'étais attentif. — vers trois heures, coiffé, bouclé, habillé, ganté, fait une visite à Mme De L R. Juré comme un corsaire in petto de ne pas la trouver chez elle. Il me semblait qu'un peu de causerie aurait détendu agréablement mes esprits.

Allé en voiture. Revenu à pied et par le plus long.

-un état vague de pensée côtoyant l'ennui de fort près. — le temps s'est passé ainsi, je ne sais trop comment. Pris Gaudin pour le dîner. Dîné chez Cop... seuls. Trouvé le poëte G... au café, où nous avons avalé du curaçao épais comme de l'huile de baleine, mais un peu meilleur, je m'imagine. — passé la soirée chez la maîtresse de... elle était en négligé et pas jolie ainsi ! Les femmes devraient être toujours habillées, plus ou moins. Quand elles déposent les habits du combat, elles cessent d'être ces fair warriors dont parle Shakespeare. — cependant, je n'ai jamais vu... plus belle qu'avec ses papillotes. Que de fois je l'ai priée de les garder jusqu'au soir ! Mais l'exception est rare (rara avis in terris ! ) rentré.

écrivaillé pour surmonter mes pensées ; du quinquina pour la fièvre ! — il est une heure du matin.

Je viens de regarder le ciel qui est calme, plus calme que moi. — vais-je me coucher ? I quand tu me reverras au milieu du monde, ne me regarde plus et écoute-moi moins encore. Ce n'est pas ainsi que j'étais autrefois, ce n'est pas ainsi que tu m'as aimé. Le monde ne m'a appris qu'à être un esprit léger et frivole. Pour vivre avec ses favoris et à l'abri des coups trop tôt reçus, il m'a fallu railler sur tout et mentir avec grâce, il m'a fallu me croiser quatre griffes de lion sur le sein.

Ii quand tu me reverras seul, ne cherche point dans l'amer dédain du sourire les vestiges d'un changement qui ne menace pas ton amour. Je serai heureux auprès de toi, — heureux d'un bonheur comme tu sais le donner, quoique je l'aie reçu avec plus d'ivresse. Ce n'est ni ta faute, ni la mienne, si les jours passés ne sont plus. En s'en allant, ils ont emporté toutes les joies, n'en laissant qu'une, mais la rendant amère, celle-là, — que ni le temps, ni le monde, ne pourrait à présent nous ravir.

Iii ô Clary ! Toi qui m'es restée quand l'oubli entraînait tous ceux que j'aimais loin de moi, si tu ne me retrouves plus tel que j'étais, pleure sur moi, pleure sur nous deux, mais ne pleure pas sur notre amour, puisqu'il habite encore ce cœur déchiré et froidi. Quand la mort nous aura frappés, il pourra disparaître comme nos poussières, mais il ne cessera pas de subsister. Dussions-nous ne pas nous revoir, ce qui fut moi te restera fidèle, et si c'est un rêve, je veux rêver que nous nous aimerons.

30 septembre.

il est minuit et un quart ; je rentre par un temps clair et glacé. Une belle nuit, mais froide comme celle en marbre de Michel-Ange. Les domestiques sont couchés. — pas de feu. — je suis transi.

Mem. Si je rentre demain tard, ne pas oublier un manteau.

Aujourd'hui, levé souffrant, mais la souffrance a fui dans les deux heures qui ont suivi le réveil. — lu les journaux. — Gr... ne m'a pas répondu. La proposition que je lui fais de nous battre s'il s'est trouvé insulté, ne l'a pas trouvé pressé d'accepter.

Honnête homme ! La vie lui est douce et il tient à sa panse. Ce qu'il y a de plus plat dans la conduite de Gr... c'est qu'il s'obstine à m'envoyer un journal dont je ne veux pas et que j'ai refusé formellement. Mais, à présent, qu'il fasse, qu'il accomplisse la loi de sa nature, qu'il soit lâche autant qu'il lui est donné de l'être, je m'en soucie comme d'un cigare, — comme d'une papillote, destination dernière de cette feuille stupide, sédiment de bêtise et de servilité.

Déjeuné. — reçu une lettre de Léon. Il me donne les plus pitoyables raisons pour justifier son entrée au séminaire avant mon départ pour saint-sauveur, -des raisons qui ne sont pas des raisons. — travaillé jusqu'à l'heure où Th... est venu. Causé.

Reçu une visite de l'abbé Marty. Parlé espagnol, qu'il m'apprend, incorrectement, mais entendu Marty le parler avec cet amour de la langue maternelle dans laquelle l'homme a tout son esprit et tout son souffle. — la langue est dans le sein de nos mères, nous la suçons avec le lait. Celle prise ailleurs qu'à cette source sacrée n'est qu'une gaucherie, que certaines personnes qui sont toutes grâces rendent piquante en la parlant de travers. — G... est venu, puis reparti. — repris mon travail jusqu'à l'heure de dîner. — habillé. — sorti en voiture. — dî né chez C... avec Gaudin. — allé au café. — bu du kermès, feuilles de roses, parfum, nectar d'odalisques, par-dessus les alcools brûlants. — cassé un verre sans confusion. Maladroit, mais en apparence d'aplomb imperturbable toujours. — passé la soirée au concert. Il y avait longtemps que je n'avais entendu de musique ; cela m'a paru bon.

Beaucoup de monde se ruait là, mais je n'ai vu personne qu'on pût honorer de ce regard attentif

qui naît devant la beauté dans nos sceptiques yeux.

-revenu par le boulevard. — rencontré C M... — bavardé. — pris un cabriolet et rentré. — bonne nuit.

1er octobre 1836.

une nuit de fièvre et d'agitations. — levé de bonne heure. — lu le journal. — reçu une lettre de cette malheureuse Maria qui va un peu mieux et qui me remercie de l'argent que je lui ai envoyé. — déjeuné légèrement. — avais froid. Le temps est digne du mois de janvier dans ses plus mauvais jours. — ai fait allumer du feu. — travaillé.

Pris des notes historiques et politiques. — rompant ainsi une chaîne d'idées entraînantes et qui ne demandaient qu'à m'agiter si je n'avais pas résisté, — m'agiter et non m'abattre, ce qui est tout différent.

Lu Pausanias, — douteux comme toujours, mais cependant soumis à l'opinion de son temps et se taisant par cela même sur bien des choses. Parle avec dédain des femmes. Les trouve plus déréglées dans leurs désirs que les hommes (ce qui est vrai) à propos du collier d'ériphyle pour lequel Callirhoé, fille d'Achéloüs, fit tuer Alcméon. — innocente fantaisie ! — Guérin est venu. Pendant qu'il a été là, coiffé et habillé presque. — quand il a été parti, lu une thèse en chirurgie assez bien faite.

J'aime ces matières-là. Elles attirent irrésistiblement mon esprit. Les sciences dans lesquelles on n'est pas versé et qu'on pénètre seulement par échappées,

sont les plus beaux poëmes possibles pour l'imagination des hommes. — j'écris imagination parce qu'elles ne sont que des réalités entrevues.

à cinq heures et demie, monté en voiture. Un temps gris, pluvieux, spleenétique. -allé dîner.

Ces messieurs (G... et Q...) sont venus. Dîné longtemps et copieusement, et couronné le tout d'une bouteille de Graves et des plus joyeux propos, avec une légère nuance libertine qui est à la conversation d'un dîner de garçons ce que le rouge est à une femme : — mis en petite quantité, il anime les yeux et fait très bien ; en trop grande, il rend affreuse et ignoble. — au café, G... seulement et moi. Resté longtemps à cause de la pluie. Mauvaise saison ! On ne peut encore aller dans le monde comme en hiver et l'on reste sous le poids de ses soirées, -lourdes à porter quand on ne peut se promener et que les spectacles sont détestables en acteurs comme en pièces. — ai dit à G... aujourd'hui qu'il était bien heureux (toute idée d'amour à part) de voir chaque jour une jeune fille, — étrangère (c'est je ne sais quel gracieux mystère de plus), de la voir dans tous les détails de la vie domestique, innocente, confiante, gaie, sereine, flexible, d'une puberté incertaine encore, bonne comme une enfant qui sera femme, douée de mille charmes doux, suaves et pâles ; que c'était une vertu d'harmonie pour la turbulence intérieure, comme une paix profitable aux facultés, le dictame des inquiétudes et des ennuis de la vie.

Oui ! L'intelligence doit gagner à cela. Elle gagne en calme, et le calme, c'est la force. Par exemple, gare l'amour ! Car s'il s'en mêle, tout est fini.

Allé chez la geslin ; pris des gants. Convoité un magnifique flacon de cristal ciselé à bouchon d'or pur dont ma fatuité s'arrangerait et peut-être s'arrangera. Les caprices dans mon âme sont aussi nombreux que les plis sur la mer, un jour d'ouragan. -fait un véritable cours

d'éventails. Peut-être en donnerai-je un à ma belle-sœur, symbole de la fraîcheur de mes sentiments pour elle. — tué le temps dans ces graves élucubrations. -revenu. — pris une revue. — lu au coin du feu un article de M De Carné sur l'Espagne, bien jugée, je crois, et avec connaissances réfléchies des pentes certaines de l'esprit européen, qui n'est pas où le fourent nos politiques de moralité et de progrès, dans leur sacré et sot verbiage que Dieu confonde à jamais ! — rêvassé, — puis griffonné ceci et me voici, — griffonnant encore à deux heures et demie du matin ! — j'entends le vent et la pluie à mes vitres, « fous tous les deux comme quand ils luttent ensemble à qui sera le plus puissant » . une nuit triste, triste, — les patrouilles, à de longs intervalles, passent sous ma fenêtre, et jusqu'au pas résonnant et lent des chevaux me paraît mélancolique. — je suis toujours seul à ces heures, et cela ne vaut rien, mais qu'y faire ? Avec une autre, ne serais-je pas seul encore ? N'ai-je pas mon pic au dedans que j'habite, mon pic qui fut un volcan et qui s'est changé en glacier ? — « va dans un couvent, fais toi moine ! » mais non .

Quoi qu'il en puisse coûter, ne donnons jamais démission de nous-même. Le cri d'Hamlet est d'un être faible ; car cet homme incroyable n'a rien de fort, pas même l'esprit, et pourtant (sorcellerie de Shakespeare ! ) n'est-il pas puissant sur nous comme s'il était fort ? 3, lundi.

n'ai rien écrit hier. — je rentrai fort tard, souffrant de la poitrine, et je me couchai. — j'étais allé au concert. — y avais trouvé B avec Mme G, sa cousine. — un monde fou, mais pas d'aristocratie.

Aujourd'hui, levé à une heure. — travaillé. — lu Bulwer. Pas content de l'ouvrage. Ennuyeux et radical. — habillé, et attends Th pour dîner.

au soir.

oublié de noter que j'ai reçu ce matin une lettre de ma mère. Me parle de sa belle-fille, qu'elle dit bonne et d'esprit. Nous verrons bien. Oublié aussi de noter une visite du dr Marty.

J'avais l'intention de faire des visites. Ai renoncé à mon projet à cause du froid. Thébaut venu. — achevé d'habiller. — sorti. — dîné chez C-au café. — été assez sobres pour des gaillards comme nous. — monté au boulevard. — redescendu à cause du froid. — mal en train. — rentré.

C'est aujourd'hui (cette nuit même) que se marie monsieur mon frère. Dans quelques heures la cérémonie va se faire, et deux vies ne seront plus que ... deux. Hélas ! Toujours deux ! L'unité est-elle donc impossible ? Je n'ai pas voulu assister à la triste bouffonnerie, cependant il y aura là de bonnes figures à étudier. Le marié avec son enthousiasme légal, — la mariée avec sa confusion un peu hypocrite, — et les parents contemplant, l'oeil humide, le tableau du bonheur conjugal. — par une pareille nuit, l'église sera froide. Est-ce un présage ? Si je me mariais, moi, quel air aurais-je ? Quelque amour qu'on ait pour sa femme à vingt-six ans passés, peut-on avoir l'air heureux ? on a plutôt l'air triste quand le cœur est heureux à cet âge.

La crainte de tout perdre n'est-elle pas au fond (mais seulement au fond) de nos joies. Oh ! Je ne veux point y penser.

4 octobre 1836.

souffrant extrêmement dès le réveil. La poitrine enflammée et douloureuse, la tête lourde, les nerfs abîmés. — levé tard, vers onze heures ; la pensée aussi mal que le corps. — lu le journal. Rien que des sottises ! — é crit une lettre à Léon. — lu Bulwer.

Toujours mécontent. à part les grands poëtes, je ne crois pas que les anglais puissent faire un bon livre et en aient un. Le subtil génie de la prose leur échappe. — d'un autre côté, le livre de Bulwer est une étude sociale. C'est un livre de nuances. Il fallait à l'auteur plus de finesse d'aperçus qu'il n'en a pour le bien faire, et peut-être une autre position dans le monde pour bien observer.

