Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 146-165).


XVIII


La journée venait de finir.

Havelaar sortit de sa chambre et trouva Tine l’attendant pour prendre le thé dans la galerie extérieure.

À ce moment, madame Sloterin mettait le pied hors de son pavillon ; elle semblait avoir l’intention de venir chez les Havelaar ; mais, tout-à-coup, elle se tourna du côté de la grille, et sa pantomime violente et expressive fit comprendre qu’elle était en train de renvoyer une personne, qui venait d’entrer.

Elle ne bougea plus, avant de s’être assurée que cette personne était repartie ; cela fait, elle suivit la pelouse qui conduisait à la maison de Havelaar.

— À la fin, il faut pourtant que je sache ce que cela signifie ! s’écria Havelaar.

Les salutations et les compliments échangés, il s’adressa à madame Sloterin, et lui parla sur le ton de la plaisanterie la plus amicale, ne voulant pas qu’elle s’imaginât qu’il eût l’intention d’exercer son autorité sur elle, dans un milieu qui avait été autrefois le sien.

— Voyons, ma chère madame Sloterin, dites-moi, une fois pour toutes, pourquoi vous renvoyez si cruellement toutes les personnes qui mettent le pied sur l’esplanade ? L’individu que vous venez de chasser avait peut-être des poules ou autre chose à nous vendre, pour la cuisine.

Une expression douloureuse se répandit sur le visage de madame Sloterin ; cette contraction n’échappa point à l’œil clairvoyant de Havelaar.

— Ah ! fit-elle, il y a tant de méchantes gens !…

— Certes, il y en a partout. Seulement, si l’on renvoie tout le monde, nous éviterons les méchants, mais nous n’aurons jamais affaire aux bons, non plus. Voyons, madame, parlez, dites-moi franchement pourquoi vous surveillez l’esplanade avec cette vigilante sévérité.

Havelaar l’examinait, avec attention, mais il chercha en vain à deviner sa réponse dans ses yeux, humides de larmes.

Il insista… il questionna de nouveau…

La veuve éclata en sanglots, et finit par dire que son mari avait été empoisonné, à Parang-Koudjang, chez le chef du district.

— Il voulut être juste, monsieur Havelaar, continua la pauvre femme, il voulut mettre un terme aux mauvais traitements, qui écrasaient la population. Il réprimandait et menaçait les chefs, soit dans les séances du conseil, soit dans ses correspondances… Vous avez dû trouver la copie de ses lettres dans les archives !…

C’était vrai.

Havelaar avait lu les lettres dont j’ai les copies sous les yeux.

— Il parlait sans cesse de tout cela au préfet, reprit madame Sloterin, mais, hélas ! toujours en pure perte. Il était notoire que ces concussions avaient lieu au profit, et avec l’autorisation du Prince-Régent, que le préfet ne voulait pas charger auprès du Gouvernement. Tous ces pourparlers n’aboutissaient donc à rien autre qu’à faire maltraiter les plaignants un peu plus. Voyant cela, mon pauvre mari avait dit, que s’il n’y avait pas d’amélioration, avant la fin de l’année, il s’adresserait directement au Gouverneur-général. Cela se passait au mois de Novembre. Peu de temps après, il alla faire une tournée d’inspection. Le chef du district de Parang-Koudjang l’invita à dîner. Il accepta, et le soir même on le reconduisait chez lui, dans un état alarmant. Il criait, en montrant sa poitrine : c’est là que cela me brûle ! J’ai du feu dans l’estomac ! Et quelques heures après, lui, qui possédait une constitution robuste, et une santé à toute épreuve, quelques heures après, il était mort.

— Avez-vous fait appeler le médecin de Serang ? demanda Havelaar.

— Oui, mais trop tard. Il n’a soigné mon mari que pour la forme, sa mort ayant suivi son arrivée, de quelques instants, à peine ! Je n’osai pas faire part de mes soupçons au médecin, prévoyant, que, vu mon état de grossesse, il me serait difficile de quitter promptement cette demeure… et je craignais la vengeance de ses assassins ! J’ai appris, que, comme mon mari, vous luttiez contre les abus, qui règnent ici, et depuis ce moment, je n’ai pas une minute de tranquillité. Je voulais vous cacher tout cela, à vous, et à madame, pour ne pas troubler votre repos ; je me bornais donc, à surveiller l’esplanade pour que des étrangers n’eussent jamais accès dans votre cuisine.

