Maximes et Réflexions morales/Portrait par le cardinal de Retz


Ménard et Desenne (p. xxviii-xxx).


PORTRAIT

DU DUC
DE LA ROCHEFOUCAULD,
Par le cardinal de Retz.


Il y a toujours eu du je ne sais quoi en M. de la Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands, qui d’un autre sens n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucunes affaires, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation, et à sa facilité de mœurs qui est admirable, devait récompenser plus qu’il n’a fait, le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle : mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très-soldat. Il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile, s’était tourné dans les affaires en air d’apologie. Il croyait toujours en avoir besoin ; ce qui, joint à ses maximes qui ne marquent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il eût pu, pour le courtisan le plus poli et le plus honnête homme, à l’égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.