Il y a dans don Juan, malgré la verve malicieuse de l'auteur et par conséquent un peu exagératrice, et dans quelques pages des mémoires de lord Byron, plus de vérités saisies, plus d'intuition des défauts très personnels de la société anglaise, que dans tout Bulwer qui l'a fait poser devant lui.

Reçu une lettre de Mme De F. Me dit avoir déterré une position avantageuse pour ma protégée Maria. Mais celle-ci est malade, et c'est ainsi que tout va de travers dans ce meilleur des mondes possibles. — réponds à la gracieuse missive par un billet plus gracieux encore. — repris Bulwer. Lu jusqu'au tomber du jour. — il fait un temps affreux ; un ciel bas, noir, du vent, de la pluie, des rafales, du froid ; un temps fécond en mauvaises pensées. — pas sorti. — renvoyé le coiffeur. — rêvassé de ce mariage. Je ne sais pas pourquoi j'y pense ainsi.

Puis à... puis à... sur quelle diable de montagne russe glisse la pensée ! Impossible de l' enrayer

quand elle a pris certaines directions. — allumé la bougie. Lu Bulwer jusqu'à l'ipécacuanha.

Il dit que le ridicule en France s'attache aux manières, et en Angleterre aux émotions. Qu'on ne supporterait pas dans ce dernier pays la chevalerie de Chateaubriand, la grande idole de Jagrenat de nos plus spirituels badauds de France ; que lord Byron fut mortellement déconsidéré par son départ pour la Grèce aux yeux des ladies. -au fait, ce petit enfantillage militaire était assez ridicule. Mais l'amour de l'antithèse égare l'insulaire.

Nous ne pardonnons guère plus aux émotions qu'aux manières inélégantes. (voir les chagrins de

Mme De Staël à propos du dénigrement et de

l'enthousiasme.) la faveur actuelle de Chateaubriand est bien plutôt une moutonnerie ou un parti pris politique qu'un engoûment. — envoyé chercher à dîner.

au soir.

dîné voracement. — mis en colère parce que le libraire n'avait ni les livres ni les journaux que je lui ai demandés. — repris ma lecture, quand H, la maîtresse de... est arrivée chez moi à ma très grande surprise. Elle veut renouer avec... qui ne l'aime plus. C'est une femme qui croit à la puissance des coquetteries, caresses et autres choses qu'on pourrait appeler du fameux mot de Buffon à propos du style ou du geste (lequel des deux ? ) : le corps qui parle au corps.

— ne lui ai pas donné grande

espérance. Quand on a affaire à un homme faible et sensuel, on le grise encore une ou deux fois, mais c'est tout ; — à un homme fort, du moment que le plaisir n'est pas intellectualisé par le sentiment ou l'imagination, on s'avilit à pure perte : les ivresses décolorées et rares que l'on essaie de provoquer sont impossibles.

Causé jusqu'à neuf heures et demie. — H partie, lu encore Bulwer. Il faut que je finisse le volume et que je le rende avant mon départ pour la Normandie. Or je désire partir samedi. — rallumé le feu. — bu de l'eau. — lu les douze premiers chapitres du quatrième volume de Pausanias. — ennuyé jusqu'à la rage comprimée. écrit ceci, et vais dormir si je puis. Fera-t-il assez beau pour que ma fragilité puisse sortir demain ? 5 octobre 1836.

levé souffrant, mais moins qu'hier et aussi tard.

-Théb est venu comme je sortais du lit. — pris devant lui un bain de pieds brûlant et fortement sinapisé. C'eût été un excellent exercice pour un spartiate. — lu les journaux, — puis Pausanias, — puis Bulwer tout le jour. — mon dieu ! Comment s'y prennent les gens qui ont de l'intérêt pour ce qu'ils font ? — coiffé. — essayé des vêtements neufs. Allaient bien. Le culte de la forme se soutient toujours en moi, ce qui prouve que le diable, si vieux qu'il puisse être, ne devient point ermite, et que les proverbes en ont menti .

Car vieux, je le suis, à croire que ce qu'ils appellent mon âme fut forgée le premier jour de la création. Sorti. Dîné avec Gaudin chez C. — au café. — Obermana était magnifiquement pâle ce soir, et des yeux cernés comme si elle se les fût noircis et peints à la manière turque et qui donne tant d'expression au regard. J'ai le plaisir le plus désintéressé à regarder cette femme. — c'est l'impression pure de la beauté, non de la beauté parfaite, car je sais les défauts d'Obermana,

mais de la beauté néanmoins : la beauté n'excluant pas l'imperfection ou les imperfections, mais les noyant dans un ensemble harmonieux.

Monté au boulevard seul. Un temps sale et humide.

-fait une visite à... personne ! — revenu. — rencontré F B promené ensemble. Parlé histoire et de ses travaux actuels. Passé beaucoup de temps à bavarder. — allé chez la Graciosa, pauvre penchée qui se redresse. Très changée. — rentré. — la coupe de l'ennui déborde ce soir ! — pas un jour impuni ! Pas un malheureux jour .

6 octobre 1836.

mieux aujourd'hui que les jours précédents quoique je n'aie pas fermé l'oeil de la nuit. — levé de bonne heure. — reçu une lettre qui me force à partir samedi matin. — écrit un billet à Th. — habillé. — prêt à sortir à une heure, pas auparavant, parce que ces messieurs G et T sont venus. — allé déjeuner au palais-royal. — un temps superbe et chaud, dilatant de souffles printaniers.

cette saison a des caprices charmants et cruels. — déjeuné. — monté jusque chez... — me suis senti une envie irrésistible de dormir et j'ai dormi une demi-heure chez G. — lu ensemble de beaux vers (la mort de Socrate, divin poëme, niveau très élevé, que l'auteur n'a pas repris). — allé chez la Geslin. Fait mes emplettes. — retenu une place à la diligence. — passé, d'habitude, chez la graciosa.

pas trouvée. — rejoint Gaudin chez moi. Dîné. Pris du café et du kirsch-wasser, puis au concert. — j'ai donc échappé par la musique et quelques beaux vers, à cette vie matérielle qui m'a pressé aujourd'hui de toutes parts. — trè s content du concert. — remarqué une femme digne du pinceau de Murillo pour le genre de beauté. — ah ! Mon dieu ! Mon dieu .

Que c'est beau d'être beau ! — moins impressionné pourtant par cette femme que mon ami M De G.

Il m'est arrivé une plaisante aventure en allant à ce concert. Une femme (entretenue sans doute), bien mise, brune, jolie hardiment, des yeux noirs, mince (trop mince même), est passée près de moi.

L'ai regardée, mais sans affectation. Alors elle a rebroussé chemin, m'a suivi, et me joignant bientôt m'a dit bonjour en me tendant la main avec une grâce, un aplomb et une désinvolture parfaite. M'a saisi le bras. J'ai cru pendant tous ces préambules qu'elle me prenait pour un autre et je l'ai laissée s'enferrer, mais point ! Elle ne confondait mon moi avec celui de personne. M'a dit m'avoir rencontré et (elle a cité juste) et brief m'a engagé à aller la voir. M'a dit son nom et son adresse. — n'est-ce pas singulier ? Non qu'une femme raccroche un homme dans la rue, mais qu'il y ait quelque chose de personnel à cela, lorsqu'on n'a jamais parlé à cette femme et qu'on ne l'a pas même remarquée ? Revenu du concert par le boulevard. — soirée fraîche.

— la pluie est tombée au moment où je quittais G. — 

jeté dans un cabriolet. — rentré. — causé avec... — écrit ceci. — appris que Mme De L R ne peut me recevoir demain. Vais lui écrire pour lui soupirer mes adieux.

7 octobre 1836.

levé bien portant. — lu les journaux. — écrit à

Mme De L R. — pris un bain de pieds. — déjeuné.
— écrit à T pour mon poignard. — soldé des

notes. — que tous les diables d'enfer emportent les commissions ! Reçu une visite de L S. — appris que Gr a menti par peur et que lui, L S m'avait dit vrai. La bêtise et la lâcheté combinées ne peuvent guère aller plus loin. — habillé. — sorti. — acheté un tablier pour A et un bonnet de voyage pour ma seigneurie. — allé chez Mme F. — l'ai trouvée. —

— puis chez la  marchesa. 
— je croyais qu'elle

me boudait, mais non ! Les persiennes étaient fermées, et l'on m'a répondu qu'elle ne revenait de Nogent qu'à la fin du mois. — revenu. — dîné. — allé au concert avec G et De G. — une cohue indigne et un mauvais choix de musique. Dandies, furieux, lions y abondaient, mais n'ai pas revu la jeune femme d'hier. — rentré, — et dans les angoisses de l'emballage jusqu'à ce moment. — il est trois heures du matin. J'aime mieux ne pas me coucher que d'être agité sans dormir comme je le serais si je me jetais sur mon lit. On me réveillera demain à quatre heures et demie. Mais je ne dormirai pas.

Je quitte donc Paris, et pour combien de temps ? Le moins longtemps possible. Les conditions nécessaires à une existence, même de quelques mois, en province, me manquent trop. Cependant... mais non ! Tout est irréparable. — Paris ou les longs voyages, voilà ce qu'il faut à un homme aussi ennuyé et aussi vieux que moi. — cette vie de Paris convient si bien à l'ennui des passions trompées. — on marche si nonchalamment sur le sol que tout ce fusain ne garde pas votre trace. Des relations qui se nouent et se dénouent comme une jarretière (emblème souvent ! ), un désaimer facile, des détachements pleins de grâce qui allègent la vie, un scepticisme charmant, et puis cette profonde indifférence qui est l'amabilité suprême, — car les êtres passionnés tourmentent la vie de tout le monde, les indifférents, au contraire ! — quelques mensonges sans importance et sans effort, phraséologie en harmonica à l'usage des gens civilisés, et ils sont aimables comme cette Mme De Vernon (dans Delphine) , l'idéal de la femme des sociétés perfectionnées, la figure la plus fine qui ait jamais été tracée de main de femme ou d'homme, et qui était autrement difficile à attraper qu'une physionomie passionnée, primitive, forte, saisissable en gros et surtout par le mouvement. Je ne crois pas que les littératures du monde moderne aient produit rien de plus achevé.

J'ai rencontré aujourd'hui un homme qui ressemblait tellement à... qu'on aurait dit une vision. Je ne puis rendre l'impression de cette ressemblance. C'était... c'était fou. Si je le rencontrais souvent dans le monde j'en serais fâché, car je lui ferais des avances singulières et comme je n'en veux faire à qui que ce soit. La mort, sans doute, qui frappe toutes choses d'une grande manière, la mort a donné à cette ressemblance le pouvoir qu'elle a eu momentanément sur moi. Si... avait vécu, qu'aurait-elle produit ? Cependant les ressemblances me dominent toujours, je ne sais pourquoi ; il ne faut qu'un trait, un mot prononcé comme l' autre

le prononçait, une analogie quelconque pour que je la démêle sur-le-champ et que mon intuition me mate aussitôt. Je le disais un jour à... qui s'en fâcha, ne comprenant pas ce panthéisme de sympathies mystérieuses. Plus une femme a de cœur, moins elle a d'étendue d'esprit. Mme De L R me niait cela aussi l'autre jour, ou sans le nier, le ravalait.

« je serais très peu flattée de cela » ,

disait-elle. Mais pourquoi non ? Qui donc est vous en vous, madame, pour que votre vanité dise : « je ne veux pas que vous aimiez cela en d'autres qu'en moi, quoique cela ne soit pas différent ? ... » enfin, l'influence en question est tellement grande sur moi qu'un nom me rend plus bienveillant, et il y a des personnes pour qui je ferais beaucoup de choses parce qu'elles portent un certain nom, et sans autre raison que celle-là.

Et maintenant je ferme ce livre que je ne r'ouvrirai qu'à Caen. — la pluie tombe à torrents. — regardé à travers mes vitres ; pas une étoile ! Et le jour ne paraît point encore. Ces départs sont tristes.

Je désirerais rouler maintenant.

à Caen, 11 octobre 1836.

je suis depuis deux jours à Caen. Ces deux jours, je les ai passés sans les noter, mon journal étant resté derrière moi avec une partie de mes bagages. — je l'aurais eu, que j'eusse voulu oublier encore de les noter. — ils ont été trop pleins de choses irrévélables.

levé vers onze heures. — je me lève tard parce que je lis étant couché, ce qui vaut mieux que l'agitation de la pensée, cause ordinaire d'insomnie.

-habillé. — descendu. — dé jeuné avec des huîtres.

-lu la dernière brochure de M De Bonald, que je ne connaissais pas. — écrit une longue lettre à G... — lu les journaux. — repris mon volume jusqu'au dîner. — dîné. — causerie du dessert avec Aimée. — fini le volume de De Bonald. — lu de l'anglais. — la soirée s'est écoulée ainsi. — un temps de pluie et de vent ce soir, mais ces deux jours précédents il a fait très beau. Cependant je ne suis pas sorti encore.