Tine commençant maintenant à comprendre pourquoi madame Sloterin n’était jamais sortie de son ménage, et avait toujours refusé de se servir de sa cuisine, où il y avait bien place pour deux.

Havelaar fit appeler le contrôleur.

En attendant il écrivit au médecin de Serang, lui demandant de lui adresser un rapport sur les symptômes, et les détails de la mort de Sloterin. La réponse du médecin ne s’accorda en rien avec les soupçons de la veuve. Suivant lui, Sloterin était mort d’un abcès au foie.

Il me semble qu’une telle maladie ne se manifeste pas si subitement, et n’occasionne pas la mort d’un homme en quelques heures.

Je crois aussi qu’il faut prendre en considération la déclaration de madame Sloterin, certifiant que jusques là son mari s’était toujours bien porté.

Mais, quand même on n’attacherait pas d’importance à cette déclaration, les personnes, qui n’ont pas étudié la médecine ne pouvant se faire une idée juste de la santé d’un sujet quelconque, il resterait toujours à résoudre la question suivante :

— Un homme, qui meurt, aujourd’hui, d’un abcès au foie, était-il capable, hier, de monter à cheval, pour faire une tournée d’inspection dans une contrée montagneuse, où il y a parfois des distances de vingt lieues à parcourir ?

Le médecin, qui soigna Sloterin, peut, tout en étant un habile praticien, s’être trompé sur l’appréciation des phénomènes de la maladie, surtout en considérant qu’il n’avait nul soupçon de crime ni d’empoisonnement.

Somme toute, je ne chercherai pas à prouver que le prédécesseur de Havelaar soit mort par le poison, puisqu’on n’a pas laissé à ce dernier le temps de tirer la chose au clair. Mais, je suis en mesure de prouver que son entourage le croyait parfaitement empoisonné, et que ce soupçon était basé sur le désir et l’intention, manifestés par lui, de s’opposer aux malversations et à l’injustice.

Le contrôleur Dipanon eutra dans la chambre de Havelaar.

Celui-ci lui demanda de but en blanc :

— De quoi est mort monsieur Sloterin ?

— Je n’en sais rien.

— L’a-t-on empoisonné ?

— Je n’en sais rien, mais… !

— Allons, Dipanon, parlez franc !…

— Mais… !

— Eh bien ! continuez…

— Comme vous, il avait l’intention de résister aux injustices… de réprimer les abus… et… et… et…

— Et quoi ?

— Et je suis convaincu qu’il… qu’il aurait été empoisonné, s’il était resté ici, plus longtemps.

— Écrivez-moi ça.

Dipanon écrivit ce qu’il venait de dire.

J’ai son écrit sous les yeux, là, devant moi.

— Autre chose ? reprit Havelaar, est-il vrai qu’on exerce tant de concussions, à Lebac ?

Dipanon resta muet.

— Répondez, Dipanon.

— Ma foi, je n’ose pas.

— Écrivez que vous n’osez pas répondre à ma question.

Dipanon écrivit. C’est encore là, sur ma table.

— Bien. Ce n’est pas tout. Vous n’osez pas répondre à ma dernière demande. Soit. Mais, tout récemment, vous me disiez, n’est-ce pas, que vous êtes le seul appui de vos sœurs, à Batavia ?

— Oui.

— Serait-ce là ce qui vous fait craindre de parler sur cet empoisonnement ? Serait-ce là la cause de ce que j’appelle ordinairement : votre demi-caractère ?

— Oui.

— Écrivez-moi encore ça. Dipanon obéit.

Naturellement, comme les autres, j’ai cet écrit sous les yeux.

— C’est bien ! dit Havelaar, j’en sais assez, maintenant !

Dipanon put se retirer.