12 octobre 1836.

une nuit pleine de rêves pénibles. — levé souffrant à onze heures. — feuilleté la correspondance de Byron. — habillé. — descendu. — déjeuné. — les nerfs en mauvais état, par conséquent l'humeur sombre. — lu jusqu'à trois heures avec une telle voracité que j'ai avalé un volume in-8 degrés de 368 pages. — les journaux sont venus. — ils ne contenaient rien d'intéressant. — l'Espagne patauge toujours dans les mêmes horreurs. — couché une demi-heure à cause d'une douleur au flanc. — relevé et repris ma lecture. — je lis avec acharnement ici. — le passé m'y parle avec trop de violence pour que je m'abandonne aux impressions des lieux qui m'entourent. Je plonge ma tête dans la pensée d'autrui pour éviter la mienne, encore ne l'évitai-je pas toujours ! — dîné. — causé une heure avec Aimée, mais n'étais pas en train de glisser sur cette molle pente de la causerie ; — il m'aurait fallu une idée qui se fût emparée de moi et m'eût secoué, chose dont j'ai besoin. — je suis inerte. — cela vient peut-être de ce que, depuis mon arrivée, je n'ai pris aucun excitant. — je ne puis plus vivre seulement de ma propre vie, quand une passion ne me lance pas. Cela est triste, si jeune ! Mais cela tient à la vie que j'ai menée : old mortality.

je viens de lire un volume encore, mais in-18. — la soirée n'est pas avancée. Je travaillerais, si je n'avais pas l'esprit trop abattu pour écrire. — qu'un peu de musique me ferait de bien, et j'en manque ! — le temps est à la pluie. L'indolence me possède toujours et je ne suis pas sorti. — ne sais même pas quand je sortirai. — cette ville m'écrase ! Je n'aime que les campagnes de ce pays-ci.

Proverbe écossais : il ne faut pas donner à un fou un bâton pointu.

23 octobre 1836.

levé à neuf heures. — moins souffrant qu'hier, mais pas bien encore. — descendu. — déjeuné. — lu jusqu'à trois heures, sans m'interrompre que pour changer d'attitude, de mon lit à mon fauteuil.

-les journaux, — aussi insipides qu'à l'ordinaire.

-reçu une lettre de Gaudin. — m'apprend que Th m'apportera l'eau Addisson demandée et les autres objets. — repris ma lecture jusqu'au dîner.

-dîné. — causé l'heure d'après en buvant de l'eau-de-vie dans de l'eau pour me remonter. — pas sorti. — un temps capricieux et froid. — ma vie est d'une monotonie dont j'ai bientôt assez. — griffonné une lettre à mon frère Ernest. — recommencé de lire et écrit ceci dans mon lit, appuyé sur le coude, à la manière antique. Il est tard. Différentes pensées me dominent. une

suffirait.

Caen, 21 octobre 1836.

je n'ai rien noté ces jours-ci. Je les ai passés en lectures à peu près continuelles excepté depuis l'arrivée de Th. Sorti avant-hier avec lui pour la première fois. — souffrant et triste. — hier mieux, et même tout à fait bien. — sommes allés à Lucque (Luc) au bord de la mer. — nous étions six. — promené longtemps sur les grèves. — le temps était de la plus éblouissante pureté. — mes nerfs se sont retrempés à ce souffle marin, plein de sels pénétrants, qui nous frappait la figure alors que nous fendions l'espace, en tilbury découvert lancé au galop. — la mer était d'une sérénité charmante, bleu pâle, sans vagues, sans frange d'écume au bord, se divisant par lames légèrement soulevées. — je l'ai vue rarement aussi calme. — deux voiles filaient à l'horizon, sous le soleil, gracieux triangle de lin. — l'air, ce spectacle, l'immense étendue de la côte, le bruit du flux, tous ces accidents bien-aimés m'ont causé l'impression la plus vive, une de ces impressions que la nature nous donne et que les beaux-arts sont impuissants à produire... si ce n'est pourtant une musique forte comme, par exemple, l'entrée de clairons dans l'ouverture de Guillaume Tell. -bu l'eau salée dans le creux de ma main comme une libation de reconnaissance après tout ce temps passé en exil de l'océan, père des choses, et de ses rivages .

Dîné. — un fougueux repas de garçons, avec accompagnement de vins et d'alcools. Bu prodigieusement et resté froid et sombre au milieu de toutes ces têtes qui sautaient comme des poudrières. — fumé, pour ma part, quatre cigarettes. -revenus fort tard. — un temps acéré de froid, mais une lune fabuleuse de clartés vives.

-le paysage superbe à quelques endroits. Hérissé de clochers normands (moyen âge) déliés et fins comme des aiguilles. — fait le chemin à bride abattue. Rentrés à Caen vers onze heures. Allés au café Tison, beau nom pour un café, cet incendiaire quartier général de la jeunesse. — joué au billard, déraisonné, et avalé trois bols de punch au kirsch-wasser. — retourné vers une heure chez un de nos convives, le docteur A.

-trouvé sa sœur, délicieuse brune, au teint bistré avec des couleurs (par moments) frêles de fraîcheur comme une rose du Bengale, qui avait la patience de nous attendre. — rebu du kirsch. En ai absorbé incalculablement. Pas gris pourtant. Resté là jusqu'à deux heures du matin, et pas couché avant trois.

Aujourd'hui les nerfs sont dessus dessous, mais la vie a été plus haut que les nerfs, elle a battu son plein, comme la mer faisait hier devant moi, et l'intensité des sentiments a vaincu les sensations douloureuses. — j'ai passé une partie du jour avec... et nous n'eussions pas même regardé les mondes quand Dieu les aurait mis à nos pieds ! — les autres femmes, que sont-elles en comparaison de celle-là ? Ce qu'est la plus pâle des primevères à la plus brillante des étoiles. ô étoile de ma vie, lève-toi toujours dans mon cœur ! Et maintenant pas un mot de plus ! Je ne veux plus écrire aujourd'hui une pensée qui ne soit pas elle et qui fasse ombre sur son souvenir.

26 octobre 1836.

je suis à Saint-Sauveur depuis deux jours. — j'ai été encore mieux reçu de mes parents que je ne m'y attendais, quoique je m'attendisse à l'être bien.

-impression des lieux, nulle. — la patrie, ce sont les habitudes, et les miennes ne sont pas ici, n'y ont jamais été. — mes malles n'étant pas ouvertes, je n'ai pas écrit.

Aujourd'hui, éveillé à sept heures. — levé. — fait la barbe. — ouvert mes malles. — rangé. — tisonné.

-rêvassé. — enfin, usé du temps. — commencé une longue lettre à Guérin. — achevé de m'habiller.

-dîné. — causé à bâtons rompus. — monté chez moi au crépuscule. — achevé ma lettre. — descendu.

-M R était au salon. — causé. — ai manqué de sang-froid à cause du mouvement des idées qui m'entraî ne toujours. — quand donc ne ferai-je que ce que je voudrai, chose plus difficile pour moi que de faire ce que je veux ? — soupé. — causé encore.

-dit des folies. — remonté chez moi, — et vais me coucher et lire Goethe.

28 octobre, au soir.

rien écrit hier, sans intérêt et par paresse. — aujourd'hui éveillé à sept heures. — levé à huit et demie. — pas de lettres, pas de journaux.

Ignorance complète de ce qui se passe à Paris.

Le temps a cessé d'être beau. La pluie est tombée, et le vent du nord siffle et flagelle. Les nuages sont lourds, et la bourgade inondée a un aspect désolé. — déjeuné. — monté chez moi. — fait du feu et lu le premier volume des mémoires de Goethe. C'est un allemand malgré tout son génie, que cet homme.

-il était devenu d'airain, une espèce de Talleyrand poëte pour la sécheresse du cœur, sur ses vieux jours, ai-je lu quelque part ; mais il a commencé par l'amour allemand, l'amour contemplatif, l'amour à la Werther qui s'ébahit d'aise à regarder une Lolotte beurrant des confitures à des marmots d'enfants ! — je ne suis guère touché de cette naïveté dans un grand homme. — il y a des gens qui pleureraient d'attendrissement à cela, mais pas moi, et pourtant j'ai su aimer et être jeune aussi .

Ces mémoires (jusqu'ici du moins) manquent de ce qu'en France nous entendons par esprit. des réflexions assez fines y circulent de temps en temps sur l'appréciation des facultés. — par-ci, par-là, quelques mots sur les beaux-arts et la nature. — du reste, rien qui sente l'en-train du génie. — remarqué une fort belle comparaison sur les amours qui finissent : — c'est une bombe tirée la nuit : elle trace une parabole étincelante et se confond avec les astres comme un astre de plus, mais elle s'éteint et ne s'éteint que pour en tombant éclater. — ainsi quand un amour finit, il brise en s'éteignant. Cela est très beau, très vrai, et d'analogie très complète, et je ne me rappelle que l'idée, relevée sans doute par le style dans l'original.

J'ai été une partie du jour obsédé de mille pensées troublantes. — j'ai pu à peine les dompter, et longtemps elles m'ont dominé par la volupté et la douleur, ces deux belles filles qu'il faudrait sculpter dos à dos et nouer dans la même ceinture. — j'ai désiré et souffert. — pensé à... pensé à l'avenir, le long avenir, — puis à cet hiver avenir encore. — pourrons-nous réaliser nos projets ? ...

-ici, j'ai vécu avec elle. est-ce pour cela que j'y suis poursuivi de souvenirs ? Dîné. — ma vie n'est qu'un mensonge. J'ai été gai ce soir. — il est venu des hommes. Joué jusqu'à neuf heures et gagné. Des jeux magnifiques à prouver la vérité des proverbes, si j'en avais la superstition. — encore une forte tête superstitieuse, Goethe ! Il croyait à tous les présages et aux plus mystérieuses communications. — à neuf heures, repris une longue lettre à A commencée. — lui parle de ma vie ici, de M plus jolie que jamais, mais naturelle avec moi, ce qui prouve la finale de l'oubli, mélancolique et rieur enfant de la légèreté du cœur humain. Tant mieux ! Du reste ; elle sera moins malheureuse.

écrit ceci, — et vais me coucher et lire un peu.

Il est minuit et demi.

interrompu et repris le 5 novembre.

je ne marche que par saccades dans ce journal.

Depuis le 28, ma vie s'est singulièrement dissipée. — visites, dîners, jeu, et au milieu de tout cela le vide du cœur et de la pensée, enfin l'existence de province. Le soir arrivait, et dans le néant de chaque jour je n'avais pas le courage de le noter.

Cependant j'ai lu et écrit, mais seulement des lettres. — G devient d'un laconisme ennuyeux, et De Guérin fait pis : il ne répond pas. G ne me mande rien de nouveau, si ce n'est l'arrivée de la sœur de B et la rencontre dans le même logement de la vicomtesse A, au cou superbe de grosseur, de force sculptée et de blancheur bleuâtre. Nous irons chez elle probablement.

J'ai fini les mémoires de Goethe. — beaucoup moins intéressants que je ne croyais. — le voyage d'Italie qui les termine est beaucoup mieux, mais Goethe y parle trop (du moins pour moi) des objets d'art qui le préoccupaient beaucoup dans sa jeunesse. J'aurais mieux aimé des impressions d'un autre genre, mais ces diables d'allemands vivent d'une vie admirative et je ne comprends pas que la critique (à part les sciences) puisse exister dans ce pays-là. On y a trop le besoin d'admirer.

Mes parents sont toujours pleins de bonté douce et d'attentions. Rien ne trouble et ne troublera, j'espère, notre harmonie. — j'avais cru trouver ma mère plus changée. Au physique elle ne l'est presque pas, si ce n'est du front, qui a un peu vieilli.

Je vais m'habiller pour dîner. — me suis habillé.

-lu l' histoire de la révolution française

par M De Cony. — allé dîner chez ma tante. — bu d'excellent Bordeaux, qui n'a pas noyé l'ennui.

-revenu chez Mme De... causé avec beaucoup d'impétuosité. — dit mille bouffonneries. — soupé.

-écrit ceci, et vais me coucher et lire dans mon lit.

7 novembre.

lu hier toute la journée. — habillé le soir. — descendu au salon. — un peu souffrant et d'une grande indolence. — à cause de cela rien noté.

Aujourd'hui, éveillé à huit heures. — pris un bain de pieds. — lettres et journaux. — cette folie de Louis Bonaparte est pitoyable. Ce sont là des conjurés de collège auxquels il faudrait donner le fouet... — j'aurais cru Paretto et Fialin De P compromis dans cette échauffourée, mais ils auront trouvé cela trop bête, car j'ai vainement cherché leurs noms.

Lu Cooper dans mon lit jusqu'à onze heures.

-levé. — habillé. — lu encore. — dîné. — pas content de mon appétit, qui est toujours vorace et que je dois mater si je ne veux point gagner ce malséant embonpoint dont j'ai toujours eu horreur.

-bu de la liqueur après dîner et fumé une cigarette.