Quant à Havelaar, il sortit de la maison, et il s’en alla jouer avec le petit Max qu’il embrassait avec un redoublement de tendresse.

Lorsque madame Sloterin fut partie, il renvoya l’enfant, et il appela Tine dans sa chambre.

— Ma chère Tine, lui dit-il, j’ai une prière à t’adresser. Je désire, qu’aujourd’hui même, tu partes pour Batavia, avec le petit Max. Aujourd’hui, tu m’entends, aujourd’hui je mets le Prince-Régent en état d’accusation.

Elle lui sauta au cou, mais, pour la première fois, elle lui désobéit, sanglotant et criant :

— Non… non… Max !. Cela, je ne le ferai pas !… Je ne peux pas le faire… Ensemble, nous vivrons et nous mourrons !.. Je mangerai ce que tu mangeras ! Je boirai ce que tu boiras !

Havelaar avait-il tort, en prétendant que sa Tine n’avait pas plus le droit de se moucher que les femmes d’Arles.

Il se mit à son bureau, et, peu après, il expédiait la lettre dont je donne ici la copie.

Après avoir raconté les circonstances dans lesquelles cette lettre fut rédigée je ne crois pas nécessaire d’appuyer pour que le lecteur fasse attention à la fermeté montrée par Havelaar dans l’accomplissement de son devoir, fermeté qui ressort de cette pièce. On comprendra l’indulgence, qui le détermina à ne pas demander pour le Prince-Régent un châtiment trop sévère.

Seulement, je le prierai de remarquer la circonspection avec laquelle il se garde bien de dire un mot sur la découverte qu’il venait de faire, ne voulant pas affaiblir ce qu’il y avait de positif dans son accusation, par une dénonciation pleine d’incertitude, et manquant de preuves.

Selon lui, il ne s’agissait de rien moins que de procéder à l’exhumation du cadavre de son prédécesseur, et d’en faire l’autopsie scientifique et légale ; et cela, dès le moment où l’on aurait éloigné le Prince-Régent, et rendu son entourage inoffensif.

Mais, comme je l’ai déjà dit, on ne lui a pas laissé le temps de mettre son projet à exécution.

Dans les copies de pièces officielles, — copies qui, au reste, sont parfaitement conformes aux originaux, — je crois pouvoir substituer de simples pronoms, à une titulature fastidieuse. J’espère que mes lecteurs trouveront ce changement de bon goût.

________


N°. 88. Secrète

Pressée.
Rangkas-Betoung, le 24 février 1856.
À Monsieur le Préfet de Bantam,
Monsieur le Préfet,

Depuis un mois, c’est à dire, depuis mon entrée en fonctions ici, je me suis principalement occupé de faire une enquête sur la manière dont les chefs indigènes s’acquittent de leurs devoirs envers la population, et cela, en matière de corvées, fournitures, et autres obligations du même ressort.

Je me suis aperçu immédiatement que le Prince-Régent, de son autorité privée, et à son seul profit, convoque un bien plus grand nombre de serviteurs et de domestiques non rétribués, que la loi n’en met à sa disposition.

J’ai hésité un moment entre l’envoi d’un rapport officiel, et un moyen plus doux de faire revenir à la raison et à son devoir un fonctionnaire supérieur indigène ; j’aurais employé la menace, même pour atteindre le double but, d’en finir avec ces exactions, et en même temps de ne pas nous montrer trop sévère envers un ancien serviteur du Gouvernement.

Je prenais en considération les mauvais exemples, qui, je le crois, lui ont été donnés souvent, et le cas particulier où il se trouve attendant la visite de deux de ses parents, les Régents de Bandoung, et de Tjanjor, ou tout au moins de ce dernier qui, d’après ce qu’on m’a dit, s’est déjà mis en route avec une suite nombreuse.

Il a donc subi une rude tentation. La situation embarrassée de ses finances, l’a, pour ainsi dire, forcé à employer des moyens illégitimes pour suffire aux préparatifs et aux dépenses imposées par cette visite.

Ces considérations m’ont porté à l’indulgence.

Donc, je passai l’éponge sur tout ce qui a été fait, mais je n’entendais autoriser en rien ce qu’on a la prétention de faire, à l’avenir.