-allumé du feu et repris Cooper. — nul intérêt dans cette lecture et à peine de l'attention. — le souvenir de... me dominait entièrement et remuait en moi des flots de tristesse. — à quatre heures, R m'a apporté une lettre qui était d'elle.

-toujours la même, toujours ! Je n'ose penser à ce que deviendrait ma vie si ce dernier cœur allait changer aussi, mais je ne crains pas...

non ! Je ne crains pas... car si je craignais, je...

je ne le dirai point devant vous, chastes étoiles !

resté sous le poids de cette lettre jusqu'à l'heure où je suis descendu au salon. — M De Saint-Q est venu m'offrir son tilbury pour demain. — accepté.

-je vais à Sainte Colombe. La marquise D'H y sera.

-la connais seulement par ouï-dire, à travers les malveillances de province qui, comme certains cristaux colorés, décomposeraient la lumière.

-n'en veux rien penser avant de l'avoir vue. — reçu ma cargaison de liqueurs et le manuscrit de Germaine que je ferai lire à Léon. — fait une visite à ma tante, la mère des sept douleurs à l'en croire. — cette femme a la fureur d'être malheureuse. — je me suis plongé dans une excellente bergère devant un grand feu et l'ai écoutée patiemment gémir comme une élégie, dans un état qui tenait de l'ennui et de la résignation, silencieux, les yeux à moitié clos et la main jouant avec le gland de mon bonnet de velours noir. — rentré. — soupé. — pris une espèce de grog composé de sucre, d'eau-de-vie et d'eau chaude, un puissant digestif, j'en réponds ! — monté chez moi. — feuilleté certains papiers avec une inexprimable tristesse. — aujourd'hui a été un jour fatal pour ce diable de sentiment qui amollit et par conséquent ne vaut rien. — fini Cooper.

-vais me coucher, et de peur de cette grande souffrance trop connue et redoutée, l'oisiveté dans l'insomnie, je lirai probablement encore, jusqu'à l'arrivée du frère de la mort, qui sans les songes dont il est rempli serait aussi beau que sa sœur éternelle. — il pleut au dehors et mon foyer s'éteint. felicissima notte !

10 novembre.

passé les jours précédents à Sainte-Colombe. — vu la marquise D'H, une inconsistent woman !

-nul débris de beauté : un oeil flétri, un teint plaqué de blanc et de rouge, du bavardage sans esprit et des manières pleines de prétention. — absence complète d'aristocratie enfin. — je crois avoir déplu considérablement à la dame, car elle ne m'a pas prié d'aller chez elle à Paris, chose dont je ne me pendrai pas, connaissant comme je le fais le salon de cette catin dévote et carliste. — elle a vu dès les premiers moments que je ne grossirais pas le nombre de ses courtisans, et j'ai imprégné le peu de paroles adressées à elle d'une forte dose d'ironie, reprenant en sous-œuvre ce qu'elle disait et l'exagérant jusqu'à l'absurde. — après le thé, assisté à des conversations littéraires vraiment curieuses. De la critique comme celle du marquis et de la bégueule de l' école des femmes.

-que ce pauvre Guérin aurait souffert en écoutant cela ! Moi je riais, mais ce rire était triste. On jaugeait les bêtises. — revenu ennuyé et avec des torrents de mépris pour tout ce que j'ai vu et entendu.

N. B. — ce qui me frappe le plus en province, c'est le faux.

Aujourd'hui, réveillé souffrant après une nuit agitée. Une torpeur plutôt qu'une douleur de tête, et des déchirements dans la poitrine. — lu les journaux. Rien de neuf, si ce n'est le succès de Gomez et de las carlistas en Espagne, et l'arrivée du danseur Guerra à Paris, baladins parfumés et baladins sanglants. — repris l' histoire de la révolution par M De Cony. Mauvais livre, sans style, où respire l'esprit de parti le plus outrecuidant et où l'on vomit l'injure contre le duc d'Orléans, afin d'en éclabousser son fils. Mais vaine tentative ! Cet homme sans passions n'appartient qu'à l'histoire des temps futurs, qui rendra justice à sa prodigieuse intelligence.

Levé vers midi. — habillé. — joué avec les chats et les ai observés jouer. — commencé une lettre. — dîné, — assez bien. — pris du vin de Malaga et du kirsch-wasser. — sorti dix minutes dans le jardin. — les objets extérieurs, mais surtout une pierre et un poirier qui n'ont pas changé depuis mon enfance, m'ont rappelé les jours passés. — je m'étonnais de n'être pas ému de souvenirs qui auraient ému un autre que moi. Je ne l'ai été en remontant ainsi la chaîne de mes jours qu'en arrivant à l'époque de mon amour pour... mais aussi ç'a été la vie pour moi et une affreuse, délicieuse et profonde vie, profonde comme les mers ! — elle m'a fait homme. — tordre le cœur épuise les larmes de l'enfant. — les meilleures épées (celles qui flamboient aux mains des archanges) sont tordues. Il en est ainsi de nos âmes. Quoi que je devienne maintenant, je porterai les marques de cette vie passée. à moins de m'anéantir, Dieu lui-même ne pourrait pas l'effacer.

Donné des manchettes à blanchir. — reçu une visite de Saint-Q. — ennuyé doublement par moi et par les autres. — monté chez moi. — rêvassé.

-plein de pensées qui cherchaient à déborder et que j'ai retenues, mais douloureusement, comme on retient son haleine dans son sein. — ah ! Dès demain je balaierai mon esprit de ce limon du fond des eaux, en me jetant à quelque idée qui soit le souffle de toute cette écume que je veux répandre et sécher sur les grèves d'une imagination devenue aride. — traduire, penser, étudier, attirent l'attention et la maintiennent. C'est excellent pour le tous-les-jours. — mais quand on a de certaines facultés, un esprit violent, ce fragment de poëte que je sens en moi, il faut parfois autre chose qu'une étude sévère. Il faut se jeter en dehors pour s'affaiblir. Il faut ouvrir les veines à cette imagination torturante et la plonger, comme Sénèque, dans le bain chaud où elle finira par mourir.

écrit à Th-puis à G-puis à Léon. — pensé à... et aussi à Paris et à notre vie écoulée et qui ne recommencera plus, du moins dans les mêmes termes. H est venu et m'a demandé un avis comme à un avocat. Fort heureusement, le point de droit n'était pas difficile. M'en suis débarrassé honorablement et sans embrasser ma cliente, une jeune fille pourtant. — soupé. — causé au coin du feu avec ma grand-mère.

-souffrant toujours. écrit ceci, et je prends l'envie de dormir.

12.

lu. — écrit. — travaillé toute la journée d'hier.

-le soir très souffrant et couché sans avoir écrit de mon journal. — pas sorti que dans le jardin.

J'ai commencé un conte (Bruno). c'est une soupape à certaines idées qui m'obsèdent. J'en écrirai un bout chaque soir. — aujourd'hui levé toujours souffrant, après une nuit pleine d'affreux rêves. Le temps qu'il dure, le rêve est une réalité ; et après qu'il est évanoui, le souvenir n'en fait-il pas une réalité encore ? Habillé. — lu les journaux. — il y avait dans les débats une lettre sur l'Espagne infiniment remarquable. — de qui est-elle ? Je ne sais. Elle est signée A G. — sorti dans le jardin. Un temps meilleur qu'hier. La terre est mouillée des pluies tombées, mais du moins le soleil a brillé jusqu'à une heure d'après-midi. — rentré à cause du froid après ma promenade. — lu et corrigé le manuscrit que je dois envoyer à Léon, afin qu'il ne se crève pas trop les yeux dans un pareil griffonnage. — écrit ceci, et vais dîner, ce qui peut passer pour un déjeuner dans les habitudes de Paris.

au soir.

dîné. — n'ai mangé que des huîtres de rocher. — lu jusqu'au jour tombant. — pas sorti. — rêvassé.

— réfléchi sur ma vie ici. Il me serait impossible

de la faire durer longtemps, malgré l'amabilité vraie de mon père et de ma mère. — j'ai besoin de Paris, peut-être parce que je ne suis pas heureux. — en province, il faut vouloir le mouvement ; à Paris, il vient vous trouver, ce qui arrange fort un caractère aussi indolent que le mien. — souffert de l'estomac et des nerfs. — pris de l'éther dans de l'eau sucrée.

— continué l' histoire de la révolution. 
— ma

mère m'a envoyé chercher pour jouer. — perdu. — soupé.

— Causé au dessert, mais non longtemps. — remonté chez moi. — écrit ceci, et vais me jeter au lit et lire.

21.

interruption du journal pendant quelques jours.

— ma belle-sœur est arrivée, et depuis ce jour j'ai dissipé mon temps sans en rien retenir. à peine si j'ai lu. — j'ai usé la vie à dire des balivernes comme une femme et avec des femmes. combien

vit-on dans la vie ? Mais à présent je retourne en grondant à mon antre.

les premières politesses sont faites, et je ne suis pas assez intéressé par ce que je vois et j'entends pour sacrifier à cela mon besoin d'être seul et de travail.

Hier, dimanche. — fait éveiller pour aller à la messe de six heures. La nuit dure encore à cette heure dans la saison où nous sommes et j'aime cette messe dans l'obscurité. On voit le jour blanchir peu à peu les vitraux de l'église ; l'autel seul est éclairé par les cierges, le reste est dans l'ombre.

à peine si l'on distingue les femmes d'ici, le capuchon de leurs mantelets sur leurs têtes. Tout cela a un caractère mélancolique qui me touche. C'est aussi une impression d'enfance. — lu hier la revue des deux mondes. il y avait une lettre de Mme G Sand. — pleine de verve de style à certains endroits, mais d'un républicanisme de mauvaise tête, à la Rousseau, et d'expressions analogues, ce que j'ai en détestation et en dégoût.

23, mercredi.

avant-hier je n'achevai pas le memorandum du jour interrompu pour faire ma toilette. Comme je l'ai écrit à cette coquette d'A s'habiller, babiller et se déshabiller, voilà une partie des graves occupations d'ici. Hier, c'était gala.

Je ne mangeai point, par respect pour les femmes et pour les baleines de mon gilet, deux choses d'une égale importance. Le soir, je pris ma revanche et dévorai comme un crocodile, si bien que je m'endormis en vrai monstre repu. — depuis que je manque de cet excellent café de Corazza, spirituel et divin breuvage, j'éprouve une véritable torpeur d'Anglais après mes repas ; c'est le pont qui conduit au sommeil.

Aujourd'hui éveillé à huit heures. — lu dans mon lit. — levé. — pas déjeuné. — descendu au salon.

-causé et lu les journaux. — spleenétique toute la journée. — dîné et défendu vigoureusement mon ami G qu'on attaquait indirectement avec la malveillance des esprits de province. J'aurais dix mille lances comme Guillaume le conquérant, que je les romprais pour lui. — il n'y avait là que la belle-mère de mon frère et ma belle-sœur.

Après dîner, resté quelque temps dans le salon à causer par amour de la taquinerie. — bu du genièvre.

-monté chez moi. — j'avais laissé des lettres s'amonceler sans y répondre. Y ai répondu fort au long sans faire autre chose jusqu'à neuf heures. — soupé. — remonté. — travaillé à Bruno. écrit deux pages. — le froid m'a pris, mon feu n'allant pas. Je crois que je vais me coucher et lire dans mon lit. — le temps a été froid et vibrant de longues et tristes rafales du vent du nord. — je ne suis pas sorti. J'attends le sec pour me hasarder à me promener.

24, jeudi.

éveillé à huit heures. — lu dans mon lit l'organisation judiciaire, de Bentham, livre bien fait, le meilleur ouvrage de l'auteur et qui a résisté dans mon esprit à une seconde lecture. — habillé. — continué ma lecture. — les journaux ne sont pas venus aujourd'hui. — après Bentham, lu Shakespeare jusqu'à l'heure de la toilette. — avant dîner, reçu une lettre de..., une de ces lettres qui influent sur mon humeur le reste de la journée et qui consolent de l'ennui de vivre. — dîné.

-sorti après dîner. — le temps était sec. Beaucoup de vent et un soleil d'hiver. Le froid m'a saisi.

-fait une visite à ces dames D. Elles m'ont donné d'excellent café, et je suis resté à causer chez elles jusqu'à neuf heures. — rentré. — soupé. — pris du grog pour animer mes esprits déjà fort excités. — raillé ma belle-sœur. — monté chez moi. Mon feu s'était éteint à m'attendre. — couché. — écrit une lettre dans mon lit et ceci enveloppé dans mon manteau.

bonsoir !

le 25.

éveillé à huit heures. — pas levé, écrit et lu dans mon lit. — envoyé un billet à Alfred B pour le prier de me prêter quelques livres dont j'avais besoin. — pauvre B, sa femme est extrêmement malade, il la quitte à peine. Est-ce qu'il l'aimerait assez pour que ce lui fût un affreux malheur de la perdre ? Quelle vie changée que celle de cet homme ! Il a à peine trente ans et le voilà éteint, calme et serein, cultivant les fleurs, un peu la musique, chérissant la solitude. Quelle série d'idées, quelle réflexion, quelle transformation intérieure l'a conduit au point où il est arrivé ? Est-ce la fatigue ? Je crois que la fatigue et l'ennui décident d'à peu près tout dans la vie des hommes, à une certaine période de leur existence, mais on va bien loin encore quand on est lassé .