J’appuyai sur la cessation immédiate de toute illégalité.

Je vous ai fait part officieusement de cette tentative provisoire, tendant à faire rentrer le Prince-Régent dans le droit chemin, sans employer d’autre moyen que la douceur.

Mais, comme aujourd’hui, aux yeux de tous il brave notre autorité avec la plus impudente audace, en vertu de mon serment professionnel, je me vois obligé de vous donner avis :

Que j’accuse Natta Karta Nagara, Prince-Régent de Lebac, de forfaiture, pour avoir disposé illégalement du travail de ses sujets ;

que je le soupçonne d’être coupable de concussion, pour avoir réquisitionné des redevances in natura sans paiement aucun, ou en fixant lui-même un prix dérisoire et arbitraire ;

que de plus, je soupçonne le chef du district de Parang-Koudjang, son gendre, d’être son complice pour les faits sus-mentionnés.

Afin de pouvoir instruire convenablement ces deux affaires, je prends la liberté de vous proposer de me donner l’ordre :

1° d’envoyer le dit Prince-Régent de Lebac, à Serang, le plus promptement possible, et de faire en sorte que ni avant son départ, ni pendant son voyage, il ne cherche à influencer par des promesses ou des remises de fonds, ou bien par d’autres moyens, les témoignages des personnes que je me verrai obligé de citer ;

2° d’arrêter provisoirement le chef du district de Parang-Koudjang ;

3° d’appliquer la même mesure à telles personnes d’un rang inférieur, qui, faisant partie de la famille du Prince-Régent, peuvent être censées vouloir entraver l’enquête du Gouvernement…

4° de faire faire cette enquête immédiatement, et de donner un rapport détaillé du résultat.

Je prends la liberté de vous prier de vouloir bien faire contremander la visite du Régent de Tjanjor.

Enfin, j’ai l’honneur de vous donner l’assurance — superflue pour vous, qui connaissez à fond la division de Lebac, — qu’au point de vue politique, il est très facile de traiter cette affaire, selon toute la rigueur de la loi ; je vais plus loin : il serait nuisible de ne pas la tirer au clair.

En effet, je tiens de bonne part, que la population est exaspérée, par tant de mauvais traitements, et que depuis long temps elle crie : justice, et elle attend le salut.

Tout en écrivant cette lettre, tout en accomplissant ce pénible devoir, il me sera permis, je l’espère, en temps opportun, d’élever la voix en faveur du Prince-Régent, pour l’âge et la situation duquel je me sens une pitié profonde, quoique cette situation ne provienne que de sa propre faute.

Le sous-préfet de Lebac,
Max Havelaar.

Vous croyez peut-être que le préfet de Bantam s’empressa de lui répondre le lendemain ?… Ah ! bien ! oui !… ce fut le sieur Filandré, qui mit la main à la plume, mais officieusement.

Cette réponse est une note précieuse pour qui désire connaître la façon dont le Gouvernement est exercé, dans les Indes Hollandaises.

Monsieur Filandré se plaignit que Havelaar ne lui eût pas communiqué de vive voix l’affaire contenue dans sa dépêche n°. 88 ; et cela, parce que, naturellement, on l’aurait arrangée avec plus de facilité. Il ajouta que Havelaar venait le troubler dans ses occupations multiples !…

Le cher homme était assurément en train de rédiger son rapport annuel sur l’ordre régnant à Bantam, sa Varsovie !

J’ai sa lettre devant moi, et je n’en crois pas mes yeux !… Je relis celle du sous-préfet de Lebac. Je les mets, le préfet de Bantam, Filandré, et lui Havelaar, en présence, côte à côte, l’un près de l’autre, et je ·   ·   ·   ·   ·   ·   ·   ·
  ·   ·   ·   ·   ·   ·   ·

Oh ! cet Homme-au-châle, c’est une vraie canaille !

Lecteur, il faut que je vous dise que, dans nos bureaux, Bastien recommence ses absences, pour cause de goutte. Or, comme je me fais un cas de conscience de jeter par la fenêtre l’argent de la raison sociale, Last & Co, — vous savez que je suis à cheval sur les principes, — l’idée m’est venue avant-hier que l’Homme-au-châle ayant une belle écriture, et se trouvant dans une misère profonde serait enchanté d’entrer chez nous ; je réfléchis par la même occasion que je devais à la raison sociale de pourvoir au remplacement de Bastien, et cela au plus bas prix.

Je me rendis donc rue Longue-transversale-de-Leyde

La marchande était dans sa caisse, mais elle ne parut pas me reconnaître quoique dernièrement je lui eusse dit qui j’étais :

Monsieur Duchaume, commissionnaire en cafés, du Canal des Lauriers.

Il y a toujours quelque chose de blessant à voir qu’on ne vous reconnaît pas.

Mais, aujourd’hui il ne fait pas très froid ; et comme la dernière fois j’avais mon pardessus en fourrures, j’attribuai cette non reconnaissance à mon changement de costume, et je ne me formalisai pas de cette offense.

Donc, pour la seconde fois, je lui dis qui j’étais :

Monsieur Duchaume, du Canal des Lauriers, commissionnaire en cafés ;

et je la priai d’aller voir si l’Homme-au-châle était chez lui, parceque je ne voulais plus avoir affaire à sa femme ; cette femme-là a toujours l’air mécontent.

Mais, la marchande de bric-à-brac refusa d’y monter. Elle ne pouvait, me dit-elle, grimper toute la journée l’escalier pour ces gueux-là. Je n’avais qu’à y aller voir moi-même.

Et là dessus il me fallut avaler son boniment ordinaire de marches et de paliers, boniment, qui m’était complètement inutile, vu que je reconnais toujours un endroit où j’ai passé. J’ai l’œil à tout ; c’est une habitude que j’ai prise dans les affaires.

Je montai donc autant de marches qu’il le fallait, et je frappai à cette porte que je reconnus. La porte céda, et s’ouvrit. J’entrai, et ne voyant personne dans la pièce, je me mis à regarder autour de moi.

Ma foi, il n’y avait pas grand’chose à voir : un demi pantalon d’enfant avec une bande brodée, sur une chaise… Je vous demande un peu pourquoi ces gens-là portent des pantalons brodés !

Dans un coin gisait une malle de voyage, pas très lourde, — je sais cela parce-que sans y penser je pris une des poignées de la malle, et je la soulevai.

Sur la cheminée se trouvaient quelques livres. J’y jetai les yeux. C’était un assemblage bizarre. Il y avait là deux volumes de Byron, un Horace, Bastiat, Béranger, et… et devinez, lecteur ? Une bible complète, contenant les livres apocryphes.

Je ne m’attendais pas à cela chez l’Homme-au-châle.

On avait même l’air de s’en être beaucoup servi, car je trouvai pas mal d’annotations, sur des feuilles volantes, relatives à l’Écriture Sainte ; toutes ces notes étaient écrites de la main, qui avait rédigé les pièces de ce paquet maudit.

Le livre de Job, surtout, paraissait avoir été sérieusement étudié par lui ; toutes les feuilles s’en entrebaillaient.

Je pense que ce gaillard-là commence à sentir la main du Seigneur ; et par suite de cela, il espère rentrer en grâce, en lisant les Écritures Saintes.

Je n’ai rien à dire contre ce projet.

Tout en attendant, mon œil tomba sur une petite boîte à ouvrage de dame, placée sur la table.

Sans savoir pourquoi, j’y lançai un regard ; il s’y trouvait une paire de bas d’enfant à moitié finis, nombre de vers stupides, et une lettre à la femme de l’Homme-au-châle… c’est, du moins, ce que l’adresse avait l’air de dire.

La lettre était ouverte ; elle avait l’air d’avoir été froissée par une main furieuse ; j’ai pour principe invariable de ne jamais lire quelque chose, qui ne m’est pas adressée, ne trouvant par cela comme il faut. Aussi, je ne le fais jamais quand je n’ai pas de raison pour le faire. Mais, ici, il me vint comme une inspiration ; je pensai qu’il était de mon devoir de parcourir cette lettre ; son contenu allait peut-être m’éclairer sur ma conduite ultérieure, et sur la valeur des intentions philanthropiques, qui m’avaient amené chez l’Homme-au-châle.