Levé. — lu les journaux. — il y avait la seconde lettre sur l'Espagne, dont la première avait été si remarquable. Aussi intéressante que la première. — reçu un billet d'Alfred B en réponse au mien.

-sorti dans le jardin. Un temps gris et couvert, avec disposition à la gelée, que je préférerais de beaucoup aux pluies continuelles qu'il fait ici.

-commencé une vie de Buffon par Condorcet.

-j'ai envie d'étudier un peu Buffon, sous les rapports du style, quoique ce styliste ne m'ait jamais plu.

-mais peut-être ai-je tort ? Je me romprai à cette lecture. Il faut cesser d'être exclusif, rude combat que j'ai à me livrer.

Dîné. — un damné dîner maigre ! Nous suivons rigoureusement ici la règle catholique. — ai combiné du kirsch-wasser et du curaçao et ai avalé le tout en guise de digestif, ce qui ne m'a pas empêché d'avoir un furieux mal d'estomac. — une souffrance vague, la paresse, l'ennui, m'ont fait rester dans le salon. — il est venu du monde. — je me suis couché, à moitié assoupi, à moitié triste, sur le canapé. — la nuit est tombée. — des fragments de vie écoulée se présentaient à mon esprit. L'âme souffrait plus que le corps. Après une lutte dont personne n'a pu se douter, j'ai demandé ma lampe et suis monté chez moi. — j'ai écrit une longue lettre à G pour me soustraire à certaines idées.

-repris et achevé la vie de Buffon par Condorcet. — pâteusement écrite, avec abus de mots vagues, abstraits, sans couleur.

Nulle recherche des influences de la vie sur le talent. De la critique générale sans profondeur et sans application intelligente. — en somme, une pauvre chose, comme tout ce qu'a fait Condorcet, je crois. — c'était un homme dont toute la valeur personnelle consistait dans un esprit de parti d'une énergie, d'une persistance et d'une abnégation incomparables.

Je n'ai pu veiller, je tombais de sommeil.

26, samedi.

éveillé à huit heures. — lu et écrit dans mon lit jusqu'à onze. — levé. — habillé. — descendu. — pas de lettres. — lu les journaux. — perdu le temps à diverses choses. — dîné. — fumé. — rêvassé une partie de l'après-midi. — à quoi ? D'abord à...

alpha et oméga de toutes mes pensées. Mais qu'elles meurent à la place où elles naissent, et que le monde, ce troupeau d'esclaves sans cœur, les ignore à jamais ! — triste, — maussade comme le temps ; — des pluies éternelles et un vent de résonances funèbres. — payé une boîte qu'on est venu m'apporter, une solide boîte pour mes vagabonderies.

-fait ma toilette. — sorti. — passé deux heures chez ces dames D. Causé mais sans entrain. — achevé le soir chez M D M. — pas joué. — revenu las, et couché.

27.

aujourd'hui (comme c'était dimanche), levé à six heures et demie pour la basse messe du matin. — rêvé à bien des choses pendant qu'on la disait, toutes choses du passé. — revenu. — un temps de pluie comme à l'ordinaire. — ce maudit temps ne finira donc pas ? — fumé deux cigarettes. — causé une partie de la matinée avec ma mère, et joué avec un chat, le plus voluptueux animal qui fut jamais.

-achevé et cacheté une lettre commencée. — dîné.

-après dîner, R est venu m'ennuyer de ses insignifiances pédantesques. — fumé. — descendu le soir dans le salon. — il est venu du monde. — causé un peu (comme on cause en province) sans renvoi de la balle. -ma belle-sœur avait les yeux fortement cernés ce soir, ce qui donnait beaucoup d'expression à son regard. — jusqu'ici je ne l'avais pas vue aussi bien qu'hier. — resté d'indolence jusqu'au souper dans le salon. — songé. — ma santé est excellente. — raconté des histoires de spectres et d'apparitions après souper. — remonté chez moi.

-fait causer sur beaucoup de gens du peuple connus dans mon enfance ma vieille Jeanne, une espèce de bonne qui n'a jamais quitté la maison de ma mère. — l'ai renvoyée à minuit et me suis couché.

Coutances, samedi 3 dé cembre.

la semaine entière s'est passée en dîners. On appelle cela fêtes dans ce pays. J'étais tellement las de ces brouhahas de chaque jour et la tête si lourde chaque soir, que je n'écrivais point et me couchais. D'ailleurs quoi écrire ? Si cette vie durait, que deviendrait l'intelligence ? Ce ne serait pas même une manière douce et bonne de se faire stupide.

J'ai joué l'Alcibiade tout ce temps. J'ai bu plus que ces normands grands buveurs. Ils s'étonnaient qu'un efféminé de ma taille, un damoiseau de Paris, résistât mieux qu'eux aux liqueurs fortes. — et cela a été cependant. Mais j'ai fini, et je vais revenir à mon système de sobriété pythagorique, -sans grand effort, comme je fais toutes choses.

Quand on n'a goût à rien, on laisse aisément tout.

Je suis arrivé aujourd'hui à Coutances pour voir mon frère. — arrivé à quatre heures de matin par une tempête effroyable. — nous sommes sur la côte et nous recevons le vent de première main. — levé tard. — habillé. — sorti. — allé chez Léon. — l'ai trouvé bien portant et heureux, heureux au delà de toute expression, — renouvelé sur tous les points. L'ai quitté renversé, confondu, mais enchanté pour lui que je ne peux pas ne point aimer, enchanté de le voir dans des dispositions d'âme et d'esprit d'une placidité et d'une suavité si parfaites. — cela durera-t-il ? Voilà la question qui fait revers.

je souhaite pour Léon qu'il y ait dans la religion et ses pratiques un élément de fixité et de durée pour les âmes comme la sienne, vives et agitées. — il m'a demandé un livre de prières que je lui achèterai demain. Qu'il prie par moi et pour moi s'il ne prie pas avec moi. j'aime les prières, non que je croie à leur efficacité, mais parce que prier pour quelqu'un, c'est penser à lui.

la ville est vieille, à petites rues, à maisons basses ; le tout enveloppé dans une pluie fine et dense et recouvert d'un ciel sombre et gris m'a paru d'une indicible tristesse. — et d'ailleurs voyager (et voyager seul comme je fais, sans un être, pas même un chien, qui me suive,) me rappelle la définition de Mme De Staël qui disait les voyages le plus triste plaisir de la vie.

— n'ai-je pas laissé des morceaux de mon cœur

derrière moi ? Ai supprimé le déjeuner, — pris seulement un bouillon. — allé voir ma tante, malade et ennuyée.

— rentré. — lu jusqu'au dîner et pas ressorti de

la journée. — pensé à... et à mes amis de Paris avec une mélancolie inexprimable. — Th recevra ma lettre demain, — une lettre folle et railleuse autant que je suis nerveux et morose, ce soir. — pour ne pas succomber sous le faix intérieur, continue courageusement de lire, mais l'attention lâche. — dîné. — ai mangé une moitié de poulet et du céleri. — après dîner, repris ma lecture. — l'ai poursuivie dans la soirée. — puis ai écrit à ma mère sous l'impression de ce jour d'isolement et de souffrance, mais non une lettre intime. — depuis longtemps, je n'en écris plus les jours où j'aurais le plus besoin de confiance et d'abandon. — tracé ce memorandum avec une plume d'auberge, dans une chambre d'auberge, bien nue, auprès d'un feu qui s'éteint. — vais cacheter ma lettre, me coucher, et je lirai dans mon lit.

dimanche, 4 décembre 1836.

aujourd'hui mieux qu'hier. — les nerfs relevés et l'esprit aussi. — éveillé à neuf heures. — lu Shakespeare dans mon lit. — levé. — le coiffeur est venu. — habillé (avant de m'habiller, j'ai écrit une lettre à Mme...). Prêt à midi, — avalé un bouillon debout (mon déjeuner actuel) et sorti. — le temps est toujours gris, bas et humide, mais il se contient assez (comme ils disent ici), et la pluie ne tombe qu'avec le jour, vers le soir. — allé voir Léon. — causé. — madame ma tante m'a fait dire qu'elle était trop souffrante pour me recevoir. — fait une visite à un de mes camarades d'enfance marié et qui m'a présenté à sa femme, — blonde comme du café au lait, pas jolie, mais de cette laideur qui parle aux passions infimes plus que la beauté même. — rentré. — ressorti pour une autre visite chez Mme P D. a dû être jolie, celle-là, quoique je l'aie vue assez confusément. — pèche par le front qui manque d'intelligence, mais c'est peut-être là le front que doit avoir la femme. Je ne crois point, si je me rappelle bien les belles statues grecques, qu'elles aient le front développé. — suis allé sur le boulevard. — pas mal comme promenade, mais sans grandeur. — revenu par la ville, une laide et ignoble ville, de par saint Patrice .

-acheté du papier à lettres et de la cire. — ai traversé la cathédrale qu'ils disent un morceau magnifique ; c'est possible. Je ne me connais point en architecture. Mon impression brute a été à l'avantage de cette cathédrale, parce qu'elle est vaste et que l'espace est ce qui me touche le plus dans les églises et dans tous les monuments. — les vêpres finissaient, ce bel office catholique qui évoque en moi par l'heure et par la psalmodie des mondes de souvenirs.

Rentré à l'hôtel. — la pluie commençait à tomber, une pluie dense, subtile, incessante, lente, raies de petites perles fines, mélancolique parure des jours d'hiver. — le vent recommence de souffler sa grande plainte, sa sonore lamentation. — fait du feu, et écrit ceci avant dîner.

au soir.

ai reçu avant dîner une visite de F M. M'a prié à dîner pour mercredi. — j'irai. — dîné fort tard, — toujours de l'appétit, — beaucoup plus qu'à Paris ; cela tient, je suppose, à la différence de l'air. — après dîner, tombé en angoisse d'ennui et de désespoir. — pourquoi ? Je ne le sais pas ; pourquoi cette fièvre puisque la vie est toujours la même ? — rêvassé et bataillé contre moi. — écrit des lettres, — un courrier énorme ! — travaillé fort avant dans la nuit et jusqu'au matin, je suppose, car j'entends les coqs chanter dans les cours. Il me prend envie de dormir.

lundi 5.

assez bien dormi et sans rêves, du moins pénibles.

-éveillé à huit heures et demie. — levé. — cacheté des lettres. — lu Shakespeare et le commencement du voyage de Quin jusqu'à onze heures. — le coiffeur est venu. — habillé. — sorti. — porté moi-même mes lettres à la poste. — acheté un livre de prières pour Léon. — allé le voir jusqu'à trois heures. — lu ensemble (c'est lui qui lisait ; je ne me sens plus le courage de lire ce que j'ai écrit), le commencement de Germaine, cette désolation des désolations. — nous lirons ainsi tous les jours jusqu'à la consommation de ce triste livre. — revenu chez moi. — le temps est à la pluie, mais à la pluie furieuse. G, un de mes camarades d'école à Caen, est venu me voir. Il vit dans les boues des environs, chez sa mère, une exigeante chienne, je m'imagine. — n'est pas trop malheureux, m'a-t-il dit, et ses joues roses m'ont bien prouvé qu'il ne mentait pas et qu'il ne connaît point l'ennui.

Vases d'élection que toutes ces coquilles d'huîtres ! ... et pourquoi faire le dédaigneux du bonheur qui suffit à d'autres ? Les choses et eux sont en harmonie, ils sont dans l'ordre ; nous, nous n'y sommes pas ! N'ai-je pas vu dernièrement le cousin de G heureux aussi de promener tous les jours un chien en laisse ? Celui-ci ne dépense-t-il pas son activité dans des occupations semblables ? Il tirote des perdrix, craint les rhumes, met sa casquette à table, ne boit pas, n'embrasse que ses sœurs, et pour le moment porte le deuil de Charles X.

Après G, M P est venu me prier à dîner pour demain. — il faut bien que je dîne chez lui sous peine d'impolitesse. J'y dînerai donc. — d'ailleurs il faut que j'étudie la femme de ce sot probable qui l'échappe belle s'il n'est qu'un niais. — il a fait le sentimental, et moi d'emblée, moi, « indifférent enfant de la terre » , j'ai bravement prêché pour mon saint, le sans-émotion, le blank dead.

— dîné. — pourquoi,

depuis que je suis ici, suis-je plus sombre après le dîner qu'auparavant ? Influence de la digestion, j'imagine. — écrit une immense lettre à Gaudin, dans laquelle je lui fais un long portrait de ma belle-sœur, — un long portrait dessiné sans mollir avec la plume de bronze de l'histoire et assez de verve dans l'expression. — lui ai demandé s'il va chez la comtesse Abrial, la dudu de lord Byron, mais à trente ans.