Je reconnus que le Seigneur est toujours près des siens ; le voilà, qui, à l’improviste, me donne le moyen de me renseigner un peu mieux sur cet homme, et me préserve peut-être, de la sorte, du danger que je courrais en rendant service à un être immoral !

Je prête toujours une grande attention à ces que me donne le doigt du Seigneur ; et cela m’a toujours servi dans les affaires.

À ma grande surprise je vis que la femme de l’Homme-au-Châle était d’une famille honorable ; tout au moins la lettre était-elle signée par un de ses parents dont le nom historique est fort connu.

Le contenu de cette lettre était réellement admirable de vérité ; j’en fus ravi.

La personne qui l’avait écrite, devait travailler avec zèle pour le Seigneur, car elle écrivait : » Que la femme de l’Homme-au-Châle devait se séparer d’un pareil misérable, qui lui faisait partager sa misère, qui ne pouvait gagner son pain, et qui, de plus, était un coquin, vu qu’il était criblé de dettes…

Que l’auteur de la lettre avait pitié de son sort, quoique ce sort elle l’eût mérité en quittant les voies du Seigneur, et en s’unissant à l’Homme-au-Châle…

Qu’elle devait retourner vers le Seigneur, et qu’alors toute sa famille se cotiserait pour lui procurer des travaux d’aiguille…

Mais, qu’avant tout il fallait se séparer de cet Homme-au-Châle, qui était une honte pour sa famille. »

Bref, à l’Église même je n’aurais rien entendu de plus édifiant, que ce que je lus dans cette lettre.

J’en savais assez, et je remerciai Dieu de m’avoir renseigné d’une façon aussi miraculeuse. Sans cet avertissement d’en haut, à coup sûr je serais devenu la victime de mon bon cœur.

Je résolus donc, de nouveau, de garder Bastien jusqu’à ce que je sois parvenu à lui trouver un successeur convenable ; il ne me convient pas du reste de jeter quelqu’un sur le pavé ; et en ce moment nous ne pouvons vraiment pas nous défaire de lui, car il y a terriblement de besogne au bureau.

Le lecteur sera curieux de savoir comment les choses se sont passées à la dernière réunion, et si j’ai trouvé le triolet…

Je n’y suis pas allé, à la réunion.

Il s’est passé des choses étranges ; j’ai été à la campagne, à Driebergen, avec ma femme et Marie. Mon beau-père, le vieux Last, fils du premier Last, qui était l’associé des Meyer — à l’époque où les Meyer faisaient encore partie de la raison sociale, mais, il y a longtemps qu’ils s’en sont retirés, — mon beau-père avait très souvent témoigné le désir de voir ma femme, et ma fille. Le temps était assez beau, et la crainte que j’avais de l’histoire amoureuse dont Stern nous avait menacés, me remit soudain cette invitation en tête. J’en parlai avec notre teneur de livres, qui est un homme d’expérience, et qui, après mûre réflexion me donna le conseil de laisser passer une nuit sur mon projet. Je m’y résolus immédiatement, n’hésitant jamais dans l’exécution de mes plans. Dès le lendemain, je m’aperçus que ce conseil était plein de sagesse ; la nuit m’avait fait venir l’idée que je ne pouvais mieux faire que d’ajourner ma décision au vendredi suivant ; en somme, après avoir tout calculé, — il y avait beaucoup de pour, et beaucoup de contre, — nous sommes partis samedi soir, et revenus lundi matin.

Je ne vous raconterais pas tout cela si minutieusement, si la chose ne se rattachait pas à mon livre. D’abord, et premièrement, je tiens à ce que vous sachiez pourquoi je ne proteste pas contre les sottises que Stern a dû débiter dimanche dernier.

Qu’est-ce que c’est qu’un conte à dormir debout, où un individu quelconque entend un tas de choses, après sa mort !

Marie en a parlé.

Les Rosemeyer, qui font dans les sucres lui, avaient raconté ça.

Ensuite, et deuxièmement, parce que j’ai la conviction la plus profonde que tous ces récits des misères, et des troubles qu’on voit aux Indes, ne sont que des mensonges ayant pour but d’alarmer les populations.

Vous voyez, par mon exemple, comme les voyages sont utiles ; ils vous permettent de bien approfondir toutes les affaires, et toutes les questions.

Samedi soir, mon beau-père, avait accepté une invitation chez un monsieur qui, autrefois, avait été préfet aux Indes.

Il habite à présent une vaste propriété rurale.

Nous sommes allés chez lui, et, vraiment je ne puis assez rendre hommage à son aimable réception. Il avait envoyé sa voiture au-devant de nous, et le cocher était en gilet rouge. En ce moment, la saison était un peu bien rude pour visiter sa propriété, qui, l’été, doit être magnifique, mais la maison elle-même ne laissait rien à désirer.

Il se trouvait là tout ce qui peut procurer de l’amusement ; une salle de billard, une bibliothèque, une galerie en fer, couverte et vitrée, servant de serre, et un cacatois se tenait juché sur son crochet en argent.

Je n’avais jamais rien vu de pareil.

Voilà pourtant comme la bonne conduite est toujours récompensée. Cet homme avait toujours dû faire attention à ses affaires ; cela se voyait, de reste, puisqu’il porte au moins trois décorations.

Il possède une maison de campagne admirable, plus un hôtel, à Amsterdam.

Au souper, tous les plats étaient truffés, et à table les domestiques avaient aussi des gilets rouges, comme le cocher.

M’intéressant énormément aux affaires des Indes — à cause du café — je m’empressai de mettre ce sujet de conversation sur le tapis, et je sus bien vite à quoi m’en tenir. Ce préfet m’a dit qu’il s’était toujours très bien trouvé de son séjour là-bas, et qu’il n’y avait pas une syllabe de vraie, dans tous les récits qu’on fait du mécontentement des populations.

Je m’amusai à parler de l’Homme-au-châle.

Il le connaissait, celui-là, et sous plus d’un aspect défavorable ! Il m’assura qu’on avait parfaitement eu raison de chasser cet Olibrius, qui était mécontent de tout, critiquait tout, tandis qu’il n’y avait que lui et sa conduite de critiquables !

Ainsi, à chaque moment il enlevait des jeunes filles qu’il conduisait chez lui, près de sa propre femme : il ne payait jamais ses dettes, ce qui n’est pourtant pas très propre !

Sachant exactement, grâce à la lettre que je venais de lire, combien toutes ces accusations étaient fondées, je me réjouis fort d’avoir si bien jugé les choses, et je me trouvai très content de moi-même !

C’est pour cela, qu’à mon pilier où je suis bien connu, on sait que j’apprécie et juge toutes les questions, à leur juste valeur.

Ce préfet et sa femme étaient deux personnes charmantes et hospitalières. Ils nous donnèrent un tas de détails sur leur façon de vivre, aux Indes.

Tout de même, cela doit être bien agréable, là-bas !

Ils racontaient que leur maison de campagne de Driebeigen ne possédait pas la moitié de leur esplanade — c’est un terme employé dans l’intérieur de Java — et que pour l’entretenir il fallait bien une centaine de personnes.

Mais, — et cela prouve comme ils étaient aimés ! — ces gens faisaient ça entièrement pour rien, uniquement par affection pour eux.

Ils racontaient aussi, qu’à leur départ la vente de leur mobilier avait bien rapporté dix fois sa valeur, les chefs indigènes tenant à acquérir, à garder un souvenir de tout préfet, qui s’était montré prévenant et bon pour eux.

Plus tard je dis cela à Stern, mais il prétendit que c’étaient là des cas de force majeure, et il s’offrit de me prouver qu’il avait raison, en s’appuyant sur des pièces contenues dans le paquet de l’Homme-au-châle.