Ma lettre écrite, relevé mon feu, — tisonné, — bu un verre d'eau et de vin, maudit breuvage, mais je ne veux plus boire d'excitants. — marché dans ma grande chambre d'auberge. — pensé à... moins agité qu'hier soir à la même heure, mais pas tranquille encore. Les spectres de la vie sont les souvenirs. — écrit un peu du Bruno.

— nulle

abondance, nul entrain. Il est vrai que pour aucune chose, je n'ai d'ardeur en commençant. — écrit ceci. — puis in bed !

mardi 6.

une journée dépensée en soins extérieurs. J'étais encore couché que l'on est venu me dire de la part de Léon qu'il sortirait avec moi à dix heures et demie. — levé, coiffé, — habillé. — à dix heures et demie au séminaire. — revenu chez moi avec Léon. — lu ensemble jusqu'à midi. Il m'a quitté.

— porté une lettre à la poste et exploré la ville,

dont je n'ai pas été plus content qu'à la première impression. — rentré. — fait ma toilette. — passé jusqu'à l'heure du dîner à lire avec Léon, et lui ai laissé mon manuscrit. — allé dîner. — décidément

Mme P est encore un très souhaitable débris de

jolie femme. — la couleur de ses yeux me plaît

— bleu de mer-et la force de ses cheveux

châtain-clair derrière sa tête. — la bouche est ce qui aurait le plus souffert du soufflet du temps, quoiqu'elle soit jeune encore, mais malgré tout c'est une pâle turquoise fort bonne à mettre à son doigt. — s'intéressant de curiosité pour toutes choses qui tombent dans sa monotone et ennuyeuse vie et en scindent le flot obscur et lent. — en dehors de tout mouvement d'idées actuel. — elle n'a pas lu notre-dame de Paris, l'opinion de sa société l'en empêchant. — au bout de tous les actes les plus innocents de la vie, il y a toujours la balise de l'opinion de sa société que l'on ne franchit pas en province, fond de mœurs d'une hypocrisie dont on est puni par un ennui affreux.

— je comprends (quand on a du temps de reste) qu'on

vienne en province passer un hiver, ne fût-ce que pour couper avec de l'ironie ces barrières de fil si respectées, ces fétus qu'on prend pour des murs de granit. — ce fil, comme on le donnerait bientôt à retordre aux maris ! Je suis sûr qu'on ferait une belle raffle de toutes ces pauvres créatures qui n'ont que leurs enfants à aimer. Il y a de ces baisers que j'ai vu donner à des enfants qui étaient de terribles actes d'accusation dressés contre les pères. Les garanties de la vertu des femmes en province sont dans le niveau général de la société, — explication des succès de garnison. — quand il y a un scandale dans une petite ville, qui le cause ? Quelque jeune homme revenu des écoles, qui tranche un peu sur le fond commun des habitants de l'endroit et qui cessera d'être redoutable quand il commencera de leur ressembler.

Mais qu'un homme habitué au séjour de Paris ou aux voyages (les voyageurs ont une supériorité nette sur les autres hommes aux yeux des êtres sédentaires et nerveux comme les femmes) habite six mois une petite ville, qu'il soit un peu et même extrêmement singulier dans ses opinions, mais très convenable dans ses manières (éclairant toujours ses opinions par un côté, jamais par deux, et les laissant insoucieusement tomber, la province n'aimant pas la discussion et voulant s'éviter le dérangement de comprendre), dur jusqu'à la férocité dans ses jugements sur les choses et encore plus sur les personnes, mais froid jusqu'au plus complet dédain (tuant avec la parole comme avec la balle, sans se passionner), grave et intellectuel (il faut cela au dix-neuvième siècle) dans les habitudes de la matinée sur lesquelles on vous fait une réputation, mais homme du monde en mettant son habit, le soir, et faisant la guerre au pédantisme de toutes les sortes, — exprimant des opinions austères en morale avec des paroles légères et railleuses, et des légèretés (ne pas outrer cette nuance) avec un langage solennel, — de façon qu'on ne sache jamais où l'on en est quand on écoute, — pas gai, et ne riant jamais que pour se moquer, le rire étant alors une preuve évidente de supériorité ; pas mélancolique non plus : un homme mélancolique n'est aimé que d' une femme, — ne faisant jamais comme les autres, parce que les autres manquent presque toujours de distinction et qu'il faut marquer la sienne non pour soi-même, mais contre eux, — se posant hardiment absurde parce qu'il y a très souvent du génie dans l'absurdité, — poétisant la beauté s'il est laid et l'humiliant s'il est beau, tout ce qu'on possède perdant de sa valeur immédiatement et les thèses égoïstes étant ridicules à soutenir, — bien tourné et ayant du regard (on se fait d'ailleurs du regard comme de la voix (à force de chanter) quand on n'en a pas), et si ces deux qualités ne se rencontrent point, toutefois et dans toute hypothèse, d'une élégance irréprochable et d'une vraie lutte de recherche avec les femmes.

Nullement galant (mot qui n'est pas encore démonétisé en province) et traitant les femmes avec ce beau don de familiarité que Grégoire Le Grand possédait, — attaquant par la vanité habituellement, et par le mépris de l'amour avec les femmes passionnées ou tendres, — tout cela relevé d'une magnifique impudence et appuyé sur une grande bravoure personnelle, et si un pareil homme n'est pas, comme dit Bossuet, un ravageur, ou plutôt une révolution battant monnaie dans toutes les chambres à coucher, j'accepte le nom d'imbécile et me crache moi-même à la figure comme observateur.

Resté la soirée chez Mme P. Elle regarde toujours son mari quand elle avance quelque chose, non par sentiment, mais par peur. — lui ne se gêne pas et la bourre. — elle n'a pas l'air malheureux cependant, mais on pourrait la rendre très malheureuse en lui persuadant qu'elle l'est ou doit l'être, et alors... mais pourquoi ces pensées ?

— rentré. Lu quelques papiers envoyés par Léon et

un chapitre de l' imitation qu'il m'avait recommandé de lire. L' imitation est un livre sans saveur pour moi. — j'en sais plus long sur l'amour que l'auteur du livre, à ce qu'il me semble. — rêvassé. — pas en train de travailler. — écrit ceci et couché.

mercredi 7, au soir.

levé à neuf heures. — un temps meilleur que les précédents. — écrit deux lettres et lu Shakespeare jusqu'à l'arrivée du coiffeur (onze heures). — coiffé. — habillé et allé au séminaire. — resté jusqu'à trois heures avec Léon, qui (dieu merci ! ) avance dans sa lecture. Il est profondément entré dans le second volume de Germaine. revenu, et lu une heure les considérations sur le dogme générateur de la piété catholique par l'abbé Gerbet, — défense ingénieuse et logique, mais dont il faudrait contester les points de départ, donnés beaucoup plus par l'histoire que par la raison. Or, c'est par de la raison et du raisonnement que l'auteur voudrait enlever les résistances, et une fois acculé à l'histoire, il combat de là, mais n'a plus de retranchements. — sorti. — dîné chez F M. — un dîner d'hommes. — quels hommes, bon dieu ! — me suis ennuyé à avaler ma langue, et, fidèle à mon système de sobriété, n'ai pas bu. — j'ai été fort content de moi, car j'ai aussi peu parlé que possible et par monosyllabes. — les convives étaient des avocats et des notaires qui ont dégoisé adjudication tout le soir. Du reste pas une idée, pas un mot, pas une accentuation, qui sortît du bourbier du commun.

Fatigué d'observer cela, j'ai clos les yeux à demi (ce qui est le comble de la distraction pour moi) et j'ai pensé à autre chose. — il y avait là pourtant le phénix du troupeau d'oisons de l'endroit, l'avocat D D. — physionomie spirituelle et souffrante physiquement, — mais un ton détestable, et n'a rien dit que l'on pût remarquer. Je ne pense pas que ce soit une tête bien forte, en le mesurant par ses opinions politiques. On m'a assuré qu'il était républicain. Que si c'est un talent de phrase, words, words, words, nous n'en avons pas eu aujourd'hui la moindre révélation.

Il m'a adressé la parole une ou deux fois, mais j'avais résolu de fermer cette main trop souvent ouverte et de ne pas jeter la précieuse semence de la pensée aux cailloux du chemin. — ai conservé sang-froid et empire sur moi-même, si bien qu'ils ne peuvent pas dire qui je suis, si ce n'est une taille de spectre vêtu de noir et une figure très dédaigneuse, comme le mari de Marie Stuart dans Walter Scott dont le portrait sévère et gracieux poursuit très souvent mon souvenir.

Joué toute la soirée. — ai perdu, mais peu. — le jeu est une bonne chose dans le monde de province. C'est un rempart. Il est moins intéressant pour soi que préservant des autres. — la femme de F M a presque de l'habitude,

— elle ne

s'étale pas trop mal dans un fauteuil. Du reste n'a que des côtés physiques sans beauté mais non sans puissance.

— sa sœur est tellement mal de toutes façons, que je

n'en parle pas. — rentré. — repris ma lecture de tantôt et vais la continuer dans mon lit.

En répondant aux rationalistes, M Gerbet (dans son livre du principe générateur), toujours dans l'histoire au lieu d'être dans la philosophie, se révolte contre l'assertion de M Damiron que : la première loi de la société (à l'origine des choses) étant d'avoir immédiatement des principes positifs d'action, il était de la sagesse divine de les lui donner en la constituant, de les lui donner par grâce prompte et spéciale. C'est pourquoi le rôle de révélateur a dû succéder pour Dieu à celui de créateur, non qu'à cet effet il ait pris visage et corps, etc, etc.

M Gerbet oppose à cela l'histoire, les traditions, l'expérience. l'expérience nous apprend que dans la généralité des hommes (d'abord pourquoi ce mot : généralité ? ) l'intelligence naît à l'aide du langage qui leur est communiqué, etc, etc.

(tout ce qui dérive de cette idée), et que l'hypothèse en question, inconciliable avec les lois expérimentales de l'esprit humain, implique un miracle absurde opéré sous l'intervention d'une cause miraculeuse.

d'abord, la cause, c'est Dieu, que les rationalistes affirment au lieu de le nier. Et quant à l'absurdité du miracle, je vais tâcher de répondre à M Gerbet pour ma part de rationalisme.

Est-il plus absurde de poser le miracle de l'intervention de Dieu dans la conscience des hommes, à l'origine, quand ils avaient besoin de cette intervention pour exister socialement, que de poser le drame de la genèse ? Dieu, dans le premier comme dans le second cas, n'a-t-il pas parlé une fois

pour toutes ? Ne s'est-il pas fait éducateur

dans l'une et dans l'autre hypothèse, non sous même forme, mais d'une certaine manière qu'il n'a plus employée depuis ? Quelle différence y a-t-il entre ces deux miracles : je les vois tous deux nécessaires ; où donc est l'absurde ? L'explication d'une origine comme celle de l'homme, c'est-à-dire d'un fort grand mystère, est hasardée dans le système des rationalistes comme des catholiques, mais au même titre, et non de manière à ce que l'un des systèmes injurie l'autre ; car tous deux partent de probabilités et d'hypothèses (du moins dans ce cas-ci) ; et ils brusquent l'explication d'un fait obscurément connu.

Dira-t-on que le langage a fait depuis l'intelligence, et demandera-t-on pourquoi Dieu a agi d'abord d'une manière et à présent d'une autre, puisqu'il est certain que l'homme est le produit (intellectuellement) du langage et de l'éducation ? Mais c'est que justement le miracle était nécessaire et que depuis l'homme n'a plus eu besoin d'éducateur divin puisqu'il avait son père et sa mère. Dans l'hypothèse rationaliste comme dans l'hypothèse théologique, Dieu agissant immédiatement s'est retiré de la scène et n'a plus agi sur l'homme que par l'intermédiaire de l'homme.

Pourquoi ? Parce que la nature des choses et ses conséquences, la logique de Dieu, le voulaient ainsi.

Dieu avait-il besoin d'agir puisque l'homme pouvait le remplacer, et la première société n'était-elle pas en germe toutes les générations de sociétés, soumises aux lois qui avaient régi la première ? Dieu n'a créé immédiatement non plus qu'une fois. Opposera-t-on à cette création directe, immédiate, le mode de création médiate, la génération de l'homme par l'homme, et l'intelligence comme la vie n'est-elle pas le flambeau que les hommes se passent de main en main, selon l'usage antique, flambeau que Dieu seul alluma et que, non par rapport aux individus (car on peut se tuer et on se démoralise) mais par rapport au monde, Dieu seul peut souffler .

jeudi, 8 décembre.