Je lui répondis que ce misérable était une mauvaise langue, un calomniateur, qu’il avait enlevé des jeunes filles — tout comme le jeune allemand de Busselinck et Waterman — que je n’attachais nulle valeur à son jugement, puisque je venais d’entendre de la bouche même d’un préfet, comment les affaires marchaient là-bas, et que je n’avais rien à apprendre de l’Homme-au-Châle.

Il y avait là, aussi, d’autres personnes, qui revenaient des Indes, entre autres, un monsieur, très riche, qui avait gagné beaucoup d’argent dans le commerce des thés que les Javanais lui faisaient à bas prix, et que le Gouvernement lui achetait très cher, et cela uniquement pour encourager l’activité des Javanais.

Aussi, ce monsieur-là daubait-il fort sur tous les mécontents, qui parlent et écrivent contre le Gouvernement. Il ne cessait d’exalter l’administration des colonies, disant qu’il y avait beaucoup de perte pour elle sur les thés qu’on lui achetait à lui.

Il y avait donc une grande générosité de la part de l’administration à payer sans cesse un prix si élevé pour un article de si petite valeur, et de si médiocre qualité que, pour son compte personnel, il ne s’en servait jamais, ne faisant usage que de thé Chinois.

Il ajoutait que le Gouverneur-général qui avait continué les soi-disant contrats de thé, malgré la perte acertainée sur cet article-là était un homme si capable, si honnête, et surtout un ami si fidèle pour ses anciennes connaissances, qu’il ne s’était jamais inquiété de tous les contes faits sur les pertes subies par l’administration dans ses achats de thés, et qu’il lui avait rendu un grand service, au moment où il était question de révoquer ces contrats, en 1846, je crois.

» Oui, acheva-t-il, le cœur me saigne quand j’entends calomnier des hommes pareils ! des hommes aussi nobles ! S’il n’avait pas été là, lui, aujourd’hui j’irais à pied avec ma femme et mes enfants ! »

Et il fit avancer sa barouchette, une voiture de belle apparence, traînée par des chevaux si gras, que je compris à merveille sa gratitude pour un Gouverneur-général comme celui-là.

Ça fait du bien à l’âme, d’arrêter son regard sur des émotions si douces, surtout quand on les oppose aux murmures et aux plaintes d’êtres aussi abjects que l’Homme-au-châle et consorts.

Le lendemain, le préfet et le monsieur pour lequel les Javanais faisaient du thé, nous rendaient notre visite. Tous les deux nous demandèrent en même temps quel train nous comptions prendre pour rentrer, à Amsterdam.

Nous ne savions pas ce que cela signifiait ; mais plus tard, lundi matin, la chose nous fut expliquée. À notre arrivée à la station, nous trouvâmes deux domestiques, l’un avec un gilet rouge, et l’autre avec un gilet jaune. Ils nous dirent tous deux qu’ils venaient de recevoir par le télégraphe l’ordre d’aller au-devant de nous avec les voitures. Ma femme était toute confuse ; quant à moi, je pensais à part moi : que diraient Busselinck et Waterman s’ils voyaient ça, c’est-à-dire s’ils voyaient ces deux voitures n’attendant que nous, moi, ma femme et ma fille.

Ce n’était pas une petite affaire de se décider ; je ne voulais à aucun prix blesser l’une des parties en ne tenant pas compte de son aimable attention.

Il y avait l’embarras du choix ; mais, comme toujours, j’ai fini par me bien tirer de ce pas difficile. J’ai fait monter ma femme, et Marie dans la voiture rouge, — c’est à dire, au gilet rouge, — et je me suis étalé dans la jaune, — c’est à dire dans la voiture au gilet jaune.

Comme les chevaux allaient bon train, dans la rue de Weesp, où il fait toujours si sale, la boue se mit à rejaillir contre les maisons.

Et voyez si le diable ne se mêle pas d’un tas de choses, qui ne le regardent pas !

Qui passe à côté de nous ?

Ce gredin d’Homme-au-châle. Il marchait la tête basse.

De loin, je le vis nettoyer, avec la manche de sa petite redingote rapée, les éclaboussures qui avaient jailli sur son pâle visage.

Je ne me rappelle pas avoir fait, de ma vie, une excursion si amusante !

C’était bien aussi l’avis de ma femme.