éveillé à huit heures et demie. — une journée d'averses épouvantables, un vrai déluge. — levé. — bien portant. — écrit une lettre. — fini le livre de Gerbet. — écrit la note ci-dessus. — le coiffeur est venu. — habillé. — sorti. — vu Léon. — restés ensemble jusqu'à trois heures. — allé chez ma tante. — point reçu. — revenu ici. — lu avant et après dîner un in-8 degrés de 425 pages. — (oublié de noter que je suis allé chez un libraire demander des livres). J'ai nommé cinq ou six ouvrages qu'on ne connaissait pas. — impatienté, j'ai demandé ce qu'on avait de plus nouveau. On m'a offert Simon, ce qui montre où en est la lecture ici.

Moins triste que les jours précédents après le dîner. A m'a écrit ce matin, mais ce ne peut être l'influence de sa lettre qui ait agi sur mon humeur de ce soir. — je sentais bien que si je m'étais abandonné à certaines idées toujours promptes à reparaître, j'allais retomber ! Mais j'ai évité la perfide charmeresse en m'occupant. — écrit une longue lettre à Mme K à qui je l'avais promis. — mon flambeau s'éteint et me force à finir la soirée, qui du reste est fort avancée, que je crois.

vendredi 9.

éveillé à huit heures. — reçu une lettre de... sur laquelle je ne comptais pas. — levé et le cœur léger à cause, sans doute, de cette lettre. — lu Shakespeare une heure, puis repris Quin. — le coiffeur est venu. — habillé. — sorti.

Allé au séminaire. — Léon a lu Germaine

jusqu'à cinq heures. Il pourra finir l'ouvrage demain. — m'a donné comme souvenir le petit livre de Louis De Blois. — en le quittant, allé chez le libraire chercher les mémoires du prince de Canino. dîné, et pendant et depuis le dîner les ai lus ; — in-8 degrés de 428 pages. — Lucien m'a l'air d'un honnête homme et d'un niais à phrases, républicain incorrigible, ayant, comme tous les publicistes sans valeur, l'enfantillage d'une forme gouvernementale. Il prend la politique dans la métaphysique au lieu de la prendre dans l'histoire, par conséquent admire Sieyès avec superstition, ce qui ne l'empêche pas d'être à genoux devant les grosses bottes de son frère Napoléon.

Ces mémoires ne valent que par l'époque qu'ils retracent et à cause de la haute position de l'auteur.

En eux-mêmes, ils n'offrent aucun intérêt. — par Mahomet, j'en ai la tête lasse et je me couche .

samedi, 10.

levé, — rasé, — coiffé et habillé pour dix heures.

— allé au séminaire. — achevé  Germaine 

avec Léon. — allé chez ma tante ; — pas reçu. — retourné faire mes adieux à Léon. — il entre en retraite, comme ils disent, et aujourd'hui passé je ne le verrai plus. — atteint l'heure du dîner en lisant notre-dame de Paris (la dernière édition). Je n'aime pas cet ouvrage, quoiqu'il soit la preuve d'un grand talent, talent d'artiste et d'artiste plastique, procédant par masses et par détails crus, sans réflexion, sans finesse, sans philosophie. Des sauvages comprendraient cela comme un tableau de Salvator Rosa. L'un et l'autre sont de l'action.

Une idée m'est venue en lisant ce livre. Mme Dorval a dû le lire souvent. Elle peint avec l'action de sa pantomime ce que Hugo peint avec l'action de son style et de la même manière. Les rapports d'imagination sont frappants.

Dîné. — après dîner, habillé. — mis deux cartes chez F M. — passé le soir chez Mme P. Son mari n'y était pas, par conséquent a eu un peu plus de naturel que s'il y avait été. — rentré. — écrit une lettre. — lu du Quin et écrit ceci en proie à mille distractions... je pense à...

lundi, 12.

rien noté hier. Je prolongeai ma lecture très avant dans la nuit et j'étais tellement dominé par les idées que cette lecture avait remuées en moi que je me couchai sans jeter ici (plage aride) une écume des rêves qui se brisaient en mon sein comme mille vagues.

Aujourd'hui levé de bonne heure. — lu jusqu'à l'arrivé e du coiffeur. — coiffé. — habillé. — lu encore jusqu'à deux heures, heure du dîner chez

Mme P, où j'étais invité. — y suis allé. — quand

je suis arrivé, j'ai trouvé la maison sens dessus dessous. Le feu venait d'éclater à l'intérieur ;

— fort heureusement on s'en est rendu maître en

jetant bas un lambris. Mme P était dans un état d'épouvante et de renversement, les nattes de ses cheveux défaites, les yeux égarés, le teint taché d'ardentes rougeurs sur un fond livide, avec des torsions de bras et des cris perçants. — l'ai étudiée ainsi. C'était de l'effroi sans grandeur.

Dîné fort tard à cause de cet événement. — il est venu du monde. — causé et raillé. — puis retombé dans des silences inexplicables. — ah ! Qui peut répondre à tous les pourquoi ? — rentré. — écrit un billet d'adieu à (...). — on m'a envoyé mes lettres et mes journaux de Saint-Sauveur. — la comtesse de Saint-F est morte ; deux fiers yeux de moins.

Je m'imaginais que Léonore Galigaï devait ressembler à cette femme-là. — je pars demain et quitte cette infecte et stupide ville qui engendre mépris et ennui. — j'ai une immense lecture à faire (l'histoire de sainte élysabeth de Hongrie,

par Montalembert) et je clos ici mon journal.

Saint-Sauveur-Le-Vicomte, 15 décembre.

me voici revenu à Saint-Sauveur. — n'ai rien écrit ces deux jours, la vie n'ayant pas encore repris son cours régulier. Aujourd'hui, jeté le temps

aux quatre vents du ciel ! — levé. — reçu des lettres.

— lu le journal, — puis la  revue des deux mondes 

du 1er. — habillé. — dîné. — joué. — perdu. — il est venu du monde. — sorti. — fait une visite à M R, un brave cœur. — promené avec lui jusqu'à la montagne de Rauville. — le temps était froid et sec, mais beau, — le ciel bleu sombre et uni à l'orient, jaune pâle et semé de nuages noirs au centre et rouge vers les bords, à l'occident. La lune enveloppée de vapeurs se purifiait en montant dans le ciel. La campagne était pleine de bruits sonores.

Un peu de brume aux horizons, les rivières torrentueuses. — tout en causant avec M R j'ai pensé à Guérin ; il aurait admiré cette nature et m'en aurait fait jouir davantage. — rentré. — du monde dans le salon. — défendu Mme De P qu'on attaquait injustement. — fait une visite à ces dames D. — rentré. — soupé. — lourd. — couché.

16 dé cembre.

éveillé à huit heures et levé à la demie. — lavé.

— peigné. — habillé. — reçu une longue lettre de

G, spirituelle et cynique. — reçu une visite. — monté chez moi. Remué quelques papiers et resté à rêver jusqu'à l'heure du dîner. — dîné. — pris du café. — déballé des livres. — travaillé. — écrit à B pour le prier de m'envoyer quelques volumes.

Il n'a pas pu, n'ayant pas ses livres chez lui (mais chez son beau-frère) et sa femme étant malade et ne supportant pas qu'il la quitte, aimable exigence .

Lui obéit comme un mari modèle, digne d'être conduit en laisse comme un lévrier bien appris. — écrit une longue lettre à Apollina et fait mille choses. — ne suis pas sorti. — le temps a été pluvieux toute la journée, excepté ce soir. — le soir s'est écoulé avec assez de calme intérieur. — lu à bâtons rompus jusqu'au souper. — soupé. — causé. — commencé une lettre à Th que j'ai jetée au feu à moitié. — lu du Buffon jusqu'à cette heure qui est celle de minuit. — vais me coucher et lire encore.

17 décembre.

aujourd'hui, éveillé à huit heures et lu dans mon lit jusqu'à onze les mémoires de Mlle Quinault aînée, ouvrage spirituel et amusant. — levé. — les journaux sont venus. — recommencé de lire jusqu'au dîner. — dîné, — un fâcheux dîner maigre ! — joué quelques parties d'écarté et perdu. Depuis plusieurs jours je suis en veine de malheur. — monté chez moi. — travaillé, écrit, rêvassé. — pensé à l'avenir et au to be qui commence à poindre dans tous mes horizons. — je vieillis, car les passions intellectuelles (épithète qui n'est que d'une vérité relative) s'emparent de moi. — lu du Machiavel tout le soir. — soupé. — dit mille folies ; mais si l'on avait pu voir le fond de ce rire insensé ! — remonté et mis au lit incontinent.

Demain est dimanche, et contre mes habitudes tardives, je vais à la messe de six heures, avant le jour.

18 décembre, dimanche.

levé à six heures. — allé à la messe. — revenu.

— lu les  mémoires 

de Mlle Quinault tout le matin jusqu'au dîner. — dîné. — R est venu. Ne l'ai pas même écouté me bourdonner ses riens aux oreilles. — monté chez moi. — rêvassé au jour tombant et au coin de mon feu, ennuyé et triste. — lu deux heures. — redescendu. — perdu le temps à diverses choses. — pas veillé.

19, lundi.

j'ai passé la nuit dans des rêves affreux, — j'ai été rassasié d'horreurs. — au réveil l'imagination a peine à se dessouiller des impressions de la nuit, et il reste je ne sais quelle trace dans l'esprit que la réflexion, le sang-froid, la volonté et les splendeurs du jour ne peuvent faire entièrement disparaître. — éveillé à huit heures. — pas levé. — écrit mon courrier dans mon lit. — lu les journaux. — levé vers midi. — fait ma toilette. — dîné en ville chez Mme D. — après le dîner fait trois visites. — trouvé tout mon monde. — passé la soirée chez mon amphitryon femelle. — soupé. — causé longtemps après souper. — (j'ai reçu une lettre de (...). Pensé profondément à cette lettre qui pourrait bien bouleverser mes projets. — couché vers minuit et écrit ce memorandum, aussi insignifiant que ce qu'il rappelle. Quel tissu de platitudes que la vie .

Interrompu par mon voyage à Caen.

J'ai quitté Saint-Sauveur pour tout à fait et je suis revenu à Caen. Mais ce journal, fragment heurté, était pendant depuis plusieurs jours. Ils ont été passés, comme les autres, dans les soins misérables du monde, les conversations sans signifiances, les visites, le jeu, les dîners : vie fatigante dont je suis las, parce que rien ne dédommage, dans les habitudes extérieures en province, de la grande tenue et du convenable. n'importe ! Ces jours ont été vécus.

L'un d'eux (c'était mardi) on amena (les parents, accompagnateurs ordinaires en ces sortes d'occasions) un jeune couple de mariés chez ma mère.

C'était une caricature fort solennelle que ces deux noces en présence, toute cette bande d'heureux. — M P De V et Mlle L (une mienne cousine, je crois), se sont accouplés légalement et religieusement le même jour que mon frère et ma belle-sœur. —

Mme De V n'est pas jolie, mais elle a le nez

busqué avec beaucoup de noblesse et d'une grande délicatesse de profil, les yeux pleins de conversation, et une belle fraîcheur de blonde. Avec cela, dix-huit ans, la beauté du diable et souvent une diable de beauté : la gorge pas mal, mais le reste en queue de poisson, et une voix brisée comme si elle avait souffert de la vie. — ne manque pas d'esprit, mais a mauvais ton et une naïveté d'aplomb que j'ai eu une peine infinie à lui faire perdre. — elle a furieusement coqueté avec moi, et si j'étais fat...

j'écrirais ici quelque chose. Son mari est un niais silencieux, blond fade, et raide de cravate. Il est devenu tellement maussade en voyant mon manège avec sa péronnelle de moitié, qu'on l'a remarqué et que je suis sorti avec lui dans le jardin afin que s'il me cherchait querelle, il le fît là tout à son aise. Ne m'a rien dit à mon grand désappointement.

— n'a montré sa ridicule jalousie que par le ton avec

lequel il m'a donné un démenti à propos de Mme Malibran.

Comme j'étais sûr du fait que j'avançais et que d'ailleurs, en discussion, quand j'ai la parole, on ne me désarçonne pas plus qu'un centaure, j'ai fait ployer ce dépit en révolte. — assez intéressé ce soir-là.

Aujourd'hui 25 (et fête de noël). — le temps a froidi subitement, — du vent, — de la gelée, et une neige furieuse. — je ne suis pas encore sorti. — ai passé ma journée au coin du feu en partie avec Aimée, en partie seul. — mal portant, les nerfs renversés, — contrarié d'ailleurs, sombre, amer, et dans une lutte intérieure perpétuelle. Moralement et quant à l'apaisement de soi-même, la journée n'a pas été perdue. Mais aussi que j'ai souffert ! — j'attendais (...) qui n'est pas venue ; et comme elle seule a le plus turbulent empire sur ma vie, il a fallu que le lion mordît le serpent. — ai remué un monde de souvenirs. — pensé à mes amis de Paris, à Guérin surtout dont j'ai relu la dernière lettre, — et lui aussi a dû être bien triste aujourd'hui par ce temps désolé d'hiver, et une causerie ensemble nous aurait fait quelque bien à tous les deux. — écrit une lettre à ma mère et ceci avant le dîner.

au soir.

dîné, — point d'appétit, — et quoique j'aie extrêmement peu mangé, souffert affreusement de l'estomac. Causé sans suite avec A. De la musique m'aurait été nécessaire, j'en manquais. — non ! Je n'aurais point autant souffert à Paris. C'est vraiment la patrie des êtres dont la destinée de cœur est perdue. — écrit une lettre à Léon. — noté des lectures pour demain. Il faut que je reprenne des habitudes régulières de pensée, ou je me tue avec la mienne. — recausé encore avec A, puis achevé ce memorandum et mis au lit, n'en pouvant plus de la journée. Ah ! Si je pouvais dormir sans rêves .

26 décembre.

éveillé à neuf heures. — mon sommeil est ici beaucoup plus lourd qu'à Paris. — pas levé. — le temps est encore plus froid qu'hier et la terre est couverte de neige. — lu Machiavel jusqu'à trois heures (ses histoires florentines ). Ai parcouru un fatras de livres que le libraire m'a envoyés. — levé à quatre heures et demie, à la nuit. — habillé, lavé, mais resté en négligé et en pantoufles. — je ne veux point sortir, et d'ailleurs il fait un froid qui me coupe en deux et auquel je ne m'exposerai qu'à la dernière extrémité. — dîné avec assez d'appétit.

— je ne fais plus qu'un repas par jour et ne bois

aucun excitant. — après dîner, lu un volume de Washington Irving que j'ai demandé parce que j'en avais vu l'éloge dans les mémoires de lord Byron.

L'ouvrage que je lis est intitulé les contes de l'alhambra, écrits avec beaucoup plus d'esprit et de grâce que je n'en supposais à un américain. — interrompu ma lecture pour aller me coucher une heure.

Singulière vie que je mène ici ! N'ai pas dormi, et me suis dévoré le cœur pendant cette heure funeste. — relevé. — repris ma lecture et l'ai poursuivie jusqu'à minuit et demi, — puis couché.

Je trouve dans les contes de l'alhambra : « qu'est-ce que l'amour d'un homme errant ? Un ruisseau vagabond qui caresse toutes les fleurs de ses rivages, passe-et les laisse baignées de pleurs. » n'est-ce pas joli ? 27 décembre, au soir.

une nuit plus calme. — éveillé à huit heures, — bien portant. — lu dans mon lit jusqu'à midi.

Fini Washington Irving et les autres livres que le libraire m'a envoyés hier. — levé. — un temps dur, — et la terre neigeuse répandant une lumière mate et à l'envers sous les assombrissements du ciel gris. — je voudrais bien savoir quelles sont les maladies morales des lapons ? — lu au coin du feu jusqu'à l'arrivée du coiffeur, — rasé, — coiffé. — reçu une lettre de G qui me parle de logements.

Je regrette un peu mon logement de la rue de Lille, que très certainement je n'aurais pas quitté sans des raisons supérieures. — dîné assez silencieux et dominé par les souvenirs, ces éternels adversaires. — après dîner causé un peu avec Amata, mais ne me sentant nullement extérieur, je suis retourné à la lecture. — écrit un paquet de lettres tout le soir. — suis allé moi-même les mettre à la poste à dix heures. Les rues blanches de neige, — un ciel bas et d'un clair de lune sous-nue, — un vent du nord qui faisait tomber des flocons des toits, — des passants enveloppés dans leurs manteaux, une ou deux femmes en pelisse et un cabriolet roulant lentement et en silence sur la neige. Revenu. — mis à lire Machiavel. — j'ai pris faim et j'ai mangé une alouette avec un plaisir plus sensuel que je n'en prends d'ordinaire à manger quoi que ce soit. — couché. — lu et écrivaillé dans mon lit. — mes journaux de Paris ne me viennent plus et j'ignore tout ce qui se passe. J'en ai fait demander ici à un cabinet de lecture parce que je ne veux pas sortir ; on me les a refusés, même pour mon argent. — ô province ! Province ! Quand on est aussi égoïstement stupide, ne mérite-t-on pas de mourir de faim.

28.

assez dormi, mais toujours ces maudits rêves. — éveillé tard. — lu du Machiavel. Tout son second livre. Ce qui me frappe le plus dans cet écrivain, c'est la noble austérité du langage et la hardiesse de la pensée. Il est vrai. — peu importe que ses points de vue soient passionnés, mais ils sont vrais, et les allures de son esprit ne se masquent point sous une lâcheté hypocrite. — il a dans le style (c'est, je crois, sa plus grande qualité) une rapidité d'oiseau de proie. — Bossuet a cela aussi. Il relève sa soutane violette jusqu'aux genoux et marche militairement dans tous ses récits (v son histoire universelle, entre autres).

Malgré la force de tête de Machiavel, il est de son pays et de son siècle, à une grande profondeur. Au milieu de ce récit à tire-d'aile d'aigle, on rencontre, çà et là, comme plumes semées aux buissons arides, dans la course, en droiture,

des réflexions affreusement physiques, où l'italien du temps des Borgia se montre tout entier avec une énergie atroce. — levé, — habillé, — descendu, écrit et rêvassé au coin du feu. — quel gouvernement que celui de Florence ! Jamais la dictature à un seul, mais à plusieurs ; ce qui éternisait les troubles.

C'était la guerre permanente, et sur un terrain étroit.

Temps effroyable, mais où l'on ne s'ennuyait pas comme maintenant : — il n'y avait pas de sociétés alors, mais des individus. Chose étonnante, toutes les croyances du moyen âge étaient sociales, et pourtant l'individu tenait une plus grande place qu'à présent où il n'y a même plus de croyance que l'on puisse appeler générale. — et l'on parle de l'individualité !

— ce n'est donc pas, comme l'ont

cru certains penseurs, l'absence de croyances sociales qui engendre le mal de l'individualité, et la preuve en est dans l'histoire qu'a écrite Machiavel. — atteint le dîner. — dîné avec assez d'appétit. — pas sorti. — resté seul au jour mourant. — pensé à mille choses tristes parce qu'elles sont passées, et puis aussi à l'avenir, cette vierge voilée, comme l'a appelée Richter, je crois. — Aimée est rentrée.

— causé. — écrit une lettre à  Mme De V pour

m'excuser de n'être pas allé chez elle dans ce voyage-ci. Je n'y aurais point trouvé sa fille, la plus douce âme qui fut jamais renfermée dans le corps le plus fragile. — causé encore. — point veillé. — le temps est aujourd'hui aussi froid, ce qui influe beaucoup (avec les contrariétés du moment actuel) sur mon humeur.

Juger la vie avec son esprit et la sentir avec son cœur, récolte de mépris pour soi-même et d'amertume pour les autres.

29.

éveillé à neuf heures. — la tête lourde et douloureuse. — lu Machiavel. — très vivement intéressé par cette lecture. — levé vers midi. — le coiffeur est venu, — l'ai renvoyé. — écrit jusqu'à l'heure où (...) est arrivée. N'a pas été là longtemps. Elle m'a paru remarquablement belle et d'ailleurs était mise comme j'aime, en noir avec un cachemire blanc,

— tout simplement, mais noblement aussi. — quand

elle a été partie, ai reconnu que cette passion domptée à si grand'peine pourrait bien encore m'échapper. Quelle chose incurable que cet amour ! — ai beaucoup souffert, et pourquoi ? Mais souffert pendant deux heures à me rappeler les brisantes douleurs d'autrefois ! Ai passé ce temps à reprendre la direction de moi-même, empire fier et triste. Les couronnes de la force morale cachent autant d'ennuis que celles du front des rois. — pas sorti. — il a fait un peu de soleil, impuissant et lugubre comme un jaune cierge des morts sur le suaire de neige sur la terre. — dîné. — mangé vite et sans faim pour faire diversion aux mêmes pensées par un acte physique, un mouvement quelconque. — rêvé. — essayé de produire, mais l'esprit est resté stérile. — pris un verre d'eau et de vinaigre de Bully comme digestif. — lu l'ouvrage de Louis De Blois, tout entier (le guide spirituel ), que m'a donné Léon.

Il (Léon) en fait un chef-d'œuvre. C'est possible, mais je n'apprécie pas le mérite de livres pareils.

Je les lis avec une sécheresse d'âme infinie. — or s'ils n'inté ressent pas l'âme, que peuvent-ils ? Ils sont muets pour l'esprit, et n'ont pas une forme assez artiste pour que l'imagination s'en éprenne. Je ne crois pas qu'il y ait préjugé dans ce que j'écris là, du moins je fais tout pour que le charme de la spiritualité religieuse m'atteigne, mais je n'en ai pas la moindre conscience.

30.

éveillé à neuf heures. — lu un volume du bavardage de Mme D'Abrantès (les scènes espagnoles ).

Comme elle a habité l'Espagne, il pouvait se trouver dans cet ouvrage quelques détails sur les mœurs du pays, et voilà pourquoi je me suis hasardé à cette lecture, malgré le sexe de l'auteur. Les femmes saisissent souvent des nuances sociales très fines. — mais je n'ai rien vu dans ce livre qui montrât la moindre habitude d'observation. Laissé là, dégoûté. — levé. — envoyé chercher des livres chez le libraire. — la revue des deux mondes du 15 contient la suite des articles de M De Carné sur l'Espagne. Aussi bien que les premiers. Lu cette revue jusqu'au dîner. — fait coiffer et rasé, mais pas plus sorti qu'à l'ordinaire. Qu'irais-je faire dehors par cet horrible temps d'hiver et dans cette triste ville où je ne connais plus personne ? — l'â me assez calme, mais les nerfs sans énergie. — dîné. — n'ai mangé que des choux bouillis. — pris de l'éther sur du sucre, et lu tout le huitième volume du mémorial de Napoléon à Sainte-Hélène.

Bonaparte, avec beaucoup d'esprit, un grand mouvement d'idées et une expression toujours pittoresque, ne savait pas causer. Il parlait et on l'écoutait, voilà tout. Vieille habitude de maître.

— qu'il devait être ridicule avant d'être empereur .
— dans ce monde, il y a de ces hommes puissants et

déplacés, qui, n'étant pas sous le vrai jour qui leur convient, choquent par le fait de leur puissance même, et tombent sous cette moquerie légère qui est la sanction de l'égalité devant l' usage, cette loi de la bonne compagnie. — Louis Xiv avait une démarche qui imposait, étant Louis Xiv, et qui eût semblé par trop comédienne s'il avait été le duc de Villeroy. — lu tout le soir, et dans mon lit, mais pas veillé, comme j'ai l'habitude, jusqu'au matin.

31 décembre

éveillé à huit heures et demie. — j'observe que depuis quelque temps les premiers moments qui suivent le réveil sont beaucoup moins angoissés

qu'autrefois. On dirait qu'il y a eu évolution. La souffrance se montre à une autre heure : après le dîner, par exemple. — rêvassé. — ma pensée va beaucoup aux choses du monde politique, à l'histoire, etc, avec l'empressement qu'elle allait à la métaphysique et aux abstractions, cette première vie d'un cerveau développé fort tard. — cette différence est-elle une transformation ? Les réalités et leur mécanisme humain s'emparent de moi avec plus de force que l'idéal. On sent que le pouvoir est dans les choses humaines, et non dans l'étroite localisation de la pensée seule, et enfin l'amour du pouvoir nous saisit. Même le talent poétique ou le talent du métaphysicien (les deux talents les plus indépendants des autres qu'il y ait), oui ! Même ces deux talents, je ne les désirerais à présent que comme influence. — il y a autant de faiblesse que de force dans la vie concentrée en soi-même.

Lu Machiavel dans mon lit. Je ne sais rien de plus misérable que cette Florence, toujours en désordres et tombant des Buondelmonti et des Donati aux cardeurs de laine ! Du reste, pas un homme encore, excepté Lando, mais qui n'est pas plus fort que les factions. — levé. — reçu une lettre de Léon, pleine de sentiments doux, aimables et sereins. — descendu. — écrit à ma tante. — le coiffeur est venu. — rasé. — dîné, — un dîner maigre. — causé après dîner avec Amata et tout en mangeant des oranges. Parlé de Guérin et de T et de (...). — lu du mémorial de Sainte-Hélène jusqu'à cette heure (dix heures et demie). Je finirai le volume dans mon lit. — C’est aujourd’hui le dernier jour de l’année. Un triste jour par un temps plus triste encore. — pas sorti. — Encore une année qui finit, un rayon de moins autour de nos têtes ! On se sent comme englouti un peu davantage, et s’il n’y avait que le temps qui montât autour de nous comme un sable mobile pour nous dévorer ! Mais l’inutilité de la vie est pire encore que la vieillesse. C’est s’anéantir deux fois.

Il est onze heures. — Dans une heure, 1837. — Que nous garde-t-elle, cette année qui n’est pas encore ? Oh ! L’avenir ! L’avenir .

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  1. Quand les liaisons ne doivent pas durer, cela vaut mieux. Les femmes tendres sont mortellement fatigantes quand on cesse de les aimer.